Cet arrêt à la bibliothèque avait sans doute été une erreur tactique, reconnut Dylan. Il avait cédé à une inspiration, une brusque envie de revoir Kristy. Mais en arrivant dans la salle, en voyant tous ces enfants assis devant elle pour l’heure du conte, il s’était senti aimanté. Une attraction viscérale, un appel venu d’ailleurs, comme celui des tam-tams et du feu de camp sous le tipi de Cassie. Et il était entré dans le cercle sans plus réfléchir.
Il n’aurait pas dû…
Kristy était toujours aussi belle, même avec cinq ans de plus. Elle paraissait plus équilibrée et sereine qu’avant — même si, comme il l’avait constaté non sans un certain plaisir, en le voyant elle avait été désarçonnée. Désarçonnée et… triste lorsqu’elle avait vu Bonnie, lui avait-il semblé.
Il jeta un regard à sa fille, bien calée dans son siège-auto, sa poupée tachée dans les bras. Un vrai nid de germes, cette poupée, il faudrait un jour la désinfecter, ou la brûler. Mais pas maintenant, ce serait un crève-cœur de l’en priver. Plus tard, peut-être, pendant son sommeil…
Pour le moment, il devait surtout faire attention à respecter la limitation de vitesse dans les rues de Stillwater Springs. Il ne manquerait plus que Floyd Book ou l’un de ses adjoints l’arrête et exige une preuve quelconque qu’il n’avait pas kidnappé Bonnie. Il avait bien la note griffonnée par Sharlene, mais elle ne pèserait pas lourd devant un juge…
Logan, lui, saurait rédiger un document en bonne et due forme et régler définitivement le problème. Il prit la direction du ranch, avec le vague espoir d’y trouver son frère — et parce que c’était aussi chez lui, après tout, et qu’il ne savait où aller.
— C’est ici que j’ai grandi, expliqua-t-il à Bonnie une fois le grand portail franchi, comme ils passaient sous l’écriteau fraîchement repeint STILLWATER SPRINGS RANCH.
— Non ! claironna Bonnie en mordillant les cheveux de sa poupée.
Quatre mots, maintenant ! Décidément cette enfant progressait à une allure impressionnante.
Côté écurie, les travaux étaient presque achevés. Toit et charpente avaient été refaits à neuf. Une fois terminé, le ranch aurait belle allure — et les mauvais souvenirs disparaîtraient…
Un ouvrier s’avança à sa rencontre en souriant, et Dylan reconnut Dan Phillips, qui avait fréquenté le lycée de Stillwater Springs quelques années avant lui. Il coupa le contact et baissa sa vitre.
— Logan est là ? demanda-t-il.
— Non. Il est allé se marier à Vegas. Dis donc, je ne te savais pas aussi attaché à la famille, Dylan, fit-il remarquer, amusé, en découvrant Bonnie.
— Je suis plein de surprises. Sais-tu par hasard si Logan s’est occupé des réparations chez moi après le dernier cambriolage ?
— J’ai emmené des gars là-bas et je m’en suis chargé moi-même. Logan m’a demandé de rassembler les affaires de Briana et des garçons et de les apporter ici, ça aussi c’est fait.
Bien, songea Dylan. Il pourrait aller faire deux ou trois courses avec Bonnie et emménager aussitôt. Cassie les avait accueillis comme des princes, mais il ne voulait pas s’imposer plus longtemps que nécessaire.
— C’est la mode des maisons de famille à retaper, on dirait, reprit Dan comme il s’apprêtait à repartir. Je viens de voir Tyler. Il se terre dans sa vieille cabane, là-bas près du lac. Il m’a demandé de ne le dire à personne, mais ça ne le gênerait pas que toi, tu sois au courant, je suppose.
Dan supposait mal, mais à quoi bon le lui faire remarquer ?
— Je passerai lui dire bonjour, laissa tomber Dylan.
Avec un peu de chance, Tyler ne lui tirerait pas dessus en le voyant arriver…
— Maintenant, on attaque la grande chambre et la cuisine, conclut Dan en s’éloignant vers le bâtiment principal. Gros travaux en perspective !
Le projet de Logan tenait donc toujours ? S’installer là avec Briana et élever un bataillon de gosses pour « redorer le nom des Creed », comme il disait ? Dylan sourit. Son frère se faisait des illusions…
Et puis après tout, pourquoi pas ? songea-t-il en redémarrant pour rejoindre sa propre maison. Rien n’était impossible, vu les sentiments tout nouveaux que lui inspirait sa propre fille.
