13

Le lendemain matin, Dylan déposa Kristy à la bibliothèque. Journalistes ou pas, elle avait tenu à aller travailler.

Pas un seul chacal en vue devant le bâtiment. Il se résigna donc à la quitter pour se rendre avec Bonnie à la quincaillerie, acheter de nouvelles serrures. Au petit matin, il n’était plus si sûr que ce soit une bonne idée de loger chez Kristy plutôt que chez lui, mais elle n’avait rien voulu entendre.

Il se gara peu après devant un petit magasin poussiéreux de Main Street où l’on trouvait les outils les plus divers. Il laissa Winston et Sam dans la voiture en prenant soin d’entrouvrir une vitre et entra dans la boutique avec Bonnie. Qui sait comment il réussit à choisir des serrures tout en maîtrisant sa fille… Comme il y avait plusieurs escaliers chez Kristy, il acheta aussi des barrières de sécurité, ainsi qu’un parc pour bébé emballé dans un carton assez vieillot.

Bonnie n’apprécierait sûrement pas d’être enfermée dans cette cage portative, mais il fallait bien prévoir un système pour la garder dans un endroit sûr le temps qu’il s’occupe des serrures.

Plus tard, lorsque Kristy serait revenue de la bibliothèque, il retournerait au ranch chercher le lit de sa petite princesse.

Peut-être passerait-il chez Logan lui dire qu’il emménageait chez Kristy, ce qui lui vaudrait forcément quelques railleries. Mais autant s’y habituer vite — avant ce soir, tout Stillwater Springs serait au courant de toute façon et les commentaires iraient bon train.

Pour entrer chez Kristy, il utilisa la clé qu’elle lui avait donnée le matin même. Puis il prit le temps de présenter la maison à Bonnie et à Sam, après avoir libéré Winston de sa cage de transport.

Le chat exprima bruyamment son mécontentement et disparut dans une autre partie de la maison, en quête d’une cachette sûre. Sam, bien évidemment, s’empressa de le suivre.

Le montage du parc lui prit une demi-heure. Non seulement les instructions semblaient être rédigées en suédois — ou peut-être était-ce du sanscrit ! —, mais il y avait des dizaines de vis, écrous et rondelles différents. Quant à Bonnie, elle se mit à protester vivement dès qu’il la déposa à l’intérieur et chercha tout de suite à escalader les barreaux.

En désespoir de cause, il dénicha du lait dans le réfrigérateur de Kristy et se dépêcha de remplir sa tasse. Le stratagème fut efficace, et Bonnie se calma. Avec un peu de chance, elle ne tarderait pas à s’assoupir. Mais si les dieux lui étaient contraires, elle pousserait des cris de rage jusqu’à ce que ses tympans explosent ou que les forces de l’ordre débarquent, prévenues par les voisins — au choix.

Cette dernière possibilité ne l’inquiétait pas plus que ça. Une petite discussion avec Floyd Book lui plairait assez. Il n’arrivait pas à voir en lui un meurtrier, comme le pensait Kristy, mais il souhaitait tout de même se faire une idée du personnage, de l’énergie qu’il dégageait. Il avait appris depuis longtemps à se fier aux vibrations qu’il sentait chez les personnes ou dans un environnement précis. Il les avait ignorées avec Sharlene, et cela lui avait coûté cher — mais rapporté aussi la plus belle, à défaut de la plus sage, des petites filles.

A la mi-journée, il avait installé toutes les barrières de sécurité et posé de nouvelles serrures. Grâce à Dieu, Bonnie avait dormi pendant toute la matinée.

Il avait laissé son Colt dans la boîte à gants, et il était en train de le récupérer quand Kristy réapparut, un sac de papier brun du Marigold Cafe dans les mains.

— Notre déjeuner ! annonça-t-elle joyeusement en le brandissant devant elle.

Son expression changea à la vue du Colt.

— Est-ce que tu comptes sérieusement faire entrer ça chez moi ? lança-t-elle d’une voix irritée tout en ouvrant le petit portail de sa barrière avec une telle force que le loquet métallique tinta en se refermant derrière elle.

