Chapitre 2

Des populations africaines assujetties

Le découpage colonial de l’Afrique eut pour conséquence majeure de redistribuer les populations au sein de nouvelles unités politiques. La répartition d’un même peuple entre plusieurs territoires impliquait une rupture de son unité culturelle et l’évolution de chaque rameau dans des cadres différents, en fonction des diverses métropoles dont il relevait désormais. À l’inverse, étaient regroupées dans une même colonie, souvent créée de toutes pièces, des populations d’origines diverses, sans tenir compte de leur passé et des inimitiés profondes qui pouvaient exister entre elles. Des mesures de répression forcèrent les récalcitrants à se soumettre. Dès lors, les sociétés furent obligées, pour survivre, de s’adapter aux données nouvelles.

L’ordre colonial

La place des populations colonisées
Les théories

Les relations entre les gouvernements coloniaux et les populations colonisées firent l’objet de nombreux débats. En théorie, trois systèmes ont été définis, la citoyenneté n’étant accordée qu’à titre individuel et de façon parcimonieuse.

1) Dans l’assujettissement, qui correspondrait à un despotisme éclairé, les colonisés sont des « sujets » qui ne participent pas aux décisions les concernant. C’est la métropole qui donne ses instructions et les fait appliquer par ses fonctionnaires.

2) L’assimilation considère les colonies comme des provinces métropolitaines. On doit donc, dans l’absolu, appliquer aux colonisés un traitement identique à celui des métropolitains. Cette idéologie, plutôt défendue par des Français, mais aussi par des Portugais, repose d’une part sur la certitude que la civilisation métropolitaine est la meilleure et, d’autre part, sur le principe de l’égalité de tous les êtres humains que l’on estime capables d’accéder à cette culture idéale, après une période de maturation. Ce système tient à peine compte des coutumes et des traditions locales, destinées à disparaître en fin d’évolution.

3) L’association prône la conservation par les colonisés de leurs institutions coutumières ainsi que leur participation à l’action du gouvernement colonial par l’intermédiaire des autorités traditionnelles. Cette conception, surtout développée par les Anglais, trouve ses fondements d’une part dans la supériorité de la civilisation anglo-saxonne et, d’autre part, sur l’inaptitude des colonisés à y accéder.

En réalité, les distinctions ne furent jamais aussi rigoureuses, d’autant que les politiques coloniales évoluaient au gré de la situation intérieure des diverses métropoles. En France, par exemple, on prôna tout à tour l’assimilation et l’association. En fait, ni l’assimilation ni l’association ne furent appliquées dans toute leur ampleur et l’on retrouvait partout des traits d’assujettissement.

Des pratiques inégalitaires

Malgré les différences de conception inhérentes à chaque métropole, la participation des Africains aux prises de décision était pratiquement nulle. Ils pouvaient tout au plus avoir un rôle consultatif limité dans les instances locales par l’intermédiaire de personnalités nommées, ce qui n’était même pas le cas dans les colonies allemandes, belges et portugaises. Au sein de l’Afrique française, l’Algérie avait une organisation particulière. La création des Délégations financières y avait institué une représentation inégalitaire des colonisés qui n’avaient, nous l’avons vu, qu’un rôle consultatif. En 1908, dans le cadre de la « politique d’association » inaugurée sept ans auparavant, un décret accorda l’élection de six conseillers généraux musulmans à environ cinq mille électeurs pour une population qui avoisinait les quatre millions. Aucun des autres territoires français d’Afrique ne disposait d’une organisation semblable. Les deux notables qui siégeaient au Conseil d’administration de chaque colonie étaient choisis par le lieutenant-gouverneur. Il s’agissait le plus souvent de commerçants locaux qui faisaient rarement entendre leur voix dans cette assemblée composée surtout de fonctionnaires et de négociants représentant généralement les grandes firmes commerciales. La seule exception à ce régime était la situation des habitants des « Quatre Communes » du Sénégal, les plus anciennes implantations françaises, qui pouvaient élire un député à la Chambre à Paris et disposaient d’un conseil général ainsi que de conseils municipaux élus. Elle servit d’ailleurs de modèle à ceux qui réclamaient pour les Africains une part plus active dans les colonies.

Dans les colonies britanniques, l’indirect rule, appliquée par Frédérick Lugard en Ouganda puis dans le Nord-Nigeria avant qu’il n’en expose la théorie dans The Dual Mandate in British Tropical Africa (1922), institua un mode d’administration différent de celui des Français mais qui n’associait pas davantage les chefs « traditionnels » aux prises de décision. Les territoires britanniques, divisés en « colonies » dont les habitants étaient des « sujets », et en « protectorats » peuplés de « protégés », avaient à leur tête un Conseil législatif qui admit dès le début du siècle au Nigeria et en Gold Coast, deux membres africains nommés et rémunérés en conséquence. Au Sierra Leone, les Créoles étaient représentés dans les mêmes conditions, depuis 1863, par des personnages qui ne craignaient pas de s’opposer ouvertement à la politique gouvernementale et qui exprimaient les revendications de leur communauté ; toutefois, il n’y eut pas d’autres Africains avant 1913, tout comme en Gambie [M. Crowder, 1984]. En revanche, dans les territoires de l’Afrique orientale, les colons ne laissèrent aucune place aux représentants des populations locales.

Les différences essentielles entre les méthodes d’administration françaises et britanniques résidaient donc dans l’octroi aux autorités « traditionnelles » de pouvoirs exécutifs : pour reprendre l’idée exprimée par Michael Crowder, les premiers ne le faisaient que lorsqu’ils ne pouvaient faire autrement, alors que les seconds l’érigèrent en système. Dans ces conditions, les fonctionnaires métropolitains n’avaient ni les mêmes rôles ni les mêmes compétences dans leurs relations avec les populations locales : les Français visaient à l’omniprésence et constituaient les vecteurs essentiels des transformations dans les sociétés concernées alors que les Anglais œuvraient plus volontiers à la conservation de ces dernières contre les changements et les modernisations voulues par les départements techniques et le gouvernement central [1984, p. 233-235].

L’encadrement colonial

Les métropoles procédèrent à l’organisation intérieure des colonies à mesure qu’elles progressaient dans la conquête territoriale. La création d’une administration locale leur permettait, entre autres, de disposer de ressources propres, levées sur les populations déjà soumises, pour étendre, à moindres frais, leur poussée dans l’hinterland. Les structures mises en place dans ces conditions furent complétées progressivement et subirent peu de modifications pendant la période coloniale ; bien plus, dans certains territoires, elles devaient se pérenniser jusqu’à nos jours. La volonté d’encadrer les populations incita les colonisateurs à intervenir dans tous les domaines.

Un encadrement administratif hiérarchisé

Le découpage administratif répondait à des préoccupations analogues de la part de tous les colonisateurs qui mirent en place des structures hiérarchisées permettant de contrôler aisément les communautés et les individus. Les différences portaient plus sur les relations entre chaque territoire et sa métropole (avec l’existence des Fédérations uniquement en Afrique noire française, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent) que sur leur organisation interne. La circonscription de base et son responsable portaient des noms différents, mais répondaient à des critères communs : « districts » dans les possessions britanniques et au Congo belge, « intendances » elles-mêmes subdivisées en « concelhos » en Afrique portugaise, « cercles » dont les plus vastes pouvaient avoir des « subdivisions » en AOF, « régions » réparties en « districts » en AEF, « provinces » à Madagascar. L’autorité des administrateurs s’appuyait sur l’existence de forces de l’ordre : milices, gardes-cercles, policiers, selon les cas.

En Afrique du Nord, l’organisation antérieure avait été conservée dans les protectorats. En revanche, l’Algérie présentait un cas particulier avec sa division en trois départements. Les « indigènes » y étaient placés sous l’autorité d’un maire, dans les 261 communes de plein exercice où les Européens formaient une partie importante de la population et qui étaient régies par la loi municipale métropolitaine de 1884 : les citoyens français élisaient les conseillers et le maire ; les musulmans élisaient un nombre de conseillers qui ne devait pas dépasser le quart de celui des Européens et qui étaient exclus de l’élection du maire qui devait être impérativement un citoyen français. Ailleurs, dans les communes mixtes, les responsabilités étaient assumées par un administrateur civil. Des cadis (juges musulmans) ou des bachagas les assistaient dans les relations directes avec la population.

Un encadrement judiciaire arbitraire

La colonisation imposa deux types de justice : l’une pour les Européens et assimilés, qui reposait sur la loi métropolitaine, l’autre pour les Africains qui étaient régis par des réglementations spécifiques tenant plus ou moins compte de leurs coutumes particulières. Dans leurs territoires de l’Ouest africain, les Britanniques laissèrent la justice dépendre des chefs qui appliquaient le droit coutumier. Les Allemands, pour leur part, mirent en place un système hybride à l’instar de celui du Togo : les chefs connaissaient des délits allant jusqu’à 50 marks d’amende, voire 100 marks s’il s’agissait de chefs supérieurs ; l’administrateur entouré de deux assesseurs africains statuait jusqu’à 300 marks ou six mois de prison ; le gouverneur pouvait infliger des peines de prison avec enchaînement du condamné ou la mort.

La réorganisation judiciaire opérée par les Français en Afrique noire et à Madagascar aboutit à priver les chefs de leur juridiction au criminel et ne leur laissa qu’un rôle mineur au civil. Les tribunaux dits « indigènes » furent rarement présidés par un Africain et, dans ce cas, il ne s’agissait pas forcément du véritable chef mais souvent d’un notable choisi par l’administration. Pour les affaires criminelles, une organisation hiérarchisée fut mise en place : un « tribunal de premier degré » siégeant sous la présidence d’un administrateur aidé de deux assesseurs africains et, au-dessus, un « tribunal criminel » placé sous la responsabilité de l’administrateur de cercle entouré de deux assesseurs européens et de deux assesseurs africains. Au Maroc, Lyautey engagea rapidement la réforme des institutions judiciaires traditionnelles : les cadis continuèrent à juger en matière de droit immobilier et de statut personnel, mais la création, en 1912, d’un ministère chérifien de la Justice modifia les procédures dans les autres domaines. Celui-ci étendit son autorité sur les juges dont le nombre fut diminué et la compétence précisée. Un tribunal d’appel siégeant à Rabat fut installé par la suite (1921).

En théorie, les sujets africains conservaient leur droit coutumier mais celui-ci était modifié par l’indigénat qui était, en fait, la pièce maîtresse du dispositif judiciaire français. En Algérie, le code de l’indigénat (1881) avait été édicté pour maintenir aux administrateurs civils les pouvoirs répressifs exceptionnels accordés, auparavant, aux militaires à l’égard des populations insoumises. Les administrateurs des communes mixtes disposaient ainsi d’une autorisation « provisoire », accordée pour sept ans mais renouvelée périodiquement jusqu’en 1927, de sévir sans jugement et sans contrôle effectif. Les mêmes pouvoirs disciplinaires étaient attribués aux juges de paix dans les communes de plein exercice, sans droit d’appel jusqu’en 1914. Les autochtones étaient donc passibles de peines spéciales pour une série « d’infractions spéciales aux indigènes » dont le nombre fut réduit de 41 en 1881 à 21 en 1890. Au demeurant, ils étaient soumis à une étroite surveillance puisqu’ils ne pouvaient se déplacer hors de leurs douars sans permis de circulation. Il n’y eut donc pas d’assimilation, malgré les déclarations, mais bien un assujettissement. L’assimilation fut utilisée pour effacer les traits distinctifs de la société indigène mais pas pour accorder des droits similaires à ceux des métropolitains [Ch.-R. Ageron, 1990]. Au civil, les « indigènes » étaient jugés par les cadis selon leurs coutumes pour tout ce qui concernait les biens non régis par la loi française. Toutefois, une série de mesures (1882, 1886, 1890) avait réduit leurs compétences au profit des juges de paix français qui appliquaient à la fois le droit français et la loi coranique. La justice répressive était assurée par des juges français. Une nouvelle politique indigène « d’association », qui prônait « l’évolution des musulmans à l’intérieur de leur propre civilisation » (cité par Ch.-R. Ageron, 1990), fut inaugurée en 1901. Deux types de tribunaux furent institués à l’intention des seuls Musulmans qui ne pouvaient faire appel qu’avec beaucoup de difficultés : d’une part, des tribunaux répressifs, présidés par des juges de paix, jugeaient les délits relevant de la correctionnelle ; d’autre part, des cours criminelles instituées dans chaque arrondissement jouaient le rôle de cours d’assises. À la veille de la Première Guerre mondiale, une réforme élargit les possibilités de faire appel.

