La Première Guerre mondiale et l’évolution des rivalités impérialistes en Afrique
La Première Guerre mondiale constitua une étape décisive dans l’histoire du continent africain. Pour la première fois, les Africains voyaient des États colonisateurs se battre entre eux et recourir à leur aide. Le conflit, qui se termina par l’écrasement d’une de ces puissances, engendra des sentiments nouveaux chez les colonisés, conscients d’avoir participé à la lutte et contribué à la victoire des métropoles alliées. Le partage des possessions allemandes effectué au lendemain du conflit entraîna une redistribution des rapports de force à l’intérieur du continent qui devait marquer l’évolution des rivalités impérialistes au cours des décennies suivantes.
L’état de guerre incita les pays belligérants à faire largement appel à leurs empires respectifs pour augmenter leurs forces et s’assurer de la victoire. L’aide demandée portait à la fois sur une participation militaire et financière ainsi que sur la fourniture de matières premières et des produits alimentaires.
Dès le début de la guerre, les métropoles impliquées dans le conflit recoururent au recrutement de porteurs et de soldats pour mener à bien les opérations militaires en Afrique ainsi que sur les fronts européens.
Les Alliés contre les Allemands
Les affrontements militaires entre l’Allemagne et les Alliés furent étroitement circonscrits aux colonies allemandes. Les tentatives pour porter le conflit ailleurs, comme le raid du croiseur allemand Goeben contre Philippeville (Algérie) en août 1914, échouèrent. En revanche, dès le lendemain de la déclaration de guerre, les territoires allemands furent attaqués par les Alliés à partir de leurs propres possessions.
– Le Togo allemand fut occupé conjointement par les forces anglaises et françaises, respectivement à partir de la Gold Coast et du Dahomey. Dans ce dernier, la formation d’unités auxiliaires à côté des troupes régulières permit non seulement d’écarter toute tentative d’invasion de la part des Allemands mais encore de mener des actions offensives tout le long de la frontière. La conquête s’opéra rapidement, après quelques combats dont le plus meurtrier se passa au pont de Khra, le 23 août, et elle s’acheva deux jours plus tard par la capitulation de Kamina.
– La reddition des Allemands fut plus longue à obtenir au Cameroun. Pour y parvenir, les Français envoyèrent des soldats et des porteurs recrutés dans toutes leurs possessions africaines tandis que les Anglais agirent à partir du Nigeria limitrophe en utilisant également des troupes levées au Sierra Leone et en Gold Coast. Les opérations ne se terminèrent qu’en février 1916 par la capitulation de la citadelle de Mora située au nord du Cameroun, alors que, dans le sud, les Allemands, accompagnés de contingents camerounais, s’étaient retirés en Guinée espagnole dès le mois précédent.
– En Afrique australe, le Sud-Ouest allemand fut conquis très rapidement à partir de l’Union sud-africaine, avec la prise de Windhoek par Louis Botha, en mai 1915. En revanche, l’Afrique orientale allemande opposa la résistance la plus forte qui ait eu lieu en Afrique, sous la direction du général von Lettow-Vorbeck. Celui-ci disposait de 16 000 hommes dont 3 000 Allemands en face de 17 compagnies britanniques dispersées en Afrique orientale. Son objectif était d’immobiliser au maximum les forces alliées loin des fronts européens en menant une guerre d’usure. En 1916, le général sud-africain, Jan Smuts, reçut le commandement en chef des forces britanniques, composées de près de 57 000 soldats recrutés principalement au Nyasaland, en Afrique orientale anglaise, en Gold Coast et au Nigeria, auxquels s’ajoutaient un contingent sud-africain ainsi que des porteurs (environ 700 000) et d’autres auxiliaires (près de 250 000). Dès lors, l’offensive contre la colonie allemande fut engagée à la fois au nord, à partir du Kenya et de l’Ouganda avec la participation de deux régiments de volontaires formés par des colons, et au sud-ouest à partir de la Rhodésie du Nord. Dans le même temps, les Belges, que les Allemands avaient attaqués dans l’île du lac Kivu en s’appuyant sur les Tutsi, contre-attaquèrent sous la direction du général Tombeur, aidé par les Anglais de l’Ouganda : il occupa le Rwanda-Burundi et atteignit Tabora, position centrale de la colonie allemande. Les Allemands engagèrent alors des actions de guérilla. En novembre 1917, von Lettow-Vorbeck gagna le Mozambique car le Portugal, dont la neutralité s’était maintenue jusqu’en 1916, avait décidé d’entrer en guerre aux côtés des Alliés. À la tête de ses troupes, il avança vers le sud en prenant les vivres des garnisons portugaises et en gagnant l’aide des chefs locaux [M. Newitt, 1981]. Il organisa une contre-offensive, en août 1918, mais dut reculer devant les forces britanniques qui envahirent le Nord du Mozambique, le contraignant à passer en Rhodésie du Nord où il se trouvait à la fin de la guerre. Ce conflit se solda par 12 000 morts africains et 2 000 Européens du côté allemand, et par 47 000 du côté anglais [O. Guitard, 1966].