— En un mot, oui.

— Dois-je te rappeler qu’une enfant de deux ans vit sous ce toit ?

Il sourit.

— Non, c’est inutile, je suis au courant. Elle a poussé des cris hystériques pendant une heure après notre arrivée ici. Mmm… Il sent bon, ce sac… Allons vite manger, j’ai une faim de loup !

— Dylan, le revolver… ?

— … pourrait nous être utile. Tu as déjà eu une visite inopinée, il me semble ?

— Exact, rétorqua-t-elle d’un ton rageur. Et si j’avais eu cette… chose à portée de main, j’aurais pu tuer une femme que je connais depuis ma naissance !

— Tu es beaucoup trop intelligente pour faire une chose aussi stupide, Kristy.

Le Colt le suivait partout, où qu’il aille. Il n’en avait jamais fait usage — et il espérait de tout cœur que cela dure ! Mais il tenait à être prêt en cas de besoin.

Kristy s’immobilisa au pied des marches du porche, absolument adorable dans son jean noir et son top rose à manches longues.

— Est-ce qu’il y a des balles à l’intérieur ? demanda-t-elle.

— Non.

— Est-ce que tu serais capable d’abattre un être humain ?

— En cas de nécessité absolue, oui.

Oh oui ! Si les circonstances l’exigeaient, il appuierait sur la détente sans l’ombre d’un remords, dans la seconde.

Elle le fixa avec attention.

— Précise ce que tu entends par « nécessité absolue », si cela ne te dérange pas, dit-elle.

— Pas de problème. En cas de menace pesant sur ta vie ou la vie de Bonnie. Ou sur celle de mes frères.

Il la vit frissonner. Elle pensait sûrement à la nuit fatidique durant laquelle son père avait tiré sur cet homme, puis dissimulé son corps.

— Tu le cacheras dans un endroit sûr ? demanda-t-elle d’une voix tendue.

— Je ne comptais pas le ranger dans le parc de Bonnie, ni sur la table basse, répliqua-t-il.

Elle se raidit, pinça les lèvres et finit par capituler de mauvaise grâce.

— D’accord, marmonna-t-elle. Mais je n’aime pas ça !

— Moi non plus. Mais regardons la réalité en face. Le mal existe un peu partout, et tout peut arriver. Je te montrerai comment te servir de cette arme, comment la charger et la décharger.

Devant sa réticence évidente il précisa :

— Simple mesure de prudence. Et cela peut être dissuasif.

Elle hocha lentement la tête et, après un soupir, entra dans la maison.

Il la suivit et alla ranger l’arme sur l’étagère la plus haute de l’armoire à linge, pendant qu’elle déballait le déjeuner qu’elle avait acheté.

Un hurlement s’éleva soudain du salon. Kristy fut plus rapide que lui pour aller libérer Bonnie qui trépignait derrière ses barreaux.

Il la prit dans ses bras et lui expliqua avec le plus grand sérieux qu’il était désolé mais qu’il agissait pour son bien et qu’elle n’avait pas encore son mot à dire, ce qui déclencha chez sa fille quelques petits rires tout à fait vexants pour son autorité de père. Il dut ensuite la tenir, ou plutôt la retenir sur ses genoux pendant tout le repas, et prit mentalement note de rapporter sa chaise haute en même temps que son lit.

Le déjeuner terminé, il montra à Kristy les nouvelles poignées de porte toutes brillantes avec les verrous correspondants et lui donna son jeu de clés. Elle parut satisfaite, et l’embrassa rapidement avant de retourner travailler. Il la regarda s’éloigner, pensif ; il aurait bien apprécié une sieste coquine…

Il tenta d’éveiller l’intérêt de Bonnie pour des dessins animés, après avoir disposé le parc à distance raisonnable de la télévision dans le bureau de Kristy, mais elle parut s’en moquer éperdument. De guerre lasse, il embarqua son chien et sa fille, laissant Winston vaquer à ses occupations, et mit le cap sur le ranch principal.

Ce fut Briana qui leur ouvrit. Elle tendit aussitôt les bras, et Bonnie s’y jeta sans se faire prier.

