16

— Quoi ?

Si l’adolescent avait reconnu son pseudo — s’il était réellement le Gardien des Tombes —, rien dans son attitude ne le laissa soupçonner.

— Rien, rien, marmonna Kristy.

Quelle idiote de mettre ainsi les pieds dans le plat !

Dès qu’elle fut seule, elle alla verrouiller la porte et tourner la pancarte du côté « Fermé ».

En temps normal, elle serait vite allée dans son bureau prendre son sac à main, puis elle aurait filé par l’arrière du bâtiment. Plus elle s’attardait, plus elle courait le risque qu’un retardataire se présente et la fixe d’un regard suppliant à travers la porte vitrée. Un seul livre, par pitié ! Bien entendu, ce livre unique se transformait invariablement en plusieurs livres…

Mais ce soir, elle resta un moment figée, à suivre du regard Davie McCullough qui s’éloignait sur le trottoir, tête basse, les mains dans les poches de sa drôle de redingote noire qui semblait l’avaler pli après pli, à mesure qu’il prenait de la distance.

Il ne faisait pas encore nuit lorsqu’elle arriva chez elle, loin de là, pourtant la cuisine était allumée, et cette lumière lui réchauffa le cœur. Elle accéléra le pas.

A l’intérieur, se trouvaient Dylan, Bonnie, Sam, Winston.

Tout un monde enclos entre les quatre murs d’une modeste maison, dans une modeste petite ville du Montana.

Mais ce n’était pas une maison…

Pour elle, c’était un homme, une petite fille, un chien et un chat. Tous réunis. Son foyer. Son coin de terre bien à elle.

Elle marqua un temps d’arrêt après avoir ouvert le petit portail découpé dans sa barrière à piquets blanche, pour savourer cet instant précieux entre tous.

Ici et maintenant, elle était heureuse.

La porte de derrière était entrouverte, elle pouvait entendre le lave-linge tourner dans la buanderie, mais aussi un bruit d’assiettes dans la cuisine, et la petite voix de Bonnie entonnant sa litanie favorite :

— Papa ! Papa ! P’tit pot !

Elle sourit et essuya furtivement une larme. Année après année, elle avait tenu le coup en bon petit soldat et avancé vaille que vaille, souriant toujours et assurant que sa vie était bien, très bien, parfaite en tout point !

Puis Dylan était revenu à Stillwater Springs, avec Bonnie dans ses bagages.

Et brusquement, sans eux sa vie ne lui avait plus semblé aussi parfaite que ça. Un défaut de la cuirasse qu’elle n’avait absolument pas anticipé — pis, elle n’était pas sûre de pouvoir le supporter…

Comment avait-elle pu oublier le danger qu’il y avait à aimer, aimer follement, aimer férocement… N’avait-elle donc rien appris après avoir perdu ses parents, Sugarfoot, et la version jeune et écervelée de Dylan ?

Tandis que ses pensées l’assaillaient, la porte grillagée grinça sur ses gonds et Dylan sortit sur le perron.

— Salut, dit-il.

Gênée d’avoir été surprise en train de contempler sa propre maison comme si elle la découvrait pour la première fois, elle s’arma de courage et s’avança vers lui.

— Le dîner est prêt ? demanda-t-elle, espérant que sa voix était normale.

— Saucisses-haricots, ma spécialité, célèbre jusque dans les îles Hawaii ! annonça gaiement Dylan.

Il descendit les marches et vint la serrer dans ses bras.

— Tu ouvres une boîte de conserve et un sachet de saucisses, tu mets le tout dans un plat et hop ! dans le micro-ondes. Food Channel devrait bientôt me proposer une chronique culinaire.

Elle se mit à rire, mais elle s’aperçut qu’elle avait les larmes aux yeux. Décidément ses nerfs étaient à fleur de peau ces jours-ci. Un méli-mélo inextricable de douces espérances et de craintes irraisonnées, qui n’était pas près de s’éclaircir.

— C’est merveilleux…

Sa voix se brisa. Dylan desserra son étreinte pour l’observer avec attention.

Mais à l’intérieur de la maison, Sam se mit subitement à aboyer, Winston poussa un miaulement de frayeur, et quelque chose se fracassa sur le sol, un objet assez lourd dont il ne restait sûrement plus grand-chose.

Dylan et Kristy se ruèrent vers la cuisine. En chemin ils croisèrent une boule de poils clairs en furie qui fila vers le fond du jardin. Sam, lui, continuait d’aboyer.