Les actions des Sénoussistes
L’Afrique du Nord ne fut pas un centre d’opérations militaires contre l’Allemagne. Toutefois, certaines régions constituèrent des cibles pour les Sénoussistes encouragés par les Turcs. Ainsi, dès novembre 1914, la Sanûsiyya s’attaqua au Fezzan à partir des oasis de Cyrénaïque, forçant les Italiens à évacuer le Sud de la Tripolitaine. Bien plus, en décembre, le représentant du sultan proclama la guerre sainte à Tripoli contre les Alliés. À partir de 1915, les Sénoussistes firent plusieurs incursions dans les régions méridionales de la Tunisie puis de l’Algérie, mais ils échouèrent devant les forces françaises. Au Sud du Sahara, ils se tournèrent vers le territoire du Niger. Aidés par Kaossen, l’ancien chef de l’Aïr, ils assiégèrent le poste d’Agadès pendant 80 jours et envahirent le Sud. Les troupes françaises durent demander l’aide britannique jusqu’à ce que deux colonnes françaises convergentes eussent dégagé Agadès (mars 1917). La répression s’étendit également contre les Touareg Oulliminden qui s’étaient soulevés sous la direction de Firhoun. La « pacification » du Sahara « français » ne fut achevée qu’en 1923.
Les Français et les Anglais sollicitèrent leurs colonies de façon différente. Ces derniers, bénéficiant de l’apport des dominions et de l’Inde, firent peu appel aux populations de leurs possessions africaines pour aller combattre hors du continent : les troupes levées à la suite des décrets de 1915 autorisant la conscription furent utilisées essentiellement en Afrique. En revanche, le gouvernement français y recourut systématiquement. Dans les années précédant la guerre, la nécessité de développer une « force noire » avait été affirmée en France, en particulier par le colonel Mangin dans un ouvrage publié sous ce titre en 1910. Il y montrait que l’Afrique noire était un réservoir d’hommes d’autant plus indispensable à la métropole que celle-ci connaissait une baisse inquiétante de la natalité. Un décret de 1912 avait défini un volontariat dans le cadre des tirailleurs « sénégalais » qui portaient ce nom parce que les premières unités permanentes avaient été créées par Faidherbe au Sénégal en 1857 mais qui se composaient de ressortissants de toute l’Afrique noire française [M. Echenberg, 1991]. Plusieurs campagnes de recrutement furent décrétées, chacune réunissant un nombre croissant de tirailleurs : 30 000 en 1914, 51 000 en 1916 à la suite du décret du 9 octobre 1915, 63 000 en 1918, en réponse au décret du 14 janvier 1918 qui substituait le recrutement par appels spéciaux à celui des engagements « volontaires ». Les appels réitérés à la « force noire » sont imputables non seulement aux militaires, mais aussi au gouverneur général William Ponty au début de la guerre, à Clemenceau par la suite ainsi qu’à Blaise Diagne qui revendiquait pour les Africains la participation à la défense de la mère patrie [M. Michel, 1982]. Ces campagnes de recrutement s’ajoutaient aux levées périodiques de porteurs pour le Cameroun (de 1914 à 1916). En Afrique du Nord, la conscription des Algériens fut généralisée en 1915 et 1916, ce qui aboutit à l’incorporation complète de la classe 1917, alors qu’en Tunisie, respectant le protectorat, on procéda à l’appel indirect par loi tunisienne de conscription.