— Papa ! Pot !
Le pick-up cahotait dans les ornières du chemin qui contournait le verger, puis le cimetière. Tôt ou tard, il rendrait une petite visite à la tombe de Jake, mais pour le moment il avait d’autres priorités.
— Tiens bon, dit-il à Bonnie. Nous sommes presque arrivés chez nous.
* * *
— Je sais, c’est complètement idiot de se mettre dans des états pareils sous prétexte que Dylan Creed s’est présenté sans prévenir à l’heure du conte accompagné de la plus mignonne petite fille du monde ! Mais c’est comme ça !
Kristy était juchée sur le dernier barreau de l’escabeau et, tout en parlant à son chat, étalait du jaune poussin sur le chambranle de l’arche séparant la cuisine de la salle à manger.
Winston, qui venait d’engloutir son festin quotidien, poursuivit sans s’émouvoir la toilette méticuleuse de sa patte gauche.
— Après tout, il n’a jamais eu de problème pour attirer les jolies filles, n’est-ce pas ? poursuivit-elle en essuyant une goutte de peinture sur son nez avec la manche de la grande chemise d’homme achetée exprès pour ses travaux de chantier.
— Miaou, fit Winston sans enthousiasme particulier.
— Ça m’a fait un choc, c’est tout.
Visiblement peu disposé à jouer les psys, le persan lui tourna le dos, dressa sa queue touffue et s’éloigna vers le salon. Il sauta sur le vieux bureau face aux baies vitrées, où il aimait s’installer pour regarder le monde s’agiter à l’extérieur. Enfin, s’agiter lentement, comme à Stillwater Springs, où des heures pouvaient s’écouler sans que passe la moindre voiture.
— Et voilà, soupira Kristy dans sa cuisine déserte. Personne ne m’écoute, comme d’habitude…
Au même moment quelqu’un gratta à la porte de derrière.
— Entrez ! lança-t-elle.
La porte s’ouvrit sur Floyd Book, qui retira son Stetson et le posa sur le comptoir.
— Tu ne devrais pas crier « Entrez ! » avant de savoir de qui il s’agit, lui dit-il. J’aurais pu être un vagabond, un voleur, un criminel… Les temps ont changé, Kristy !
La jeune femme posa son pinceau et descendit de l’escabeau en souriant.
— Café, shérif ? proposa-t-elle.
Floyd secoua la tête et soupira.
— Non. J’essaie de me restreindre. La caféine m’empêche de dormir la nuit. Tu veux bien t’asseoir ? demanda-t-il d’un ton las en se laissant lourdement tomber sur une chaise de la cuisine.
Le sourire de Kristy se figea. Voilà qui n’augurait rien de bon, songea-t-elle en prenant place en face de lui.
— Tu sais déjà, n’est-ce pas, que la banque a enfin réglé le problème de succession pour ton ranch, commença Flyod. Et Freida a cet acteur de cinéma qui est tout prêt à l’acheter.
— Oui, elle m’a dit tout à l’heure qu’elle avait un acheteur, confirma-t-elle tout en se demandant pourquoi diable il était venu jusqu’ici lui annoncer ça.
— C’est un vieux ranch. Beaucoup de choses se sont passées là-bas, au fil des années…
Kristy sentit un curieux pincement au creux du ventre, très désagréable.
— Floyd, qu’est-ce que tu essaies de me dire ?
— Je crois… Je crois qu’il pourrait y avoir un cadavre enterré là-bas.
Kristi eut l’impression que sa chaise s’enfonçait de plusieurs centimètres dans le sol. Puis son cœur s’emballa. Dans les profondeurs de sa mémoire, le monstre s’ébrouait de nouveau…
— Un « cadavre » ? répéta-t-elle d’une voix blanche.
— Je peux me tromper.
Mais l’expression sur son visage disait exactement le contraire.
— Seigneur Jésus, murmura Kristy, trop sonnée pour trouver d’autres mots.
Pourtant, tout au fond d’elle-même, elle n’était pas si étonnée que cela. Il lui semblait que Flyod lui apportait la réponse à une question qu’elle avait occultée depuis des années.