— Logan est dans la prairie, dit-elle. Les nouvelles bêtes sont arrivées ce matin. Tu n’as qu’à seller un cheval pour aller le rejoindre.

Dylan ne bougea pas et regarda sa fille qui contemplait Briana avec l’adoration qu’elle réservait d’habitude à Kristy. Il sentit son cœur se serrer. Cette enfant, comme tous les enfants, avait besoin d’une mère. Une association provisoire ne suffirait jamais à combler ses besoins.

— Bonnie sera en sécurité, ici avec moi, ajouta Briana en le voyant hésiter.

— Merci. Sois sage, petite fripouille, dit-il à sa fille en lui chatouillant le menton.

C’est à peine si elle remarqua son départ.

Il se dirigea vers l’écurie et en ressortit quelques minutes plus tard, monté sur Sundance.

Quel plaisir de chevaucher ! Hormis faire l’amour avec Kristy, rien n’égalait cette sensation. Il guida Sundance vers le nuage de poussière bruyant et animé signalant au loin la présence du troupeau. Le hongre semblait un peu nerveux, mais impatient de galoper, si bien que Dylan le laissa faire.

Le souffle du vent fut aussi doux à ses oreilles que si quelqu’un avait laissé une fenêtre entrouverte entre cette terre et le paradis. Il s’aplatit au maximum sur l’encolure de Sundance, souriant aux anges — et tant pis pour la poussière !

Un coup de feu claqua et, brusquement, le monde se mit à tourner au ralenti. Sundance vacilla et bascula vers l’avant, tombant presque à genoux. Dylan, pris au dépourvu, partit en un vol plané disgracieux.

La chute aussi sembla durer une éternité. Quand il toucha enfin le sol, il eut la certitude que Sundance atterrirait sur lui, exactement comme les troncs avaient roulé sur Jake et pulvérisé la vie du solide bûcheron qu’il était…

Mais rien de tel ne se produisit.

Il perdit brièvement connaissance puis se réveilla en sursaut, voyant des étoiles qui tournoyaient en sifflant autour de sa tête.

Sundance s’approcha en hennissant doucement et pressa son museau froid et humide contre sa joue. Dylan, dans sa torpeur, était incapable de déterminer si la balle l’avait atteint ou non. Il n’avait mal nulle part, mais il avait la drôle d’impression de planer dans une brume cotonneuse, comme désincarné, détaché du monde…

Sundance au moins semblait indemne, songea-t-il dans un éclair de lucidité ; il n’aurait pas été debout s’il avait été touché, ou même seulement blessé dans une chute.

Les étoiles s’estompèrent peu à peu devant ses yeux. Mais ses oreilles bourdonnaient.

Il aspira une grande bouffée d’air et essaya de reprendre contact avec son corps, mais c’était comme si toutes les lignes de communication avaient été coupées. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre et prier le ciel que les sensations reviennent dans ses membres, quitte à souffrir le martyre ensuite…

Logan surgit soudain dans son champ de vision, glissant sur les genoux tel un joueur de base-ball cherchant à revenir sur le marbre sans salir sa chemise.

— Tu es blessé ? bafouilla-t-il, essoufflé.

— Je… je ne sais pas…

Logan l’inspecta des pieds à la tête et parut rassuré.

— Tu ne saignes pas, dit-il. C’est toujours ça. Est-ce que tu peux bouger ?

Dylan fit une nouvelle tentative et sentit que des messages se frayaient un chemin hésitant entre son cerveau et son corps. Un vrai soulagement. Il se cuirassa néanmoins contre la douleur qui suivrait inévitablement. Il savait d’expérience qu’une chute pareille, à supposer même qu’il ne se soit rien cassé, nécessiterait beaucoup de cachets d’aspirine…

— Quelqu’un… Il y a eu un coup de feu…

— Je sais, dit Logan. Je l’ai entendu.

— Sundance ?

— Il va bien.

Logan se redressa et balaya l’horizon du regard. Il cherchait évidemment le tireur, qui pouvait très bien tenter de nouveau sa chance après avoir raté son coup la première fois.