Pour inciter les hommes à s’enrôler, on offrit des primes dont les taux différaient d’ailleurs selon les territoires : en Algérie, une prime d’« incorporation » de 100 F plus une d’« indemnité familiale » de 100 F, en août 1914, qui montèrent respectivement à 300 et 200 F à partir de septembre 1916 ; en AOF et à Madagascar, le montant variait entre 40 et 200 F jusqu’à ce qu’en 1918 il fût fixé à un minimum de 200 F ; en outre, les familles des tirailleurs étaient dispensées du paiement de l’impôt.
L’Afrique noire française mobilisa environ 200 000 hommes, soit 161 000 recrues s’ajoutant aux 31 000 déjà sous les drapeaux à la déclaration de guerre, plus 7 200 ressortissants des Quatre Communes du Sénégal. La majorité était originaire de l’AOF. On peut mesurer le poids de cette participation imposée par la France en comparant ces nombres aux 30 000 hommes levés dans les colonies britanniques de l’Afrique occidentale, et employés, comme nous l’avons dit, uniquement sur le sol africain. À la fin de la guerre, 95 bataillons de troupes noires françaises se battaient sur tous les fronts. Madagascar, pour sa part, fournit un peu plus de 41 000 soldats. L’Afrique du Nord française fut également sollicitée et donna un cinquième des recrutés dans les colonies : de 1914 à 1918, le recrutement « indigène » fournit 173 000 militaires dont 87 500 engagés.
Au total, la mobilisation toucha environ 2,2 % de la population d’Afrique du Nord, 1,8 % de celle de Madagascar, environ 1,5 % d’AOF et 0,6 % d’AEF. Il y eut entre 66 000 et 71 000 tués dont 25 000 Algériens sur 36 000 Maghrébins, 22 000 Français d’Algérie et 30 000 à 35 000 « Sénégalais » [M. Michel, 1982 ; Ch.-R. Ageron, 1990 ; G. Meynier, 1990]. La proportion des victimes militaires originaires des colonies, évaluée entre 21,6 % et 22,4 % des recrutés, est comparable à celle des autres combattants de l’armée française, soit 22,9 % de tous les fantassins, ce qui s’oppose à l’idée longtemps répandue que les tirailleurs furent utilisés comme « chair à canon ». En outre, les pertes s’élevant à 2,8 ‰ de la population ne créèrent pas de « trou démographique », comme on l’a souvent dit [M. Michel, 1982, p. 408].
En plus des militaires, on recourut à la main-d’œuvre coloniale de façon empirique jusqu’en 1916 où fut créé le Service de l’organisation des travailleurs coloniaux (SOTC), doté du monopole du recrutement. Des travailleurs auxiliaires, principalement des Nord-Africains et des Malgaches, furent envoyés pour travailler dans les usines de guerre, les ports et même dans quelques exploitations agricoles où l’on employa plutôt des Indochinois. Au total, cette main-d’œuvre s’éleva, selon les sources, entre 240 000 et 310 000 personnes dont environ 119 000 travailleurs algériens. En fait, plus d’un tiers de la population masculine d’Algérie était utilisée en France en 1918. L’une des conséquences, sans doute inattendue, fut de permettre aux Musulmans d’acheter des terres aux Européens avec l’argent de ces émigrés (G. Meynier, 1990). Il y eut également un contingent de 21 000 Noirs africains (South African Native Labour Contingent) envoyés en France par l’Union sud-africaine pour y apporter une aide en main-d’œuvre et que l’on employa surtout à creuser les tranchées [L. Thompson, 1990].
Un effort financier fut demandé aux particuliers et aux gouvernements coloniaux, surtout de la part de la France. On incitait les premiers à participer directement aux œuvres de guerre au profit des « poilus » blessés, des orphelins etc. Les listes de souscripteurs publiées successivement dans le Journal officiel de chaque colonie permettent d’apprécier l’importance de ces contributions. Les œuvres de guerre recueillirent au total 4 millions de francs en AOF, 300 000 F en AEF et 6 millions à Madagascar [A. Sarraut, 1923], aucune récapitulation n’existant pour l’Afrique du Nord. Les colonies britanniques de l’Ouest africain participèrent elles aussi aux campagnes de souscription métropolitaines qui recueillirent par exemple 80 000 livres en Gold Coast.
