8

Cassie ayant bien voulu venir jusqu’au ranch principal garder Bonnie ainsi que Josh et Alec, les garçons de Briana, Dylan avait finalement accepté de sortir avec son frère et sa toute nouvelle belle-sœur pour dîner en ville. Une petite distraction ne lui ferait pas de mal pour oublier un moment les soucis qui lui pesaient — le suicide de Jake, le dossier à constituer pour la garde de sa fille, et tout le reste.

Mais à peine eut-il poussé la porte du Marigold qu’il faillit faire demi-tour en voyant Kristy attablée avec une star du cinéma. Qui plus est, l’acteur désigné récemment « Homme le plus sexy du monde » par People !

Il n’avait aucun droit sur elle, bien entendu, ni aucune raison de décider à sa place avec qui elle pouvait ou non dîner. Il n’empêche qu’il se serait bien passé de ça !

Logan le poussa discrètement dans le dos en chuchotant :

— Avance, don Juan. J’ai faim !

Au prix d’un effort méritoire, Dylan s’arracha à la contemplation de Kristy et suivit comme les autres l’hôtesse qui leur désignait une table.

— Ne me provoque pas, d’accord ? rétorqua-t-il à mi-voix à son frère. Kristy sort avec qui elle veut, ça m’est complètement égal !

— Vraiment ? demanda Logan, feignant la surprise, tout en invitant Briana à s’asseoir. Je n’aurais jamais deviné, à te voir te figer sur le seuil tel un chien d’arrêt en découvrant sa présence.

— Logan, laisse ton frère tranquille, glissa Briana, habituée à maîtriser deux préadolescents et par conséquent rompue à la diplomatie.

Avant de s’attabler à son tour, Dylan se pencha pour embrasser sa belle-sœur.

— Merci, beauté, dit-il tout en fusillant Logan du regard.

Ce dernier se contenta de sourire et prit la main de Briana.

« Beau couple », songea Dylan, la rage au cœur. Parfaitement assorti. Il était manifeste que ces deux-là s’entendaient à merveille dans un lit. Mais pas seulement.

Du diable si son frère n’était pas tombé amoureux pour de bon cette fois ! Et c’était clairement réciproque.

— Qu’est-ce qui te tente ? demanda Briana, penchée sur le menu.

— Ce qui me tente n’est pas sur le menu, répondit Logan en l’embrassant légèrement sur les lèvres.

— Pitié, gémit Dylan.

Logan lui décocha un grand sourire.

— Souffre donc en silence, frérot.

— Arrête ! souffla Briana en le gratifiant d’un coup de coude.

— Et ne m’appelle pas « frérot », d’abord, marmonna Dylan, de mauvaise humeur.

— Monsieur est susceptible, à ce que je vois ?

— Tu veux vraiment que je te donne une raclée ?

— Chiche ! lança Logan d’un ton joyeux.

— Assez, intervint Briana d’une voix douce. Je ne suis pas là pour arbitrer un combat de coqs. Nous sommes venus partager un agréable dîner, et Dylan doit aussi signer les documents que tu as passé l’après-midi à rédiger, Logan Creed !

— Tu as déjà préparé la demande de garde ? demanda Dylan, radouci.

— Je t’avais prévenu que j’étais le meilleur, répondit Logan tandis que Briana sortait une pochette kraft grand format de son sac fourre-tout. Je les ferai enregistrer dès demain au tribunal, si tu me donnes ton accord.

Dylan arracha presque les documents des mains de Briana. Il les lut, puis les relut plus lentement pour s’assurer qu’il n’avait rien manqué, une habitude qu’il avait acquise durant son combat contre la dyslexie — il n’avait pas menti, l’autre jour, en confiant à Kristy qu’il avait lu Lonesome Dove cinq fois ; ces cinq lectures avaient été nécessaires pour qu’il assimile l’intégralité de l’histoire.

Il tapota un emplacement sur la troisième page laissé vierge par Logan pour le montant d’une transaction.

