Kristy avait quelque chose à lui dire.
Telle fut la conclusion à laquelle arriva Dylan en regardant sa compagne s’agiter sans raison dans la chambre, vêtue en tout et pour tout d’une de ses vieilles chemises western, les cheveux encore humides de la douche qu’ils avaient prise ensemble après avoir fait l’amour jusqu’à plus soif.
Lui-même ne portait qu’un jean, et encore, il n’avait pas pris la peine de le boutonner. Allongé sur le côté sur les draps défaits, la tête calée dans la paume de la main, il buvait Kristy des yeux. Dans la lumière dorée du soleil couchant, elle était belle à couper le souffle.
— Parle-moi, Kristy.
Elle s’arrêta, le regarda un moment. Visiblement elle hésitait encore…
Pour finir, elle vint s’asseoir, non sans réticence, au bord du matelas. Conscient qu’elle risquait de bondir s’il s’avisait de la toucher, il résista à la tentation de poser la main dans le creux de ses reins.
Elle fixa un point sur le carrelage et se mordilla la lèvre. Mais elle ne semblait toujours pas décidée à parler.
Il respecta son silence et attendit, se rendant compte, non sans un certain amusement, qu’il faisait de grands progrès en patience !
— Quelqu’un sait, lâcha-t-elle enfin d’une voix si basse qu’il l’entendit à peine.
— Sait quoi ?
— Pour nous, précisa-t-elle d’un air malheureux.
Il se mit à rire.
— Kristy, Stillwater Springs n’est ni New York ni Los Angeles ! Les nouvelles de ce genre se répandent à la vitesse de l’éclair dans les petites communautés. Tu devrais le savoir, depuis le temps.
— Oui, mais ce quelqu’un est tout sauf bienveillant.
— Comment ça ?
Pour toute réponse, elle se leva et se remit à faire les cent pas dans la chambre.
— Je passe mon temps à me réfugier auprès de toi, ces temps-ci, comme une gamine effrayée ! Ce n’est… ce n’est pas dans mes habitudes.
— Raconte-moi, Kristy.
Celle fois elle déballa son histoire à toute allure, les mots se bousculant sur ses lèvres.
Il comprit néanmoins l’essentiel. Les sites Web sordides en rapport avec la jeune fille portée disparue et découverte dans la tombe de Sugarfoot, les messages instantanés insultants, signés d’un mystérieux Gardien des Tombes.
Elle en tremblait encore et se frottait les bras comme si un vent glacé l’agressait.
— Qui que soit ce cinglé, conclut-elle en venant se rasseoir sur le lit, il s’est dit content de voir que je couchais de nouveau avec toi, après m’avoir cru « frigide » ! Tu te rends compte ?
Dissimulant un sourire — l’opinion des autres sur Kristy, il s’en moquait bien ! —, Dylan se pencha pour attraper son réveil de voyage et consulter l’heure. On les attendait au gymnase du lycée pour le débat entre Jim Huntinghorse et Mike Danvers dans une demi-heure.
Avec un soupir, il s’assit, prit la liberté de masser les épaules de Kristy à travers le tissu usé de cette vieille chemise de rodéo et l’embrassa sur l’oreille.
— Qu’est-ce que ça peut bien te faire, ce que pensent les gens ? murmura-t-il.
Elle s’écarta de lui et se leva d’un bond.
— Le problème n’est pas là, Dylan ! Je sais qu’une bonne moitié de la ville doit savoir que nous sommes… ensemble, balbutia-t-elle en rougissant. Mais les informations dont disposait cette personne-là étaient d’une précision troublante, tu ne trouves pas ? Elle savait que nous avions fait l’amour la nuit dernière. Or comment pouvait-elle en être certaine, à moins de… de…
Il se leva pour aller l’enlacer et la serrer fort contre lui.
— Personne ne nous épiait avec une caméra cachée, Kristy. Mon pick-up était garé dans ton allée. Je suis ressorti en pleine nuit en rajustant ma chemise… N’importe qui passant par là aurait compris ce que nous venions de faire. Logan a compris dès qu’il a posé les yeux sur toi aujourd’hui !
Kristy poussa un long soupir et posa le front sur son épaule.
— C’était sûrement un des gamins qui traînent à la bibliothèque…, murmura-t-elle.