— Qui diable pourrait avoir envie de me faire la peau ? marmonna Dylan.

En fait, songea-t-il, la liste était assez longue. Mais la plupart de ces types étaient loin d’ici et ne lui en voulaient tout de même pas à ce point. Depuis le temps, ils avaient dû se trouver de nouvelles petites amies…

— Je ne sais pas, répondit Logan en l’aidant à se redresser. Tyler ?

— Il est énervé, je veux bien, mais de là à me tuer… Ce serait un peu excessif, non ?

— En tout cas le tir devait venir du verger.

Dylan devina que son frère brûlait comme lui de se ruer sous les vieux pommiers rabougris à la poursuite du tireur. Mais c’eût été un moyen infaillible pour se faire descendre pour de bon.

Dylan toucha avec précaution ses bras, ses jambes, son dos, pour évaluer la situation. Rien de cassé, apparemment. Mais la douleur générale, si familière au cow-boy de rodéo qu’il avait été, commençait doucement mais sûrement à s’installer. L’aspirine n’y suffirait pas, loin de là.

— Rentrons, dit Logan. Est-ce que tu es en état de monter ?

— Evidemment !

Après s’être relevé — avec l’aide de son frère, ce dont il se serait volontiers passé —, il flatta un moment l’encolure de Sundance et se hissa tant bien que mal sur son dos.

Une seconde ou deux, la tête lui tourna. Il n’aurait pas été surpris d’entendre siffler une autre balle — qui par chance, ne vint pas.

A leur arrivée au ranch, Briana complètement paniquée voulut appeler une ambulance, puis le shérif.

Logan l’en dissuada d’un seul regard.

Alec, le cadet de Briana, s’approcha de la chaise du salon sur laquelle Dylan s’était effondré.

— Tu as été désarçonné ? s’exclama le garçon, les yeux ronds.

Dylan ravala une protestation véhémente. Désarçonné, lui ? Allons donc ! Mais la question était innocente, venant d’un gamin.

— Pas tout à fait, mon grand, répondit-il, jetant un regard vers Logan qui était déjà en ligne avec le shérif.

— J’y vais, déclara-t-il dès qu’il eut raccroché.

— Ah non ! clamèrent d’une seule voix Briana et Dylan.

Bonnie, alarmée par toute cette agitation, grimpa sur les genoux de Dylan qui lui ébouriffa les cheveux, la serra dans ses bras… et s’en repentit aussitôt. Ses côtes ! Quelques-unes devaient être au moins fêlées…

— Logan, laisse le shérif et son équipe se charger de ça, ordonna Briana, les sourcils froncés. Tu ferais mieux d’emmener ton frère aux urgences !

— Et tu voudrais que je vous laisse seuls ici, les enfants et toi ? Hors de question, décréta Logan. Il y a un fou dans le coin armé d’un fusil !

— Waouh ! souffla Josh, l’aîné de Briana, qui était assis devant l’ordinateur à leur arrivée, et n’en avait pas bougé depuis.

Dylan songea fugitivement au message qui avait tant angoissé Kristy, signé du Gardien des Tombes. Josh était hors de cause, bien entendu, mais il saurait peut-être comment remonter jusqu’à son auteur ?

Briana s’approcha de lui.

— Laisse-moi examiner tes yeux, déclara-t-elle avec une autorité ne souffrant aucune contradiction.

Elle cueillit son visage à deux mains et se pencha pour l’étudier de plus près.

— Exactement ce que je pensais…, murmura-t-elle. Logan, il y a des chances que ton frère souffre d’une commotion cérébrale. Alors direction les urgences !

— Je me sens parfaitement bien ! protesta Dylan.

— J’appelle Kristy, décréta Briana. Et ce shérif, pourquoi est-ce qu’il met tant de temps ?

— Ça ne fait même pas cinq minutes que j’ai parlé avec lui ! répliqua Logan. Laisse-lui le temps d’arriver.