— Il y avait un homme, reprit le shérif d’un air accablé, qui avait travaillé pour ton père un été, quand tu étais petite. Un vagabond quelconque, je n’ai jamais su son nom… Les gars comme lui ne faisaient que passer, le temps de gagner quelques dollars en donnant un coup de main dans un ranch. Mais un soir, très tard, Tim m’a appelé pour me dire qu’il y avait un gros problème, que je devais rappliquer en vitesse. Sa voix était… méconnaissable. Il semblait hors de lui. Bref, il avait surpris ce type en train de filer avec des bijoux appartenant à ta mère et aussi l’argent qu’ils avaient ce jour-là chez eux, une jolie somme, parce qu’ils venaient de vendre plusieurs têtes de bétail aux enchères. Tim m’a juste dit qu’ils s’étaient battus. Alors, je me suis rhabillé en vitesse, j’ai foncé au ranch, et quand je suis arrivé ton père m’a annoncé que le gars avait disparu, et bon débarras !
Une peur irrationnelle envahit Kristy, mais elle fit tout son possible pour n’en rien montrer.
— Ce devait être vrai, alors, dit-elle d’une voix sourde.
Elle n’avait jamais entendu son père mentir, pour quelque raison que ce soit, même par facilité…
Flyod posa sur elle un regard triste et secoua la tête.
— Je l’ai cru sur parole, parce qu’il était mon meilleur ami, mais l’histoire ne s’arrêtait pas là, je l’ai vu tout de suite, reprit-il. Tim était encore plus mal en point qu’au téléphone. La nuit était froide, pourtant il transpirait, il avait aussi de la terre sous les ongles et sur ses habits. Tu sais qu’il se changeait toujours avant de dîner, Kristy. Or il était largement plus de minuit.
Kristy fut incapable de prononcer un mot, encore moins de poser la question qui s’imposait : Flyod pensait-il que son père avait… tué cet homme ?
— Quelques jours plus tard, poursuivit le shérif du bout des lèvres, un dimanche matin, je suis passé au ranch jeter un coup d’œil, pendant que tes parents et toi étiez à l’église. Et j’ai vu de la terre fraîchement retournée dans le bosquet qui sépare votre propriété de celle des Creed.
En entendant cela, Kristy respira mieux. C’était la tombe de Sugarfoot qu’il avait vue ce matin-là, pas celle d’un être humain ! Néanmoins, son soulagement fut de courte durée.
A cette époque, Sugarfoot était bien vivant et en pleine santé…
Floyd se pencha et saisit ses doigts glacés.
— J’ai demandé à ton père ce qu’il y avait là-dessous. Il m’a dit qu’un vieux chien s’était réfugié dans son écurie pour y mourir et qu’il l’avait enterré sous ces arbres.
Il laissa échapper un nouveau soupir.
— J’étais le shérif. J’aurais dû creuser davantage, au sens propre comme au sens figuré… Mais je ne l’ai pas fait. Je voulais croire ton père. Il n’empêche que j’ai toujours eu un doute et, maintenant que je vais partir à la retraite, je dois en avoir le cœur net. Ce n’est pas seulement le café qui me tient éveillé la nuit, ma grande, c’est aussi un certain nombre de détails jamais éclaircis.
Kristy crut qu’elle allait vomir.
— Tu vas… exhumer… ce… ce qu’il y a ?
— Oui. Je sais que Sugarfoot est enterré là, ajouta-t-il d’une voix bourrue en fuyant son regard. Je ferai de mon mieux pour ne pas déranger de trop ses restes. Mais il faut que je voie, une fois pour toutes, qui repose dans cette tombe avec lui. Un chien… ou un homme.
— Tu penses sérieusement que mon père, ton meilleur ami, aurait assassiné quelqu’un et qu’il aurait ensuite… dissimulé le corps ?
La tête lui tournait maintenant. Et l’odeur de peinture, qui ne l’avait jamais dérangée jusque-là, lui provoquait soudain des remontées de bile jusque dans la gorge.
« Ne te souviens pas, chuchota une voix depuis les limbes de son esprit, où guettaient, tapis dans l’ombre, migraines et cauchemars. Ne te souviens pas ! »
— Je pense qu’il y a bien eu bagarre, mais que cette bagarre a dégénéré, répondit Flyod. Si Tim a effectivement tué cet homme, c’était un accident. Personne ne pourra jamais me convaincre du contraire. Tim était forcément bouleversé, tu comprends, avec ta mère et toi dans la maison… Il se battait pour vous défendre, il devait avoir le dessus à tout prix, sinon…
Un silence tomba. Kristy porta la main à son cœur.