On sollicita le concours des colonies pour souscrire aux différents emprunts nationaux et aux titres de la Défense nationale dans lesquels les budgets coloniaux durent investir la plus grande partie de leurs fonds de réserve au détriment de l’équipement de leur propre territoire et de l’entretien du matériel. L’AOF participa aux emprunts de guerre pour un montant de 31 millions de francs, l’AEF pour 7 millions, Madagascar pour 37. La contribution de l’Algérie fut, de loin, la plus importante avec 963 millions de francs, ce qui représentait environ les deux tiers du total fourni par l’ensemble de l’empire. Au regard de ces sommes, celles qui étaient reçues par l’Afrique française au titre du recrutement et des pensions étaient bien plus faibles : par exemple, pour l’Algérie, la France avait versé pendant la guerre 120 millions de francs au total [G. Meynier, 1990]. Du côté anglais, les Conseils législatifs des diverses colonies amputèrent leurs fonds de réserve au profit des emprunts de guerre lancés par le gouvernement britannique : par exemple, la Gold Coast investit au total 700 000 livres malgré la réduction des dépenses, en particulier celles destinées aux régions intérieures ; la Gambie versa 10 000 livres (soit 8,2 % de son budget) au fonds de la Défense nationale du prince de Galles ; le Nigeria consacra au total 1 400 000 livres pour les dépenses occasionnées par la guerre [M. Crowder, 1984].
Le poids de la guerre se traduisit également sur le plan financier par l’augmentation des impôts directs et indirects. Ainsi, en Afrique noire française, la pénurie de produits importés d’Europe entraîna une baisse des recettes douanières qui alimentaient les budgets généraux. Par voie de conséquence, ces derniers restreignirent les subventions qu’ils accordaient aux colonies de leur groupe, tout en augmentant à leur propre profit les taxes concernées qui se répercutaient sur les consommateurs, et en créant même des droits de sortie peu élevés sur les matières premières, ce que n’avaient jamais accepté jusqu’alors les industriels métropolitains. Les colonies durent donc pallier la diminution de leurs ressources en élevant les impôts directs, en particulier les impôts personnels (capitation et prestations) qui prirent une place croissante dans les recettes budgétaires. L’AOF offre un exemple particulièrement éclairant de cette évolution.
La proportion de l’impôt personnel s’éleva donc progressivement de 33,3 % en 1913 à 44,6 % en 1918. Ce n’est qu’après la guerre, en 1919, qu’elle redescendit à 26,7 %. Pourtant, malgré l’augmentation des impôts, les recettes budgétaires continuèrent à diminuer en valeur constante, ce qui entraînait une compression des dépenses d’autant plus sensible qu’une partie importante était absorbée par la dette consécutive aux emprunts souscrits dans la décennie précédant le conflit.
Sources : Comptes définitifs
Sources : nos calculs d’après les travaux de la RCP n° 326 - Déflation par l’indice des prix de gros français, 1914.
D’après le tableau précédent la guerre eut des conséquences négatives à la fois pour les souscripteurs des emprunts et pour les bénéficiaires. Les premiers, en général des épargnants métropolitains, souffrirent de la dépréciation monétaire qui entraîna une baisse croissante de la valeur réelle de leurs obligations (a). Dans le même temps, alors que la diminution relative de la valeur de la dette aurait dû alléger la charge des budgets coloniaux, son poids devint plus important par rapport aux dépenses totales d’équipement parce que ces dernières avaient sensiblement diminué (b). En fait, sa part s’était élevée régulièrement, passant de 22,2 % en moyenne pour la période 1905-1909, à 30 % pour 1910-1914, et à 36,5 % en 1915-1919, ce qui signifiait que plus du tiers des sommes affectées à l’équipement de l’AOF pendant la guerre furent dirigées vers la France pour rembourser les emprunts.