Bonnie, qui était toujours solidement arrimée sur sa chaise haute, s’était débrouillée pour renverser un saladier posé sur la table. Le sol était jonché de feuilles de laitue, de tranches de tomates et de fromage, et de fragments de céramique.

— Bonnie méchante, déclara la petite fille d’un air grave.

Kristy poussa un soupir de soulagement en constatant qu’elle n’était pas blessée, tandis que Dylan allait chercher pelle et balai.

— Mais non, Bonnie n’est pas méchante, lui dit-elle en la détachant de la chaise pour la prendre dans ses bras.

— Mmm… Le jury n’a pas encore tranché sur ce point, maugréa Dylan en rassemblant avec précaution les débris de saladier. Est-ce que tu tenais beaucoup à ce plat ?

Kristy ne répondit pas tout de suite. En fait le saladier avait appartenu à sa mère et à sa grand-mère. Peut-être même à son arrière-grand-mère. Qu’auraient répondu ses ancêtres, dans une situation de ce genre ?

— Bonnie est indemne, dit-elle. C’est tout ce qui compte.

« Rappelle-toi, Kristy, lui avait déclaré sa mère, un jour de décembre où, encore enfant, elle avait laissé tomber par inadvertance une décoration de Noël très précieuse, les choses ne sont que des choses, ce sont les personnes qui sont importantes. »

Accroupi sur le sol, Dylan releva les yeux vers elle.

— Je suis désolé, dit-il. J’aurais dû voir que ce saladier était ancien et ne pas m’en servir.

— Ce sont les personnes qui sont importantes, Dylan. Les choses ne sont que des choses.

Bonnie s’agita pour être posée à terre, mais, comme il restait des éclats de porcelaine sur le carrelage, Kristy préféra la déposer dans le parc que Dylan avait installé dans un coin de la cuisine.

Ce que la fillette n’apprécia pas du tout.

Comme elle manifestait bruyamment son désaccord, Dylan, sans lâcher son balai, poussa un sifflement strident entre ses dents. Bonnie se tut sur-le-champ, les yeux écarquillés de peur — ou plutôt, remarqua Kristy, amusée, et pleine d’admiration respectueuse.

— Waouh ! Est-ce que tu pourrais m’apprendre à faire ça ? demanda-t-elle.

Une compétence de ce genre pourrait se révéler très utile à la bibliothèque, et pas seulement quand Bonnie s’y trouverait !

— Ah ! mais c’est un don ! répondit-il avec le plus grand sérieux. On naît avec ou sans la capacité de siffler comme ça. Ça vient tout seul, ça ne s’apprend pas.

Elle l’observa avec attention pour voir s’il se moquait d’elle ou pas, haussa les épaules et sortit du réfrigérateur les ingrédients d’une autre salade. Il devait avoir raison ; si ce « don » avait été dans ses gènes, il se serait déjà manifesté.

Elle se lava les mains et se mit au travail.

Bonnie se roula en boule sur le sol du parc et s’endormit en suçant son pouce. Sam tenta de glisser le museau entre deux barreaux pour lui lécher l’oreille, la croyant peut-être prisonnière et désespérée…

— La paix, enfin ! lança Dylan en allant ranger pelle et balai.

Quelques instants plus tard, ils s’attablèrent devant les crudités assaisonnées dans un saladier — en plastique cette fois ! — et dégustèrent le grand classique des repas de famille dans le Montana : saucisses-haricots.

— Est-ce que Bonnie avait déjà dîné ? demanda Kristy.

— Je lui ai donné un petit pot tout à l’heure. Elle m’en a recraché la moitié à la figure, mais le peu qu’elle a avalé devrait suffire à l’empêcher de mourir de faim.

Kristy ne put s’empêcher de rire et commença enfin à se détendre.

La journée avait été longue et avait eu son lot d’émotions, mais elle était à la maison maintenant, avec un homme qui avait fait la cuisine pour elle — ou presque… Bonnie était sage. Sur le comptoir, il y avait les plans de la nouvelle maison de Dylan, peut-être aussi de la nouvelle écurie, roulés avec soin et fermés par un élastique.

— Tu as déjà fait dessiner les plans définitifs ? demanda-t-elle.

— Non. Ce sont seulement des esquisses que j’ai réalisées. Je voudrais ton avis.