L’Algérie servit d’exemple pour les autres colonies françaises d’Afrique, avec des nuances toutefois. L’indigénat, en effet, n’était ni unifié ni codifié, mais partout il donnait une compétence très étendue aux administrateurs en matière de justice : ils pouvaient statuer sans appel sur des délits mineurs et prononcer des peines allant jusqu’à 15 jours de prison et 100 francs d’amende. Des pratiques analogues existaient au Congo belge où un décret du 5 juillet 1910 stipulait que l’on pouvait interdire de séjour (relégation) « tout indigène qui, par sa conduite, compromet la tranquillité publique ».

Les sanctions couramment infligées étaient des amendes et des peines de prison. Les Portugais et les Allemands utilisaient aussi légalement des châtiments corporels. Ainsi, au Togo, des coups de fouet étaient fréquemment appliqués, parfois même à la demande d’Européens qui recouraient aux pouvoirs publics pour punir un employé récalcitrant. L’usage en fut réglementé à la suite des réformes de Dernburg en 1907, mais l’arbitraire ne disparut pas pour autant : en 1913, une pétition rédigée par des Togolais demandait aux autorités d’introduire l’usage de codes dans la pratique judiciaire (M. Crowder, 1984).

Des mesures limitées d’encadrement social

Les colonisateurs eurent des conceptions différentes, voire opposées sur la manière d’imposer les vues occidentales en matière d’éducation et de santé.

Le rôle initiateur des missions

Les missions chrétiennes avaient diffusé les valeurs culturelles de l’Europe parfois même avant le partage de l’Afrique, tout en se livrant une concurrence active non seulement entre catholiques et protestants mais aussi entre les missions relevant d’une même religion. Les buts des pouvoirs publics n’étaient pas les mêmes que ceux des religieux qui prônaient avant tout l’évangélisation. Ainsi, la Mission de Brême, installée sur la côte des Esclaves où elle avait ouvert 40 écoles en territoire anglais et 140 dans la colonie allemande, voulait « la création d’une église évangélique éwé, dans le pays éwé, de langue éwé » [Schlunk, cité par Tuakli, 1980, p. 102]. Pourtant les moyens d’y parvenir n’étaient guère différents, ce qui impliquait une nécessaire collaboration entre l’administration et les autorités religieuses. Gustav Warneck (1834-1910), un important théoricien missionnaire allemand, définissait partiellement la situation lorsqu’il écrivait au début du xxe siècle : « Les régimes coloniaux ont fait entrer dans leurs calculs l’extension du christianisme afin de renforcer, avec l’aide de la Mission, leur propre domination et d’augmenter le rendement de leurs colonies » [cité par J. Tuakli, 1980, p. 88] ; car les missionnaires, espérant l’appui des gouvernements européens, firent souvent « entrer dans leurs calculs » le triomphe de la colonisation. En fait, ils conservèrent le quasi-monopole de l’enseignement et de l’assistance médicale dans les territoires portugais et au Congo belge. Dans les possessions britanniques et allemandes, ils agirent parallèlement au secteur public et souvent sous le contrôle du gouvernement. En revanche, en Afrique française, ils subirent une concurrence active du service public qui se développa rapidement.

L’enseignement

Les gouvernements coloniaux adoptèrent des comportements différents à l’égard des musulmans, dont les enfants fréquentaient les écoles coraniques, et envers les autres Africains dont ils ne connaissaient ou ne comprenaient pas les méthodes éducatives intégrées à la vie sociale (classes d’âge, initiations). Ils considérèrent l’école comme l’instrument essentiel de la conquête morale des populations. Cette conception soulevait d’abord la question de la langue d’enseignement. Les assimilationnistes prônaient l’utilisation de la langue métropolitaine. Ainsi, dans les colonies françaises, le français était la seule langue officielle, la seule enseignée dans les écoles, avec des manuels en usage en métropole. En Algérie, d’ailleurs, une politique de francisation « instinctive » [Ch.-R. Ageron, 1990] s’attaqua à la toponymie locale pour la remplacer par des noms français, tandis que l’état-civil, créé en 1882, aboutissait à fixer de nouveaux patronymes pour les Algériens. Des faits analogues pourraient être signalés dans les autres territoires français, avec une très grande diversité de situations. Au Togo, où les établissements de la Mission de Brême dispensaient leur enseignement en langue vernaculaire et en anglais comme langue étrangère, les Allemands les obligèrent à remplacer cette dernière par de l’allemand afin d’appliquer les recommandations du Kolonialrat de 1897. La mesure mécontenta d’ailleurs une partie de la population de Lomé en raison de ses relations suivies avec la Gold Coast. À l’inverse, les missionnaires défendaient souvent l’enseignement en langue vernaculaire À ceux qui, comme Puttkammer, haut-commissaire du Togo, objectaient que certaines langues, comme l’éwé, étaient trop primitives pour satisfaire aux exigences de la traduction, Zahn, inspecteur de la Mission de Brême, répondait que toute langue « pouvait exprimer la Vérité divine » [cité par J. Tuakli, p. 92]. En fait, seules les langues locales leur paraissaient susceptibles de faire pénétrer le christianisme dans les populations par l’intermédiaire des enfants.

Certains adversaires de l’enseignement dans une langue européenne craignaient également que les Africains n’aient une instruction trop étendue qui leur permettrait de connaître plusieurs langues alors que la majorité des Européens n’en pratiquaient qu’une. Cette remarque posait le problème des finalités de l’enseignement et, par voie de conséquence, celui des limites de l’organisation scolaire. Jusqu’où les Africains pourraient-ils poursuivre leurs études ? La plupart des colonisateurs s’accordaient sur le fait que l’école devait former des auxiliaires, des cadres subalternes. Il suffisait donc de leur donner les rudiments indispensables pour s’acquitter de leurs tâches futures. Les efforts portèrent donc d’abord sur l’enseignement primaire. Le nombre des élèves augmenta régulièrement dans les établissements publics et/ou privés avec un déséquilibre important entre les garçons et les fillettes. Ainsi, en Angola, en 1908, des congrégations catholiques avaient ouvert 69 écoles de garçons et 18 de filles pour un total de 1 900 élèves, alors qu’au Mozambique, en 1909, on comptait 48 écoles de garçons et 18 de filles, rassemblant au total 1 200 élèves. Au Togo, la Mission méthodiste (wesleyenne) recevait dans ses établissements, à la veille de la guerre, 429 garçons et 80 filles ; la Mission de Brême, dont les effectifs avaient augmenté rapidement depuis le début du siècle pour atteindre près de 8 000 élèves en 1910, n’enseignait qu’à quelques centaines de filles ; il en allait de même pour les catholiques dont le nombre des élèves avait suivi une courbe ascendante, dépassant de peu les protestants avec 8 463 en 1913. En Tunisie, les filles étaient sept fois moins nombreuses que les garçons en 1913, malgré l’augmentation du nombre des élèves de l’enseignement privé : en 1900 on en dénombrait 13 607 dans les écoles publiques, 3 609 dans le privé ; en 1913 : 36 516 dans les écoles publiques, 6 278 dans le privé ; 8 000 dans les écoles italiennes.

À la veille de la Première Guerre mondiale, chaque colonie avait des écoles primaires. Les statistiques disponibles sont lacunaires et il n’est pas possible de dresser un tableau complet des effectifs scolaires ni de leur répartition géographique et par sexe. Toutefois, on peut affirmer que les taux de scolarisation étaient très faibles. Ainsi, en AOF, en 1909, existaient 190 écoles primaires publiques regroupant 10 000 élèves [D. Bouche, 1975]. L’exemple de l’Algérie est aussi significatif [Ch.-R. Ageron, 1990 ; J. Thobie, 1990] : en 1890, 10 000 élèves, soit 1,9 % des enfants d’âge scolaire ; 1908 : 33 397 élèves, soit 4,3 % des enfants d’âge scolaire ; 1914 : 47 263 élèves, soit 5,5 % des enfants d’âge scolaire, dont 8 000 enfants fréquentaient un enseignement de type européen.

L’enseignement primaire supérieur ainsi que le secondaire, surtout implantés dans les villes habitées par des Européens, étaient suivis par une infime minorité d’Africains, dans des conditions extrêmement diverses. Le développement en était moins poussé en Afrique française que dans les territoires britanniques qui possédaient au moins un établissement par colonie de l’Ouest africain, par exemple Bo School (1905) ou Katsina College dans le Nord-Nigeria. Ainsi, en AOF il n’existait qu’une seule École normale créée en 1904, qui prit le nom de William Ponty en 1912 : implantée au Sénégal, elle recevait des élèves de toute la Fédération et forma les premiers instituteurs africains. En revanche, les pays du Maghreb furent dotés d’établissements à tous les niveaux à cause du nombre élevé de colons : en Algérie, par exemple, existaient 3 lycées, environ 6 institutions privées, 2 collèges de jeunes filles, 2 cours secondaires plus une fondation de la Ligue de l’enseignement. Le nombre d’élèves musulmans fréquentant ces établissements, qui avait été en moyenne de 84 par an avant 1900, ne s’élevait qu’à 150 vers 1914 [J. Ganiage, 1966]. Dans les autres colonies, il existait peu de réalisations dans ce domaine : en Angola, par exemple, l’American Board of Foreign Missions avait fondé deux écoles normales pour Africains, le Currie Institute for boys en 1914 et Mens school for girls en 1916, qui avaient pour but de les préparer au travail avec une formation pratique. En Union sud-africaine, l’enseignement secondaire était dispensé par des Missions plus ou moins soutenues par le gouvernement. Les établissements avaient souvent un faible niveau à quelques exceptions près comme Lovedale dans le Ciskei fondé par l’Église libre d’Écosse, ou Morija dans le Basutoland. Il en sortait des employés, des enseignants ainsi que des membres du clergé [L. Thompson, 1990].

L’enseignement supérieur restait étroitement limité. Dans toute l’Afrique occidentale, il n’existait que deux universités : Fourah Bay College, au Sierra Leone, doté d’un statut universitaire et affilié à l’Université de Durham en 1876, et Liberia College à Monrovia, créé en 1864. Il en allait différemment là où les colons étaient nombreux. En Algérie, où l’enseignement supérieur recevait surtout des étudiants d’origine européenne, la faculté d’Alger avait délivré au total à des musulmans, jusqu’en 1914, 34 diplômes de bacheliers et 12 licences [Ch.-R. Ageron, 1990]. En Union sud-africaine, les universités destinées aux Noirs et aux Coloured avaient été fondées par des missions : par exemple, celle du Natal, par l’American Board of Foreign Missions, et surtout, l’établissement possédant le plus haut niveau, le South African Native College, à Fort Hare (Ciskei) créé en 1916 par des missions de méthodistes, anglicans et Écossais avec l’aide du gouvernement. Seule une infime minorité d’Africains, généralement financés par leurs parents, allaient poursuivre des études dans les métropoles et parfois même aux États-Unis : par exemple, au Togo, seuls 20 jeunes Éwé avaient été formés en Allemagne du début de la colonisation à 1914 (J. Tuakli, 1980).

