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Et c’est en amie que j’ai lu le message de Claudia. Je savais qu’elle n’était pas jalouse de mes nombreuses heures de baby-sitting. Elle avait raison, je vivais pratiquement chez les Barrett. Mme Barrett avait constamment besoin de quelqu’un pour garder ses enfants et elle faisait toujours appel à moi. À deux reprises, comme je n’étais pas disponible, c’est Kristy puis Mary Anne qui y étaient allées, mais Mme Barrett m’avait avoué par la suite que ses chers petits – surtout Buddy – préféraient que ce soit moi.

C’était flatteur mais épuisant ! Un jour, j’ai même dû rater une réunion du club. Mme Barrett m’avait promis d’être là à dix-sept heures trente, et elle n’est rentrée qu’à dix-huit heures passées. Si encore elle avait eu un rendez-vous important, j’aurais compris. Mais non ! Elle faisait simplement du shopping avec une amie.

Le lundi suivant le pique-nique chez les Pike, je me suis décidée à avoir une discussion avec elle. J’ai attendu qu’elle me paye, et je me suis jetée à l’eau :

– Madame Barrett, puis-je vous parler une seconde ?

Nous nous sommes assises sur le canapé. J’ai pris mon courage à deux mains, je lui ai demandé :

– Pourquoi ne m’avez-vous jamais dit que Maud était allergique au chocolat ?

– C’est vrai ? Je ne te l’ai pas dit ?

Elle était catastrophée. Elle a secoué la tête, les épaules basses. Je me suis rendu compte soudain comme elle avait l’air fatiguée. Elle avait les traits tirés et des cernes sous les yeux.

– J’ai failli lui donner du gâteau au chocolat l’autre jour. Mallory Pike m’en a empêchée juste à temps.

– Heureusement qu’elle était là !

Maud est arrivée à ce moment-là, et a tendu les bras vers sa mère.

– Mon pauvre bébé ! a-t-elle fait en la prenant sur ses genoux.

– Est-ce qu’elle a d’autres allergies ?

– Pas à ma connaissance.

– Et en ce qui concerne Buddy et Liz, y a-t-il des choses que je devrais savoir ?

– Oui, a-t-elle déclaré d’une voix dure. Si mon ex-mari téléphone ici, ne le laisse pas parler aux enfants, et surtout, ne lui dis pas que je suis sortie. Dis-lui simplement que tu es là pour m’aider à faire le ménage, que je suis occupée, et que je le rappellerai plus tard.

Elle paraissait sur le point d’en dire plus, mais elle a été interrompue par un grand bruit suivi d’un cri perçant qui venaient de la salle de jeux.

– Oh-oh ! s’est inquiétée Mme Barrett.

Nous nous sommes précipitées au sous-sol.

Un spectacle horrible nous attendait. Nous avions laissé Buddy et Liz devant la télévision, mais, pendant que nous bavardions dans le séjour, ils en avaient profité pour transformer la pièce en champ de bataille. Autour d’une grande cuvette pleine d’eau posée à même le sol, il y avait des gobelets en carton à moitié remplis de liquides bizarres et, tout à côté, plusieurs petites bouteilles – des flacons de colorants alimentaires !

De toute évidence, les petits avaient voulu faire des expériences. Résultat : il y avait des mares roses, bleues, vertes, violettes et jaunes un peu partout. Leurs vêtements étaient, bien entendu, couverts de taches et des peluches étaient devenues d’un vert du plus bel effet. Liz s’était mise à hurler (le cri qui nous avait alertées) quand Buddy lui avait versé un flacon entier de rose vif sur la tête. Il a déclaré que c’était un accident. Sa sœur a soutenu le contraire.

Mme Barrett avait l’air au bord de la crise de larmes. « Ça y est, me dis-je, elle va se mettre à pleurer ! » (Ma mère pleure beaucoup et je sais reconnaître les signes avant-coureurs.)

– Pas de panique, madame Barrett, je vais m’en occuper. Je vous laisse laver et sécher les cheveux de Liz. Buddy et moi allons tout nettoyer. S’il te plaît, mon grand, va chercher du papier absorbant.

– Et pourquoi c’est pas Liz qui nettoie, d’abord ? s’est-il plaint. Elle aussi, elle a renversé de l’eau.

– Je sais, mais elle est toute mouillée. Et puis, si tu m’apportes un rouleau de papier, je te montrerai un tour de magie.

– Bon, d’accord, a-t-il soufflé après une légère hésitation.

Mme Barrett est retournée à l’étage avec les filles, et Buddy est revenu avec le papier absorbant.

– Maintenant, regarde, ai-je dit à Buddy en déposant une feuille de papier sur une des flaques.

– Oh ! c’est tout rose ! Je peux essayer ? Laisse-moi essayer !

C’est comme ça qu’il s’est mis à éponger toutes les flaques. Pendant ce temps, j’ai vidé le restant des flacons et des gobelets dans la cuvette et j’ai emporté le tout dans la cuisine.

Quand Buddy a eu fini de nettoyer, nous avons accroché certaines de ses œuvres. C’était assez joli. Mme Barrett est réapparue avec Maud et une Liz, toute souriante.

– Oh, Carla, tu as réparé tous les dégâts ! Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.

Elle m’a raccompagnée jusqu’à la porte et m’a tendu dix dollars.

– Pour m’avoir sauvée de la catastrophe. Chaque fois que tu viens, la maison a bien meilleur aspect à ton départ qu’à ton arrivée. J’étais quelqu’un de très organisé mais, depuis le divorce, je suis complètement dépassée. De plus, j’ai des problèmes d’argent. Si le père des enfants voulait… Enfin, passons. En tout cas, je veux que tu saches à quel point je t’apprécie.