— Tu crois que je devrais acheter la démission de Sharlene ? demanda-t-il.

— Je te laisse cette option ouverte. Si tu fais ce choix, tu fixes toi-même le montant.

Logan le croyait probablement sur la paille. Logique ! Un coureur de rodéos, joueur de poker et cascadeur à ses moments perdus n’était pas homme à avoir des économies bien au chaud sur un compte en banque. Or il n’avait jamais pris la peine de détromper ses frères sur ce point…

Ce fut par conséquent avec un profond plaisir qu’il suggéra, l’air de rien :

— Un petit million devrait suffire, non ?

Logan haussa un sourcil.

— Tu as un million de dollars ?

— J’ai même beaucoup plus que ça. Grâce au stock d’actions de ta boîte, Logan, que j’ai achetées à l’époque où le rodéo me rapportait gros. Elles ont grimpé en flèche avant que tu vendes l’an dernier, et elles grimpent encore.

Logan le regarda avec un amusement mêlé de respect.

— J’ai épluché la liste des actionnaires une bonne centaine de fois, je n’ai jamais vu ton nom dessus, frérot.

— Normal. Je ne l’ai pas utilisé.

— Futé, avec ça !

La serveuse apparut et bavarda quelques instants avec eux avant de prendre les commandes.

Dylan, l’esprit occupé par Kristy en train de charmer la star de cinéma, là-bas, à l’autre bout de la salle, suivit à peine la conversation et prit un plat au hasard.

— Mais pourquoi tant de secrets ? voulut savoir Logan quand la serveuse fut repartie.

Mais de quoi parlait-il ? se demanda Dylan. Ah oui ! Les actions achetées en douce pendant que le petit génie Logan Creed éblouissait la planète financière avec son site convivial de services juridiques en ligne…

— Tu aurais peut-être voulu que je te montre combien j’étais impressionné par ta réussite ? Dans tes rêves ! répliqua Dylan en souriant.

Briana leva les yeux au ciel.

— Testostérone, marmonna-t-elle.

— Incroyable mais vrai, murmura Logan d’un air pensif. Je suis bel et bien flatté.

— Ne va pas attraper la grosse tête pour autant. A mes yeux tu restes un enfoiré quatre-vingt-dix pour cent du temps. Sauf ton respect, sœurette, ajouta Dylan à l’adresse de Briana au moment où la serveuse revenait avec leurs plats.

— Aucun problème, répondit Briana en rangeant les papiers à l’abri dans son sac. Ce mot me plaît ! « Sœurette », je veux dire. Pas « enfoiré ».

Dylan regarda l’assiette que la serveuse venait de poser devant lui, incapable de se rappeler ce qu’il avait commandé… Du pain de viande. Bien. Il était sûrement excellent, mais il n’avait pas la tête à apprécier quoi que ce soit. De quoi Kristy et ce type étaient-ils donc en train de discuter, là-bas, à l’autre table, avec autant de passion ?

— Va donc lui dire bonjour, lui suggéra Logan au bout d’un instant. Tu sais que tu as salé quatre fois tes pommes au four ? A l’heure qu’il est tes artères doivent se rigidifier à vue d’œil.

Briana éclata de rire.

— Ton frère a raison, Dylan. Fonce !

Jolie fille, vraiment, Briana, avec sa longue tresse blond vénitien, ses yeux émeraude et cette silhouette incroyable…, songea Dylan en lui souriant machinalement. Comment n’avait-il pas remarqué tout cela, ce soir déjà lointain où son salopard de premier mari l’avait abandonnée sur le parking du supermarché de Stillwater Springs avec deux enfants, un vieux chien et nulle part où aller ?

Dylan lui avait alors spontanément donné les clés de sa maison, puisqu’il n’y allait plus de toute façon, ainsi que celles du tas de ferraille qu’il conduisait du temps du lycée. Il aurait peut-être tenté de la conquérir, s’il s’était attardé dans le coin. Mais il était aussitôt reparti sur les routes du rodéo.