— Mais papa t’a appelé, toi le shérif, murmura-t-elle. Est-ce qu’il aurait fait ça, s’il avait tué quelqu’un ?
— Il était paniqué, Kristy. Il a sans doute composé le numéro sans réfléchir, par automatisme.
— Ecoute, papa est mort, maman aussi, tu prends ta retraite dans quelques jours… Pourquoi ne pas oublier tout ça ?
— Encore faut-il pouvoir vivre avec un poids pareil sur le cœur. Moi, je ne m’en sens plus la force. La preuve, je me retrouve avec un ulcère. Et toi, Kristy, entre nous, pourras-tu reprendre ta vie comme si de rien n’était, à présent que tu sais tout cela ?
La jeune femme se mordilla la lèvre.
— Non, reconnut-elle d’une toute petite voix.
Mais si l’on découvrait des restes humains dans la tombe de Sugarfoot… Ce serait un cataclysme. Le scandale retentirait jusqu’aux confins du Montana, et la mémoire de Tim Madison, travailleur honnête et droit, serait salie.
Comment allait-elle gérer cette situation ? Elle ferma brièvement les yeux, dans l’espoir que la pièce cesserait de tanguer.
— Pourquoi maintenant ? Après tout ce temps, Floyd, pourquoi maintenant ?
— Je te l’ai dit, répliqua doucement le shérif. Parce que je prends ma retraite. Et puis parce que ce type d’Hollywood qui veut acheter le ranch n’aura rien de plus pressé que de faire venir les bulldozers pour construire une piscine, un court de tennis et Dieu sait quoi encore…
A ces mots Kristy sentit un grand froid l’envahir. Elle savait, évidemment, que le ranch finirait par trouver preneur. C’était une belle propriété, un bonheur pour un agent immobilier. Mais pas une fois elle n’avait envisagé la possibilité que le futur propriétaire pourrait détruire la tombe de Sugarfoot…
Ses yeux s’emplirent de larmes, et toutes les vieilles blessures se rouvrirent d’un coup…
— Je suis désolé, Kristy.
— Quand mon cheval est mort, murmura-t-elle d’une voix enrouée, j’ai eu envie de mourir aussi, de me glisser dans cette tombe avec lui et de laisser la terre me recouvrir lentement…
— Tu venais de perdre ta mère, et ton père était déjà malade. Cela faisait beaucoup à porter pour une jeune fille. Pourtant tu as tenu le coup, Kristy. Tu as poursuivi ta route, ta vie, comme tu devais le faire.
— Floyd… tu as bien conscience du tumulte que tout ceci va déclencher, pour peu que tu trouves… quelque chose ?
Ce dernier acquiesça d’un air sombre.
— Il se peut que ce soit un chien qui partage effectivement la tombe de Sugarfoot. J’agirai le plus discrètement possible, de manière à ne pas alerter la communauté pour rien. Mais à Stillwater Springs, les gens parlent, les bruits se répandent vite. C’est pour cela que je suis venu te prévenir. Pour que tu aies un temps d’avance sur tout le monde, si jamais…
Kristy hocha la tête. Et que ferait-elle, « si jamais », comme disait Flyod ? Elle lutterait, la tête droite, comme elle l’avait toujours fait jusqu’à présent.
— Ça va aller ? demanda Flyod en se levant. Tu veux que j’appelle quelqu’un ?
— Appeler quelqu’un ? répéta-t-elle, ahurie.
Et qui donc ? Qui, dans ce vaste monde déréglé, chaotique, laisserait tout tomber pour venir tenir la main de la bibliothécaire ?
« Dylan », songea-t-elle.
— Tu ne devrais peut-être pas rester seule…, insista-t-il.
— Je me sens parfaitement bien.
Réponse toute faite et gros mensonge.
— Bon. Ferme au moins à clé derrière moi, lui recommanda Floyd en sortant.
Elle acquiesça.
Mais, après son départ, un long moment s’écoula avant qu’elle trouve la force de quitter sa chaise.
* * *
Bien que meublée en partie seulement, la maison était à peu près habitable. Spartiate, mais habitable. Dylan décida qu’il pouvait loger là avec Bonnie, à condition de trouver un lit à sa fille, peut-être aussi une commode.
