LE RECUL DES FRONTIÈRES DU MONDE CONNU

Le XVIe siècle marque le temps fort d’une période que les historiens appellent « les grandes découvertes ». Les monarchies européennes et de riches compagnies commerciales financent de grandes expéditions dans le but d’explorer le monde et d’ouvrir des voies maritimes de négoce. Les classes les plus élevées de l’Europe moderne sont en effet en demande croissante de biens exotiques de luxe : épices, bois précieux, meubles et étoffes se vendent à prix d’or dans les grandes villes occidentales. Les frontières du monde connu s’élargissent considérablement, et le savoir européen sur les terres étrangères s’enrichit lui aussi.

Les cartographes européens connaissent en effet un regain d’activité jusqu’alors inégalé, et les comptes rendus de voyages se multiplient. Cette nouvelle dynamique de publication des connaissances est rendue possible par l’utilisation de l’imprimerie à caractères mobiles, mise au point en 1454 par Gutenberg (imprimeur allemand, 1397-1468). Le cartographe Martin Waldseemüller (1470-entre 1518 et 1521) et le géographe Mathias Ringmann (1482-1511), sujets du duché de Lorraine (qui appartient au Saint Empire germanique), dressent en 1507 les premières cartes des côtes américaines explorées par Christophe Colomb (navigateur génois, 1450-1506) et Amerigo Vespucci (navigateur italien, 1454-1512). Dans chaque pays, des chroniqueurs relatent les expéditions notables effectuées par leurs homologues explorateurs. En Angleterre, c’est Richard Hakluyt (1552-1616) qui se fait le héraut des expéditions britanniques outre-mer. Il publie en 1589 son ouvrage The Principal Navigations, Voyages, Traffiques & Discoveries of the English Nation, véritable best-seller de l’époque et lecture indispensable à tout capitaine qui entreprend un voyage d’exploration.

Les techniques navales connaissent également des progrès notables. La construction des coques de navires est révisée, permettant d’y incorporer des ouvertures sans en fragiliser la structure. Au début du XVe siècle, les arsenaux portugais mettent au point la caravelle, un navire à hauts bords doté de voiles très mobiles. Bien qu’il soit de faible calaison, ce navire est parfaitement adapté aux voyages d’exploration au long cours.

L’ORIENT ET SES MERVEILLES

Pour tous les armateurs et les explorateurs des XVIe et XVIIe siècles, l’enjeu majeur est la mise en place d’une route commerciale viable entre les ports européens et les pays de l’océan Indien oriental, producteurs de nombreuses denrées de luxe à forte valeur ajoutée. Les côtes de l’Inde fournissent du poivre et du bois précieux, et leurs étoffes sont très convoitées ; les îles de la Sonde (en actuelle Indonésie) sont idéales pour la culture de caféiers, de cacaotiers et de la canne à sucre, alors que les Moluques sont le seul lieu de production du clou de girofle et de la muscade ; les grands ports chinois offrent quant à eux des articles manufacturés de grande qualité très prisés en Europe, où ces marchandises, que l’on qualifie de « chinoiseries », peuvent atteindre des prix faramineux.

Les navigateurs de l’époque moderne n’ont de cesse de chercher le passage le plus idoine à un trafic intense entre les Indes et l’Europe. La monarchie portugaise est le premier État à développer une politique active d’extension maritime dans ce but. Le roi Henri le Navigateur (1394-1460) finance le premier des voyages d’exploration le long de la côte ouest de l’Afrique. En 1488, le capitaine portugais Bartolomeu Dias (vers 1450-1500), financé par le roi Jean II (1455-1495), est le premier Européen à dépasser le cap de Bonne-Espérance, à l’extrême-sud du continent africain. Cependant, c’est un autre explorateur portugais, Vasco de Gama (1469-1524), qui effectue pour la première fois le trajet maritime séparant le Portugal de l’Inde. En mai 1498, il accoste à une vingtaine de kilomètres de la cité-État de Calicut au sud-ouest de l’Inde. La couronne portugaise ne tarde pas à y installer des comptoirs de commerce en 1502, et fait de même à Goa en 1510. Des caravelles chargées de biens précieux pénètrent bientôt dans le port de Lisbonne, attisant la convoitise de tous les pays européens.

L’Espagne tient particulièrement à tirer profit elle aussi du commerce maritime avec les pays d’Extrême-Orient. En 1518, le monarque espagnol Charles Ier (1500-1558) place Fernand de Magellan (1480-1521) à la tête d’une expédition dont le but est d’inaugurer une voie commerciale espagnole vers les Moluques. Magellan, qui dirige cinq navires, contourne le continent américain par le sud, et atteint la côte Est de l’archipel philippin en mars 1521. Il y meurt la même année, mais une partie de son équipage poursuit le voyage et achève, en 1522, la première circumnavigation de l’histoire.

Si le Portugal et l’Espagne disposent d’une hégémonie qu’aucune flotte ne menace vraiment au XVe siècle, la situation est tout autre un siècle plus tard. En effet, les trésors déchargés dans les ports ibériques durant cette période prospère ont suscité de nombreuses convoitises, et bientôt les puissances européennes se lancent dans une course effrénée à l’Orient, augurant une période de très forte concurrence.