A l’époque, de toute façon, il ne pensait déjà qu’à Kristy. Il était revenu ici juste le temps d’installer Cimarron au ranch et, une fois ses dispositions prises pour qu’un voisin prenne soin du vieux taureau, il avait quitté la ville pied au plancher.

Briana s’excusa avant de s’éclipser vers les toilettes.

— Je sais que c’est impossible, dit Logan d’un ton détaché, mais j’aurais juré que tu convoitais ma femme…

— Elle a une classe folle, reconnut Dylan.

— Mais tu es toujours accro à Kristy Madison.

Dylan sentit sa nuque s’enflammer. Il repoussa son assiette, son peu d’appétit envolé.

— Tu me cherches, là, ou quoi, Logan ?

— J’ai déjà un œil au beurre noir. Je n’en ai pas besoin d’un autre.

— Est-ce que tu as rendu la pareille à Tyler, au moins ?

Sur ce terrain-là Dylan se sentait nettement plus à l’aise. On s’éloignait ainsi des confidences trop douloureuses et ce n’était pas plus mal.

— Non, répondit Logan d’un ton morne.

Dylan le fixa, abasourdi. Comment lui, le plus bagarreur des trois, avait-il pu ne pas riposter ?

— Tu l’as laissé t’en coller une sans réagir ? Lion peureux, sors de ce corps !

— Il y a eu assez de baston comme ça entre nous, tu ne penses pas ? rétorqua Logan, très calmement.

— Je n’en crois pas mes oreilles…

— Eh bien, tu devrais. Je suis revenu à Stillwater Springs pour rendre une certaine dignité au nom des Creed. Et mettre Tyler K.-O. ne figurait pas dans mon agenda, quand bien même l’envie m’en démangeait.

— Alors, tu as vraiment changé…

Il vit soudain une expression d’adoration absolue se peindre sur le visage de Logan et suivit son regard. Briana approchait de leur table. Vénus en jean…

— Oh oui ! murmura Logan. J’ai changé, ça tu peux le dire.

— Est-ce que tu vas te sentir vexé si je te dis que c’est une bonne chose ?

Logan se mit à rire et se leva pour accueillir Briana.

— Non, répondit-il. Tu vas avoir beaucoup plus de mal qu’avant à me vexer, frérot.

Ce surnom, encore ! Dylan sentit un muscle se crisper dans sa joue, mais il ne releva pas.

— Je viens d’aller saluer Kristy, annonça Briana d’un ton enjoué. Elle m’a présentée à Zachary Spencer, et cela m’avait tout l’air d’être un dîner d’affaires.

Donc, Logan avait tout raconté à Briana de ses amours contrariées avec Kristy, comprit Dylan en fusillant son frère du regard.

Ce qui ne parut pas impressionner Logan qui sourit, imperturbable.

— A ta place, Dylan, j’irais là-bas me montrer, reprit-il. Ce type ressemble trop à George Clooney pour qu’on lui laisse le champ libre.

— Eh bien, tu n’es pas à ma place.

— C’est vrai. Si tu veux que Kristy te prenne pour un dégonflé, c’est ton problème.

Cette remarque lui valut un second coup de coude de Briana, plus appuyé que le premier.

— Logan !

Sans un mot Dylan repoussa sa chaise et se leva. Logan savait mieux que personne quelle corde faire jouer chez lui pour l’inciter à agir. Et celle qu’il venait de toucher était la plus sensible de toutes. S’il y avait une chose au monde que les Creed ne supportaient pas, c’était de passer pour des lâches.

Des « mous du bide », comme disait Jake.

Logan souriait d’une oreille à l’autre, mais Briana semblait inquiète. Comme la plupart des femmes — à l’exception remarquable de Sharlene —, elle détestait sûrement les scènes en public.

— Rappelle-toi, dit posément Logan de sa plus belle voix d’avocat, que tout ce que tu feras et diras ici ou ailleurs sera directement porté à la connaissance du juge si Sharlene décide de s’opposer à ta demande de garde.