La santé

Les missions conservèrent souvent un rôle important dans le domaine de la santé, même pendant la période coloniale où des services spécialisés furent créés dans la plupart des territoires. Les premières réalisations eurent pour objectif de soigner les Européens, toutefois la mise en valeur coloniale impliquait l’existence d’une main-d’œuvre valide, ce qui nécessitait l’implantation de structures adéquates. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les villes et les régions littorales furent les mieux équipées. Ainsi, Tunis, en 1910, possédait quatre hôpitaux et un institut Pasteur, mais l’intérieur de la Tunisie ne disposait que de quelques infirmeries et dispensaires. Au Maroc où n’existait en 1900 que l’hôpital de Tanger, des infirmeries et des dispensaires s’implantèrent à partir de 1905 dans les ports ouverts aux Européens et dans quelques postes du Maroc oriental ; dès octobre 1912, Lyautey fit créer l’Assistance médicale indigène avec 40 médecins et il compléta ces dispositions par l’organisation d’un service de santé et d’assistance (mai 1913). Il estimait que le médecin, dans ses tournées à l’intérieur, était un « agent de pénétration, d’attirance et de pacification » [cité par J. Ganiage, 1966, p. 110]. Dans les colonies d’Afrique noire, l’Assistance médicale gratuite se développa lentement, d’abord dans les capitales puis dans les chefs-lieux de circonscription, avec les mêmes caractéristiques : hôpitaux ou dispensaires dans les agglomérations, infirmeries dans les petits centres qui recevaient plus ou moins fréquemment les visites des médecins. L’équipement du Congo belge était considéré comme supérieur à celui des autres territoires tropicaux avec un médecin européen pour 20 000 habitants et un médecin auxiliaire africain pour 3 000.

Les épidémies jouèrent souvent un rôle de catalyseur dans les recherches. Ainsi, en Ouganda, l’hôpital de Kampala, créé en 1897 par la Christian Missionary Society, mena une lutte active contre la maladie du sommeil qui avait tué des milliers de personnes au tournant du siècle dans toute l’Afrique orientale. Le vecteur de la maladie fut découvert par sir David Bruce et le docteur allemand Koch mit au point un remède. Partout, les gouvernements édictèrent des mesures sanitaires rigoureuses pour empêcher la propagation des épidémies, surtout la fièvre jaune qui faisait périodiquement des victimes : quarantaines, interdiction de se déplacer etc. [S. Boutron, 1992]. En outre, on procéda à des campagnes de vaccination contre la variole. Pourtant, ces mesures n’eurent que des effets limités car elles ne touchaient qu’un nombre restreint de personnes, faute de moyens. Les habitants des villes en profitèrent plus que les autres, surtout ceux des quartiers résidentiels qui bénéficiaient de surcroît de mesures d’assainissement. Cependant des épidémies de fièvre jaune comme celle du Sénégal, en 1900, firent 207 victimes parmi les Européens, le nombre des autres étant inconnu. De plus, la peste fit son apparition sur la côte occidentale, frappant particulièrement Dakar en 1914. Il fallut attendre l’entre-deux-guerres pour que la lutte contre certaines endémies soit menée plus systématiquement.

Les relations entre colonisateurs et colonisés

Par un abus de langage, le mot « colon » est souvent utilisé, même par des spécialistes, pour désigner toute personne européenne résidant dans une colonie, sans tenir compte de ses mobiles ni de son mode de vie. Nous préférons réserver ce terme à ceux qui viennent dans un territoire sans esprit de retour, dans le but de s’y installer et d’y faire souche. En revanche, nous appellerons « coloniaux » ceux qui participent à la vie de la colonie à titre temporaire, quels que soient le nombre et la durée de leurs séjours ainsi que leurs activités. Dans ce sens, le nombre de colons a été relativement peu élevé par rapport à l’ensemble du continent africain (moins de 2,5 % à la veille de la Première Guerre mondiale, d’après nos calculs) mais avec d’importantes disparités régionales.

Les territoires à forte minorité de colons : le triomphe de la ségrégation

En Algérie comme en Union sud-africaine, le colonat formait une forte minorité par rapport à la population totale. Il prétendait réserver à son seul avantage la domination du pays ainsi que les bénéfices matériels et moraux qu’on pouvait en tirer. Toutefois, les moyens d’y parvenir différèrent d’une extrémité à l’autre du continent.

La ségrégation légale : l’Afrique du Sud

Les Blancs établirent en Afrique du Sud des catégories rigides de populations, où ils se distinguaient à la fois des Noirs, des « gens de couleur » (coloured) et des Indiens. Une multiplicité de clivages subsistait à la fois sur le plan racial, entre Blancs et non-Blancs, et sur le plan ethnique, au sein des Blancs eux-mêmes et entre les non-Blancs.

De grandes différences séparaient les Blancs installés de longue date et les immigrants récents. Les premiers, descendants de colons en majorité hollandais, appelés Boers et plus tard Afrikaners, avaient une identité et une culture propres s’exprimant par l’existence d’une langue, d’affiliations chrétiennes spécifiques et de critères sociaux particuliers. Toutefois, bien qu’étant majoritairement des ruraux, ils ne formaient pas un groupe homogène. De fortes disparités existaient entre ceux qui possédaient des propriétés rentables, comme les vignerons du Cap ou les éleveurs de bétail du Transvaal et d’Orange, et les pauvres Blancs, touchés en grande partie par l’exode rural parce qu’ils ne disposaient pas de quantité suffisante de terre pour assumer leur croissance démographique. Les Afrikaners constituaient environ 60 % de la population blanche, pourtant ils étaient souvent tenus à l’écart, voire méprisés par les citadins d’origine britannique, membres de professions libérales, hommes d’affaires prospères ou même ouvriers qualifiés. Ces derniers se distinguaient également des immigrants plus récents, attirés par l’or et les diamants et dont beaucoup étaient pauvres, illettrés et sans qualification. Malgré les divergences, l’anglais et le hollandais jouissaient d’une égalité officielle depuis 1882 dans la colonie du Cap.

Au début du xxe siècle, la proportion des Blancs variait dans les différents territoires.

Répartition de la population d’Afrique du Sud en 1901

 

Nombre total d’habitants (en millions)

Proportion de Blancs (%)

Colonie du Cap

1,500

25

Transvaal

1,500

33

Colonie du Natal

1,100

10

Orange

0,390

45

Sources : O. Guitare, 1966 ; L. Thompson, 1990.

En 1911, au lendemain de la formation de l’Union sud-africaine, les Blancs, avec 1,3 million, formaient 21 % de la population totale qui s’élevait alors à 6 millions, les Noirs étant environ 4 millions (près 67 % du total) composés de peuples divers, les « gens de couleur » 500 000 (9 %), les Indiens 200 000 (3 %).

La ségrégation entre Blancs et non-Blancs se développa progressivement. Jusqu’à la fin du XIXe siècle dans la province du Cap, la population de couleur avait été assimilée aux Blancs et pouvait théoriquement exercer des droits politiques. Néanmoins, dans la pratique, les dispositions de la loi électorale favorisaient l’inégalité. Pour être électeur, il fallait, en effet, savoir écrire son nom, sa résidence et sa profession, et posséder soit un immeuble valant au minimum 75 livres sterling, soit disposer d’une rente annuelle de 50 livres. Pour être éligible, il fallait posséder une propriété immobilière de 20 000 livres au moins ou 4 000 livres de propriété mobilière. La sélection sociale recouvrait, en fait, une différenciation raciale. Des lois de protection furent édictées progressivement, interdisant les mariages, les rapports sexuels, la cohabitation entre Blancs et Noirs, bien qu’une grande partie de ces derniers eût été christianisée. Dans le même temps, les Blancs s’inquiétèrent de l’immigration asiatique croissante, en particulier de ressortissants des Indes. Ces derniers étaient particulièrement nombreux au Natal où ils étaient surtout employés dans des plantations : dans certains districts ruraux, ils formaient plus de la moitié de la population et regroupaient 23 % des habitants de Durban en 1910. Des restrictions à l’immigration furent édictées de façon à protéger le noyau européen originel.

Une ségrégation de fait : l’Algérie

Les idéaux républicains ne pouvaient admettre la légalisation de mesures ségrégationnistes, toutefois, dans les faits, les colons vivaient de leur côté et lesAlgériens du leur.

Répartition de la population en Algérie

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Sources : Recensements 1901, 1911.
N.B. Territoires du Sud non compris

Le nombre des Européens s’était accru entre 1901 et 1911, et en particulier celui des Français à cause de la pratique de la naturalisation automatique. Les Européens se regroupaient surtout dans les plaines côtières et dans les villes. Oran était une ville où le nombre des habitants d’origine espagnole était particulièrement élevé et où les musulmans formaient moins de 15 % de la population. Les rapports sociaux entre colons et autochtones se bornaient à l’utilisation par les premiers du travail des seconds, il s’agissait de rapports de patrons à employés qui se doublaient souvent d’attitudes racistes. Un fossé existait donc entre les communautés qui avaient chacune leurs modes de vie, leurs fêtes et leurs religions, ainsi que leurs quartiers de résidence dans les villes.

Les territoires à colonat limité mais actif

Plusieurs territoires répondaient à cette définition, entre autres la Tunisie, le Maroc, l’Afrique orientale allemande. L’Afrique orientale anglaise en offrait un exemple des plus significatifs. L’appel à la colonisation et les facilités offertes par le gouvernement britannique pour l’acquisition de terres y entraînèrent l’arrivée de colons peu fortunés en particulier de Britanniques venant d’Afrique du Sud, puis de Boers après 1902. Les autres dominions contribuèrent également au peuplement blanc de la colonie ainsi que des aventuriers d’origines diverses. Ces colons, pour la plupart imbus de la supériorité du Blanc, formaient un groupe minoritaire mais fermement décidé à imposer sa primauté aux Africains que l’on évaluait entre 2,250 et 3 millions en 1912 et dont la croissance démographique était rapide. On comptait également des Arabes dont le nombre était inconnu à cette époque et dont beaucoup étaient métissés avec les Africains. En outre, le nombre des Indiens installés de longue date, en particulier à Mombasa, s’était accru grâce aux 6 000 travailleurs qui étaient restés sur les 30 000 venus construire le chemin de fer de l’Ouganda. L’action des Blancs consista à se réserver les meilleures terres, comme nous le verrons plus loin, et grâce à leurs groupes de pression à imposer leur politique aux autorités de la Couronne.

Les colonies « d’exploitation » : le domaine des coloniaux

La domination coloniale n’a pas été moins forte dans un territoire parce qu’il comptait peu ou pas de colons : la présence des colonisateurs s’y est exprimée de façon différente. Les colonies tropicales comprenaient quelques centaines, au plus quelques milliers d’individus d’origine européenne qui utilisaient les services des Africains comme domestiques ou qui n’avaient de contact avec eux que dans le travail où ils assuraient les fonctions de responsabilité.

Les rapports avaient pourtant évolué depuis les périodes de la conquête et des premières installations. Les militaires, tout comme les administrateurs civils souvent célibataires, avaient des relations avec les populations vaincues qui prenaient la forme de prises de guerre, si l’on en croit un extrait de La Pétaudière coloniale (1895) : « Chaque fois qu’on prend un village, tous les combattants, européens ou indigènes, reçoivent, illico, comme part de prise, un certain nombre de captifs ou de captives. Chaque officier européen a, de la sorte, deux ou trois captifs pour le servir et porter ses bagages et, de plus, deux ou trois captives dont on devine la destination. Les captives sont rassemblées en tas et chacun à son tour, d’après son grade et son ancienneté, en commençant par les Européens, choisit la mousso qui lui paraît le plus à son goût. » [A.-H. Canu, cité par F. Simonis, 1993.]