— Oh…

Une douce chaleur l’envahit. Il allait lui demander son avis… Bien sûr elle n’avait pas l’intention d’apporter de modifications importantes aux plans — elle tenait seulement à jouer un petit rôle dans l’histoire —, mais que Dylan attache de l’importance au regard qu’elle porterait sur les travaux la touchait… plus qu’elle ne l’aurait cru.

— Tu as l’air épuisée, lui fit-il remarquer. J’ai bien fait de prévoir une surprise pour ce soir.

— Une surprise ? Qu’est-ce que c’est ?

Une longue nuit de plaisir ? Une bague de fiançailles et un « Je t’aime » pour aller avec ? Si seulement…

Le sexe, c’était dans le domaine du possible. Mais pour la bague et la déclaration d’amour, là, elle rêvait !

— Ce ne serait plus une surprise, si je te le disais, n’est-ce pas ?

Ils terminèrent leur dîner en parlant de choses et d’autres, puis Dylan alla coucher Bonnie tandis qu’elle allait chercher un Winston de mauvaise humeur dans le jardin, laissait sortir Sam quelques minutes et débarrassait la table.

A l’étage, elle entendit l’eau couler dans la baignoire.

Dylan donnait un bain à sa fille. Elle sourit, amusée. Qui l’aurait cru ? Le bad boy de Stillwater Springs prenait ses devoirs de père très au sérieux !

Sans compter qu’il savait lancer une machine — l’essorage venait de s’enclencher — et préparer un dîner.

Son père à elle aurait combattu une troupe entière de lions à mains nues pour la protéger, ou protéger sa mère. Pour autant, elle ne l’avait jamais vu faire une seule fois la vaisselle, la cuisine ou la lessive.

Elle avait eu le temps de préparer du café et de donner un coup d’éponge sur la table lorsque Dylan réapparut, sourire aux lèvres et la chemise trempée. Il l’enleva sans façon en traversant la cuisine pour gagner la buanderie, et revint avec un T-shirt propre tiré du sèche-linge qu’il enfila aussitôt. Puis il alla prendre les plans et s’installa à la table.

Kristy remplit deux tasses de café, et vint s’asseoir à côté de lui, savourant l’odeur de sa peau, de ses cheveux, et du T-shirt fraîchement lavé. « Un instant parfait », se dit-elle en poussant un petit soupir d’aise.

Il fit glisser l’élastique, déroula les grandes feuilles, et la maison apparut, esquissée à grands traits de couleurs vives. L’avant, l’arrière, l’intérieur…

Kristy se pencha sur les dessins et écarquilla les yeux. Elle n’aurait jamais cru Dylan capable d’une telle œuvre d’artiste ! Les détails, surtout, étaient époustouflants. Il avait même pensé aux interrupteurs ! De toute évidence, comme il l’avait dit lui-même, cette structure mûrissait dans sa tête depuis des années.

— Je suis impressionnée…, murmura-t-elle.

— Tant mieux ! Tiens, regarde, là c’est la cuisine. Tout équipée, électroménager dernier cri. J’avais d’abord pensé à de l’ardoise pour le sol, mais avec la puce il vaudrait mieux poser un linolèum épais qui amortira les chutes.

— Absolument.

Cette cuisine n’était qu’une ébauche, tracée au marqueur sur du papier bon marché, mais Kristy la voyait déjà dans sa tête, elle s’imaginait évoluant dans la pièce. Les placards, les appareils ménagers, le coin petit déjeuner près des fenêtres en arche… Le dessin prenait vie sous ses yeux.

Quelle merveille !

— Et voilà notre chambre, poursuivit Dylan presque timidement, en lui désignant une zone spacieuse munie d’une cheminée, d’une salle de bains géante et d’une terrasse privative. La chambre d’enfants est ici, et je me suis dit qu’il nous en faudrait trois autres, sans compter les chambres d’amis, de l’autre côté du salon…

— Dylan…

— Oui ?

— C’est… c’est fabuleux.

Elle fronça les sourcils en découvrant une petite pièce contenant en son centre un objet étrange.

— Qu’est-ce que c’est ?

Dylan se mit à rire.

— Un taureau mécanique.

— Un quoi ?

— Un taureau mécanique. Parfait pour mettre de l’ambiance.

— Mais… je ne vois pas de pistes de bowling, s’étonna-t-elle, moqueuse.

Dylan sourit et se pencha pour l’embrasser furtivement dans le cou.