Encore du shopping en perspective… Avec une enfant de deux ans curieuse et dégourdie…
— Youpi, marmonna-t-il.
— Pot ! lança Bonnie.
— Si tu apprenais un autre mot ?
Le pot en plastique rose était resté chez Cassie. Il fut donc obligé d’installer une nouvelle fois Bonnie sur le siège des toilettes, les fesses à l’air, et d’attendre qu’elle ait terminé ses petites affaires.
Finalement, Cassie ayant proposé de garder Bonnie chez elle, il partit seul en ville.
Il acheta à Bonnie un lit muni de rails de protection amovibles sur les côtés. Blanc, avec un filet doré — à la mode française, avait précisé la vendeuse de l’unique magasin de meubles de Stillwater Springs — et conçu prétendument pour grandir avec l’enfant.
On lui promit une livraison le lendemain en tout début de matinée. Il lui fallait aussi un canapé, ainsi que de la vaisselle neuve, mais puisqu’il comptait refaire toute la maison, à quoi bon s’embêter à choisir tout cela maintenant ? Il s’en occuperait plus tard. A moins qu’il ne loue carrément un mobil-home grand modèle, à installer sur le domaine pendant les travaux. Il allait étudier la question. Pour l’instant, les priorités allaient… à Bonnie. C’était fou ce qu’une aussi petite personne pouvait prendre comme place !
Il fit un saut à l’épicerie du centre-ville, alla ranger toutes ses emplettes au ranch, puis retourna chez Cassie récupérer Bonnie. Ce soir, sa fille pourrait dormir dans le grand lit qu’avait occupé Briana pendant que lui prendrait le vieux canapé défoncé. Au moins, ils seraient chez eux. C’était un début…
En passant devant le casino, il serra le volant plus fort. Hors de question de jouer au poker pour le moment. Il était un père. Il avait des responsabilités maintenant.
Bizarrement, ce sentiment lui était agréable. Oui, cela lui plaisait, malgré les courses quotidiennes, le pot, les spaghettis volants…
Et il pressentait… qu’il n’était pas au bout de ses peines. Pour réussir vraiment son coup, il avait réellement besoin d’une femme. Une femme comme Kristy.
— Mais bien sûr, grommela-t-il. Il n’y a qu’à débarquer à la bibliothèque un beau matin… Salut ! On efface tout et on recommence, Kristy ! Parce que, tu vois, j’ai une fille de deux ans et j’ai besoin de ton aide pour l’élever !
Elle lui jetterait un dictionnaire à la tête aussi sec !
Vu sous cet angle, son plan n’avait aucune chance d’aboutir.
Pourtant Bonnie avait besoin d’une mère, et il ne pouvait imaginer meilleure candidate pour ce poste que Kristy Madison, avec sa douce voix de conteuse, son calme, son esprit pratique. Pourquoi ne l’avait-il pas mise enceinte elle, plutôt que Sharlene ?
Question idiote. Après ce qui s’était passé le jour de l’enterrement de Jake, Kristy l’avait rayé de sa liste et s’était fiancée à Mike Danvers. Ce bon vieux Mike, le solide Mike, président du club des étudiants, boy-scout et futur propriétaire de la concession Chevrolet de son père.
Mike Danvers ne se serait jamais fait arrêter pour une bagarre avec ses propres frères après des obsèques. Mike Danvers était un citoyen modèle, pas comme ces diables de Creed.
Perdu dans ses pensées déprimantes, Dylan en arrivant chez Cassie mit quelques secondes à réaliser que le grand tout-terrain blanc garé près du tipi appartenait sans doute à Tyler.
L’insigne de rodéo sur la lunette arrière acheva de l’en convaincre. Tyler avait été un as de la monte de chevaux sauvages, entre autres. Il tournait aussi des publicités pour la télévision, et posait à demi nu pour des calendriers de cow-boys. Copiant sur lui, il avait aussi effectué des piges de cascadeur, mais grâce à Dieu ils ne s’étaient jamais croisés sur un plateau de tournage.
Dylan ne se sentait absolument pas prêt à affronter Tyler, mais s’éclipser maintenant était exclu. D’abord il ne fuyait jamais une confrontation — sauf, à la rigueur, avec une femme. Mais surtout, Bonnie l’attendait.
Il soupira et descendit de voiture. Autant en finir au plus vite. Il informerait Tyler, si Cassie ne s’en était déjà chargée, que Logan cherchait à le joindre, puis il prendrait Bonnie et les bagages qui allaient avec, et il repartirait aussitôt.
