Sharlene regarda longtemps Dylan travailler avec le cheval, exactement comme elle l’avait observé en cachette le soir où elle avait laissé son bébé dans le pick-up, derrière cet infâme tripot de Las Vegas. Il avait retiré sa chemise, le soleil jouait dans sa toison blonde, les muscles bandés dansaient sous sa peau.
Elle l’avait suivi jusqu’au Stillwater Springs Ranch après avoir emprunté la vieille Buick de la mère de Jimmy.
Trois jours s’étaient écoulés depuis qu’elle était arrivée en ville dans ce bus, trois jours à jauger la situation et à étudier ses différentes options. Maintenant, en échange du gîte et du couvert, elle était censée nettoyer les chambres après le départ des rares touristes qui choisissaient ce motel décrépit plutôt que de se prélasser dans le Holiday Inn tout neuf. Son moral en avait pris un coup. Il fallait qu’elle réagisse.
Elle considéra la femme mince et blonde qui tenait sa petite fille et dévorait littéralement Dylan des yeux.
D’après la mère de Jimmy, ces deux-là étaient mariés désormais.
La bague et l’alliance que portait cette femme — Kristy, toujours d’après la mère de Jimmy — à l’annulaire en étaient la preuve.
Sharlene se mordit la lèvre. Son beau projet de devenir Mme Dylan Creed et de rafler les avantages associés était tombé à l’eau. Tout était fichu…
Dylan parut soudain sentir sa présence. Il tendit la longe à un adolescent qui l’accompagnait et s’avança vers elle.
Au début, la jeune femme qui portait sa fille ne bougea pas. Puis elle finit par s’approcher à son tour.
Sharlene s’attendit à voir Bonnie — puisque Dylan s’obstinait à l’appeler comme ça — pousser des cris de joie en la revoyant et gigoter pour qu’elle la prenne dans ses bras, mais la fillette ne fit ni l’un ni l’autre et se mit à hurler en se cachant sous le pull de la femme.
L’expression de Dylan était si froide que Sharlene sentit distinctement un courant d’air glacé l’envelopper, ici, dans cette prairie pourtant baignée de soleil, sous un ciel sans nuages.
Les derniers vestiges d’espoir qu’elle pouvait encore nourrir tombèrent en poussière. Dylan ne céderait jamais. Il ne l’épouserait pas, il ne l’aiderait pas à élever leur fille. Adieu belle maison, adieu voiture de luxe, adieu cartes de crédit dorées…
Il ne lâcherait pas non plus Bonnie sans se battre. Et Dylan Creed, elle le savait, était un sacré guerrier.
— J’aimerais la voir, s’entendit-elle balbutier d’une voix méconnaissable, triste et presque douce. Quand elle sera plus grande.
Dylan hocha la tête sans mot dire.
— C’est toi qui me l’as proposé au téléphone, insista-t-elle maladroitement. Quand… quand elle aura dix-huit ans, si elle veut me voir, je suis d’accord.
Toujours pas de réaction.
— Je… j’ai besoin d’argent, Dylan.
Il hocha de nouveau la tête sans un mot.
— De beaucoup d’argent, précisa-t-elle après une petite hésitation.
— Il faudra d’abord signer un papier officiel, déclara-t-il enfin, le regard noir.
Sharlene jeta un regard à Bonnie. La petite fille — sa fille — la fusillait du regard maintenant, exactement comme Dylan, ses bras cramponnés au cou de cette femme.
— O.K., dit-elle.
Elle pensait déjà à l’endroit où elle pourrait aller ensuite. A ce qu’elle pourrait s’acheter. Elle en ferait, des choses, avec un joli paquet en poche et pas de gosse pour accaparer son attention !
— C’est tout ? fit Dylan. « O.K. », et puis voilà ? C’est aussi facile que ça, d’abandonner son enfant ?
Une bouffée de honte envahit Sharlene, mais elle ne mordit pas à l’hameçon. Trop facile ! Discuter avec Dylan ne la mènerait nulle part, elle ne le savait que trop bien.
— Mais j’oubliais, tu as une certaine pratique de la chose, n’est-ce pas, Sharlene ? Partir, disparaître, ça te connaît, non ?
— Ne sois pas méchant, Dylan…
— Oh ! Epargne-moi tes grands airs. Logan, mon avocat, t’apportera les papiers dès demain, où que tu sois. Demande à quelqu’un de les étudier, si tu veux. Dès qu’ils auront été signés et authentifiés par qui de droit, tu auras ton argent.