UNE CONCURRENCE FAROUCHE

Dès la découverte des terres américaines, les royautés portugaise et espagnole entrent en compétition quant à l’octroi de ces territoires considérés comme inoccupés. La situation ne tardant pas à devenir électrique, les deux monarchies en appellent au pape pour arbitrer leur différend. La question des îles aux épices d’Asie du Sud-Est est alors un point sensible. La bulle Inter Cætera émise en 1493 par le pape Alexandre VI (1431-1503) décrète l’instauration d’une ligne de partage à cent lieues des îles du Cap-Vert : les terres inconnues s’étendant à l’ouest de cette ligne reviennent aux Espagnols, celles situées à l’est de la même démarcation tombent sous domination portugaise. Ces dispositions sont ratifiées en 1494 par le traité de Tordesillas, signé par les deux puissances coloniales en devenir.

La France, les jeunes Provinces-Unies indépendantes et l’Angleterre ne voient pas d’un œil favorable le traité qui les exclut de facto de ce partage du monde. Ils ne peuvent en effet profiter des richesses importées par les navires ibériques qu’en finançant une guerre de course, c’est-à-dire en soutenant des actes de piraterie menés par des corsaires assermentés, tel Francis Drake (1540-1596), le commandant de la Royal Navy anglaise qui pille les navires espagnols dans les Caraïbes. Cependant, dès le début du XVIe siècle, des navigateurs anglais, français et néerlandais cherchent à découvrir un passage sûr vers les eaux indiennes et leurs marchandises si précieuses. Les routes y menant par le sud de l’Atlantique présentent l’inconvénient d’être sous contrôle espagnol et portugais, et ces derniers n’ont pas l’intention de laisser passer librement des vaisseaux susceptibles de menacer leur monopole. La conviction de la rotondité de la terre étant désormais bien implantée, et la cartographie des terres les plus septentrionales étant encore peu étoffée, apparaît l’idée qu’il existerait des voies navigables reliant l’Atlantique au Pacifique au nord-est, juste au-dessus de la Russie, et au nord-ouest, au-dessus du Canada. Le seul moyen de valider ces théories consiste à envoyer des explorateurs sillonner l’Atlantique Nord.

C’est pourquoi l’Angleterre finance en 1497 la première expédition visant à trouver le passage du Nord-Ouest, menée par l’Italien Jean Cabot (vers 1450-1500). Si celui-ci parvient à accoster à Terre-Neuve, il ne trouve aucun indice quant à la voie recherchée. À partir de 1534, c’est au tour de la France de lancer une entreprise du même type : Jacques Cartier (1491-1557) explore aux frais du roi François Ier (1494-1547) le golfe du Saint-Laurent et baptise ces terres, qu’il proclame propriété de la royauté française, « Canada ». Cependant, ce qu’il croit d’abord être le passage du Nord-Ouest se révèle être le fleuve Saint-Laurent. Devant ces échecs coûteux, on se tourne alors vers la recherche du passage du Nord-Est. En 1553, le navigateur anglais Richard Chancellor (1521-1556) est chargé par la compagnie marchande Merchant Adventurers to New Lands d’explorer les eaux glacées situées au-delà de la mer de Norvège. Si Chancellor ne dépasse pas la Nouvelle-Zemble, il parvient tant bien que mal à rejoindre Moscou, où la compagnie implante des bases commerciales qui lui donnent un nouveau nom : la compagnie de Moscovie. Les Provinces-Unies, observant avec inquiétude ces tentatives françaises et anglaises, décident de lancer à partir de 1594 une série de voyages d’exploration menés par Willem Barents (1550-1597). Si les deux premières tentatives de Barents pour découvrir le passage échouent, la troisième lui coûte la vie.

LA FIN DE L’HÉGÉMONIE IBÉRIQUE

À la fin du XVIe siècle, le royaume d’Espagne – qui comprend désormais le Portugal depuis 1580 – sort affaibli d’une série de conflits houleux contre l’Angleterre et les Provinces-Unies, et connaît un déclin significatif de sa puissance. Les États européens, qui n’attendaient que cela, en profitent pour faire circuler des navires marchands entre l’Europe et les Indes par la route commerciale qui passe au large du cap Horn (promontoire du Chili). Bientôt, la compétition sauvage qui les oppose se matérialise dans la fondation de compagnies spécialisées dans le commerce des produits de l’Orient. Parmi celles-ci, certaines obtiennent de la part du gouvernement un monopole, et deviennent des institutions très influentes. C’est le cas des deux compagnies les plus puissantes de l’Europe moderne : la Compagnie britannique des Indes orientales (East India Company) fondée en 1600 et la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, connue sous l’acronyme VOC (de son nom néerlandais Vereenigde Oost-Indische Compagnie), fondée en 1602. Ces entreprises commerciales génèrent des profits considérables, et jouissent de droits et de pouvoirs très importants. Dans les comptoirs mis en place par la VOC, elle administre elle-même la justice et la défense militaire. Véritable État dans l’État, elle va jusqu’à frapper sa propre monnaie dans certains lieux, et dispose de forces armées conséquentes sur terre comme sur mer. Cependant, ces compagnies, si puissantes soient-elles, règlent leur politique sur celle de leur pays d’origine, et à la concurrence commerciale se superpose la concurrence nationale. Celle-ci se manifeste clairement dans la recherche de passages septentrionaux vers l’océan Indien, dont on n’abandonne pas l’idée.

Lorsqu’Henry Hudson est engagé pour la première fois par la compagnie de Moscovie, en 1607, il s’apprête donc à entreprendre un voyage que des capitaines expérimentés ont déjà effectué avant lui, sans succès. De plus, dans ce contexte de concurrence farouche, on comprendra aisément les enjeux de la découverte d’une voie navigable au nord de l’Atlantique. Assurément, l’homme qui la trouverait en obtiendra gloire et fortune.