Le téléphone a sonné, et elle est allée répondre en courant.

Trop tard ! Buddy avait déjà décroché le combiné dans la cuisine :

– Allô !

– Buddy, je t’ai déjà dit de ne pas répondre ! s’est énervée Mme Barrett.

– C’est papa, m’man !

Mme Barrett a levé les yeux au ciel.

– Il demande où on est… Il dit que tu devais nous déposer chez lui à cinq heures et demie et ça fait une demi-heure qu’il attend.

– Oh, mon Dieu ! J’avais complètement oublié ! Carla, je t’attends mercredi après-midi, d’accord ?

– D’accord, ai-je répondu. À quinze heures ?

Mais elle avait déjà pris le combiné des mains de Buddy.

Les semaines suivantes, je suis allée très souvent chez les Barrett. Cela n’a pas échappé aux autres membres du club. Elles n’y trouvaient rien à redire, bien sûr, sauf quand cela m’empêchait d’assister aux réunions.

Mais le manque d’organisation de Mme Barrett me posait de plus en plus de problèmes. Un après-midi, Liz m’a dit qu’elle ne se sentait pas très bien et a vomi son déjeuner sur le carrelage de la cuisine. Son front était brûlant.

J’ai composé le numéro que sa mère avait laissé près du téléphone. C’était celui d’une agence d’intérim où elle avait trouvé un travail temporaire.

– Ici le garage Johnson, a répondu une grosse voix.

Le garage Johnson ?

– Y a-t-il une Mme Barrett qui travaille chez vous ?

– Non, désolé, ma petite, a fait l’homme.

– Génial, ai-je grommelé en raccrochant. Elle m’a laissé un mauvais numéro.

Sur ce, Liz s’est remise à vomir.

Tout en nettoyant pour la seconde fois, j’ai essayé de me rappeler le nom de l’agence. Rien à faire. J’ai feuilleté l’annuaire à tout hasard. Sans résultat. Liz a eu un nouveau haut-le-cœur. Cette fois, je l’ai portée devant l’évier juste à temps.

J’ai installé Maud dans son parc, envoyé Buddy chez les Pike et passé le reste de l’après-midi dans la salle de bains, à lire des histoires à Liz tout en lui soutenant la tête au-dessus des toilettes à chaque alerte. Elle était très malheureuse. Et moi furieuse contre sa mère.

Quand Mme Barrett est rentrée, je lui ai raconté, assez sèchement, l’histoire du mauvais numéro. Elle s’est excusée, mais le mal était fait. Si Liz n’avait pas eu besoin d’elle tout de suite, je lui aurais bien dit tout ce que j’avais sur le cœur.

Deux jours plus tard, c’est moi qui ai passé des heures dans la salle de bains : Liz m’avait passé son virus ! Ma mère et mon frère ont fini par l’attraper aussi, tout comme les enfants Pike, contaminés par Buddy !

Un autre jour, alors que Mme Barrett se précipitait vers la porte pour partir, Buddy l’a rappelée :

– Hé, maman, mes devoirs…

– Je verrai ça ce soir, lui a-t-elle promis sans s’arrêter.

Buddy a éclaté en sanglots et il est parti en courant s’enfermer dans sa chambre.

Je suis allée le voir.

– Eh ! qu’est-ce qui se passe ? Je peux entrer ?

Il n’a pas répondu, mais je me suis permise d’ouvrir la porte. Je ne pouvais pas le laisser tout seul. Il était étendu à plat ventre sur son lit. Je me suis assise à côté de lui et lui ai tapoté le dos.

– Allez, dis-moi ce qui ne va pas.

– Mes devoirs…

– Tu veux que je t’aide ?

– Il n’y a que maman qui peut m’aider.

– Tu penses que je n’y arriverai pas ? Je ne suis pas si bête, tu sais. Je suis en cinquième !

Buddy a relevé la tête.

– C’est pas ça. On étudie les familles et on doit faire un arbre généalogique, en commençant par nos grands-parents. Je ne vois pas comment tu peux m’aider. J’ai besoin de savoir leurs noms et leurs prénoms. Tu ne les connais pas. Même moi je ne les connais pas. Je les ai toujours appelés Grann et Yann, Grand-ma et Grand-pa. L’ennui, c’est que je dois rendre ce devoir demain matin, et c’est très important. Il faut absolument que j’aie une bonne note.

– Oh, je vois.

– Maman m’avait dit qu’elle m’aiderait. Mais c’est pas vrai. Elle est toujours trop fatiguée, le soir.

– Écoute, on peut déjà dessiner l’arbre, et elle n’aura plus qu’à ajouter les noms. Tu sais combien tu as d’oncles et de tantes ?

– Euh… Oui…

Après des centaines de questions et plusieurs coups de fil à Mme Pike, j’ai fini par connaître à peu près les différents membres de la famille Barrett. Puis j’ai montré à Buddy comment tracer les lignes et les cadres. Une fois terminé, on avait un magnifique arbre où il ne manquait plus que les noms.

Une semaine plus tard, Buddy est passé chez moi après l’école. Il ne l’avait jamais fait auparavant. Quand j’ai ouvert la porte, il m’a brandi une feuille de papier sous le nez. C’était son arbre généalogique complété. Une étoile dorée était collée tout en haut.

– Tu as vu ? La maîtresse m’a mis un « très bien » ! Merci de m’avoir aidé, Carla.

– De rien, ai-je répondu en l’embrassant.

Je n’ai pas pu m’empêcher de penser que ce n’était pas moi qu’il aurait dû remercier, mais sa maman.