Sharlene hocha la tête, masquant de son mieux sa satisfaction. De toute façon elle n’aurait jamais pu être heureuse dans ce bled. Il n’y avait même pas un cinéma ! Ni le moindre centre commercial ! Mais que pouvaient bien fabriquer les gens du coin, le samedi soir ? Ils ciraient leurs chaussures pour l’office du dimanche ?
Une semaine ici aurait suffi à la rendre folle.
— O.K., répéta-t-elle.
— Les termes seront très stricts, Sharlene, précisa Dylan d’une voix lente, en détachant ses mots.
Est-ce qu’il la prenait pour une demeurée ?
Mais après tout, son opinion, elle s’en moquait ! Du moment que son chèque arrivait à la banque.
— Plus un sou ensuite, Sharlene. Jamais. Et tu ne t’approches plus à moins de trois Etats de Bonnie sans mon accord. Est-ce que c’est clair ?
Sharlene coula un nouveau regard vers cette… Kristy, incapable de dissimuler son mépris.
— J’irai même plus loin, Dylan. Double la somme, et ta charmante épouse ici présente peut adopter Bonnie.
Il la regarda, surpris.
Elle avait réussi à le surprendre. Incroyable !
— Tu es sérieuse ?
— Très sérieuse.
Il se retourna, consulta du regard sa femme, qui hocha la tête en serrant Bonnie un peu plus fort contre elle.
— Marché conclu, Sharlene, laissa-t-il tomber.
* * *
A 10 heures le lendemain matin, dans l’une des salles de la bibliothèque ouvertes au public, comme convenu, Sharlene renonça par contrat à tous ses droits sur Bonnie, empocha le chèque rempli par Dylan et quitta Stillwater Springs à une vitesse qui sidéra Kristy. Elle avait apparemment convaincu un certain Jimmy, dernier pigeon en date d’une série sûrement très longue, de l’emmener en voiture à l’aéroport de Missoula.
— Alors c’est fini ? demanda Dylan à son frère d’une voix blanche.
Logan rajusta sa belle cravate et lui sourit.
— C’est fini, confirma-t-il avant de se tourner vers Kristy. Quand veux-tu lancer la procédure d’adoption ?
Kristy en avait parlé avec Dylan toute la nuit ou presque. Dylan tenait à ce qu’elle soit absolument sûre de sa décision. Adopter un enfant, c’était une étape importante. Un engagement lourd.
— Hier ? suggéra-t-elle, radieuse.
Avec un petit rire, Logan tira de son attaché-case un autre document et le fit glisser sur la table dans sa direction.
— Votre satisfaction est notre priorité, ici au cabinet Creed, Creed & Creed ! Signe là, belle-sœur, je me chargerai de déposer ta demande.
Kristy écarquilla les yeux et se tourna vers Dylan, qui soutint son regard sans rien dire.
Elle inscrivit son nom, Kristine Madison Creed, sur chacune des lignes que lui désigna Logan.
— Quand Bonnie deviendra-t-elle ma fille ? demanda-t-elle d’une voix émue.
— Je pense que Bonnie est déjà ta fille. Théoriquement, la loi prévoit un délai d’attente de six mois, puis une audience. Mais Sharlene ne risque pas de sortir du bois pour venir opposer son veto, si c’est ce qui te tracasse. En faisant cela elle perdrait une bonne partie de la somme convenue par contrat. Nous avons pris la précaution d’étaler les paiements sur quinze ans pour qu’elle ne puisse pas cacher l’argent quelque part à l’étranger et tenter ensuite de récupérer Bonnie.
— Oh ! Je vois que tout a été étudié, fit-elle remarquer.
— Chez les Creed, on fait les choses dans les règles ou on ne les fait pas, plaisanta Dylan. Et, à propos, cette lune de miel… Où aimeriez-vous aller, madame Creed ?
— Je vous laisse débattre du sujet en privé, se hâta de dire Logan en rassemblant ses papiers avant de quitter la salle.
Son regard plongé dans celui de Dylan, Kristy ne l’entendit même pas.
— Je ne plaisante pas, insista Dylan. Un petit voyage de noces s’impose. Alors, où ?
Kristy sourit.
— Eh bien, je connais un endroit où j’allais souvent m’étendre dans l’herbe haute en compagnie de mon amoureux pour contempler les étoiles…
Dylan se mit à rire et la serra dans ses bras.
— Pas de Hawaii ? Mexico ? Las Vegas ?