— Et qui fait une fixette sur toi, sans doute. Ecoute, quand nous aurons écouté les programmes des aspirants shérif et dégusté le poulet grillé de Briana, tu ferais mieux de revenir ici passer la nuit avec Bonnie et moi. Demain matin, je ferai un saut à la quincaillerie et je changerai toutes tes serrures. Qu’est-ce que tu en dis ?
Elle leva vers lui des yeux pleins d’espoir, mais le doute revint très vite en force.
— Mais… est-ce que tu es sûr que ce sera bien pour Bonnie ? Que je dorme ici, je veux dire.
Il cueillit son menton du bout des doigts.
— Hé ! chuchota-t-il. Elle n’a que deux ans. Cela ne risque pas de la traumatiser pour le restant de ses jours.
— Sauf si nous faisons autant de bruit que cet après-midi…
— Nous devrons donc rester discrets.
Il l’embrassa voracement sur la bouche et se détacha d’elle à regret.
— Allez, maintenant pressons ! lança-t-il. Nous allons finir par être en retard.
En arrivant après tout le monde ils attireraient forcément l’attention, surtout en arrivant ensemble avec un petit air comblé. Toutefois il se garda de souligner ce détail. Kristy était déjà bien assez nerveuse comme ça.
Elle se rhabilla rapidement, après avoir brossé son jean et son T-shirt à manches longues pour enlever la couche de poussière récoltée pendant les enchères.
Il enfila une chemise propre, boutonna son jean et se peigna sommairement tout en réfléchissant à ce qu’il venait d’apprendre.
Il avait fait mine de prendre à la légère cette histoire de Gardien des Tombes, mais c’était avant tout pour rassurer Kristy. Plus il y repensait, plus son inquiétude grandissait.
Il pouvait toujours changer les serrures de chez Kristy, mais cela arrêterait-il ce Gardien des Tombes ? Pour l’instant, il avait pris contact avec Kristy par internet, mais il pouvait tout aussi bien changer de tactique et devenir plus pressant, plus dangereux. Dans la rue. A la bibliothèque.
Sans compter cette meute de journalistes qui n’allait pas lâcher l’affaire de sitôt.
Héberger Kristy chez lui le temps que les choses se tassent était une chose — à supposer qu’elle l’accepte — mais, en lui proposant cela, il s’était rendu compte qu’en réalité il aurait voulu… qu’elle partage sa vie sur le long terme.
Il était fou d’elle. En fait, il l’épouserait volontiers, si elle voulait de lui.
Mais l’aimait-il ? Du diable s’il le savait ! Il éprouvait certes quelque chose pour Kristy Madison, et ce quelque chose était puissant… Mais était-ce de l’amour ?
N’était-il pas simplement obnubilé par le sexe, et pressé de donner une mère à Bonnie ?
Kristy, comme toute femme sensée, exigerait davantage que ce qu’il avait à lui offrir pour le moment.
Morose, il s’appliqua néanmoins à remplir la gamelle de Sam dans la cuisine de ce ranch aux sols affaissés, aux installations électriques aux normes d’un autre âge et aux murs suintant les sales histoires de plusieurs générations de Creed. Kristy était dans la salle de bains, en train de retoucher son maquillage, pour tenter peut-être de camoufler ses joues rosies par leur fabuleux après-midi d’amour…
Ce souvenir à lui tout seul lui redonna le moral.
Il alla donner à manger à Sundance et vérifier qu’il avait assez d’eau pour tenir jusqu’à leur retour de chez Logan. La fête se terminerait sûrement très tard. Bonnie dormirait déjà, il la porterait à l’intérieur et la borderait dans son petit lit — tout cela en sachant que Kristy serait là, quelque part, dans la maison, qu’il suffirait de passer dans une autre pièce pour la voir, ou de l’appeler pour entendre sa voix…
Douce perspective, qui acheva de le rasséréner.
* * *
Le gymnase du lycée était plein comme un œuf et les gradins noirs de monde. On avait installé des chaises pliantes sur le terrain de basket recouvert d’une bâche, dont deux sur scène, de part et d’autre d’une petite estrade.
Logan et Briana étaient déjà là avec les enfants. Dès qu’elle vit son père approcher, Bonnie dégringola des genoux de Briana pour se jeter, rayonnante, dans ses bras grands ouverts.
— Papa ! Papa !
Dylan se mit à rire et lui chatouilla le cou du bout du nez jusqu’à ce qu’elle se tortille en poussant des petits cris de ravissement. Les gens assis de chaque côté de l’allée arboraient des sourires complices, même si certains, penchés sur leur voisin, chuchotaient derrière leur main.