Dylan réprima un soupir et hocha la tête.

Tout en s’approchant vers la table de Kristy, il s’efforça d’afficher un sourire de cow-boy tranquille, très loin de l’humeur rageuse qui lui tournait l’estomac.

Lorsqu’il arriva devant Kristy, il avait presque l’air aimable. Etait-il possible de transpirer intérieurement ?

— Bonsoir, Kristy, dit-il, très calme.

— D-Dylan… Bonsoir.

— Zachary Spencer, se présenta son compagnon de table en se levant.

— Dylan Creed, répondit Dylan en serrant sa main tendue. Ravi de vous rencontrer.

Spencer le regarda d’un air pensif.

— Ce nom me dit quelque chose…

— J’ai eu des mots avec votre fils Caleb, au sujet d’un cheval.

— Il paraît, confirma Spencer sans s’émouvoir. Caleb a la fâcheuse habitude d’obtenir toujours ce qu’il veut. Ça ne lui fait pas de mal de goûter un peu à la vraie vie.

En se remémorant l’odieux adolescent et la manière dont il s’obstinait à vouloir user de la cravache avec Sundance, Dylan se crispa.

Alors seulement Kristy, qui savait ce qui s’était passé sur la route entre Dylan et Caleb, sembla faire le lien et pâlit. Après tout, il n’y avait pas tant de vedettes de cinéma dans le coin.

— Il s’apprêtait à fouetter cet animal, dit-elle à Spencer. Votre fils, je veux dire.

— Je sais. J’en ai discuté avec lui. Cela ne se reproduira plus. Dylan, voulez-vous vous joindre à nous ?

— Je suis ici avec mon frère et ma belle-sœur, répondit Dylan, incapable de détacher les yeux de Kristy. J’étais juste venu saluer une vieille amie. Bonne fin de soirée.

Spencer hocha la tête, sourit poliment et se rassit.

Dylan se dépêcha de s’éloigner avant de céder à un besoin très primaire et très déraisonnable de saisir Mister Hollywood par le col de sa chemise so chic pour l’expédier tête la première dans la vitrine des desserts. Un père de famille ne se comportait pas ainsi.

*  *  *

Dès que Dylan fut hors de portée de voix, Kristy poussa un discret soupir de lassitude. Elle savait ce qu’il était en train de s’imaginer : qu’elle était attirée par Zachary Spencer, son argent, sa célébrité et Dieu sait quoi encore, comme presque toutes les femmes ici en ville…

— Je sais reconnaître une défaite.

Kristy tressaillit et leva les yeux vers Zachary.

— Pardon ?

— Disons plutôt, reprit Zachary d’un ton calme empreint de résignation, que si ce carrelage avait été de l’herbe sèche tout à l’heure, le feu nous aurait vite dévorés, avec toutes ces étincelles qui crépitaient entre ce cow-boy et vous.

Kristy ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.

Zachary lui tapota la main sur la table.

— C’est bon, dit-il. Vous êtes probablement trop jeune pour moi, de toute manière.

Kristy se mit à rire malgré elle.

— Votre dernière épouse n’avait pas trente ans ! s’exclama-t-elle.

— Ainsi, vous avez fait des recherches sur moi ?

— J’ai vu presque tous vos films, confessa-t-elle d’un ton léger.

Maintenant que Dylan était sorti de son espace vital, elle respirait plus librement.

— J’ai dû lire aussi un article ou deux, ajouta-t-elle.

— Mais vous n’êtes pas vraiment folle de moi, n’est-ce pas ?

— Pas vraiment, confirma-t-elle en souriant.

— Et le cow-boy ?

Son sourire s’envola, et elle jeta malgré elle un coup d’œil rapide vers la table où dînait Dylan.

— Je le connais depuis toujours, répondit-elle.

— Il est terriblement jaloux ce soir, vous savez.