— Tout ce que je veux, Dylan Creed, c’est m’étendre de nouveau dans l’herbe haute avec mon mari pour l’aimer.
Elle eut à peine le temps d’attraper son sac, il l’entraînait déjà vers la sortie.
C’était sans compter le zèle de Susan qui la héla au passage depuis le comptoir de l’accueil.
— Zachary Spencer a appelé cinq fois au sujet de ce contrat pour le film ! Qu’est-ce que je dois lui dire ?
— Dis-lui qu’il peut l’oublier ! Mais gentiment, hein ?
— Hé ! N’oubliez pas d’aller voter ! L’élection, c’est aujourd’hui, je vous rappelle. Mike Danvers a dû renoncer à sa candidature après le scandale Freida, d’ailleurs Julie menace de le tromper pour se venger. Ce qui signifie que Jim Huntinghorse est seul en course…
— Alors il n’a sûrement pas besoin de nos voix ! lança Dylan. Au revoir, Susan.
— Si quelqu’un d’autre me demande, ajouta Kristy, dis-lui que M. et Mme Dylan Creed sont partis en voyage de noces !
Dylan la poussa littéralement dehors. Elle jeta un dernier regard en arrière et vit Susan s’empourprer, puis sourire et agiter la main en signe d’adieu.
* * *
Là-haut sur leur colline, après s’être longuement aimés dans l’herbe haute, douce et drue, Dylan et Kristy restèrent un bon moment allongés sans bouger pour se remettre de leurs émotions, tout en contemplant le ciel infini du Montana.
— Je n’arrive pas à le croire, Dylan. Je suis mariée et mère de famille !
— Ta fille ne va pas être facile à élever tous les jours…
— Bonnie est déjà difficile, répliqua Kristy en riant. Une pure Creed, jusqu’au bout des ongles !
— Nous sommes une tribu de sauvages, reconnut Dylan, non sans fierté.
Il roula sur le côté et s’appuya sur un coude pour la regarder.
— C’est une bonne chose, d’après toi, que Bonnie soit une Creed ? demanda-t-il.
— C’est une excellente chose, affirma Kristy en lui caressant la joue. Je suis une Creed moi aussi maintenant, je te rappelle…
— Nous avons une longue tradition assez peu honorable de fauteurs de troubles, dans la famille. C’est toute une réputation qu’il va falloir reconstruire.
Une vague de tendresse submergea Kristy.
— Le passé est derrière nous, Dylan, dit-elle doucement. Et le futur commence aujourd’hui. A ce propos…
Elle se tut, se mordilla la lèvre.
— Oui ?
— C’est trop tôt, je ne peux pas encore avoir de preuve, mais… je suis sûre d’être enceinte.
Le visage de Dylan s’éclaira.
— Comment peux-tu savoir ce genre de chose ? demanda-t-il.
— Je le sais, c’est tout.
— Tu as des prénoms en tête ?
Kristy sentit les larmes embuer ses yeux. C’était comme s’ils reprenaient une conversation interrompue des années plus tôt…
— Si c’est un garçon, dit-elle, je pensais à Timothy Jacob, en l’honneur de nos pères respectifs.
Voyant Dylan se rembrunir, elle se hâta de rectifier :
— Jacob Timothy, bien sûr…
Dylan cueillit un brin d’herbe et s’en servit pour lui chatouiller le menton, mais son regard demeura grave.
— Trop de choses à pardonner de ce côté-là, murmura-t-il. Si tu veux appeler notre fils Tim, pas de problème, mais Jake…
— Je n’insisterai pas, Dylan, mais tu ne crois pas qu’il serait temps de pardonner à ton père ?
— Peut-être, mais je ne suis pas encore prêt. En outre, j’espère un peu que ce sera une fille. Une petite sœur pour Bonnie…
Elle lui tapa sur la main pour qu’il arrête de la chatouiller.
— Maggie Louise ? proposa-t-il.
— Maggie Louise, répéta-t-elle en souriant, les yeux dans le vague.
Sa mère aurait été si fière d’avoir une petite-fille portant son prénom…
D’un baiser plus appuyé que les autres, Dylan coupa court à sa rêverie.
— Et moi, je sais que je vous aime, madame Creed, déclara-t-il tout en traçant un sillon de feu sur sa gorge du bout des lèvres.
Elle gémit.
Mme Creed…
Un beau nom vraiment, qui sonnait juste.
Elle aussi aimait Dylan, aujourd’hui et pour toujours. De tout son cœur, de tout son corps et de toute son âme…