En fait, jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, nombre d’administrateurs eurent des compagnes africaines que l’on désignait par « mousso » dans les régions de la boucle du Niger, ou par « ménagères » à Madagascar. Les métis, quelques milliers pour toute l’AOF, nés de ces unions, avaient des destins divers, selon qu’ils étaient reconnus par leur père ou qu’ils étaient pris en charge par les communautés africaines [A. Tirefort, 1989 ; F. Simonis, 1993]. Dans l’entre-deux-guerres, les coloniaux amenèrent plus volontiers leur épouse, et il s’opéra un renversement de mentalité à l’égard des concubines que l’on n’osait plus montrer à la « bonne société ». On assista donc à un recul du métissage, évolution que connaissaient également les colonies portugaises où les métis avaient été nombreux au XIXe siècle. L’arrivée de nouveaux colons ou, selon les cas, l’augmentation du nombre de coloniaux, aboutit à refermer chaque communauté sur elle-même, avec ses loisirs, ses clubs, ses associations, voire ses lieux de villégiature comme dans le cas des Anglais en poste au Sierra Leone.

Cette évolution était déjà sensible au début du xxe siècle et s’inscrivait dans le paysage entre les quartiers des villes : les zones résidentielles bien aérées aux maisons spacieuses, tranchaient avec la ville africaine plus densément peuplée. Une bonne entente pouvait pourtant exister sur le plan individuel, mais dans l’ensemble l’esprit colonial avait engendré un véritable « fossé racial » et l’administration n’agissait pas pour le combler.

Les exigences coloniales

Les gouvernements exigèrent des populations à la fois une contribution fiscale et la fourniture de main-d’œuvre, avec des priorités différentes selon les pays.

L’impôt

L’impôt était présenté par les métropoles non comme un tribut mais comme une contribution des populations à la mise en valeur de leur territoire par l’intermédiaire des budgets locaux. Toutefois, les conceptions différaient en matière de fiscalité. Le gouvernement britannique pratiquait de préférence une taxation indirecte élevée sur les importations, dont la contrainte était ressentie moins directement par les habitants, sans pour autant refuser toute imposition directe. Les Français, pour leur part, adoptèrent à égalité les deux modes, surtout en Afrique noire où le produit des recettes alimentait des budgets séparés.

La fiscalité indirecte

Des droits de douane ou bien des taxes de consommation furent établis dès le début de la colonisation pour alimenter les caisses de chaque territoire. La taxation frappait les importations de préférence aux exportations, pour ne pas pénaliser les utilisateurs métropolitains, en grevant le prix de revient des matières premières originaires des colonies. C’étaient donc les habitants de ces colonies qui subissaient les effets d’une fiscalité pesant avant tout sur les biens de consommation, en particulier les tissus et les alcools. Ces derniers étaient d’ailleurs plus grevés de droits que toute autre marchandise, ce que les autorités justifiaient par la lutte contre l’alcoolisme.

La taxation s’effectuait sur la base de mercuriales établies par des commissions composées de fonctionnaires et de commerçants nommés par le chef de la colonie, ou bien ad valorem, c’est-à-dire selon les factures des fournisseurs, augmentées de 25 % dans les colonies françaises afin d’y inclure les frais de transport ainsi que d’éventuelles tentatives de fraude à la baisse. Les droits ne cessèrent d’augmenter, contribuant dans de fortes proportions aux recettes budgétaires.

La réorganisation de l’AOF (1904) lui permit d’alimenter le budget général avec le produit des douanes provenant de chaque colonie du groupe. Des dispositions analogues furent appliquées à l’AEF lors de sa création (1910). Nous avons évoqué plus haut les critiques formulées à l’encontre de cette structure centralisée qui privait certaines colonies d’une grande partie des recettes prélevées sur leurs propres habitants alors que les possessions des autres pays pouvaient bénéficier de la totalité des recettes fiscales produites par leurs populations.

La fiscalité directe

Au début du xxe siècle, coexistaient plusieurs modes d’imposition directe. Certaines formes précoloniales avaient été conservées lorsque leur organisation avait pu s’adapter au régime colonial ; d’autres avaient disparu, remplacées par une taxation plus homogène. Les possessions françaises offraient l’exemple de cette évolution et de la diversité qui en résultait.

En Algérie, il n’existait pas d’égalité devant l’impôt entre les musulmans et les Européens. Les premiers étaient assujettis à un régime particulier consistant en « impôts arabes » : une dîme en nature sur les céréales (achour) convertie en une contribution fixe sur les terres ensemencées, allant de 3 à 25 francs la charrue (environ 10 hectares) selon la qualité des terres ; dans le Constantinois, les terres collectives (arch) étaient grevées d’un droit supplémentaire (hockor) ; une taxe sur les troupeaux (zekkat) ; enfin, portaient également le nom de lezma, un impôt de capitation en Grande Kabylie et l’impôt sur les palmeraies dans le Sud-Constantinois. Ce système complexe et inégalitaire entre les régions rapportait entre 15 et 18 millions de francs par an dont les quatre cinquièmes provenaient des cultures de céréales et de l’élevage. Ce système ne fut modifié qu’en 1919, bien qu’une réforme ait été évoquée devant les Délégations financières en 1912.

En Tunisie, les impôts directs préexistants furent conservés sous le protectorat. Il s’agissait d’une part d’une capitation (mejba) et d’autre part d’une taxe sur les récoltes pesant sur les céréales (achour) ou sur les dattiers et les oliviers (canoun). La capitation, très lourde, fut diminuée d’environ un tiers en 1910.

Au Maroc, une réforme fiscale avait été décidée dès le début du xxe siècle par le sultan Abdul-Aziz qui avait remplacé tous les impôts coraniques par une taxe unique le tertib. L’application de cette décision souffrit du contexte de difficultés que traversait le Maroc. En revanche, elle fut imposée progressivement dans le pays dès le lendemain du protectorat (1912) et devint rapidement l’une des premières recettes budgétaires.

Dans les colonies d’Afrique noire, où les systèmes fiscaux antérieurs variaient d’une communauté à l’autre, les colonisateurs imposèrent un régime homogène à chacune de leurs colonies, mais les modalités variaient selon les métropoles. La capitation, ou impôt personnel, fut la pièce maîtresse de la fiscalité directe dans les possessions françaises. Imposée à des dates différentes selon les territoires, au tournant du xxe siècle, elle s’étendit progressivement à tous les habitants de plus de huit ans puis de 16 ans, avec des taux fixés par zones en fonction de leur richesse présumée et des revenus potentiels que pouvait en tirer la population. À la veille de la Première Guerre mondiale, la capitation variait entre 50 centimes, dans les parties intérieures ayant une économie faiblement monétarisée, et 5 francs dans les villes ou dans les régions rurales produisant pour l’exportation. Les recensements étaient peu rigoureux, se bornant souvent à des estimations en fonction du nombre de maisons par village, ou bien s’appuyant sur les déclarations des chefs de famille convoqués sur la place commune par des administrateurs accompagnés de gardes armés, ce qui entraînait des pratiques de dissimulation de la part des habitants. Le montant de l’impôt, déterminé plus ou moins arbitrairement à partir de ces statistiques, était affecté à chaque village, sous la responsabilité de son chef auquel incombaient la répartition et la collecte en échange d’un petit pourcentage sur les sommes réunies.

L’impôt personnel, qui constituait le fondement de la taxation française, existait dans d’autres empires coloniaux. Dans les colonies britanniques d’Afrique occidentale, le Colonial Office hésita longtemps à imposer une taxation directe après les révoltes consécutives à la création d’une taxe de case au Sierra Leone, connues sous le nom de Hut Tax War (1898). Toutefois, en 1914, Lugard décida de tenter l’expérience dans trois districts du Sud-Nigeria, Abéokouta, Oyo et Bénin, ce qui souleva des protestations de la part des populations concernées. Aussi, l’extension de ce mode de taxation n’eut-il lieu que dans l’entre-deuxguerres. En revanche, il fut imposé plus précocement en Afrique orientale britannique où les Africains du Kenya payèrent un impôt de case puis une capitation à partir de 1903. Les habitants des colonies portugaises devaient également s’acquitter d’une taxe de case qui fut créée d’abord en Angola en 1907.

À l’impôt personnel s’ajoutaient des taxes diverses, variables selon les colonies, et dont l’essentiel provenait du commerce : patentes, licences donnant le droit de vendre de l’alcool, taxes de circulation levées sur les colporteurs et les caravanes etc.

Le poids de la fiscalité

En 1914, selon un inspecteur général des colonies françaises, la totalité des impôts s’élevait par habitant à 10,45 F pour un commerce extérieur de 47,10 F au Dahomey alors qu’à Madagascar les sommes étaient respectivement de 13 et de 34 francs. En fait, l’impôt pesait diversement sur les populations. Il représentait en théorie 2 ou 3 journées de travail pour un ouvrier qualifié, 5 pour un porteur et 12 ou 13 pour un manœuvre employé à des travaux de terrassement. Pour les agriculteurs, qui constituaient une forte majorité de la population totale, la valeur d’une cote correspondait à celle de 2 kg de noix de cola en Guinée, à environ 10 kg d’huile de palme sur la côte du golfe de Guinée et en AEF, et plus de 20 kg d’arachides au Sénégal ou au Soudan français. Dans la pratique, il représentait bien plus puisque l’imposition s’effectuait le plus souvent par lignage ou par famille : il fallait donc trouver des ressources monétaires accrues pour s’acquitter de la totalité des cotes. En Algérie, la charge moyenne était d’environ 10 F par habitant musulman, bien inférieure à celle d’un Européen (77 F). Toutefois, si l’on prend en compte l’extrême disparité des ressources, le second payait un peu moins que le premier puisqu’une évaluation pourtant « optimiste » de la fortune de l’Algérie n’en attribuait que 37 % aux musulmans. On peut donc conclure qu’il existait une véritable exploitation fiscale des petits contribuables [Ch.-R. Ageron, 1990, p. 66].

Le travail

Dès le début de la conquête, les États colonisateurs eurent besoin de main-d’œuvre, en particulier pour le portage et l’exécution de travaux d’équipement. Le portage humain était, en effet, le moyen de transport essentiel dans la majeure partie de l’Afrique intertropicale. Aussi, la demande en était-elle élevée tant de la part de l’administration que de celle des entreprises privées, et elle le resta jusque dans les premières décennies du xxe siècle. Il fallut aussi recruter des manœuvres pour réaliser l’infrastructure économique, surtout la construction des chemins de fer et des routes. Or les agriculteurs, qui composaient la majeure partie de la population, n’étaient pas disposés à quitter leurs villages pour aller s’engager comme porteurs faiblement rémunérés ou même comme travailleurs salariés. Les gouvernements coloniaux recoururent donc à diverses méthodes pour obtenir les hommes dont ils avaient besoin.

L’entente avec les autorités traditionnelles

Lorsqu’elle le put, l’administration coloniale chargea les souverains ou les chefs locaux de lever la main-d’œuvre dont elle avait besoin. Il en fut ainsi, par exemple, au Dahomey, où les gros travaux pour la construction de la principale voie ferrée furent effectués par des travailleurs recrutés dans ces conditions : en mai 1900, le roi d’Allada, Gi-Gla, rassembla 400 hommes qui déblayèrent le tracé de la voie ferrée ; par la suite, il se chargea, par contrat, de faire exécuter les débroussements, dessouchages et terrassements nécessaires pour la partie de chemin de fer qui traversait son pays [H. d’Almeida-Topor, M. Lakroum, 1989]. Lorsque de tels accords étaient impossibles, on intensifiait la lutte contre l’esclavage, qui avait d’ailleurs servi d’argument pour justifier les conquêtes européennes, dans le but de libérer de la main-d’œuvre. Ainsi furent créés, dans les régions intérieures, des « villages de liberté » qui se révélèrent vite inopérants [cf. D. Bouche, 1968].