— Tu vas peut-être devoir porter un plâtre, déclara d’un ton grave le jeune Alec. Comme moi, quand ma belle-mère m’a renversé avec sa voiture.

— C’était un camping-car, rectifia Josh.

— Oui, et alors ?

— Assez, vous deux ! lança Briana.

Elle regarda Logan, puis Dylan, et soupira. Elle prit Bonnie dans ses bras.

— Kristy sera furieuse si je ne la préviens pas, dit-elle avant de disparaître dans la cuisine, Bonnie calée sur sa hanche. Je l’appelle.

— Fais quelque chose, marmonna Dylan. C’est ta femme !

Logan ouvrit les mains en un geste d’impuissance.

— Quoi, par exemple ? demanda-t-il.

Il avait l’air si démuni que Dylan aurait éclaté de rire, sans la douleur qui gagnait peu à peu chaque muscle, chaque os de son corps.

— Empêche-la de téléphoner à Kristy, articula-t-il sans desserrer les dents. Cette histoire va la bouleverser.

— C’est vrai, reconnut Logan. Mais moins que si elle l’apprend par quelqu’un d’autre, tu ne crois pas ?

Dylan ferma les yeux.

Briana ressortit de la cuisine, une expression déterminée sur le visage, et tendit le téléphone à Dylan.

— Allô, Kristy ? C’est D…

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Il lui raconta toute l’histoire, mais sans entrer dans les détails. D’abord parce qu’il était d’une nature assez peu loquace — surtout dans les moments comme celui-ci où un marteau piqueur lui vrillait le crâne —, et aussi parce qu’il ne se souvenait pas de grand-chose, seulement d’avoir entendu un coup de feu et d’avoir fait un saut périlleux par-dessus la tête de Sundance.

— Et tu t’imagines que tu vas t’épargner une visite aux urgences ? lui lança Kristy d’un ton brusque lorsqu’il eut terminé. Eh bien, réfléchis-y à deux fois, cow-boy ! Je pars d’ici dès que j’aurai trouvé quelqu’un pour me remplacer jusqu’à la fermeture !

Dylan pensa au tireur qui se trouvait peut-être encore dans le verger, ou le cimetière, ou même plus près du ranch, son fusil chargé et les poches pleines de munitions. Ou qui se promenait tranquillement sur les routes, prêt à ouvrir le feu sur le premier véhicule qu’il croiserait.

— Reste à l’abri, Kristy, dit-il en fermant les yeux. Book va arriver. Dès que nous serons certains que la situation est…

Elle lui raccrocha au nez.

Dylan fixa le combiné, confus et déconcerté.

Kristy arriva au ranch en même temps que Floyd Book, aussi pâle et aussi tendue que lui.

Ce dernier prit tout de suite les choses en main. Il posa toute une série de questions aux deux frères puis, ses adjoints étant toujours indisponibles, il contacta la police d’Etat pour demander des renforts qui ne tardèrent pas à arriver.

Il ordonna alors une fouille méthodique du ranch, à la recherche du tireur ou, tout au moins, d’indices pouvant mener à son identification.

Kristy insista pour emmener Dylan à la clinique, laissant Bonnie à la garde de Briana et Logan. Dylan jugea plus prudent d’accepter.

En fin de compte, il n’avait pas de commotion cérébrale, tout juste quelques foulures. Le médecin lui prescrivit des antalgiques, qu’il n’avait aucune intention de prendre.

Kristy était si pâle qu’il songea que c’était elle qui aurait dû consulter un médecin.

— Mais qui pourrait faire une chose pareille ? s’indigna-t-elle en le poussant vers le siège passager du pick-up, sur lequel elle l’installa presque de force.

Tous ces soins dont elle l’entourait ne le dérangeaient pas trop, remarqua-t-il. Il commençait même à y prendre goût…

— Du diable si je le sais, répondit-il tandis qu’elle s’installait au volant.

Elle dut s’y reprendre à trois fois pour glisser la clé dans le démarreur.

— Gunnar Wilkenson, par exemple, ne détesterait pas me tirer dessus, ajouta-t-il, mais il n’est pas assez agile pour avoir fait tout ce chemin depuis sa cahute. De toute façon, à ma connaissance il n’a pas d’autre arme que sa vieille pétoire, qui n’a pas la portée de tir d’un fusil.

