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Je devais absolument faire quelque chose au sujet de Kristy. J’avais beau être gentille avec elle, les choses ne s’arrangeaient pas entre nous. Alors un jour, au collège, je lui ai proposé soudainement :

– Tu veux venir chez moi cet après-midi ?

Je ne savais pas que j’allais dire ça, c’est sorti tout seul. J’étais aussi surprise que Kristy. Et à notre grand étonnement à toutes les deux, elle m’a répondu spontanément :

– D’accord !

Dans quel pétrin m’étais-je fourrée ? Qu’est-ce qu’on allait faire, elle et moi ? Chaque fois qu’on parlait, ça tournait à la dispute. Enfin, on verra bien, me suis-je dit, on pourra toujours regarder un film…

J’ai retrouvé Kristy après les cours et nous sommes rentrées ensemble. Mary Anne n’était pas avec nous. Elle faisait du baby-sitting pour les Johanssen. C’était aussi bien, puisque Mary Anne est en quelque sorte la cause de nos problèmes. Kristy et moi avions besoin d’être un peu seules.

Au début, nous avons marché en silence. Kristy gardait la tête baissée. Elle n’avait pas l’air de mauvaise humeur, mais je me sentais mal à l’aise.

– Nous habitons une ancienne ferme, lui ai-je expliqué, histoire de faire la conversation. Elle a été construite en 1795.

– Ah oui ?

Était-elle intéressée ou pensait-elle que je me vantais ?

– Euh… oui.

– Et ça te plaît ?

– Beaucoup. C’est chouette de vivre dans un endroit aussi vieux. Mais les pièces sont petites, et les portes très basses. La première fois que Mary Anne est venue, elle a trouvé que c’était une maison de nains.

Kristy a éclaté de rire. Puis elle s’est ressaisie et a fait la moue en pinçant les lèvres, ce qui n’était pas bon signe.

J’ai baissé les yeux. Pourquoi avais-je parlé de Mary Anne ? Mieux valait rester sur la maison.

– À l’époque où la ferme a été bâtie, il n’y avait que des champs tout autour. Mais Stonebrook s’est développé, et les propriétaires ont vendu leurs terres petit à petit. La maison a fini par tomber à moitié en ruine. Quand maman l’a achetée, cela faisait deux ans que plus personne ne l’habitait. Nous ne l’avons pas payée cher.

– Est-ce qu’il y a une grange ? a voulu savoir Kristy.

– Mm-hmm.

– Tu y vas souvent ?

– Eh bien, en principe, on n’a pas le droit, mais on y va parfois, mon frère et moi.

– Pourquoi n’avez-vous pas le droit d’y aller ?

– Parce que la charpente est très vieille. Maman a peur qu’elle s’écroule. Elle n’a peut-être pas tort.

– Vous avez des animaux ?

– Tu veux dire, dans la grange ?

J’ai secoué la tête avant de reprendre.

– Mais il devait y en avoir avant. Il reste encore des tonnes de foin dans le grenier de la grange. De temps en temps, David et moi, on grimpe tout en haut. C’est génial pour jouer à cache-cache ! On a attaché une corde à une poutre, pour pouvoir nous balancer très haut et atterrir dans le foin.

– C’est vrai ?

– Oui.

Kristy avait l’air épatée. Elle est restée un moment silencieuse avant d’ajouter :

– Je suppose que vous y allez tout le temps, Mary Anne et toi.

– Avec Mary Anne ? Tu plaisantes ! Elle n’a pas voulu se balancer à la corde. Elle ne veut même plus mettre un pied dans la grange depuis que ma mère lui a dit que le toit risquait de nous tomber sur la tête. Quelle froussarde ! Elle s’est un peu arrangée ces derniers temps, mais pas beaucoup.

Kristy a esquissé une grimace amusée.

Quand nous sommes arrivées, la maison était fermée. En Californie, je n’avais pas besoin de clé, maman était toujours à la maison. Mais tout est différent à présent.

– Je me demande où est allée ma mère.

Il y avait un petit mot sur le réfrigérateur :

Kristy m’a lancé un regard affolé :

– Ça veut dire qu’il y a des gens qui mangent ce genre de choses ?

– Oui, ai-je admis avec un sourire un peu forcé. Chez nous, tout le monde adore le tofu au gingembre !

Kristy a fait une grimace dégoûtée.

– Si, je t’assure, c’est super bon !

Elle n’avait pas l’air convaincue.

– Tu veux goûter ?

– Le tofu ?

– Mais non ! Tu veux prendre un goûter ? Il y a du pain, du miel ou de la confiture, faite maison.

– Pas de beurre de cacahuètes ?

– Non, désolée.

– Alors, va pour le miel !

Pendant que Kristy se préparait des tartines, j’ai mangé un yaourt aux céréales. David est rentré alors que nous étions à table. Il s’est contenté d’engloutir une banane avant de filer chez les Pike jouer avec les triplés.

Après son départ, je me suis tournée vers Kristy.

– Bon. Qu’est-ce que tu veux faire ? On pourrait regarder un film. Ou je peux te montrer ma chambre. On peut aussi essayer de trouver le passage secret.