— J’avais songé à une pièce entièrement dédiée au sexe, reprit-il, mais les enfants la trouveraient à tous les coups, donc c’est exclu.

Les enfants. Au pluriel. Toute à sa joie, Kristy éclata de rire.

— Là, j’aurais mis mon veto ! lança-t-elle.

— Mais tu es d’accord pour le taureau mécanique ?

— Bien sûr, tant que tu ne me demandes pas de monter dessus !

— Tu monteras dessus, lui assura-t-il avec une telle conviction qu’elle le soupçonna d’avoir raison. Le sol sera composé de sciure, avec des panneaux de caoutchouc au-dessous. Le reste de la pièce sera décoré comme un saloon de western.

— Tu as pensé à tous les détails, on dirait. Depuis combien de temps travailles-tu à tout ça ?

— Depuis un bon moment. Quand je courais les rodéos, le soir, dans mon lit de motel, je tournais toutes les possibilités dans ma tête. Puis un jour, l’idée a pris forme.

Il y avait quelque chose de touchant dans la vision de Dylan, seul dans une chambre sordide, en train d’échafauder les plans d’une maison. Non qu’il se soit retrouvé seul aussi souvent qu’il aurait aimé le lui faire croire, songea-t-elle, avec une petite pointe de jalousie.

— Est-ce que tu souhaites changer quelque chose en particulier ? demanda-t-il.

Son regard était franc. Il semblait réellement disposé à prendre en compte son opinion. Son cœur était-il aussi ouvert, par le plus grand des hasards ?

— Non. C’est parfait.

Oui, tout était absolument parfait, à l’exception, peut-être, du taureau mécanique, et encore. Même cela pouvait se révéler très amusant, en fin de compte.

Voilà qui compensait presque la perspective de sa propre maison de famille avalée par un monstre nommé Tri-Star.

— Et maintenant, l’écurie ! annonça Dylan en déployant une seconde feuille.

L’esquisse était aussi soignée que celle de la maison.

Il y avait vingt box, plus un autre de poulinage plus grand que les autres, ainsi qu’un espace généreux pour stocker les céréales et le foin. Une sellerie, un petit bureau et même un studio !

— Nous aurons probablement besoin d’aide sur place, expliqua-t-il en tapotant de l’index le carré correspondant au studio. Ceci devrait convenir à n’importe quel ouvrier agricole.

Kristy retint un sourire. La maison de ses parents tenait tout entière dans ce studio attenant à l’écurie !

— Le prêt sera astronomique, Dylan.

— Quel prêt ?

Elle le regarda, surprise.

— Eh bien, pour les travaux… Tout cela doit coûter une fortune…

— Oui, oui, c’est sûr, répondit-il machinalement. Au fait, tu as vu cette pièce ici ? C’est une sorte de bureau familial. Les enfants pourront y faire leurs devoirs, ce genre de choses…

— Dylan, insista-t-elle, fermement décidée à le freiner dans sa course à la ruine financière. Je parle de millions !

— « De millions » ?

— C’est ce que coûterait une maison comme celle-là.

— Oui. Je sais.

— Mais…

— C’est un réel soulagement de constater que tu ne vas pas m’épouser pour mon argent, déclara-t-il en souriant.

Elle le regarda, de plus en plus perplexe.

— Je sais que tu as été cascadeur, et que tu as gagné beaucoup de trophées de rodéo, mais là…

— J’ai eu un coup de chance en bourse, lui expliqua-t-il enfin. Plusieurs, même, pour ne rien te cacher, mais c’est avec le premier que j’ai décroché la timbale.

— Mais de quoi parles-tu ?

— Logan a créé une compagnie il y a quelques années. Assistance juridique en ligne, ou quelque chose dans ce goût-là. Je venais de toucher une jolie somme aux National Finals de Vegas quand elle a fait son entrée en bourse. Et comme, pour une fois, j’avais un peu de marge au-delà des factures à régler, j’ai payé mes impôts et investi le reste dans la boîte de Logan. On était en froid à l’époque, Logan et moi, mais je le savais doué en affaires, alors j’ai décidé de tenter ma chance. C’est la troisième meilleure chose que j’aie jamais faite.

— « La troisième » ? répéta Kristy, un peu sonnée.

Dylan enroula une mèche autour de son doigt, tout près de l’oreille. Elle frémit.