Les formes du travail forcé

La pression administrative

Le plus souvent, les gouvernements coloniaux obtinrent la main-d’œuvre qui leur était nécessaire par la contrainte, de diverses manières, allant de la réquisition à l’obligation pour chaque village, ou pour chaque communauté, de fournir un nombre déterminé d’hommes. Par exemple, en Côte-d’Ivoire, en 1912, chaque village dut fournir 10 individus [Z. Semi-Bi, 1973]. On passa, généralement, par l’intermédiaire des chefs traditionnels tenus responsables de tout manquement à leurs instructions. Leur attitude se révéla complexe. Souvent, ils accentuèrent la pression sur leurs subordonnés afin de réunir le nombre d’hommes qui leur était imposé. Parfois, ils tournèrent la difficulté en envoyant leurs propres captifs, comme ce fut le cas des Peul en Guinée. Il est vrai que certains de ces manœuvres profitèrent de l’occasion pour se libérer [O. Goerg, 1986]… Plus rarement, les chefs, soutenus par la population, refusèrent de se plier aux exigences du recrutement, payant de leur personne par des peines d’emprisonnement ou des amendes. Lorsque l’opposition devenait trop forte, des « promenades militaires » étaient organisées chez les récalcitrants pour ramener l’ordre et procéder, de force, à des levées d’hommes.

Les porteurs tout comme les travailleurs étaient « engagés » pour un temps variable. Ainsi, au Dahomey, le tronçon oriental du chemin de fer fut édifié avec une main-d’œuvre fournie à tour de rôle par les cercles voisins : la relève devait être assurée tous les mois mais, dans la pratique, elle s’effectua souvent au-delà de ce temps. En règle générale, les manœuvres étaient engagés théoriquement pour six mois, toutefois les trajets aller et retour, effectués souvent à pied entre les lieux d’origine et ceux du travail, pouvaient en augmenter la durée de 50 à 70 jours. Ces conditions ne s’améliorèrent que vers 1930, grâce à l’utilisation de camions pour le transport de la main-d’œuvre.

Les populations reprochaient à ces recrutements d’enlever aux travaux agricoles une part importante des bras valides, souvent à l’époque où ils auraient été indispensables. En outre, les mauvaises conditions de travail et de vie sur les chantiers ou pendant les déplacements provoquaient des maladies et une mortalité plus élevée que la normale. La ration alimentaire était généralement insuffisante et les carences alimentaires provoquaient des maladies comme ce fut le cas pour de nombreux décès béribériques en Côte-d’Ivoire jusqu’en 1907, date où la ration fut partiellement améliorée. En outre, les épidémies s’y propageaient plus rapidement qu’ailleurs.

Les prestations

Les métropoles appliquèrent à leurs colonies le système de prestations en usage chez elles. Les corvées, c’était avant tout l’entretien des routes menant aux villages. Leur application donna lieu à de nombreux abus, en particulier de la part d’administrateurs qui firent construire des routes avec des crédits dérisoires, en utilisant le travail quasiment gratuit des prestataires. Les habitants des grandes agglomérations eurent la possibilité de racheter leurs prestations. Par ce biais, se développa progressivement un impôt nouveau qui s’ajouta à l’impôt personnel. En AOF, un arrêté du gouverneur général, du 15 février 1913, réglementa le système des prestations en indiquant le nombre de jours exigibles, les conditions éventuelles de l’octroi d’une ration alimentaire et le montant du rachat par agglomération.

Travail « obligatoire » et travail « libre »

Dans la plus grande partie de l’Afrique intertropicale, le travail libre ne concerna réellement que des travailleurs qualifiés. Ces derniers, peu nombreux, disposaient d’un savoir-faire qui leur permettait de choisir leurs lieux d’embauche et leur rapportait un salaire appréciable. En revanche, la majorité de la main-d’œuvre n’avait aucune spécialisation. Souvent, les manœuvres n’effectuaient un travail salarié que sous la contrainte des nécessités – voire sous la pression administrative – pour une période limitée et regagnaient leurs villages à l’expiration de leur contrat. Les autorités coloniales s’efforcèrent, par divers procédés, d’inciter les populations à fournir des travailleurs, dans le cadre d’un travail qui n’avait de « libre » que le nom.

Les conditions du « volontariat »

Dans les colonies où les habitants étaient trop peu nombreux pour fournir toute la main-d’œuvre nécessaire, on fit appel à des « volontaires » étrangers, parfois recrutés selon des modalités de travail forcé. Ainsi, le chemin de fer de Lagos, dans la colonie britannique du Nigeria, fut construit avec la participation de travailleurs étrangers, par exemple des Dahoméens. En AOF, on fit appel, le cas échéant, à d’autres colonies du groupe pour le Sénégal, la Guinée et la Côte-d’Ivoire. Par exemple, en 1905, sur un effectif total de 2 200 Africains employés à la construction du chemin de fer de Côte-d’Ivoire, 1 200 étaient des Dahoméens ; toutefois, dès 1907, ces derniers furent remplacés par des Voltaïques. Au Dahomey, en revanche, le pays semblait suffisamment peuplé pour ne pas recourir à des apports extérieurs qui, selon le directeur du Chemin de fer, « auraient emporté au loin les sommes importantes gagnées au Dahomey et auraient pu y apporter des idées d’insubordination et des causes de discordes nuisibles aux intérêts du pays » [Colonel Guyon, 1903]. Pourtant, même lorsque l’on recourut à l’embauche d’étrangers, ces derniers ne constituèrent qu’une minorité par rapport au total des travailleurs. La majeure partie fut composée d’autochtones parmi lesquels on comptait un nombre infime de volontaires. Il s’agissait surtout d’habitants des villes côtières qui avaient pris l’habitude du travail salarié. On fit également appel, pour des tâches précises, à des femmes et à des enfants. Par exemple, pour l’édification de la gare de Ouidah, au Dahomey, la direction du chemin de fer décida que seules les femmes seraient admises à travailler, afin d’empêcher les hommes de déserter les chantiers situés en dehors de cette agglomération où tous auraient préféré être embauchés : des centaines de femmes et de fillettes contribuèrent donc à remblayer la voie en portant sur la tête des calebasses remplies de sable. Enfin, partout, dans l’Ouest africain, des femmes volontaires furent employées comme cuisinières.

La demande de main-d’œuvre était encore plus forte dans les territoires d’Afrique australe et orientale qui possédaient des plantations agricoles et/ou des entreprises minières. Son recrutement s’effectuait à la fois sur le plan intérieur et à l’étranger, en particulier dans les possessions portugaises.

L’Afrique portugaise, pourvoyeuse de travailleurs

Dans les colonies portugaises, le travail était à la fois forcé et « libre ». Le code du travail indigène de 1899 instituait, en effet, pour les indigènes des provinces d’outre-mer « l’obligation morale et légale de s’efforcer d’obtenir, par le travail, les moyens d’existence qui leur font défaut et d’améliorer leur condition sociale » (art. 1). En étaient exemptés les femmes, les hommes âgés de plus de soixante ans, les enfants âgés de moins de quatorze ans, les cipayes, les chefs coutumiers et les notables indigènes reconnus par l’autorité (art. 2). Ceux qui ne s’acquittaient pas volontairement de l’obligation de travailler devaient être invités, voire contraints à s’acquitter de cette tâche. En cas de refus, ils étaient condamnés au travail correctionnel (art. 32). L’exportation de travailleurs constituait une source de revenus pour les colonies portugaises. Au Mozambique, les travailleurs migrants dans les mines du Witwatersrand rapportaient au gouvernement provincial le montant de leur « impôt de case » qui avait été déduit de leurs salaires par les employeurs et dont le budget local bénéficiait grâce à un taux de change favorable sur l’or avec lequel ces travailleurs étaient rémunérés. Les travailleurs y avaient toutefois une certaine liberté dans le choix de leur emploi, conformément à l’article 1 du code de 1899. En 1905, on comptait environ 60 000 travailleurs migrants.

En Angola, bien que la même législation eût garanti les droits des travailleurs, leur situation dans les plantations n’était pas différente de celle de l’esclavage. Celui-ci avait été aboli en théorie mais pas dans les faits. Les punitions corporelles y étaient toujours pratiquées. Nombre de travailleurs étaient recrutés pour les plantations de cacao de São Tomé dont la prospérité dépendait de cette main-d’œuvre à bon marché. Les contrats étaient généralement de 5 ans pendant lesquels le travailleur (serviçal) était virtuellement dans la situation d’un esclave. D’ailleurs, généralement capturé au cours de raids, il était souvent enchaîné durant son transport vers l’île. Entre 1885 et 1903, 56 189 serviçaes avaient quitté l’Angola et nombre d’entre eux n’y étaient pas revenus.

Un monde du travail ségrégationniste en Afrique du Sud

La restriction des terres dans les réserves inhérente à une forte croissance démographique avait obligé une partie des ruraux à s’engager sur les terres des Blancs ainsi que dans les entreprises industrielles. Une forme particulière de travail existait dans les mines d’Afrique du Sud. L’exploitation des diamants par la De Beer’s Consolitaded Mines (créée en 1888 par Cecil Rhodes) avait institué une organisation du travail proche de la séquestration pénitentiaire tant au point de vue matériel que juridique. La compagnie avait bâti des compounds pour loger les mineurs noirs et les isoler dans le but de les empêcher de voler des diamants. C’étaient de vastes enceintes entourées d’une double barrière de tôle ondulée recouverte d’un grillage métallique qui devait arrêter tout objet lancé à l’extérieur. Les travailleurs signaient un engagement minimum de trois mois. Pendant toute la durée du contrat, ils ne pouvaient quitter le compound dans lequel ils trouvaient le nécessaire : débits de produits alimentaires et de boissons non alcoolisées, hôpital etc. Ils logeaient dans des cabanes proprement aménagées. Un passage couvert menait du compound à la mine. Ils ne pouvaient approcher que les ouvriers vivant dans les mêmes conditions qu’eux et, le cas échéant, ne parlaient à leurs parents qu’à travers le double grillage. La journée de travail était en moyenne de 8 heures, ce que les mineurs obtiendront un peu plus tard en Europe (1905 en Allemagne, 1908 en Grande-Bretagne). Le salaire journalier variait entre 2 F et 5 F, ce qui représentait une rémunération relativement élevée par rapport à d’autres salariés (par exemple, en AOF un manœuvre gagnait 1 F par jour, un ouvrier qualifié entre 2,50 F et 5 F). Ces avantages étaient censés compenser le climat d’incarcération dans lequel vivaient les ouvriers. De plus, ils passaient les huit jours précédant l’expiration de leur contrat dans des chambres d’isolement et ils devaient se plier à des fouilles corporelles. Il faut noter que, malgré ces précautions, on estimait à 10 % la quantité de pierres volées. Ces formes de travail devaient se pérenniser, avec une surveillance encore renforcée. Le travail dans les mines d’or était organisé sur le même modèle. Partout, une forte disproportion existait entre le salaire des mineurs noirs, asiatiques et blancs.

Salaires comparés dans les mines d’or (1907-1908)

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Sources : nos calculs d’après O. Guitard, 1966. Conversion effectuée à raison de 25 francs la livre.

Notons que dans les années qui suivirent, les employeurs abandonnèrent le recrutement de coolies chinois dont l’immigration avait été autorisée en 1904 : ils étaient admis pour une période de trois ans et devaient être obligatoirement rapatriés en fin de contrat.

Les Blancs touchaient donc en moyenne un salaire dix fois plus élevé que celui des Noirs. En outre, l’idée d’instituer une barrière de couleur (colour bar) apparut précocement, au lendemain de la découverte des diamants. Ainsi, en 1872, des chercheurs (diggers) blancs créèrent un comité qui élabora une série de règles destinées à éliminer les Noirs de la recherche de diamants ; en particulier tout Africain trouvé en possession d’une pierre précieuse dont il ne pourrait justifier la possession recevrait cinquante coups de fouet. Les autorités britanniques n’acceptèrent pas de cautionner une réglementation si ouvertement raciste ; cependant, les proclamations du haut-commissaire, qui avaient pour but d’apaiser les craintes des anti-esclavagistes en Angleterre, aboutirent aux mêmes résultats, c’est-à-dire au fait que les Noirs étaient exclus de la production de diamants ainsi que de leur commerce. Par la suite, lorsque l’industrie diamantifère se structura en éliminant les petites entreprises et les chercheurs isolés, une division du travail s’instaura sur des bases raciales : le maniement des machines était confié à une minorité d’ouvriers qualifiés dont beaucoup s’étaient formés dans les mines d’étain de Cornouailles et d’Angleterre ; les tâches de surveillance et de contrôle étaient assumées par des Sud-Africains blancs, souvent des anciens diggers ; enfin, au bas de l’échelle, les Africains produisaient la masse des mineurs non qualifiés. Les clivages raciaux s’approfondirent encore à la suite des grèves que les mineurs blancs déclenchèrent en 1907, 1913 et 1914 où ils finirent par obtenir que certaines tâches semi-qualifiées leur soient exclusivement réservées. Ainsi, le monde du travail adoptait lui aussi les divisions sociopolitiques avec le développement de deux strates : celle des Blancs privilégiés, relativement bien rémunérés et vivant librement, dominait celle des Noirs non privilégiés, faiblement rémunérés et travaillant dans des conditions carcérales [L. Thompson, 1990]. Cette situation allait bientôt s’étendre à l’ensemble du secteur industriel.