— A ta connaissance ? Et le fils de Zachary ? Comment s’appelle-t-il, déjà… Caleb ? Tu t’es disputé avec lui à propos de Sundance, n’est-ce pas ?

— Il était furieux, c’est sûr. Mais de là à tenter de m’abattre… Ce serait un peu radical.

— Tirer sur quelqu’un, c’est toujours radical, non ?

A ces mots, elle se mit à trembler. Un sanglot la secoua…

Comme ils étaient toujours à l’arrêt sur le parking de la clinique, il se pencha par-dessus le levier de vitesse pour la prendre dans ses bras.

— Hé ! murmura-t-il, tu as entendu le médecin, je vais bien !

Elle gémit tout bas et renifla. Il la tint longuement serrée contre lui, sans parler.

— Echangeons nos places, Kristy, dit-il enfin. Tu n’es pas en état de conduire.

Elle se détacha de lui et posa sur lui un regard trouble.

— Toi non plus…

Il laissa échapper un petit rire.

— Deux solutions, dit-il. Soit nous passons la journée à nous renvoyer la balle, soit tu me laisses le volant et nous rentrons au ranch retrouver Bonnie et voir si Floyd et les autres ont découvert quelque chose.

Elle poussa un soupir résigné et descendit de voiture.

Quelques minutes plus tard, ils étaient au ranch.

Une grande agitation y régnait. On entendait crachoter les radios des véhicules de police. Sachant que les transmissions étaient interceptées par tous les scanners du comté — et il y en avait beaucoup, les gens d’ici adoraient écouter les appels des policiers, pompiers et ambulanciers comme si c’était leur devoir de citoyens —, Dylan se demanda pourquoi la horde de reporters qui avait harcelé Kristy depuis la découverte des cadavres n’était pas encore là.

Logan faisait les cent pas sous le porche comme un lion en cage. S’il n’avait pas eu une famille à protéger, il aurait été sur le terrain avec Floyd et les enquêteurs, se dit Dylan en s’avançant vers lui, suivi comme son ombre par Kristy qui semblait s’attendre qu’il trébuche ou titube d’une seconde à l’autre.

— Des nouvelles ? demanda-t-il.

Logan croisa les bras et appuya une épaule contre un des piliers du porche, affichant une nonchalance à vrai dire assez peu convaincante.

— Ils ont trouvé une douille et quelques empreintes, répondit-il avec un sourire qui se voulait rassurant à l’adresse de Kristy. Quoi qu’il en soit, le tireur est reparti depuis un bon moment.

— Tant mieux ! lança Kristy en entrant dans la maison. Je vais voir Bonnie.

La porte grillagée claqua derrière elle.

— Je constate que tu es encore vivant, dit Logan.

Dylan hocha la tête.

— Allons voir là-bas ce qui se passe, proposa-t-il à voix basse. Avec tous ces policiers dans le secteur, les femmes et les enfants ne courent aucun danger.

Logan sourit et jeta un coup d’œil furtif derrière lui.

— Alors, faisons vite. Si Briana nous voit, nous sommes cuits.

Dylan se mit à rire, au mépris des douleurs qui martyrisaient ses côtes. Sans un mot, il fit sauter dans sa main ses clés, et tous deux se dirigèrent vers le pick-up, Logan au pas de course et lui… plus lentement, en boitillant.

Ils localisèrent sans difficulté Floyd et son équipe d’experts venus de Missoula — il y avait bien une demi-douzaine de véhicules garés devant le verger. Les enquêteurs semblaient indifférents à la présence de soixante-dix bêtes dans le champ, meuglant et visiblement peu satisfaites de voir autant de monde si près d’elles.

C’était un miracle que Cimarron, son vieux taureau blanc, n’ait pas encore pointé son museau pour mener sa propre enquête, songea Dylan, balayant vivement le champ du regard — un mouvement brusque qu’il regretta très vite. Mais il se trompait. Son ennemi juré était tout près de là, à portée de charge, en train de le fixer en grattant le sol du sabot.