— La toute première serait soit la garde de Bonnie, soit mon retour ici pour t’épouser. Et la deuxième, ma foi, ce serait celle qui n’aurait pas fini première…

Kristy sourit tandis que ses yeux s’embuaient.

— Tu as une logique très particulière, Dylan Creed.

— Moi, j’arrive à me suivre, répliqua-t-il en repliant les feuilles d’esquisses. Bien ! Si tu n’as pas d’objection, je vais faire dessiner les plans le plus vite possible.

Incapable de proférer une parole, Kristy se borna à hocher la tête. Ce moment était si délicieux, si fragile, qu’elle était sûre de le voir mal se terminer. Quelque chose de terrible allait arriver, nécessairement. Ce n’était pas de la paranoïa. Seulement l’amère leçon de l’expérience.

— Et maintenant, la surprise du chef ! lança-t-il.

Il se leva en l’invitant à en faire autant. Puis il alla verrouiller la porte de derrière et éteindre la cafetière.

Ils quittèrent la cuisine plongée dans le noir, et Dylan s’arrêta devant la chambre de Bonnie.

— Continue, dit-il. J’arrive.

Kristy hocha la tête et gagna la chambre.

Elle poussa un petit cri de surprise. Le lit était grand ouvert, le drap du dessus complètement rabattu. Et celui de dessous parsemé de pétales de rose jaunes, si frais que leur parfum enchanteur l’enivra alors qu’elle avait à peine franchi le seuil.

Un grand chambardement se fit en elle. Et une évidence fulgurante lui apparut, aussi nette qu’une étoile dans un ciel dégagé. Avec Dylan, elle n’avait aucune frontière physique, aucun secret. Lui seul pouvait mettre à nu son âme aussi facilement que son corps. Au plus fort de l’amour avec lui, elle perdait son identité propre, elle se fondait en lui. A eux deux ils ne formaient qu’une seule et même entité au point de devenir indissociables.

Cette évidence était une force qui se glissa en elle comme une coulée de lave chaude.

Elle entendit Dylan arriver dans son dos et refermer doucement la porte.

Elle, bibliothécaire, qui lisait au moins trois livres par semaine, fut incapable de trouver un seul mot à dire.

Dylan l’enlaça par-derrière et pencha la tête pour l’embrasser dans le cou. Dans le couloir, Sam gémit pour réclamer le droit d’entrer tandis que Winston griffait rageusement le battant.

— Plus tard ! lança Dylan.

Puis il desserra son étreinte et se dirigea vers la salle de bains. Peu après, elle entendit l’eau couler dans la baignoire.

Pourtant elle ne bougea pas, tout occupée à s’imprégner de ce spectacle irréel dans le parfum suave des roses.

— Kristy ?

Sur le seuil de la salle de bains, Dylan la contemplait, bras croisés, une épaule appuyée contre le chambranle.

— Ce n’est pas tout, dit-il.

— Oh !

Comment son cœur pourrait-il supporter tant de surprises ? Elle en était encore à tenter d’assimiler la nouvelle la plus inattendue qui soit : Dylan, le cadet de Jake Creed, avait aujourd’hui les moyens de se faire construire la maison de ses rêves sans solliciter le moindre prêt bancaire !

Dylan lui fit signe de le rejoindre.

Dès qu’elle eut franchi le seuil de la salle de bains, il éteignit la lumière. Elle découvrit alors les bougies. Il y en avait une bonne douzaine, leurs petites flammes projetant des ombres mouvantes sur les murs, créant une ambiance terriblement romantique. Dylan lui avait fait couler un bain, et deux rangées de pétales rose pâle traçaient un chemin vers la baignoire tel un sentier magique menant à la forêt enchantée. Ou plutôt au lac enchanté, car la surface de l’eau était recouverte de pétales blancs et embaumait non seulement la rose, mais aussi la lavande, avec un zeste de gardénia.

Elle sentit sa gorge se nouer. Non, il ne fallait pas qu’elle pleure… C’était ridicule…

Dylan commença à lui retirer tous ses vêtements, dans le plus grand silence et avec une infinie délicatesse.

Lorsqu’elle fut entièrement nue, il lui tendit la main pour l’inviter à pénétrer dans cette vénérable baignoire à pattes de lion tel un chevalier aidant sa reine à prendre pied dans une barque d’apparat. Elle se glissa dans la chaleur bienfaisante et parfumée.