Nombre de colonisateurs justifièrent l’emploi du travail forcé par la nécessité de civiliser les Africains jugés naturellement « paresseux ». Pourtant, une partie de l’opinion s’émut lorsque furent connus en Europe l’utilisation abusive des Africains, les mauvais traitements infligés aux travailleurs par les compagnies concessionnaires au Congo français ou dans les colonies portugaises. Des campagnes furent menées, surtout de la part des socialistes, pour dénoncer ces nouvelles formes d’esclavage caché. C’est dans ce contexte que Paul Louis publia, en 1905, un pamphlet dont le titre devait faire long feu, Le Colonialisme, où il s’élevait contre l’exploitation des populations, inhérente à la colonisation. En fait, il fallut attendre 1930 pour que le Bureau international du travail prenne ouvertement position contre le travail forcé, sans que pour autant celui-ci disparaisse.

Les réactions à l’égard du régime colonial

Les populations réagirent à la loi coloniale de multiples façons, allant de l’acceptation plus ou moins résignée au refus plus ou moins déterminé. Le choix de la réponse dépendait des rapports de forces au sein de chaque société et traduisait en définitive la recherche d’un consensus exprimé par un « chef ». La question était le plus souvent débattue au cours de réunions où pouvaient s’exprimer des points de vue opposés, ce qui prouve que les actions n’étaient pas « spontanées » comme on a pu l’écrire parfois, mais bel et bien concertées. Les preuves abondent parmi les études de cas consacrées à différents peuples africains. Nous nous bornerons à en évoquer deux. Ainsi, chez les Loma Madegi, peuple de Guinée, les membres du conseil de guerre s’étant rassemblés pour décider de leur attitude à l’égard des Français, Köwö, le chef de guerre, leur exposa les risques qu’ils encouraient ainsi que la dureté des conditions de soumission en cas d’échec. Certains lui reprochant « d’être lâche ou d’avoir peur des Blancs [il] répondit alors que seule la sagesse et non la lâcheté avait dicté ses paroles, mais qu’il n’appartenait pas au chef de suivre sa propre volonté quand elle était en désaccord avec celle du peuple. Qu’en conséquence il fallait se préparer au combat. » (Cité par F. Beavogui, 1991, p. 384.)

Autre exemple, nos recherches chez les Holli du Dahomey (actuel Bénin) ont montré que la révolte de janvier 1914 fut décidée au cours d’une assemblée réunissant les délégués de tous les villages du groupe ; la discussion dura plusieurs heures et le point de vue belliqueux finit par triompher contre l’avis du roi qui prônait la négociation [H. d’Almeida-Topor, 1980].

L’attitude d’une communauté pouvait d’ailleurs évoluer sous la pression des circonstances : ainsi, les Ndebele, qui avaient d’abord collaboré avec la British South Africa Company au moment de son installation dans la future Rhodésie, se révoltèrent contre elle avec l’alliance des Shona, en 1896-1897, mais l’éventualité d’une répression féroce les incita à reprendre leur ancienne politique et, tandis que les Shona se faisaient massacrer, ils obtinrent des postes relativement importants dans le territoire de la compagnie.

Résignation ou collaboration…

Il est délicat de trancher entre les raisons qui incitèrent de nombreuses communautés à accepter l’ordre colonial. La peur d’une éventuelle répression était sans conteste l’une des causes majeures de la soumission aux exigences administratives. De même la défense d’intérêts particuliers pouvait inciter un groupe, ou un individu, à choisir le parti des colonisateurs. Par exemple, l’aristocratie ganda signa l’accord de 1900 (Uganda Agreement) avec la Grande-Bretagne qui lui permit d’asseoir ses positions foncières, rompant ainsi avec les pratiques de l’État antérieur. De même, la présence d’une issue inéluctable entraînait l’application d’une stratégie consistant à anticiper les demandes, par exemple à verser l’impôt dès le début de la campagne fiscale, de façon à éviter un réajustement des cotes en cas de déplacement de l’administrateur.

En fait, les Européens durent faire appel à la coopération des Africains pour réaliser leur projet colonial partout où ils étaient peu nombreux, c’est-à-dire dans la majeure partie du continent. Dès lors, peut-on, comme Henri Brunschwig, affirmer que « les limites de la colonisation blanche furent celles de la collaboration noire » (1983, p. 85) ? Le terme de « collaboration », qui évoque une période sombre de l’histoire de France, a suscité des controverses à connotation souvent plus sentimentale que scientifique. En fait, les auxiliaires de la colonisation, chefs et interprètes, faisaient partie, eux aussi, de ceux que l’on a pu qualifier de « rois de la brousse ».

Les chefs

L’usage du mot « chef » de la part des Européens recouvrait une multiplicité de situations dont le trait commun était que l’individu ainsi désigné exerçait un pouvoir sur un groupe, sans préjuger de la nature de ce pouvoir ni du fait que son détenteur pouvait être intégré dans une hiérarchie. Le fait d’ajouter le qualificatif « traditionnel » n’apportait guère plus de clarté sinon par le fait que le personnage exerçait une fonction sanctionnée par les usages. Pour les Africains, aucune imprécision n’existait puisque chaque fonction était désignée par un terme approprié.

Les gouvernements coloniaux, même lorsqu’ils n’appliquaient pas l’indirect rule, avaient besoin d’intermédiaires pour exécuter leurs ordres. Les administrateurs étaient, en effet, trop peu nombreux dans les circonscriptions pour assurer personnellement toutes les charges relevant de leur fonction et ils mettaient à contribution les notables locaux. Dans les réserves de l’Union sud-africaine, la situation était analogue à la différence près que les magistrats blancs investis de l’autorité supérieure étaient originaires du pays et non pas envoyés par une métropole. Eux aussi devaient faire appel à la coopération des chefs qui continuaient à régler les différends entre membres de leur communauté, à régir les distributions de terre et qui devaient, de surcroît, veiller à la rentrée des taxes en échange d’un petit salaire [L. Thompson, 1990].

La collecte de l’impôt ou le recrutement de travailleurs passait généralement par les chefs de villages, tenus responsables de tout manquement aux directives. Dans les colonies françaises, un système de primes hiérarchisées, variables entre les colonies et entre les cercles d’un même territoire, avait été mis au point pour inciter les intéressés à s’acquitter au mieux de leurs tâches fiscales. Des différences énormes pouvaient exister entre l’allocation du plus favorisé et celle du moins rémunéré, le chef de village : par exemple, dans le cercle de Porto-Novo (Dahomey), en 1911, le « chef supérieur » (en réalité, le roi) avait dû bénéficier de plus de 8 000 F, les « chefs de canton » avaient obtenu entre 270 et 2 400 F en fonction du nombre des contribuables, le chef d’un village moyen de 500 imposés recevait 75 F, mais celui d’une agglomération de moindre importance n’avait que 5 francs, soit le montant de deux cotes (d’après nos calculs). On avait ainsi développé le jeu des pressions de haut en bas de l’échelle des responsabilités afin d’obtenir le meilleur rendement possible de la capitation. Toutefois, certains hésitaient à toucher ces sommes de peur d’être accusés de collusion avec l’administration.

La position de chef était donc ambiguë : légalement responsable devant les autorités administratives, il dépendait en réalité de l’appui de sa communauté. Or les colonisateurs ne tenaient pas compte de la légitimité en matière d’autorité africaine. Ils conservèrent dans leurs fonctions les chefs « traditionnels » lorsque ces derniers s’acquittaient de leurs tâches. Dans le cas contraire, ils mirent en place des personnages choisis pour leur dévouement, même si leur position à l’intérieur de la communauté leur déniait tout droit de commandement, ce qui contribuait à bouleverser l’ordre social antérieur et à créer des ressentiments.

Les interprètes

Leur nombre variait selon les colonies et selon les périodes. En AOF, par exemple, 156 étaient en fonction en 1904, dont 5 au Sénégal, 29 au Soudan français, 43 au Dahomey, 56 en Côte-d’Ivoire, 21 en Guinée et 2 en Mauritanie [H. Brunschwig, 1983]. Auxiliaires indispensables de la colonisation pendant la période d’établissement des métropoles, leur rôle alla en diminuant à mesure que l’instruction se développait. Leur situation était ambiguë car ils pouvaient, selon les circonstances, aider la colonisation, soutenir la résistance des Africains, œuvrer pour leur propre compte, sans compter qu’un mobile pouvait ne pas exclure les autres.

Résistances

Les résistances à l’ordre colonial, qui se cristallisaient le plus souvent sur l’impôt et le recrutement de main-d’œuvre, ont parfois été qualifiées de « primaires » selon la typologie, devenue classique, que T.O. Ranger a établie pour la longue durée (1968). Le terme est ambigu même s’il est pris dans le sens chronologique de « premières résistances » : d’une part, il tend à réduire le répertoire d’action collective, d’autre part, il induit une hiérarchie de fait en comparant ces premières mobilisations aux mouvements ultérieurs considérés comme « modernes ». En fait, dès le lendemain de la conquête, s’élaborèrent des formes de résistance qui ne peuvent entrer dans le cadre d’une typologie unique, d’autant que les comportements pouvaient évoluer en fonction du contexte général et des intérêts particuliers (cf. carte 9).

Les formes de résistance pacifique

L’une des solutions résidait dans la force d’inertie, appelée parfois résistance « passive », terme auquel nous préférons celui de « pacifique » : aucun ordre n’était exécuté, ni collecte d’impôt ni entretien des chemins ni fourniture de porteurs ou de manœuvres. Une autre technique consistait à ralentir le processus du versement des impôts en usant de procédés dilatoires. C’est ainsi que pendant plusieurs années les Holli, évoqués plus haut, utilisèrent leur situation géographique pour ne régler qu’une modeste partie de la capitation : pendant la saison sèche, lorsque les villages étaient d’accès facile, le roi faisait traîner en longueur le versement de l’impôt, ne s’acquittant de sommes dérisoires qu’en dernier recours et tout en se plaignant de ses sujets ; il attendait la saison des pluies qui transformait la région en un vaste marécage à l’abri duquel la population se sentait en sécurité.

Dans tous les cas, les contestataires risquaient des peines de prison sur place ou même, pour ceux dont l’influence était jugée particulièrement pernicieuse, des déportations en dehors de leur circonscription, voire dans un autre territoire. Les emprisonnements étaient fréquents si l’on en croit les rapports des administrateurs français d’Afrique noire, comme celui de la circonscription des Bacougnis (Congo) qui dénonçait l’attitude de ses administrés : « Conduits au poste et contraints de s’acquitter, ils affirment ne rien posséder, et versent parfois des sommes infimes. Contre une telle mauvaise volonté, les moyens dont dispose l’autorité sont impuissants. Ces indigènes passent volontiers une partie de leur existence en prison et s’accommodent, sans se plaindre, de ce régime. À leur sortie des locaux disciplinaires, ils rentrent tranquillement dans leur groupement et chercheront à s’enfuir lors de leur prochaine convocation. » [Cité par Boussoukou-Boumba, 1977, p. 84.]