Kristy plongea le nez dans son assiette, mal à l’aise soudain. Zachary n’avait pas besoin de le lui faire remarquer, elle l’avait bien vu ! Elle résista à l’envie d’aller trouver Dylan pour le détromper, lui expliquer qu’il ne s’agissait pas d’une répétition du cas « Mike Danvers ». Seulement son amour-propre ne s’en remettrait pas. Ce serait montrer sa dépendance. Oui, il se passait quelque chose de fort entre Dylan et elle, mais ils avaient soigneusement évité d’en parler plus de trois minutes. Ils ne sortaient même pas ensemble !

D’ailleurs, à voir la façon dont évoluaient les choses, ils n’étaient pas près de redevenir intimes…

— Il va quitter la ville, dit-elle, regrettant aussitôt ses paroles. Ce n’est qu’une question de temps.

— C’est un vagabond, notre Dylan Creed ?

— Non. Un cow-boy de rodéo. Mais c’est du pareil au même.

Zachary fit claquer ses doigts.

— Maintenant je sais où je l’ai croisé ! Il a été doublure cascades dans deux de mes films. C’est un des meilleurs dans le métier. Intrépide, plein d’audace… Un vrai trompe-la-mort !

Un vrai trompe-la-mort…

Oui, cela correspondait assez au personnage.

Et s’il y avait pire que d’aimer un cow-boy de rodéo, c’était d’aimer un cascadeur. Dylan pouvait toujours prétendre vouloir se poser, bâtir un vrai foyer à Stillwater Springs, mais quand il finirait par s’ennuyer, ou manquer d’argent, il poserait la jolie petite Bonnie dans un coin sûr et s’évanouirait une nouvelle fois dans la nature.

Elle ne devait jamais oublier ça.

Mais était-elle capable d’écouter les sages conseils de son instinct quand il s’agissait de Dylan ?

Une heure plus tard, le contrat d’option était signé, et elle retrouva sa maison avec soulagement. Elle passa comme d’habitude par la porte de derrière. Dès qu’elle posa le pied dans sa cuisine plongée dans le noir, Winston fila entre ses jambes tel un éclair blanc.

Elle s’immobilisa, un sombre pressentiment au cœur.

Cela ne ressemblait pas à son chat de détaler comme ça dans la nuit. D’habitude il venait se frotter à ses jambes pour quémander des caresses…

— Il y a quelqu’un ? cria-t-elle.

Rien.

Allons, c’était ridicule ! Elle était sur les nerfs, avec cette histoire de cadavres sortis de la tombe de Sugarfoot, ce tsunami qui allait bientôt déferler sur sa vie et l’emporter… et Dylan, ce soir…

Elle posa son sac à main sur le comptoir et se retourna pour rappeler Winston. Pour toute réponse, elle n’obtint qu’un « miaou » hargneux dans le lointain. Elle haussa les épaules, referma la porte, alluma la lumière et programma la cafetière pour le lendemain matin. Autant de gestes familiers qui auraient dû la tranquilliser. Mais l’atmosphère lui paraissait étrange, comme si la maison retenait son souffle…

Décidément le stress lui brouillait les idées.

Par principe, elle se força à passer dans la salle à manger, puis dans le salon. Elle alluma les lampes de part et d’autre de son divan en chintz et tendit l’oreille.

En dépit de sa résolution de se conduire comme une personne sensée, son imagination démarra au quart de tour.

Et si Floyd Book était caché quelque part, derrière une porte, ou dans l’ombre du palier… S’il voulait en finir avec elle avant qu’elle fasse part à quelqu’un de ses soupçons ?

Ridicule ! Dylan était au courant et il le savait.

En outre, il avait été le meilleur ami de son père.

Il était venu à sa cérémonie de remise de diplômes, engoncé dans un costume qu’il n’avait sans doute pas porté depuis ses propres années de lycée.

Il était gentil avec les animaux.

Il venait emprunter et rendre des livres à la bibliothèque très régulièrement, parce que sa femme handicapée adorait la lecture.