Kristy entendait presque ce qu’ils se racontaient. « Où donc est la mère de cet enfant, d’après toi ? » « Dis donc, ils ont remis ça tous les deux, Dylan et Kristy… » « Oui, il paraît. Certaines ne retiennent jamais la leçon… »
Dylan se retourna vers elle, Bonnie accrochée à son cou. Elle s’aperçut alors qu’elle s’était arrêtée et restait plantée seule dans l’allée comme une pauvre cloche, paralysée par l’émotion, et elle se hâta de les rejoindre. Elle s’assit à l’une des places que Logan et Briana avaient réservées à leur intention et s’efforça d’ignorer les regards qui pesaient sur elle.
« Elle a vendu ce pauvre Tim Madison. Son propre père ! » « Son histoire va s’étaler partout jusqu’à la nuit des temps, tu vas voir… Des films, des livres… » « Qui sait comment tout cela va se terminer ? »
Qui le savait, en effet ? se demanda-t-elle en souriant à une habituée de la bibliothèque qui la saluait d’un petit signe de la main.
George, maire de Stillwater Springs et le reste du temps chauffeur dans une entreprise postale, petit frère par ailleurs de Julie Danvers, grimpa sur l’estrade, tapota le micro en habitué des discours, et s’éclaircit la voix.
Cordial, marié avec trois enfants en bas âge, George affichait une légère ressemblance physique avec sa sœur, dont il partageait la blondeur et les yeux bleus. Sinon, il était grassouillet et presque chauve. Il amenait souvent ses enfants à la bibliothèque, et s’était toujours montré aimable envers Kristy.
— J’ai le grand plaisir, commença-t-il avec un bel enthousiasme, de vous présenter ce soir nos deux candidats au poste de shérif !
La sono hors d’âge noya sa phrase dans un effet Larsen assourdissant. George fit la grimace et se boucha les oreilles, geste que Bonnie, assise sur les genoux de Dylan, s’empressa d’imiter, tandis que des rires fusaient dans l’assistance.
— Faudrait voir à renouveler le matériel, George ! cria joyeusement quelqu’un depuis les gradins. Le conseil municipal a acheté ces enceintes en 1957 !
Tout le monde éclata de rire, y compris George.
— Eh bien, Fred, répliqua aussitôt ce dernier, si ça te fait plaisir, je peux proposer au vote un impôt spécial ! Et augmenter, par exemple, vos impôts fonciers de quelques centaines de dollars par an…
Cette offre récolta une bordée de sifflets et de huées enjouées. Une fois le tumulte apaisé, George se racla de nouveau la gorge et fit un nouvel essai au micro.
— Nous avons tiré à pile ou face dans les coulisses, expliqua-t-il. C’est Jim Huntinghorse qui prendra la parole le premier.
Mike râla pour la forme, déclenchant d’autres rires. Jim sourit, mais Kristy eut l’impression qu’il avait le trac. Laissant sa veste de costume sur le dossier de sa chaise, il se leva, rajusta sa cravate et s’avança à son tour vers le micro. Jim avait été un bad boy à l’adolescence, traînant avec les frères Creed et s’attirant les mêmes ennuis. Et aujourd’hui, il dirigeait le casino local sous l’autorité du conseil tribal. La roue tournait.
Logan et Dylan, avec quelques autres, applaudirent et lui lancèrent des encouragements sonores.
Le sourire de Jim s’élargit. Il regarda son ex-femme, Katherine, assise bien en évidence à la première rangée de chaises pliantes.
— Merci, dit-il.
Kristy s’enorgueillissait d’être une citoyenne informée, au courant des questions d’actualité avant chaque élection tant locale que nationale. Ce soir pourtant, elle fut incapable de penser à autre chose qu’à la sensation du bras solide de Dylan pressé contre le sien. Quand Bonnie quitta les genoux de son père pour venir s’installer sur les siens, elle fut bouleversée au-delà du raisonnable, d’autant que la fillette lui planta sur la joue un gros bisou baveux avant de s’installer confortablement contre elle. Des larmes lui brouillèrent la vue…
Elle redoubla d’efforts pour se concentrer, mais lorsque Jim, puis Mike, eurent fini de parler, pas un seul des thèmes abordés dans leur discours ne s’était imprimé dans sa mémoire.