La fuite « en brousse » ou, le cas échéant, dans des colonies voisines relevant d’autres pays représentait une forme de « résistance active » : le village se vidait totalement ou partiellement ; n’y restaient alors que le chef, les femmes, les enfants et les personnes âgées. On espérait ainsi éviter que les maisons ne soient brûlées par les forces de répression, ce qui arrivait parfois lorsque les agglomérations avaient été désertées.

Les résistances armées

Dans les cas extrêmes, une révolte pouvait éclater à la suite de faits relativement courants mais qui, dans un contexte particulier, prenaient une dimension nouvelle et servaient de détonateurs. C’est ainsi que la grande révolte qui enflamma le Sud-Est de Madagascar, en 1904, eut pour cause des exactions de fonctionnaires devenues intolérables dans un ensemble de sujétions très lourdes. Longtemps considéré comme une « bavure » de la pacification, ce mouvement qui dura plus d’un an est analysé aujourd’hui par les historiens de Madagascar comme étant l’expression d’une prise de conscience anticolonialiste [P. Vérin, 1990, p. 155]. De même, les soulèvements des Holli eurent pour prétexte, en janvier 1914, la confiscation, par des gardes de cercle, des produits qu’une femme apportait au marché, et en août 1915, une arrestation arbitraire. En réalité, dans les deux cas, des signes avant-coureurs montraient depuis un certain temps qu’une explosion menaçait d’éclater dans le but de recouvrer l’indépendance.

Dans de nombreux cas, les révoltes ont été le fait de communautés isolées, agissant sans aide extérieure. Toutefois, le grand mouvement Maji-Maji, qui dura plus de deux ans en Afrique orientale allemande, de juillet 1905 à octobre 1907, mobilisa plus d’une vingtaine d’ethnies contre les méthodes d’exploitation coloniale. Les Allemands avaient introduit la culture obligatoire du coton, à partir de 1902, et recruté de force des travailleurs pour y participer. La révolte fut déclenchée parmi des populations soumises jusqu’alors. Elle débuta par la mise à feu des champs de coton, puis elle gagna vers le sud et enfin le nord, s’étendant sur plus de 400 km dans sa phase la plus virulente. Les participants, qui devaient prêter serment et verser une contribution symbolique, puisaient leur force dans une eau (maji) magique, censée donner l’invulnérabilité à ceux qui l’absorbaient. Le chef charismatique du mouvement, Kinji-Kitilé-Ngwele, bénéficiait d’ailleurs d’un contexte prophétique qui, depuis plusieurs décennies, annonçait périodiquement le départ des Blancs grâce à l’arrivée d’un sauveur envoyé par Dieu. En face, les troupes allemandes, composées de 2 500 hommes dont quelques centaines de Soudanais, procédèrent à une répression féroce, brûlant systématiquement les villages et les récoltes et massacrant les populations réputées rebelles. On estima à 120 000 le nombre des morts car un grand nombre de ceux qui avaient échappé aux mitrailleuses furent frappés par la famine et les épidémies.

La « pacification »

On distingue habituellement les résistances à la conquête proprement dite de celles qui se sont manifestées contre les exigences coloniales. Nous avons adopté cette formule, nous aussi, mais uniquement dans le but d’étudier la genèse des territoires coloniaux. Il est difficile, en effet, de faire le partage entre les deux types de motivations, l’une des preuves de la soumission étant précisément l’acceptation de ces exigences par la population. Bien souvent, la possession théorique d’un territoire n’est devenue effective qu’à la suite d’interventions armées, appelées par euphémisme « promenades militaires » ou « opérations de police ». La distinction entre les guerres coloniales et les opérations de « pacification » relève donc plus, à notre sens, d’une volonté de légitimation de la part des colonisateurs que d’une appréciation vécue par les colonisés.

À Madagascar, par exemple, la proclamation de l’annexion n’imposa pas ipso facto la domination française sur l’île : dans les années qui suivirent des expéditions militaires durent soumettre, entre autres, les petits royaumes, situés au nord, des communautés vivant dans les régions forestières de l’Est, tandis qu’à l’extrême Sud les villages protégés par des remparts de cactus échappèrent pendant longtemps à la fiscalité ainsi qu’aux corvées (P. Vérin, 1990). De même, le protectorat sur le Maroc fut suivi d’une intense campagne de « pacification » conduite par Lyautey pour obliger les récalcitrants à se soumettre.

Certaines régions d’Afrique furent, plus que d’autres, réfractaires à l’ordre colonial : les parties forestières (entre autres, celles de la basse Côte-d’Ivoire, soumises entre 1908 et 1912, ou celles de Casamance), les zones refuges (les Somba du Dahomey, par exemple). En outre, l’ordre colonial exigeait la fin du « banditisme social » [E.J. Hobsbawm, 1969], c’est-à-dire de l’existence de marginaux isolés ou en bandes, qui se livraient antérieurement à des actions contre les villageois ou les caravanes, et qui prenaient pour cibles désormais les agents de la colonisation. De tels hors-la-loi, devenus sympathiques à la population, un peu partout, non seulement en Rhodésie et en Mozambique où ils ont été particulièrement bien étudiés [A. Isaacmann, 1976] tout comme en Angola [G. Clarence-Smith, 1979] et au Kenya [E. Keller, 1973], mais aussi en Afrique centrale et occidentale où certains rapports administratifs signalaient l’existence de bandes de pillards, surtout pendant des périodes de difficultés économiques.

En fait, toutes les puissances coloniales durent intervenir pour imposer leur loi, avec plus ou moins de réussite selon l’efficacité de leur organisation et l’importance des moyens mis en œuvre. Ces raisons expliqueraient que les possessions portugaises aient été les plus longues à « pacifier », leur métropole étant plus faible que celles des autres colonies [M. Newitt, 1981]. La discussion sur les méthodes à suivre à l’égard des populations rebelles fut particulièrement animée au Portugal au tournant du xxe siècle : on y faisait référence à l’opposition entre Francisco de Almeida et Alphonse de Albuquerque au sujet des Indes portugaises, et comme au xvie siècle, ce fut la manière forte qui l’emporta, sous l’influence d’Henri de Paiva Conceiro qui avait déjà mené les plus dures campagnes de répression. Les expéditions militaires ne cessèrent donc pas : il y en eut chaque année, entre 1875 et 1924, ainsi que des opérations de police par la suite. Dans les trois territoires, les résistances les plus vigoureuses furent le fait de populations en contact depuis longtemps avec les Européens : en Angola, les BaKongo, les Mbundu et les Ovambo ; au Mozambique, des groupes installés dans la vallée du Zambèze ainsi que les Makua ; en Guinée, les habitants de Bissau. Ces communautés avaient élaboré des stratégies à base de rivalité et de collaboration ; pendant des siècles, elles avaient accumulé des armes grâce au commerce et avaient acquis l’expérience de la guerre défensive. Pour leur part, les Portugais disposaient de troupes régulières insuffisantes pour imposer leur domination de façon permanente. Dans les années 1870, leurs garnisons s’élevaient, en effet, à 3 684 officiers et soldats en Angola et au Mozambique plus un millier dans les îles ; leur nombre augmenta après les réformes de 1901 et ne descendit pas au-dessous de 4 895 dans les colonies d’Afrique australe ni de 1 103 en Guinée et dans les îles. Beaucoup d’entre eux étaient, en fait, condamnés à servir en Afrique pour des crimes militaires. Il fallut donc faire appel à la collaboration d’autres Africains et recruter ponctuellement des troupes en jouant sur les conflits d’intérêt entre les populations locales. En Angola, les autorités portugaises enrôlèrent aussi des Boers. À l’exception d’une unique expédition victorieuse entièrement effectuée par des cavaliers Blancs, en 1895, le succès des campagnes de « pacification » dépendit donc du nombre de soldats noirs que les Portugais avaient pu lever.

Les « pacifications » se terminèrent par la soumission des populations, parfois pour éviter l’extermination complète. C’est ainsi que le Sud-Ouest africain allemand ne fut « pacifié » que vers 1908 à la suite de plusieurs campagnes contre les Nama dirigés par leur chef Witbooi (1884-1898, puis 1907), contre les Bondelswart et surtout contre les Herero qui se révoltèrent, en 1904. Ces derniers furent massacrés à coup de mitrailleuses et de canon : sur une population évaluée entre 60 000 et 80 000, environ 16 000 survécurent [H. Bley, 1971]. Une partie des survivants quitta le territoire sous la direction de Simon Herero pour s’installer dans le Bétchuanaland [O. Guitard, 1966].

Les résistances furent vaincues essentiellement à cause de l’armement supérieur des forces de l’ordre. En outre, certaines populations peu habituées à l’armement européen étaient prises de panique devant les bombardements d’artillerie, comme ce fut le cas chez les Loma de Guinée [Beavogui, 1991]. Les habitudes de guerre différentes jouèrent un rôle secondaire, en ce qui concerne le dénouement des conflits, mais non négligeable sur le plan des pertes humaines. Ainsi, au Congo, pendant tout le deuxième semestre de 1913, la circonscription des Bacougnis fut le théâtre de résistances villageoises de la part de différentes populations qui ne voulaient pas verser leur impôt de capitation. Les guerriers Bandzabi et Bavumba, entre autres, excellents chasseurs armés de flèches et de sagaies, y appliquèrent leurs méthodes de combat consistant en premier lieu à intimider l’ennemi pour le dissuader de poursuivre le combat, c’est-à-dire à lancer des flèches sans but, tout en étant persuadés que leur protection magique les rendait invulnérables. Or, les administrateurs et leurs gardes tiraient sans sommation, dès qu’ils se sentaient en danger, ce qui entraîna la mort de nombreux révoltés [Boussoukou-Boumba, 1977, p. 69]. Les forces de l’ordre appliquaient également la tactique de la « tache d’huile », à l’instar de Gallieni à Madagascar.

La répression qui suivait les redditions prenait des formes multiples : amendes, prises d’otages, déportations, emprisonnements, « cassages » de villages, transferts de population, doublement de l’impôt, levées supplémentaires de travailleurs. Le but était de prévenir, par la crainte, toute nouvelle révolte.

Les choix complexes de l’islam

La domination d’un pouvoir « infidèle » par rapport à la religion islamique, en l’occurrence la colonisation, constituait un problème fondamental puisque « chaque musulman a pour devenir et vocation de vivre sous une autorité musulmane » [J.-L. Triaud, 1992, p. 143]. Nombre de communautés y répondirent par la guerre sainte (jihâd) mais elles durent se soumettre devant les opérations militaires.

Le repli (hijra ou hégire) constituait également une attitude canonique. Ainsi, la migration vers l’est des successeurs d’El Hadj Omar à partir du Soudan français, s’effectua par étapes : d’abord dans le nord du Nigeria puis, après la mainmise britannique sur la région, un nouveau départ, en 1903, vers le Soudan anglo-égyptien où certains s’installèrent ; une partie atteignit les Lieux saints, mais nombre d’entre eux revinrent dans leur pays. « L’exode de Tlemcen » s’apparente également à cette tactique initiée par le Prophète : en 1911, environ deux cents notables algériens et leur famille tentèrent de gagner la Syrie pour protester contre un projet de conscription militaire obligatoire proposé par l’administration française, et certains y parvinrent. Le choix de cette solution s’avérait délicat car elle exigeait des conditions de déplacement et d’accueil difficiles à trouver. Toutefois, elle fut volontiers utilisée par des individus ou des familles, par exemple par des Algériens qui trouvèrent refuge dans des zâwiya sénoussistes.