— Oh oh ! murmura-t-il.

Le taureau baissa sa tête massive.

— Est-ce que quelqu’un va devoir crier : « Olé » ? demanda Logan.

Logan avait toujours eu de l’audace à revendre, même avant de se lancer dans le rodéo. Mais là, cet idiot semblait carrément se réjouir à l’idée de se faire expédier tout en haut des arbres du verger voisin.

— On ferait mieux de crier : « Tous aux abris ! », répliqua Dylan d’un ton égal.

Il rentra les épaules et fit lentement un pas vers Cimarron, repoussant la main de son frère qui s’apprêtait à lui saisir le bras.

— Te mêle pas de ça, Logan. C’est après moi qu’il en a. Va dire à Floyd et aux autres de remonter dans les voitures. Vite.

Il avança encore. Cimarron agita la tête, semblant évaluer ses options.

— Bon sang, Dylan…

— C’est bon, dit-il sans s’arrêter ni détourner les yeux de l’animal.

Il prit soin de se grandir en pensée — un truc que lui avait appris un vétéran des rodéos — et de ne surtout pas fixer le taureau droit dans les yeux.

— Ça fait un moment que l’on se tourne autour toi et moi, pas vrai, mon vieux ? murmura-t-il. J’ai été le dernier homme à me poser sur ton dos. Tu m’as éjecté. Maintenant tu dois te demander pourquoi je t’ai amené ici, dans ce ranch.

Derrière lui, il entendit quelques jurons et des portières qui claquaient. Il ne se retourna pas et continua à marcher, comme porté par une force inconnue.

C’était peut-être le choc d’avoir essuyé ce tir alors qu’il chevauchait Sundance, mais il aurait juré que le taureau et lui communiquaient bel et bien ; il se sentait connecté à l’animal, savait ce qu’il était en train de penser. Mieux, il était convaincu que l’inverse était tout aussi vrai.

Est-ce qu’il avait heurté un rocher de la tête en tombant, tout à l’heure ?

Un bruit le stoppa net. Derrière lui, quelqu’un avait armé un fusil.

Il se retourna, cette fois. Floyd se tenait à environ trois mètres derrière lui et épaulait avec soin une Winchester gros calibre. Logan était à côté de lui.

Un petit frisson le traversa, une poussée d’adrénaline, durant la fraction de seconde qu’il lui fallut pour analyser la situation. Les soupçons de Kristy sur Floyd formèrent un kaléidoscope dans son esprit. Et si c’était lui, le coupable ? L’auteur du coup de feu dans le verger ?

Il rejeta immédiatement cette hypothèse. Si un excellent tireur comme Floyd Book l’avait mis en joue, même sur un cheval lancé au galop, il serait étendu raide et glacé dans un tiroir de la morgue à cette heure.

— Ne tire pas, Floyd, dit-il sans hausser la voix. Il a une raison précise et tout à fait légitime de s’en prendre à moi.

— O.K.. Mais s’il charge, je tire.

— Dylan…

D’un signe de tête, Dylan intima le silence à son frère et pivota lentement vers Cimarron.

Pour être tout à fait franc avec lui-même, il était en train d’affronter bien des démons personnels en plus de ce taureau. A commencer par son passé. Ses choix de vie, puis la mort de son père. L’accident de sa mère. Et le suicide de celle de Tyler, seule, dans une chambre de motel sordide. La perte de Kristy, la dernière fois. Et tout ce temps perdu sans Bonnie…

Ce n’était donc pas un simple duel avec un vieux taureau retraité des rodéos.

C’était une confrontation avec lui-même.

Tenir ou courir ?

Dylan en avait assez de courir. Il n’avait donc pas d’autre choix que de revendiquer ce bout de terre qu’il avait sous les pieds, et ne plus en bouger.

— Dylan, espèce d’inconscient ! cria Floyd. Mais qu’est-ce que tu essaies de faire ? Prouver au monde entier que Jake Creed n’était pas le seul désaxé de la famille ?