Dylan lui reprit Bonnie, et tout le monde se leva pour s’acheminer lentement vers la sortie. Alors seulement, Kristy vit les caméras de télévision groupées au fond du gymnase, près des portes…
— La routine a repris son cours à Stillwater Springs, disait un journaliste dans un micro, face à la caméra. Même avec deux enquêtes distinctes pour meurtre officiellement en cours, les habitants s’intéressent à la politique locale ! L’Amérique des petites villes dans toute sa splendeur, conclut-il avec un petit sourire dédaigneux.
— Imbécile, murmura Dylan à l’oreille de Kristy.
Il glissa la main sous son coude pour la presser de dépasser les journalistes avant que les caméras ne puissent se focaliser sur elle.
— Mademoiselle Madison ! Un mot, je vous prie !
— Mademoiselle Madison, si nous pouvions juste vous poser quelques questions !
— Avance, ne t’arrête pas, murmura Dylan.
Enfin, ils se retrouvèrent dehors, et elle respira l’air pur à pleins poumons. Elle avait bien cru étouffer, là-dedans !
— Mamaaaaan ! hurla Bonnie en tentant de s’échapper des bras de son père pour la rejoindre.
Elle ferma les yeux quelques secondes. Quand elle les rouvrit, Dylan l’observait d’un air troublé. Pensif…
— Passe-la-moi, dit-elle, les bras tendus.
Dylan hésita — ce qui la chagrina — puis lui confia sa fille.
Bonnie s’apaisa immédiatement, se dégonflant contre l’épaule de Kristy comme un petit ballon.
— Maman, chuchota-t-elle. Maman…
— Chut, dit doucement Kristy, la gorge nouée, en lui tapotant le dos.
Ils arrivèrent bientôt à la voiture de Dylan qui déverrouilla les portières, installa Bonnie dans son siège-auto, puis attendit galamment que Kristy se soit assise pour monter à son tour.
Bonnie eut à peine la force de protester et s’endormit aussitôt.
— Elle est épuisée, murmura Kristy. Ce doit être à force de vouloir rivaliser avec Josh et Alec.
— Sans doute, répondit distraitement Dylan en jetant des coups d’œil dans le rétroviseur.
Elle se rendit compte qu’il s’assurait que personne ne les avait suivis, et se retourna vivement sur son siège.
Il y avait tellement de véhicules, berlines et pick-up, qu’il était difficile de distinguer quoi que soit. Elle vit que Logan venait se glisser juste derrière eux, comme pour faire écran. Quelque peu rassurée, elle regarda de nouveau devant elle en s’efforçant de se calmer.
— Détends-toi, lui dit Dylan. Le ranch est une propriété privée. Si les médias débarquent, Logan et moi les ferons fuir en sortant le fusil.
Il avait été mal inspiré de choisir ces mots-là ! Elle songea aussitôt à son père et cet homme, cette fameuse nuit, et frissonna.
Dylan avait compris.
— Je suis désolé, marmonna-t-il.
Elle fit un effort pour sourire et posa la main sur son bras.
Quinze minutes plus tard, ils franchissaient le portail du Stillwater Springs Ranch à la tête d’une longue file de voitures et de camionnettes.
Jim Huntinghorse était juste derrière Logan et Briana, avec son ex-femme Katherine et leur jeune fils.
Kristy, perchée sur le marchepied du pick-up de Dylan, une main en visière pour abriter ses yeux des derniers rayons du soleil, scruta anxieusement les autres véhicules. Mais tous, heureusement, appartenaient à des gens du coin. Pas un seul journaliste n’était en vue.
Soulagée, elle mit pied à terre et patienta le temps que Dylan détache Bonnie.
Un hennissement lui fit tourner la tête. Il y avait plusieurs chevaux dans le corral près de la nouvelle écurie de Briana et Logan. Incapable de résister à la tentation, elle traversa la cour, bientôt rejointe par Briana qui la prit par le bras.
— Ils sont beaux, n’est-ce pas ? dit cette dernière lorsqu’elles arrivèrent à la barrière.
— Oh oui ! souffla-t-elle, éprouvant brusquement l’envie de se remettre en selle.
— Dylan m’a raconté l’histoire de ton cheval, Sugarfoot. Tu as dû avoir beaucoup de peine.