Devant les difficultés engendrées par la réalisation des solutions classiques, les juristes islamiques innovèrent en proposant la taqiyya (crainte), restriction mentale permettant au fidèle de sauvegarder sa sécurité en coopérant avec l’ennemi « par la langue mais non par le cœur » (id., p. 144). Dans cette situation d’exception, caractérisée par un « repli dans un espace social et affectif clos » (id.), il pouvait attendre l’arrivée de jours meilleurs. Ainsi s’explique, par exemple, l’évolution de l’attitude d’Ahmadou Bamba, fondateur du mouridisme : après une période d’opposition au gouvernement colonial du Sénégal, ce qui lui valut deux déportations successives (au Gabon de 1895 à 1902, puis en Mauritanie, de 1903 à 1907), il s’installa à Diourbel en 1912 où il définit une orientation nouvelle pour son action en faveur de l’Islam. Il s’agissait de faire participer tous les adeptes de la confrérie à l’édification de la plus vaste mosquée du monde noir. Ce projet et les moyens de le faire aboutir nécessitaient de bonnes relations avec l’administration française, ce qui lui valut d’ailleurs la légion d’honneur, en 1918, pour son attitude pendant la guerre. Parallèlement, pour avoir les ressources nécessaires à la réalisation de ce grand dessein, et parce qu’il enseignait que le travail était une forme de prière, il incita les paysans mourides à s’impliquer dans l’économie coloniale en devenant de grands producteurs d’arachide [D. Cruise O’Brien, 1971]. La résistance « dans l’imaginaire » s’ancrait donc dans des structures matérielles très concrètes.

Vis-à-vis de l’Islam, les gouvernements français et britanniques adoptèrent des comportements différents. Pour ce dernier, l’existence d’institutions fournissait des interlocuteurs valables dans le cadre de l’indirect rule. En revanche, l’attitude française évolua en fonction du contexte général : d’une part, l’expérience de l’Algérie incitait à une certaine bienveillance : on avait la preuve qu’il était plus facile de s’adresser à des communautés réagissant toutes aux mêmes principes qu’à des groupes « fétichistes » dotés, chacun, de cultes et de rites particuliers ; d’autre part, la crainte d’influences subversives provenant du Moyen-Orient et diffusées par des marabouts qui se déplaçaient à travers tout l’Ouest africain provoquait une méfiance à l’égard des Musulmans. Une circulaire du gouverneur général William Ponty, en 1912, développa ce thème en demandant aux administrateurs d’exercer une surveillance accrue sur les marabouts afin de « démasquer » leurs menées antifrançaises. Toutefois, depuis la création d’un service des affaires musulmanes en AOF en 1906, une nouvelle tendance était apparue qui tendait à valoriser la spécificité d’un « Islam noir » par rapport au reste du monde musulman, et qui allait infléchir la politique française en la matière.

La genèse des mouvements nationaux

Les premières réactions nationales dirigées contre l’ordre colonial apparurent au tournant du xxe siècle, exprimées par des individus ou par des groupements. Leur originalité, par rapport aux autres formes de résistance, résidait dans le fait que leurs initiateurs avaient été formés à l’européenne. Ils étaient pétris de culture occidentale, en particulier celle de leurs métropoles respectives ; ils se montraient soucieux de moderniser leur pays et revendiquaient l’égalité des droits des colonisés au nom des principes mêmes du colonisateur.

Certains agissaient à titre individuel. Ainsi, Benjamin Adekampi-Thompson, fils d’un négociant « créole » de Porto-Novo (Dahomey/Bénin) qui finança ses études, entra à l’École de guerre dont il sortit sous-lieutenant en 1901. Ayant quitté l’armée française quelques années plus tard, peut-être parce qu’il n’aurait pas voulu participer à des opérations de « pacification », il se lança dans le commerce avec le Nord d’où il intervint, auprès de la chambre de Commerce et du gouverneur du Dahomey, en faveur des travailleurs de la route du Niger dont les conditions de vie étaient particulièrement dures. L’action de Louis Hunkanrin, un autre natif de Porto-Novo, est plus connue (entre autres, J. Suret-Canale, 1964 ; J. A. Djivo, 1969 auquel nous empruntons les éléments qui suivent). Après ses études primaires dans une école privée catholique puis dans la première école laïque créée sur place, il entra à l’École normale d’instituteurs de Saint-Louis (Sénégal) avec trois autres Dahoméens, en 1904, et en sortit deux ans plus tard. Il exerça ses fonctions dans son pays tout en intervenant contre la politique de l’indigénat auprès du gouverneur de la colonie. Dans le même temps, il adhéra à la Ligue des droits de l’homme qui menait, en France, des actions contre les injustices à l’encontre les colonisés. Révoqué en 1910 pour son attitude, il se rendit à Dakar où il soutint Blaise Diagne par ses articles dans La démocratie du Sénégal. De retour au Dahomey, il entama, dans la clandestinité, une campagne contre les abus du gouverneur Noufflard (1912-1917) à l’aide de tracts et de pamphlets manuscrits. Après la révocation du gouverneur, il profita de la tournée de Blaise Diagne, devenu haut-commissaire pour le recrutement, pour s’embarquer avec lui vers Dakar où il s’engagea volontairement en 1918. Tout en étant dans l’armée, il dénonça les méthodes des chefs militaires contre les indigènes, ce qui lui valut maintes difficultés allant jusqu’à l’emprisonnement, ainsi que la perte de l’amitié de Blaise Diagne. On lui reprochait surtout s’être « socialiste, anarchiste, communiste notoire ». À la suite d’une émeute à Porto-Novo, en 1923, il fut condamné à deux ans d’exil en Mauritanie d’où il intervint auprès de nombreuses personnalités françaises pour obtenir la révision de sa situation. Revenu au Dahomey après dix ans de déportation, il continua de défendre des idées anticolonialistes, au milieu de nombreuses vicissitudes. Son option pour la France libre, en pleine période vichyste de l’AOF, lui valut une nouvelle déportation en 1941, ainsi qu’une condamnation à mort dont il ne réchappa que par une mesure de grâce exceptionnelle, à la différence de ses coïnculpés qui furent exécutés. Sa peine, commuée en réclusion au Soudan français, s’acheva en 1947. Regagnant le Dahomey, il se détourna de la politique active et mourut en 1964.

En Afrique du Sud, ce furent également des gens occidentalisés, formés dans les meilleures écoles existantes, qui revendiquèrent, au nom de la Constitution coloniale du Cap, la pleine égalité des droits avec les Blancs pour les classes moyennes dont ils étaient issus avec la perspective de les étendre ensuite à l’ensemble de leur population. Leur modèle historique de référence était celui de l’extension progressive de la franchise électorale à toutes les classes, en Grande-Bretagne [L. Thompson, 1990]. Une organisation de Coloured, l’Adrican Political Organization (APO), fut fondée en 1902. Pour leur part, les Noirs créèrent en 1912 le South African Native National Congress, qui deviendra le African National Congress (ANC). Les membres fondateurs, Pixley ka Isaka Sema, Alfred Mantegna, Richard Msimang et George Montsioa, avaient été éduqués dans des écoles de mission chrétiennes et avaient obtenu leur qualification de juristes en Grande-Bretagne. Il faudra attendre 1923 pour que les Indiens se dotent du South African Indian Congress (SAIC). Leurs moyens d’action consistaient à sensibiliser l’opinion blanche par l’intermédiaire de missionnaires, de journalistes et de politiciens. Ils espéraient, chacun pour leur peuple, inverser le courant discriminatoire en agissant par des arguments rationnels et des pressions opérées dans le cadre constitutionnel. C’est ainsi qu’après le Natives Land Act (loi foncière) de 1913, une délégation de l’ANC partit à Londres, mais n’obtint pas gain de cause.

Dans les pays dominés où existait une cohésion nationale avant la conquête, de tels mouvements se développèrent plus précocement que dans les territoires créés de toutes pièces. Ainsi, l’Égypte avait fait l’expérience d’un mouvement hostile à l’Empire ottoman. Ses membres qui se recrutaient surtout parmi les militaires, avaient déclenché une insurrection sous la direction d’Arabi Pacha, en 1880-1881, événements qui avaient d’ailleurs été exploités par la Grande-Bretagne pour intervenir et imposer son autorité sur le khédive. Par la suite, les idées nationales se canalisèrent contre la présence anglaise. Deux tendances se développèrent : l’une, modérée, demandait aux Anglais de tenir leurs promesses de rénover l’Égypte ; l’autre, radicale, réclamait l’indépendance immédiate et puisait son inspiration dans l’œuvre de Mustafa Kâmil, Le Programme du parti national, publiée au Caire en 1907.

Le mouvement « jeune-turc » exerçait une influence idéologique et politique dans nombre de pays musulmans où Constantinople était considérée comme la métropole de l’Islam. Son succès à l’issue de la révolution de 1908, accrut encore son prestige parmi les classes moyennes favorables au progrès de la modernisation. Il en fut ainsi de la Tunisie. Les « Jeunes-Tunisiens » regroupaient des personnages d’origines diverses, (tunisienne, turque, algérienne), issus de la petite bourgeoisie de Tunis. Ils s’accordèrent sur un programme de revendications, dans lequel venait en tête l’accès des Tunisiens à la fonction publique, et qui fut évoqué publiquement dans un discours, le 24 mars 1906. Organisé en parti en 1907, le mouvement publia un journal en français, Le Tunisien, qui réclamait une Constitution (destour) [J. Ganiage, 1966].

En Algérie, les « Jeunes-Algériens » exprimaient les revendications des « évolués », c’est-à-dire d’une minorité de citadins musulmans, laïcisés et francisés. Ils s’exprimaient par l’intermédiaire d’une presse et de diverses associations, comme l’Union franco-algérienne, fondée à Alger en 1914. La devise d’un de leurs hebdomadaires, El Misbah (Le Flambeau) traduisait bien les motivations de ses membres : « Pour la France par les Arabes, Pour les Arabes par la France. » [Ch.-R. Ageron, 1979.] Dans ce cadre, ils soutinrent le projet de conscription militaire obligatoire, d’ailleurs combattu par les colons parce qu’il représentait une étape vers une assimilation des droits. En même temps ils réclamaient la suppression des inégalités fiscales, le développement de l’enseignement primaire, la fin de l’indigénat et l’extension de la représentation politique des Musulmans. Ils différaient radicalement des « Vieux-Turbans » représentant une résistance traditionaliste. Pour sa part, l’administration française s’efforçait de présenter les « Jeunes-Algériens » comme un mouvement national antifrançais, donc dangereux. Ce fut en métropole qu’ils trouvèrent des appuis, parmi les libéraux et s’efforcèrent de sensibiliser l’opinion par des délégations à Paris, en 1908 et en 1912. À la veille de la Première Guerre mondiale, ils avaient obtenu quelques améliorations, comme la suppression de l’internement administratif des Musulmans, la possibilité de faire appel des peines prononcées par le gouverneur, la suppression de l’indigénat pour les « évolués » des villes et des villages ainsi que pour les commerçants. Toutefois, la guerre devait retarder la mise en application des réformes politiques et administratives promises.

Dans les premières années du xxe siècle, les populations africaines étaient confrontées à la nécessité de s’adapter pour survivre ou bien de disparaître. Les Européens eurent-ils conscience des bouleversements profonds qu’ils opéraient ainsi ? On en doute à la lecture des publications contemporaines. À quelques exceptions près, l’œuvre de la colonisation y était présentée comme bénéfique parce qu’elle avait supprimé les anciennes structures politiques, jugées « arriérées », « despotiques », et avait permis aux Africains d’entrer dans l’Histoire, ce qui impliquait qu’ils n’y étaient pas auparavant. D’ailleurs, des représentants de ces peuples exotiques pouvaient être vus dans des exhibitions par les habitants de maintes villes européennes ou américaines, sans négliger l’impact que pouvaient avoir, sur les mentalités, des expositions universelles comme celle de Paris, en 1889 et en 1900. Pourtant, des campagnes d’opinion furent menées pour dénoncer des attitudes scandaleuses à l’égard de populations africaines. Ainsi, les socialistes allemands dont Bebel demandèrent une révision de la politique coloniale à la suite des massacres inhérents à la répression dans les colonies allemandes d’Afrique australe, rejoignant les prises de position de la IIe Internationale. Toutefois, même parmi les opposants on demandait une meilleure gestion, et bien peu contestaient le bien-fondé d’une colonisation.