– Et si on allait dans la grange ?

– D’accord. Mais à condition de faire attention.

 

Nous sommes sorties par la porte de derrière et avons traversé la cour. Nous n’avions pas besoin de pulls ; quand il y a du soleil, il fait très chaud dans la grange – qui, je dois le préciser, n’est pas très grande. Pour y entrer, on passe par une porte coulissante qui reste entrouverte en permanence. Nous avons entreposé des affaires dans une des stalles d’écurie.

– Ooh ! a fait Kristy. Ça sent… comme dans une étable. Même s’il n’y a plus d’animaux.

– Je sais. C’est génial, non ? On se croirait presque en pleine campagne. En fait, c’est le foin qui donne cette odeur si particulière.

Je lui ai fait visiter l’écurie. Les stalles ne servaient plus depuis longtemps et on avait retiré les harnais des murs et tous les outils, mais il restait encore quelques plaques portant les noms des chevaux.

Kristy les a lues à voix haute :

– Grisou… Bleuet… Flicka.

À part ça et quelques vieilles mangeoires, il n’y avait pas grand-chose d’autre à voir.

– Mais, comment on monte dans le grenier ? a demandé Kristy.

– Viens, c’est par ici.

Je l’ai conduite au fond de la grange. Le grenier se trouvait à près de deux mètres au-dessus de nous. On y accédait par une échelle. Kristy s’est mise à marcher dans le foin à grandes enjambées.

– Mmm. On s’enfonce. Et ça sent bon !

Des rayons de soleil filtraient et des grains de poussière dansaient dans la lumière.

– J’adore ! a-t-elle ajouté. C’est tellement calme.

– Tu veux te balancer à la corde ?

– Bien sûr. Enfin, je crois. C’est là-haut ?

– Je vais te montrer.

J’ai grimpé sur des planches qui dépassaient du mur pour atteindre une grosse poutre qui se trouvait à trois mètres cinquante au-dessus du plancher du grenier.

– Envoie-moi la corde, ai-je crié à Kristy.

Elle m’a jeté un regard inquiet, puis a fixé la corde.

– Tout là-haut ?

– Bien sûr, c’est facile. Essaie, tu vas voir.

Kristy a saisi l’extrémité de la corde et me l’a lancée.

Je l’ai manquée de quelques centimètres. Au deuxième coup, j’ai réussi à l’attraper.

– Maintenant, regarde bien !

Je me suis accrochée au nœud que David avait fait au bout de la corde, et je me suis jetée dans le vide. Juste avant de toucher le mur d’en face, j’ai lâché prise pour atterrir dans le foin.

– C’est génial ! Tu veux essayer ?

Je me suis relevée en époussetant mon jean.

– Euh… ouais…

Kristy s’est mise à grimper, mais très lentement.

– Tu n’es pas obligée de monter jusqu’à la poutre, si tu n’as pas envie.

– Si, si… ça ira.

Elle s’est assise en tremblant sur la poutre. Je lui ai jeté la corde et elle s’est élancée dans le vide. J’ai vu sur son visage toute une série d’expressions, à commencer par l’horreur pure et simple (« lâche la corde ! » ai-je hurlé en la voyant se rapprocher du mur), puis la stupéfaction (pendant la chute) et enfin la joie (après l’atterrissage). Elle est restée assise dans le foin un moment, puis s’est relevée d’un bond en s’exclamant :

– Ouah ! C’était super !

Nous avons recommencé cinq fois de suite chacune ; Kristy devenait de plus en plus téméraire. Après, nous nous sommes allongées dans le foin pour contempler le soleil qui pâlissait au-dessus du toit. Puis nous nous sommes mises à bavarder. Nous avons d’abord parlé du divorce.

– Ça devrait être interdit par la loi, a déclaré Kristy.

J’étais tout à fait d’accord avec elle. Ensuite, nous avons parlé de déménagement.

– Partir à l’autre bout de la ville ce n’est rien, mais partir à l’autre bout du pays, c’est autre chose, lui ai-je fait remarquer.

Elle en a convenu. Nous avons aussi discuté du Club des Baby-Sitters.

– Pour moi, c’est plus important que l’école, ai-je déclaré.

Kristy comprenait ça.

Pour finir, nous avons parlé de Mary Anne. Après quelques banalités du genre : « Son nouveau blouson lui va drôlement bien », Kristy m’a dit :

– Je suis heureuse qu’elle se soit fait une nouvelle amie.

– Tu parles sérieusement ? lui ai-je demandé.

– Oui. Elle avait besoin de voir de nouvelles têtes.

– Eh bien, moi, je suis contente qu’elle ait gardé ses anciennes amies.

– Tu sais, j’ai réfléchi, a poursuivi Kristy. Il nous faudrait une responsable suppléante, au club. Quelqu’un capable de remplacer n’importe laquelle d’entre nous pendant les réunions, en cas d’absence ; quelqu’un qui serait au courant des fonctions de chacune. Ça te dirait d’occuper ce poste ?

– Et comment !

Et voilà : dans la même journée, je m’étais réconciliée avec Kristy et j’avais été nommée membre suppléant du comité directorial du club !