Kristy sourit faiblement et hocha la tête. Elle s’était fait la promesse, le jour de l’enterrement de Sugarfoot, de ne jamais monter un autre cheval. Par fidélité, pour ne pas trahir sa mémoire. Avec le recul, elle commençait à comprendre que, plus qu’un ami loyal, elle avait perdu une part importante d’elle-même.
Dylan les rejoignit, portant sur ses épaules une Bonnie riant aux éclats et tout à fait réveillée. Il confia la fillette à Briana et, sans un mot, se dirigea vers l’écurie.
Il en ressortit avec une bride, une selle usée et un tapis en laine de mouton. Toujours sans un mot, il choisit un pinto et entreprit de le seller.
Kristy le regarda faire, hypnotisée par la grâce familière du rituel, s’attendant à le voir monter l’animal dès qu’il aurait terminé de le seller.
Eh bien non. Dylan conduisit le cheval jusqu’à la barrière contre laquelle elle était appuyée.
— Logan m’a assuré que c’était un bon cheval, dit-il en lui tendant les rênes.
Kristy ouvrit de grands yeux.
— Tu veux dire que… que je…
— Oui, répondit Dylan d’une voix ferme.
Elle hésita, jeta un regard au cheval, à Dylan. Puis elle escalada la barrière de bois et se percha au plus haut pendant que Dylan mettait le cheval en position. A la seconde où elle se mit en selle et empoigna les rênes, quelque chose au plus profond d’elle se déploya et s’épanouit.
Toute à sa contemplation des chevaux, elle n’avait pas remarqué que Logan avait sellé un second cheval, un hongre moucheté, qu’il amena à Dylan. Ce dernier glissa un pied dans l’étrier et se hissa souplement en selle, avec l’aisance du cow-boy habitué aux chevaux depuis le berceau.
Kristy mit sa monture au trot, puis au galop, et enfin au grand galop.
La sensation extraordinaire de liberté que lui procura la vitesse la fit rire aux éclats. Le vent lui ébouriffait les cheveux, ses poumons aspiraient fiévreusement des senteurs oubliées d’herbe, de poussière et de cheval en sueur…
Dylan eut vite fait de la rattraper et de s’accorder à son allure. Il sourit et rajusta son chapeau.
Ils n’éprouvèrent pas le besoin de se parler. A eux deux, ils ne formaient qu’une seule et unique personne chevauchant dans le vent, par communion des âmes. C’était comme s’ils faisaient l’amour dans une dimension autre, immatérielle. Jamais Kristy n’avait connu pareille euphorie. Elle se sentait portée, soulevée par une sensation de triomphe, une allégresse profonde et le sentiment incroyable d’avoir enfin retrouvé la plénitude de son être.
La balade s’acheva trop vite. Leurs hôtes les attendaient au ranch, il fallait rentrer. Après avoir traversé la prairie au grand galop, ils rebroussèrent chemin au pas, pour ménager leur monture — et peut-être garder les instants qu’ils venaient de vivre un peu plus longtemps en eux.
Logan, Briana et Bonnie étaient toujours près de la barrière du corral. Jim et les autres invités les avaient rejoints. De loin, Kristy eut du groupe une image un peu floue, des sourires, des couleurs.
Des amis.
Une famille.
Elle mit pied à terre avec un sourire béat et resta là, les bras ballants et les jambes en coton. Ce fut Logan qui se chargea de ramener son cheval à l’écurie après avoir installé Bonnie sur la selle de Dylan.
Kristy les regarda partir au pas tous les deux, le cœur gonflé de joie. Perchée devant son père sur la selle, la petite fille semblait transportée, presque transfigurée.
« Elle a ça dans le sang, songea Kristy. Comme moi. »
Elle-même était montée sur un cheval avec son père dès l’âge de trois ans. Dans l’émotion du moment, sa mémoire lui restitua, intacte, la sensation des bras paternels solidement noués autour de sa taille. Elle entendit le rire ébloui de son père et les cris de sa mère dans le lointain : « Sois prudent, Tim ! Ce n’est qu’une toute petite fille ! »
— Je montais comme ça avec mon père, dit Briana.
Kristy tressaillit et revint brutalement au présent.
— Moi aussi, murmura-t-elle, la gorge nouée.
— C’est tellement réjouissant de voir les bonnes choses se transmettre à une nouvelle génération ! Bon ! Je ferais mieux d’aller m’occuper du dîner avant qu’il y ait une émeute !
— Je vais t’aider.