Ce n’était pas un monstre !

Elle venait à peine d’aboutir à cette conclusion parfaitement raisonnable lorsqu’elle entendit des pas juste au-dessus de sa tête, dans une des chambres d’amis.

« Sors d’ici immédiatement ! », lui ordonna son moi raisonnable.

Le problème, c’est qu’elle avait aussi un moi têtu. Cette maison était la sienne, bon sang ! Et la colère l’emporta sur la peur.

— Qui est là ? cria-t-elle en s’approchant de l’escalier.

Toujours pas de réponse.

— Hé ho !

D’autres pas, plus rapides cette fois, dans le couloir vers l’escalier de service, celui qui menait dans la cuisine. Elle se précipita dans cette direction…

Il y eut un cri, puis un grand bruit de chute, et une silhouette en jogging noir atterrit en roulé-boulé à ses pieds.

Freida Turlow.

Stupéfaite, Kristy se pencha sur sa visiteuse.

— Ça va, Freida ?

Celle-ci se redressa en position assise.

— Ou-oui, je crois, répondit-elle d’une petite voix.

— Question suivante : qu’est-ce que tu fabriques chez moi ?

Freida ne répondit pas. Des larmes dévalèrent ses joues pleines de poussière.

Kristy l’aida à se relever.

— Tu n’as jamais changé les serrures…

— N’essaie pas de changer de sujet, répliqua Kristy en l’entraînant par le bras jusqu’à une chaise.

— Ma cheville… Je crois que j’ai une entorse…

— Assieds-toi !

Freida se laissa tomber sur la chaise.

— Je sais que ça paraît bizarre…

— « Ça paraît bizarre », tu dis ? Freida, tu m’as fait une peur bleue !

— Je suis désolée. C’était juste…

— Juste quoi ?

— Un coup de cafard, je suppose. Ma maison me manquait. Je voulais revoir mon ancienne chambre.

— Tu aurais pu frapper à la porte et me le dire, au lieu de t’introduire en douce chez moi comme… comme une voleuse !

Le sourire de Freida se fit rêveur, un brin pervers même.

— Tu l’as changée, dit-elle. Ma chambre… Tu as enlevé le banc de fenêtre, le tapis…

Pour occuper ses mains qui tremblaient un peu plus qu’elle ne l’aurait voulu, Kristy remplit la bouilloire électrique et l’alluma. Puis elle sortit des sachets de thé et des tasses d’un placard.

— Tu savais que j’étais en train de réaménager l’intérieur, Freida. Il suffisait de demander, je t’aurais fait visiter le chantier.

Freida se frotta le nez. Ses épaules pourtant robustes s’affaissèrent légèrement.

— Je suis désolée, répéta-t-elle. Oh ! Kristy, je ne sais pas ce qui m’a pris de… de pénétrer comme ça chez… chez toi…

Kristy se radoucit. Son cœur avait recouvré un rythme plus régulier, elle respirait de nouveau normalement.

— Trop de stress, peut-être ? dit-elle gentiment. Avec tous les problèmes de Brett…

Le visage de Freida s’éclaira.

— Oh oui ! Brett… Mon petit frère… Il est soigné à Billings, tu sais ?

— Ce doit être un soulagement, de savoir qu’il reçoit l’aide dont il a besoin.

— Je n’aurais pas dû traiter Briana comme je l’ai fait. A la réunion du club de lecture.

Les mots pouvaient sembler sincères, mais la voix de Freida ne l’était pas. Kristy ne commenta pas et mit les sachets de thé dans les tasses.

— Tu l’aimes bien, mon petit frère, n’est-ce pas ? demanda Freida après un court silence.

— Oui, répondit Kristy tout en jetant un regard par la fenêtre au-dessus de l’évier, dans l’espoir d’apercevoir Winston.

Pourvu qu’il ne se soit pas enfui. Ou fait renverser par une voiture…

— Et moi, tu m’aimes ? poursuivit Freida.