Quand il entra dans la maison, Tyler était à quatre pattes avec Bonnie sur son dos, une main agrippée à son col et l’autre s’agitant dans l’air à la manière des cow-boys de rodéo. Et elle riait, riait tandis qu’il se cabrait avec précaution pour ne pas la désarçonner…
Devant cette scène, toute la colère qu’il éprouvait pour son frère retomba. Il posa sur Bonnie un regard attendri. C’était bien une Creed, pas de doute. Dieu merci, c’était une fille, sinon elle aurait fini sur le circuit elle aussi, à risquer sa vie et ses jambes pour une giclée d’adrénaline et une prime.
Tyler tourna la tête vers lui. Il interrompit ses ruades et fit doucement glisser Bonnie de son dos pour la remettre sur ses pieds, avant de se redresser. Impressionnant, comme toujours. Tyler était le benjamin, mais le plus grand des trois. Le plus chaud, aussi, question tempérament. La musique, qui l’habitait enfant, coulait de ses doigts sur sa guitare et l’accompagnait jour et nuit, sans réussir toutefois à l’apaiser. Entre les virées alcoolisées de Jake et le suicide de sa mère alors qu’il était encore tout jeune, une porte s’était fermée en lui, et plus jamais rouverte depuis.
Sous les cheveux longs jusqu’aux épaules, aussi noirs que ceux de Cassie, deux yeux bleus transpercèrent Dylan, qui décida de sauter la case « bonjour », toujours risquée entre eux.
— Logan veut te parler, dit-il.
— Il paraît. Naturellement, je m’en contrefous.
Cassie, dont le regard inquiet allait d’un Creed à l’autre, entraîna Bonnie en lui promettant un cookie.
— Si tu cherches à me provoquer, Ty, va falloir trouver mieux. Qu’est-ce qui t’amène à Stillwater Springs ?
— J’allais te poser la même question.
Dans la cuisine, Bonnie éclata de rire.
Tyler se retourna et, l’espace d’une fraction de seconde, son expression s’adoucit.
— Jolie gamine… Bonnie, c’est ça ?
— C’est ça, confirma prudemment Dylan, restant sur ses gardes.
Tyler et lui s’étaient disputés souvent au fil des années. La bagarre après l’enterrement de Jake n’était qu’un épisode parmi d’autres. Deux saisons plus tôt, Ty et lui s’étaient croisés dans le même rodéo. La petite amie de Ty, voulant sans doute rendre ce dernier jaloux, l’avait dragué toute la journée. Dylan n’avait pas mordu à l’hameçon, mais la fille avait planté Tyler pour découcher, clamant ensuite qu’elle était allée rejoindre Dylan à son motel. Ce qui était rigoureusement faux. Mais Tyler, avec son côté écorché vif, ne l’avait pas cru, et il l’aurait sans doute salement amochée, le lendemain matin, derrière les cages des taureaux, si dix autres cow-boys n’étaient intervenus pour les séparer.
— Je m’en vais, maintenant, dit Tyler. J’étais juste venu saluer Cassie.
Dylan hocha la tête. Son frère avait sûrement d’autres raisons de s’être arrêté ici, lui qui n’avait pas remis les pieds à Stillwater Springs depuis que le shérif Book les avait tous chassés le jour des funérailles de Jake… Mais à quoi bon tenter de lui soutirer des explications ? Ce serait peine perdue.
— A un de ces jours, laissa-t-il tomber.
— C’est ça, marmonna Tyler de mauvaise grâce, comme s’il avait dépassé le nombre de mots qu’il avait prévu de lui dire.
Même si cet échange ressemblait à tous les échanges avec Tyler, Dylan en eut le cœur serré malgré tout. Avec Logan au moins, ils se parlaient, même s’il restait des points à éclaircir. Tyler, lui, était un loup solitaire et entendait clairement le rester.
Dylan passa dans la cuisine tandis que la voiture puissante de son frère démarrait.
— Qu’est-ce qu’il fabrique ici ? demanda-t-il à Cassie.
Assise à la table, Bonnie calée sur un genou, Cassie la nourrissait patiemment à la petite cuiller.
— Pourquoi ne lui as-tu pas demandé toi-même ?
Voilà des années qu’elle tentait de les amener tous les trois à se réconcilier et à se conduire en frères. Ses échecs répétés ne semblaient pas l’avoir découragée.