Agenouillé sur le carrelage, Dylan entreprit de lui laver le corps avec des gestes lents, presque révérencieux, et des caresses si légères que la fièvre la gagna rapidement, réveillant toutes les parcelles de son corps — et même certaines dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence !

La lueur diffuse des bougies dansant sur le visage de Dylan l’hypnotisait…

Sa mémoire lui restituait une mélopée qui semblait provenir d’un univers inconnu qu’elle était pourtant sûre d’avoir connu…

L’eau et les mains de Dylan partout et nulle part à la fois…

Un cocktail d’odeurs grisantes, l’homme, la rose et le gardénia…

Sur sa langue, un tremblement de désir pur…

« Cet homme ne t’aime pas ! » gronda une voix en son for intérieur, une voix qu’elle fit taire aussitôt.

A un moment, elle eut vaguement conscience que Dylan se déshabillait pour la rejoindre et, tandis que l’eau se vidait peu à peu autour d’eux, il la prit et la conduisit rapidement aux extrêmes limites de son être.

Elle se livra à Dylan corps et âme, lâcha la bride à ses sens survoltés, à ses émotions débarrassées de leur coque de protection.

Arrimée à son amant, elle tutoya les étoiles, encore et encore…

Et lorsqu’il prit son envol à son tour, ce fut comme une révélation.

Ils avaient conçu un enfant, Dylan et elle.

Ils avaient conçu un enfant…

*  *  *

Encore une nuit aussi torride que celle-là, songea Dylan en essayant de rassembler un minimum d’énergie pour préparer le petit déjeuner pour Bonnie, et il mourrait de félicité bien avant son heure…

Oh ! Mais partir dans l’extase, quelle mort plus douce ?

Le soleil ourlait à peine l’horizon à l’est, et Kristy dormait encore, petite boule toute chaude et nue dans ce lit qu’il avait quitté à regret. Mais s’il voulait être à 6 heures à l’écurie de Logan, il devait se dépêcher.

Caleb serait-il au rendez-vous, comme convenu ?

Rien n’était moins sûr. Il ne pouvait que l’espérer.

Il avait eu un peu de mal à habiller Bonnie avant de la descendre dans la cuisine. Elle serait dans ses jambes une fois à l’écurie, mais après tout c’était une Creed, et elle devait apprendre à côtoyer les chevaux. Kristy se serait sûrement proposée pour l’emmener une nouvelle fois avec elle à la bibliothèque, mais comment demander à qui que ce soit de s’occuper deux jours de suite d’une petite sauvageonne encore mal apprivoisée ?

Il griffonna quelques mots sur l’ardoise, au-dessous de la liste de courses perpétuelle de Kristy, expliquant qu’il était au ranch avec Bonnie et Sam pour travailler avec Sundance.

Il sourit. Kristy manquait-elle perpétuellement de brocolis, de bicarbonate de soude, de yaourts, de céréales et de croquettes pour chat, ou négligeait-elle d’effacer au fur et à mesure les denrées achetées ?

Il quitta la maison et verrouilla soigneusement la porte de derrière. Puis il installa Bonnie dans le pick-up, tandis que Sam prenait sa place habituelle à l’avant sans se faire prier.

Le trajet jusqu’au Stillwater Springs Ranch se déroula sans encombre, hormis la rengaine des « P’tit pot » habituelle de Bonnie. Avec un peu de chance, elle se lasserait de ce jeu avant d’entrer à l’Université…

En arrivant chez Logan, il aperçut tout de suite Caleb qui attendait près de la barrière du corral, vêtu d’un jean, d’un T-shirt et de bottes de cow-boy flambant neuves. Son père avait dû le déposer, car il n’y avait que deux véhicules en vue, le pick-up de Logan et la BMW bleu marine de Briana, cadeau de Logan.

Dylan sourit. Dire qu’à une époque Logan avait été un bourreau des cœurs, courant les femmes — dont deux épouses ! — tel un marin ivre, le soir de sa paie. Mais c’était avant de tomber sur Briana Grant et les deux garçons qui allaient avec. Logan aimait Josh et Alec comme ses propres fils. Cela se voyait à la manière dont il plaisantait et s’amusait à se bagarrer avec eux, ou les laissait le suivre partout sur le ranch.

Dylan comprenait cela. Si Kristy avait eu des enfants à elle, il les aurait aimés aussi, tout simplement parce qu’il l’aimait, elle.

« L’aimait » ?

Doucement ! Certains mots étaient à manier avec des pincettes.