C’était une question si étrange que Kristy se retourna, les sourcils froncés. Est-ce qu’elle aimait Freida Turlow ? La réponse était non, mais elle ne la détestait pas non plus. Elles avaient peu d’affinités, et surtout une grande différence d’âge.

— Je te connais depuis toujours, Freida, avança-t-elle prudemment.

Freida parut attendrie.

— C’est vrai, murmura-t-elle. Tout change si vite… Papa et maman sont morts. Je ne vis plus dans cette maison. Et Brett…

La bouilloire émit un sifflement strident. Soulagée de la diversion, Kristy versa l’eau dans les deux tasses, en apporta une à Freida et s’assit en face d’elle.

— Il paraît que quelqu’un d’autre s’intéresse au ranch, dit-elle. C’est-à-dire, en plus de Zachary Spencer.

Le visage de Freida se durcit, et Kristy crut un instant qu’elle ne répondrait pas.

— C’est un jeu d’argent, l’immobilier, déclara-t-elle enfin d’un ton blasé. Une boîte a fait une offre. La Tri-Star Cattle Company.

— La Tri-Star Cattle Company, répéta Kristy. Jamais entendu parler.

— Moi non plus, je ne connaissais pas, avant qu’un avocat appelle de Las Vegas pour doubler l’offre de Zack.

Zack ?

Oh ! Bien sûr. Zachary Spencer…

— Et pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? insista-t-elle, agacée.

Freida soupira.

— Parce que je regrettais d’avoir été si méchante à ce sujet avant… D’accord, j’ai perdu mes parents et ma maison. Mais toi aussi, Kristy. Je n’aurais pas dû déverser sur toi mes propres problèmes émotionnels.

Eh bien ! Soit Freida avait changé, soit c’était un clone venu tout droit d’une autre planète !

— La banque a-t-elle accepté l’offre de la Tri-Star ? s’enquit-elle.

— Elle l’acceptera si Zack ne surenchérit pas dans les vingt-quatre heures, répondit Freida, d’un ton redevenu professionnel. A mon avis il ne le fera pas. Il a évoqué une propriété de l’autre côté de Missoula, qui n’aurait pas besoin d’autant de travaux.

— Combien sont-ils prêts à payer pour le ranch, ces gens de la Tri-Star ?

— Pourquoi est-ce que je devrais te le dire ?

— Parce que je t’ai surprise en train de rôder chez moi, et que je n’ai pas appelé le shérif, alors que j’aurais dû le faire, voilà pourquoi. Tu as une dette envers moi, Freida.

Plusieurs sentiments se succédèrent dans le regard de Freida, aucun vraiment amical.

— C’est juste, reconnut-elle enfin de mauvaise grâce. Le Madison Ranch possède un grand terrain, avec beaucoup d’eau et de la bonne herbe pour le bétail. La Tri-Star Cattle Company a offert un nombre à huit chiffres.

Kristy retint un cri de surprise. Huit chiffres ! A supposer même qu’elle vende l’histoire de sa famille à Zachary Spencer, elle n’aurait jamais assez pour surenchérir sur une somme pareille ! Et, de toute façon, la Tri-Star ferait encore grimper les enchères.

Le ranch était perdu. Autant regarder la réalité en face.

Freida se leva sans avoir touché à son thé.

— Je ferais mieux d’y aller, dit-elle.

De nouveau, ce ton étrange… Un petit frisson courut dans le dos de Kristy.

— Tu n’es pas dans ton état normal, Freida. Veux-tu que j’appelle quelqu’un ?

Freida laissa échapper un petit rire amer.

— Et qui ça ? Je suis seule au monde, Kristy. Exactement comme toi.

« Exactement comme toi. » Le coup de griffe était bel et bien intentionnel. Ravalant sa rancœur, Kristy, stoïque, se leva.

— Je te ramène chez toi, proposa-t-elle, grand seigneur.

— Non. Je préfère marcher.