« Bien vu », songea Dylan avec un vague sourire.

— Si tu descends cet animal, répliqua-t-il, cordial, sans quitter Cimarron des yeux, je t’arrache ton insigne.

— Tu le veux, mon foutu insigne ? Eh bien, tu sais quoi ? Tiens ! Je t’en fais cadeau !

Floyd était de la vieille école. Il jurait rarement, et uniquement dans les grandes occasions. Dylan en fut presque flatté.

— Tu fais peur au shérif, dit-il à Cimarron sur un ton de reproche.

Le taureau s’ébroua plusieurs fois et racla la terre du sabot, faisant voler la poussière. Sa longue queue gifla l’air et les mouches qui osaient un atterrissage périlleux sur son arrière-train. Il semblait réfléchir à tout ce que pensait ou disait Dylan, se demandant s’il allait l’expédier dans les nuages, là-haut, ou bien l’écouter jusqu’au bout.

— Je vais m’installer ici, dans ce ranch, reprit Dylan, toujours à voix très basse afin que Logan, Floyd et les autres ne l’entendent pas. Tu suivras un régime foin et génisses jusqu’à la fin de tes jours. Un lien nous unit, toi et moi. Parce que tu sais, n’est-ce pas, que tu ne m’as pas éjecté ce soir-là aux National Finals. J’aurais très bien pu aller au bout des huit secondes. Seulement tu n’avais jamais été vaincu et, au dernier moment, je n’ai pas eu le cœur de gâcher ton C.V.

Cimarron pencha la tête à gauche, puis à droite.

— Ce sera notre petit secret, conclut Dylan. Je ne dirai à personne que j’ai sauté volontairement tout en faisant mine d’avoir été désarçonné.

Là-dessus, il croisa les bras et attendit.

Floyd avait peut-être raison de le croire encore plus fou que Jake…

Cimarron souffla bruyamment par les naseaux.

Et soudain, comme si un pacte tacite avait été conclu entre eux, il fit volte-face et s’éloigna nonchalamment vers le fond de la prairie où l’attendait sa cour de génisses.

— Mais à quoi tu jouais, bon sang ? s’exclama Logan en le rejoignant.

Son frère semblait très agacé, mais assez bluffé par ce duel inédit entre taureau et cow-boy retraités des rodéos, crut deviner Dylan.

— J’ai promis de ne rien dire, répliqua-t-il en souriant.

— Floyd a raison, marmonna Logan en secouant la tête. Tu es complètement cinglé.

Mais, en retournant vers Floyd et les autres, il le gratifia d’une bourrade affectueuse dans le dos. Dylan dissimula une grimace de douleur…

Personne n’osa lui faire la moindre remarque sur ce petit intermède, et tout le monde se remit au travail.

Un peu plus tard, Dylan eut l’occasion d’examiner de près la douille qui avait été trouvée sur place ainsi que les traces sur le sol du verger. C’était peu de chose, en comparaison des moyens déployés. On avait pris des photos, des échantillons d’écorce et même plusieurs moulages.

C’était New York District, version province.

Mais l’épisode était loin d’être terminé… Et le scénario, tout sauf clair.

— Ils pensent que c’était seulement un gamin qui s’amusait avec un fusil, lui dit Logan tandis qu’ils regardaient les enquêteurs plier bagages.

— C’est ce qu’ils pensent toujours.

Ils regagnèrent sans tarder la voiture. Kristy était sûrement en train de se ronger les ongles jusqu’à l’os, songea Dylan. La tempête allait souffler… Mais il s’installa au volant en souriant malgré lui à cette perspective.

— Tu as une idée ? demanda Logan.

— Mmm… Plusieurs, même… Un doigt ou deux de whisky, un bain brûlant et une certaine jolie femme impatiente de me faire oublier mes soucis.

Logan éclata de rire.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire ! Je te laisse le whisky, mais le bain chaud et une femme compatissante, oui, ça me parle aussi. Tiens, rends-moi un service. Si je boite bas en arrivant, raconte donc à Briana comment je me suis fait piétiner par ton vieux taureau…