Hal Ryder les salua d’un signe de tête comme elles approchaient du porche. Enfant, Kristy l’avait vu soigner Sugarfoot ainsi que tous les autres animaux du Madison Ranch. Sa femme et lui venaient aussi quelquefois jouer aux cartes avec ses parents, avant leur divorce. Lily et elle étaient bonnes copines en ce temps-là.
— Quel bonheur de te voir de nouveau en selle ! lui dit-il en souriant.
Touchée, Kristy s’attarda un peu pour discuter avec lui.
— Comment va Lily ? demanda-t-elle.
— Toujours aussi têtue ! répondit le doc sur le ton de la plaisanterie.
Puis il aperçut quelqu’un derrière elle, lança un bonjour sonore et s’excusa.
Kristy le regarda s’éloigner. Il semblait plus maigre que d’habitude et terriblement fatigué. Son cœur se serra. Hal Ryder avait pris un sérieux coup de vieux.
Elle entra dans la maison, fit un brin de toilette dans une petite salle d’eau en cours de rénovation, puis gagna la cuisine pour aider Briana et Katherine Huntinghorse, l’ex-femme de Jim, à déballer le festin préparé à l’avance par Briana.
Selon l’habitude à la campagne, chacun vint remplir son assiette en carton et son gobelet. Très vite, deux groupes se formèrent, celui des hommes, dehors, sur les marches du porche, dans l’herbe ou sous les arbres, et celui des femmes qui se débrouillèrent pour trouver des chaises à l’intérieur ou autour de la table de pique-nique, sur la terrasse.
Des conversations animées s’engagèrent. Les hommes discutèrent politique, prix du bœuf, impôts et hausse du coût du foin et du carburant. Côté femmes, on loua le poulet frit de Briana, puis on s’intéressa aux travaux prévus pour la maison tout en lorgnant le ventre plat de la nouvelle Mme Creed.
Amusée, Kristy se demanda si elle allait, elle aussi, attirer quelques regards curieux. Pour le moment, rien à signaler. C’était clairement Briana l’héroïne du jour, talonnée par Katherine Huntinghorse.
Tant mieux ! Elle se réjouissait de rester dans l’ombre, même si elle savait que ce répit serait de courte durée… Entre la récente découverte des cadavres, sa relation naissante avec Dylan et le contrat qu’elle venait de signer avec Zachary Spencer, elle n’allait pas échapper aux projecteurs.
A un moment, Katherine se pencha vers elle.
— Croyez-vous que Jim a des chances de gagner ? lui demanda-t-elle.
— J’en suis convaincue, répondit-elle avec sincérité. Et il fera un excellent shérif !
Kristy ne connaissait pas très bien Katherine Huntinghorse. La jeune femme était d’ailleurs, autrement dit elle n’avait pas grandi à Stillwater Springs comme la plupart des autres invités de ce soir. C’était une artiste, une plasticienne travaillant diverses techniques. Elle en avait tout à fait le profil, du reste, avec sa jupe aux couleurs vives et sa blouse paysanne sans manches, en coton ajouré crème… Elle avait surtout des yeux magnifiques, gris pâle, ourlés de cils épais.
Tout le monde savait que le mariage de Jim avait tourné court. Certains parlaient d’une réconciliation…
— Oui, je le crois aussi, murmura Katherine. Jim a beaucoup de qualités.
Kristy allait renchérir lorsqu’elle vit Jim qui revenait du jardin. Il se baissa en entrant dans la cuisine pour éviter à son fils, qui était assis sur ses épaules, de se cogner la tête. Le petit garçon — son prénom échappait à Kristy, mais l’avait-elle seulement déjà entendu ? — avait environ quatre ans et ressemblait beaucoup à son père, tout en ayant hérité des beaux yeux de sa mère.
Une salve d’applaudissements éclata dans la cuisine, mais le regard de Jim et de son fils s’attachèrent immédiatement à Katherine et à elle seule.
— Papa veut m’emmener faire un tour à cheval ! lança le petit garçon. Je peux y aller, maman ? Je peux ? S’il te plaît !
— Jim, tu vas salir ton beau costume tout neuf…
Jim s’empourpra.
« Il y a de la réconciliation dans l’air », se dit Kristy, heureuse d’assister à ce petit échange de tendresse.
— Sam y tient beaucoup, plaida Jim. Je pourrai faire nettoyer mon costume après.