Elle raccompagna donc Freida jusqu’à la porte et la regarda marcher jusqu’au portail, puis s’engager sur le trottoir et disparaître au bout de la rue. Elle resta immobile un long moment, perplexe. Non, plutôt mal à l’aise ; il y avait quelque chose qui sonnait faux, dans l’attitude de Freida. A moins que ce soit elle ; sa vie était devenue tellement étrange, depuis peu. Elle se secoua et scruta le jardin.

— Winston ? appela-t-elle.

Le chat déboula aussitôt, se frotta à ses jambes et enroula la queue autour de ses chevilles en miaulant comme pour s’excuser de sa conduite.

Kristy le prit dans ses bras et enfouit le nez dans son cou soyeux en regagnant la cuisine.

— C’est bon, dit-elle. Tu es en sécurité maintenant.

Le chat miaula, s’agita pour se dégager, et bondit gracieusement à terre. Il la fixa un instant de ses yeux bleus étrangement semblables à ceux de Dylan, puis s’éloigna. Et s’arrêta de nouveau pour la regarder.

Kristy referma la porte à clé, tout en se promettant de changer les serrures le lendemain à la première heure.

— Miaou !

Winston s’était engagé dans l’escalier de service, contournant la bâche protectrice qui traînait au beau milieu des marches. Kristy la ramassa, la plia et la posa sur le côté en arrivant à l’étage.

Winston l’attendait, boule de poils blancs dans les ombres du couloir, et miaula une nouvelle fois lorsqu’il la vit. Essayait-il de la conduire jusqu’à un endroit précis ?

Il miaula de nouveau, avec insistance.

— D’accord ! Je te suis !

Il la précéda dans la chambre qui avait dû être celle de Freida. C’était la seule dans laquelle elle avait enlevé le banc sous la fenêtre.

Une sensation inquiétante l’envahit quand elle alluma la lumière dans cette pièce vide, avec son beau parquet enfin dépouillé de l’affreux tapis lavande dont elle s’était débarrassée le tout premier jour, avant même de s’attaquer à la chambre principale.

Assis au centre de la pièce, Winston agita la queue d’un mouvement saccadé.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle avait les nerfs à vif maintenant.

Le chat s’avança encore, jusqu’au dressing.

Elle le suivit, les sourcils froncés. Elle alluma l’unique ampoule pendant du plafond à l’intérieur… et poussa un cri d’effroi.

Sur le mur du fond, le plâtre avait été entièrement arraché. Et l’armature et l’isolation avaient été mises à nu. Le pied-de-biche qu’avait utilisé Freida pour provoquer ces dégâts impressionnants gisait encore sur le sol, recouvert d’une fine couche de poussière grise.

Une image vint aussitôt à l’esprit de Kristy. Freida et ses épaules de déménageur brandissant ce pied-de-biche et l’abattant contre la paroi avec une joie sauvage… Une nausée lui souleva le cœur. Elle s’imagina se réveillant en pleine nuit et découvrant cette sorcière penchée sur son lit, prête à la réduire en bouillie avec sa lourde barre de fer…

Elle tomba à genoux.

— Oh ! mon Dieu…, gémit-elle, toute tremblante. Oh ! mon Dieu !

Winston se frotta contre elle, miaulant et ronronnant comme pour la réconforter.

Freida cherchait évidemment quelque chose. Pourquoi sinon s’en prendre ainsi à un mur ?

Quelque chose… mais quoi ? Kristy lui aurait volontiers restitué tout objet lui appartenant !

Elle agrippa le chambranle du dressing et se redressa tant bien que mal.

Appeler le shérif.

Non ! Impossible d’appeler Floyd. Elle avait trop peur de se retrouver seule avec lui.

Adossée à la paroi près de la porte, elle attendit de pouvoir compter sur ses jambes pour la supporter. Puis, lentement, pesant ses moindres gestes, elle gagna sa chambre à coucher, s’assit au bord du lit, tendit la main vers le téléphone et composa un numéro qu’elle avait pourtant tout fait pour oublier.

— D-Dylan ?