Et ce verbe-là était trop beau, trop violent, trop définitif. Il n’était pas encore prêt à l’appliquer avec certitude aux sentiments troubles qui l’animaient.

Il descendit de voiture et entreprit de détacher Bonnie de son siège. Caleb n’avait toujours pas bougé. La timidité, sans doute, songea-t-il.

Sa fille était impatiente, ce qui ne lui facilita pas la tâche. Il fut soulagé de voir Briana s’avancer à leur rencontre avec un grand sourire.

Elle salua Caleb d’un bref hochement de tête et prit tout de suite Bonnie dans ses bras.

Il se prépara au pire, certain que Bonnie allait piquer une colère, mais non. Sa fille roucoulait et tirait la tresse de Briana, visiblement ravie de changer de partenaire de jeux.

— Vous vous êtes levés à l’aube ! observa Briana.

— Caleb et moi, nous allons nous occuper de Sundance, répondit Dylan.

— Avez-vous pris le petit déjeuner ? demanda Briana. Logan est encore dans la cuisine, en train de dévorer des pancakes.

— Non merci, répondit Dylan.

Mais, avisant du coin de l’œil l’air déçu de Caleb, il ajouta :

— En revanche, notre apprenti cow-boy ici présent aurait peut-être encore de la place pour une crêpe ou deux…

Briana, tout en calant Bonnie sur sa hanche droite, se tourna vers Caleb.

— Est-ce que tu as faim, Caleb ? Si oui, nous t’offrirons volontiers autant de pancakes que tu voudras.

L’adolescent rougit violemment.

— Mon père m’a acheté deux petits sandwichs à la station-service en venant, mais ils n’ont pas duré longtemps…, répondit-il.

— Alors, suis-moi, lui proposa Briana en se dirigeant vers la maison. Dylan ?

— Ma foi…

Il avait avalé tout à l’heure deux bols de céréales et du café, mais un petit rappel de caféine ne lui ferait pas de mal.

Avec peut-être un pancake, à la réflexion.

Ou même plusieurs, pourquoi pas ?

*  *  *

Il y avait quelqu’un dans le lit à côté d’elle.

Kristy crut d’abord tout naturellement qu’il s’agissait de Dylan. Seulement… Quelque chose clochait dans le creux que formait le matelas. Et puis, cette respiration bizarre, saccadée…

Elle entrouvrit les paupières. Et se leva précipitamment en poussant un cri de terreur.

Quelqu’un d’autre était allongé, là, sur son lit, une personne qui… qui lui était vaguement familière… mais qui n’était absolument pas Dylan, vêtue d’un jean, d’un gros pull en laine à col roulé… et d’une cagoule de ski qui dissimulait sa bouche.

— Dylan ! hurla-t-elle, tout en se doutant qu’il n’était pas dans la maison.

— Il est parti. Depuis au moins une heure. Avec sa fille.

Cette voix…

Kristy, encore abrutie de sommeil, mais l’esprit affûté par la peur, se débattait avec sa mémoire. Elle aurait donné n’importe quoi pour que Dylan apparaisse maintenant sur le seuil. Mais l’essentiel bien sûr, c’était que Bonnie soit avec lui, loin, en sécurité.

— Qui êtes-vous ?

Elle s’aperçut brusquement qu’elle était toute nue, et arracha le couvre-lit d’un geste vif pour se couvrir.

Sous ses yeux effarés, l’inconnu se leva et sortit de sous son pull-over un petit pistolet. De quelle marque, de quel calibre, Kristy l’ignorait, mais il lui suffisait de savoir que cette arme pouvait la tuer — et avec elle l’enfant conçu avec Dylan cette nuit.

— Habille-toi !

Bien que déformée, la voix lui était familière… Comme la silhouette… Mais impossible de mettre un nom dessus…

Tremblant comme une feuille, elle recula jusqu’à la commode, ouvrit un tiroir, en sortit au hasard un pull à manches courtes. Elle prit aussi son jean posé sur la chaise et enfila l’un et l’autre tant bien que mal sous le couvre-lit.

Est-ce qu’un violeur lui ordonnerait de s’habiller ? Non.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle d’un ton brusque, ragaillardie par cette idée.

Son assurance revenait. Si seulement elle avait laissé Dylan lui apprendre à se servir du Colt ! Est-ce qu’il se trouvait encore tout en haut de l’armoire à linge ? Ou Dylan l’avait-il emporté avec lui en partant ce matin ?