— Autant poser la question au totem de la bibliothèque, répliqua Dylan.
Il ouvrit le réfrigérateur et prit une canette de soda. Avant Bonnie, il aurait pris une bière, mais désormais il préférait garder sa lucidité et ses réflexes, en cas d’urgence.
Cassie lui décocha un grand sourire.
— Tu es allé à la bibliothèque ? Toi ?
Dylan ouvrit sa canette et en but une gorgée.
— Je sais lire, Cassie ! J’étais dyslexique quand j’étais gosse, mais c’est fini, tout ça…
Combien de nuits Cassie avait-elle passées, assise avec lui à cette table, pour lui faire réviser les leçons particulières qu’on lui avait prescrites après une batterie de tests de lecture ?
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, répliqua doucement Cassie.
— Ah ! Oui. Est-ce que j’ai vu Kristy ? C’est ça que tu me demandes ?
— Et ?
— Je l’ai vue.
— Eh bien, ne te sens pas obligé de m’abreuver de détails, surtout.
Dylan soupira.
— Je l’ai vue, répéta-t-il. Elle est toujours aussi belle. Elle a toujours un don pour s’occuper des enfants. Fin de l’histoire.
— Ou début…
— Ne va pas te faire des idées, Cassie.
Il était pourtant le premier à se raconter des histoires, dès qu’il pensait à Kristy… Mais Cassie ne pouvait pas le savoir, à moins d’user de son sixième sens.
Cette dernière se rembrunit soudain.
— Pauvre Kristy, dit-elle, l’air grave et même triste maintenant.
Elle fronça les sourcils, les yeux perdus dans le vague derrière Bonnie, derrière lui, vers un monde invisible connu d’elle seule.
— Qu’est-ce que tu veux dire par « pauvre Kristy » ? demanda-t-il.
Il n’aurait pas dû poser la question, mais l’inquiétude l’avait emporté. Les intuitions légendaires de la vieille femme étaient rarement prises en défaut.
— Elle aurait bien besoin d’un ami, c’est tout, murmura-t-elle.
Dylan reposa bruyamment sa canette sur la table.
— Qu’est-ce qui se passe ? lança-t-il, irrité par le ton mystérieux de Cassie. Encore un de tes rêves prémonitoires ?
— Non. Juste un truc d’Indienne…
— Cassie ! Dis-moi !
— Va la voir, rétorqua-t-elle en le regardant bien en face. Elle est seule dans sa maison. Très seule. Je m’occuperai de Bonnie. Je lui donnerai un bain et je la mettrai au lit.
— Mais je ne peux pas débarquer chez elle comme ça ! Tu me vois, annonçant gaiement : « Salut ! C’est ma grand-mère adoptive qui m’envoie ! »
— Tu trouveras bien un prétexte.
— Je comptais emmener Bonnie au ranch.
— Le ranch peut attendre, Dylan. Kristy, j’en suis moins sûre.
— Elle va probablement me claquer la porte au nez.
— Tu es un grand garçon, Dylan. Tu t’en remettras.
Il l’observa attentivement et soupira. Il avait du mal à prendre au sérieux ses capacités psychiques — elle lui avait carrément avoué qu’elle racontait à ses clients venus se faire tirer les tarots ce qu’ils souhaitaient entendre. Mais certaines fois, ces capacités frappaient si juste que ses certitudes rationnelles vacillaient.
Vaincu, il déposa un baiser sur le front de sa fille et s’en alla.
Dix minutes plus tard, il frappait chez Kristy, en se demandant encore ce qu’il allait bien pouvoir lui raconter pour justifier sa venue impromptue.
Quand elle lui ouvrit sa porte elle avait sur elle un vieux pantalon, une chemise d’homme et des taches de peinture jaune sur le visage.
Elle avait aussi les yeux gonflés et les joues rougies d’avoir pleuré.
Il sentit son cœur chavirer, mais au moins cette fois, a priori, il n’était pour rien dans ce chagrin.
— Ça va ? bredouilla-t-il, pris de court.
Le roi des mots, vraiment ! Lui qui savait tourner n’importe quelle situation à son avantage, perdait décidément tous ses moyens face à Kristy Madison.
— Non…, murmura-t-elle.
Sa voix tremblait un peu. Et brusquement, elle se jeta à son cou.
— Non ! Ça ne va pas du tout !