— Avec la fortune qu’il rafle aux bandits manchots du casino, il devrait pouvoir s’offrir dix costumes comme celui-là ! lança une des invitées en plaisantant.
La remarque déclencha des rires qui tirèrent subitement Jim de sa rêverie. En un instant il se transforma en homme politique, déployant un sourire engageant, une décontraction confiante, en plus de cette noblesse un brin sauvage qui faisait tout son charme. Son regard balaya l’assistance et s’arrêta sur la personne qui venait de parler.
— Stella Baker, dit-il, faisant rougir la dame d’âge mûr, épouse de fermier. Je croyais que votre jeu préféré était le bingo ?
— C’est vrai, mais j’avais une soirée de libre mardi dernier et je suis allée jouer aux machines à sous, avoua Stella. J’y ai laissé ma chemise !
Sans un mot, Jim braqua les yeux sur son chemisier en vichy bleu et blanc et esquissa un sourire en coin.
Les autres femmes éclatèrent de rire, et Stella rougit de plus belle, excitée comme une collégienne flirtant avec le petit nouveau de la classe.
— Non ! Pas celui-ci, voyons ! s’exclama-t-elle en balayant l’air de sa main. Je vais vous dire une bonne chose, Jim Huntinghorse… Ces machines sont truquées !
— Est-ce que vous allez abandonner la gestion de ce casino, une fois élu ? s’enquit la voisine et grande amie de Stella, Jolie Calhoun.
Jim reposa son fils à terre avant de s’incliner gracieusement devant les deux femmes.
— Oui, mesdames. Etre shérif est un travail à plein temps !
Du coin de l’œil, Kristy vit Katherine croiser les doigts. Mais formait-elle le vœu que Jim gagne et quitte le casino, ou qu’il perde et garde son poste actuel ?
Le petit Sam traversa en courant la cuisine qui grouillait de monde et s’accrocha à la jupe de sa mère en levant des yeux implorants.
— Maman, il faut que je monte sur le cheval, et papa veut pas me laisser monter seul !
Katherine regarda son fils, puis son ex-mari et hocha la tête en souriant.
— D’accord, mon cœur. Fais simplement très attention, dit-elle.
— Toujours, répondit Jim à mi-voix.
« Eh bien, songea Kristy, là, ils parlent de tout autre chose que d’un simple tour à cheval. »
Allons ! Voilà qu’elle devenait une fouine, elle aussi ! Si elle n’y prenait garde, elle caquetterait bientôt avec le reste du poulailler de la ville, à spéculer sur qui était enceinte, qui avait une liaison, qui avait payé trop cher sa nouvelle voiture et prenait de grands airs…
Elle suivit des yeux Jim et son fils qui reprenaient la direction du corral, résistant à l’envie de les suivre pour aller retrouver Dylan et Bonnie — les commérages allaient suffisamment vite comme ça sans qu’elle les nourrisse !
Plus tard, alors qu’elle était en train d’aider Briana et quelques autres à faire la vaisselle, Logan pénétra dans la cuisine en coup de vent.
Son expression glaça toute l’assistance.
— Logan, murmura Briana, qu’est-ce qui se passe ?
Sans un mot, il passa devant elle, disparut dans une chambre du rez-de-chaussée et en ressortit avec une couverture et un oreiller. Son visage était couleur de cendres.
— C’est le doc, dit-il en ressortant. Je crois qu’il fait une crise cardiaque.
Kristy en était encore à analyser la nouvelle lorsqu’elle perçut le premier mugissement d’une sirène qui approchait à vive allure. Elle se rua au-dehors, suivie de Briana et des femmes présentes.
Hal Ryder gisait sur les dalles de la terrasse, près de la table de pique-nique, inconscient. Dylan pratiquait un massage cardiaque tandis que Jim lui faisait du bouche-à-bouche.
— Tout le monde recule ! ordonna Logan en glissant un oreiller sous la tête du vétérinaire.
Il étala ensuite de son mieux la couverture sur lui pour le réchauffer.
— On est en train de le perdre, murmura Jim, essoufflé, en tournant la tête vers Dylan.
— Non, ça n’arrivera pas, répliqua fermement Dylan sans arrêter ses pressions. Doc ! Restez avec nous ! Restez avec Lily !
Le gyrophare de l’ambulance éclaboussa la scène de rouge.
— Tenez bon, doc, chuchota Kristy. Pour Lily !