— Et comment êtes-vous entré ici ? ajouta-t-elle.

— Des questions, des questions ! Ça suffit, maintenant !

De sa main libre, l’inconnu arracha sa cagoule.

Kristy étouffa un cri de stupeur.

Freida Turlow.

— Tu croyais qu’il suffisait de changer les serrures pour m’empêcher d’entrer chez moi, pauvre cloche ? lui lança cette dernière. Il y a au moins dix façons de pénétrer dans cette maison ! J’ai eu tout le temps de les découvrir pendant mon enfance. Pas toi, visiblement, malgré tout ce que tu as abîmé, détruit, déménagé…

Kristy mit un certain temps à se remettre de sa frayeur.

— Freida ! Tu es folle ou quoi ? Mais qu’est-ce qui t’a pris d’entrer ici avec un… un pistolet… Et de t’allonger sur mon lit…

Le visage de Freida se durcit. Ses yeux avaient une lueur bizarre, vitreuse, comme s’ils fixaient une scène visible d’eux seuls.

— Où est-il ? demanda-t-elle d’une voix sifflante.

— Quoi ? De quoi parles-tu ? répliqua Kristy en s’éloignant insensiblement, un centimètre après l’autre, vers la porte.

Si elle pouvait juste sortir de cette chambre, et filer ensuite vers l’escalier…

— Mon journal intime ! cria Freida.

La voyant hors d’elle, Kristy, qui s’apprêtait à bondir, se figea. Elle pouvait éventuellement courir plus vite que Freida, mais certainement pas plus vite qu’une balle de pistolet.

— Et c’est pour ça que tu as détruit le mur de ton ancienne chambre ? demanda-t-elle soudain, se souvenant de la première intrusion de Freida chez elle. Pour récupérer un journal intime ?

— Je sais que c’est toi qui l’as !

— Freida, je ne l’ai pas. Tu l’as sûrement emporté avec toi quand tu as déménagé, et tu as oublié…

— Je n’ai pas oublié ! Je voulais revenir le chercher… Je pensais avoir tout mon temps avant la conclusion de la vente, mais tu étais toujours là, avec un spécialiste des planchers, le plombier pour la chaudière, ou cet autre type qui prenait des mesures pour les étagères !

— Pourquoi maintenant ?

Kristy se sentait étrangement calme pour une femme dans la ligne de mire d’un pistolet tenu par quelqu’un qui savait de toute évidence s’en servir.

— J’habite ici depuis longtemps, Freida. Tu avais des doubles de mes anciennes clés. Alors pourquoi avoir attendu ?

— Parce que mon cher frère m’avait dit que c’était lui qui l’avait ! Au début, je l’ai cru. Je lui ai donné de l’argent, je l’ai laissé utiliser ma voiture, dormir sur mon canapé, mais quand il a entamé sa cure à Billings j’ai fouillé toutes ses affaires. Et il n’avait pas mon journal !

— Il a pu le cacher quelque part, suggéra calmement Kristy.

Elle s’efforçait de gagner du temps à présent, guettant une occasion de filer — et à peu près sûre que cette occasion ne viendrait jamais.

— Il n’est pas assez futé pour avoir fait ça ! lança Freida d’une voix grinçante.

— Il l’était manifestement assez pour te faire chanter, fit remarquer Kristy, regrettant aussitôt ses paroles.

Freida leva aussitôt le pistolet.

— Ne me parle pas sur ce ton, Kristy Madison ! Tu n’es rien, rien ! Juste la fille d’un tueur !

Quelque chose changea alors sur le visage de Freida, une ombre passa, glaçante.

— Qu’est-ce qu’il y avait dans ce journal, Freida ?

— Tu le sais très bien puisque c’est toi qui l’as !

— D’accord, je l’ai, répondit Kristy, passant spontanément au plan B et priant pour que celui-ci fonctionne.

Subtiliser le pistolet et fuir à toutes jambes. Voilà ce qu’elle devait faire.

— Alors, tu sais ce qu’il y a dedans, murmura Freida d’un air perdu, comme si elle ne savait plus où elle était. Tu sais que j’ai vu ton père tirer sur cet homme de son pick-up, creuser un trou sous les arbres et le jeter dedans. Tu sais que j’ai tué cette Ellie Clarkston et que je l’ai enterrée au même endroit, sur ton cheval. Et puisque tu sais tout cela, je vais devoir te tuer…