Au point de vue économique, les métropoles s’efforcèrent d’intensifier les productions dont elles avaient besoin. Plus que jamais, les colonies durent fournir des matières premières et des produits alimentaires.
La Grande-Bretagne recourut plus encore qu’auparavant au coton d’Égypte ainsi qu’aux matières premières de l’Union sud-africaine. La Gold Coast offrait un exemple significatif de cet effort. Devenue première productrice mondiale de cacao, en 1911, avec 40 000 tonnes, ses exportations s’accrurent pendant la guerre, passant d’un tonnage annuel moyen de 58 306 tonnes, pour la période 1912-1916, à 118 290 pour 1917-1921 ; le mouvement ascendant devait se prolonger dans les années qui suivirent pour atteindre le maximum de 244 000 tonnes en 1931. Cette situation produisit une balance largement excédentaire pendant toute la période de la guerre.
Sources : nos calculs d’après les Blue Books.
Par rapport à 1914, les exportations enregistrèrent des augmentations, alors que les importations diminuaient à cause de la pénurie des biens de consommation en Europe. L’année 1916 constitue une exception à cause des importations de biens d’équipement liés à un programme de Travaux publics. En 1918, les produits locaux ne purent être évacués en totalité par le manque de fret, ce qui explique le gonflement des statistiques de 1919, lié également à la disponibilité de produits de consommation. Ainsi, à l’exception de 1916, les exportations couvrirent très largement les importations pendant la durée des hostilités.
En France, fut créé le Service de l’utilisation des produits coloniaux afin de coordonner les fournitures destinées au Service du ravitaillement qui devint un ministère en 1917. Il procéda généralement par contrat auprès de fournisseurs locaux. À l’Afrique noire on demanda surtout des oléagineux qui constituèrent 94 % des produits livrés à la France, parmi lesquels les arachides du Sénégal formaient les trois quarts. Le reste se composait de maïs et d’autres céréales comme le mil et le riz, de produits tropicaux comme le cacao et le café, ainsi que de bois. L’aide au ravitaillement, dirigée en AOF par le gouverneur général Van Vollenhoven, se traduisit également par l’implantation de nouvelles cultures, par exemple celle du ricin dont l’huile était employée en aéronautique. Elle fut imposée par la contrainte : ainsi, au Dahomey, des graines furent distribuées aux chefs de village qui durent les faire planter par les habitants sous peine d’amende, voire d’emprisonnement. Des tournées d’inspection eurent lieu. Pourtant, au moment de la récolte, les cultivateurs ne purent écouler leur production. Cette situation se répétant deux années de suite, 1918 et 1919, les paysans préférèrent braver l’administration que d’investir du travail sans en tirer de profit.
Les quantités fournies dans ce cadre dirigiste s’élevèrent au total en AOF à 551 961 tonnes ; en AEF à 52 803 tonnes ; à Madagascar à 105 416 tonnes.
Pour sa part, le Maghreb s’orienta vers des productions destinées au marché français : vin d’Algérie, œufs du Maroc, céréales, bétail, laines et cuirs des trois territoires.
Toutefois, le manque de fret et dans une moindre mesure la crainte de subir des torpillages empêchèrent l’embarquement des produits dans les colonies relativement éloignées des lieux de passage. Ainsi, malgré la mise à disposition de quelques navires britanniques, des quantités importantes de produits palmistes furent stockées à terre, en Côte-d’Ivoire et au Dahomey, dans des entrepôts précaires où une partie se détériora. Cette situation créait une distorsion entre l’effort demandé aux cultivateurs, qui se traduisait par des livraisons effectivement plus importantes de produits, et les quantités réellement importées en France. Ainsi s’expliquent les divergences entre les spécialistes concernant « l’effort de guerre » de l’Afrique : ceux qui se placent du point de vue de la France ont tendance à en dévaloriser la portée réelle ; en revanche, analysé à partir des colonies, il apparaît, à juste titre, particulièrement contraignant et ressenti comme tel par les populations concernées. Quoi qu’il en soit, au lendemain de la guerre, Albert Sarraut, ministre des Colonies, reconnaissait : « Nous pouvons nous demander aujourd’hui avec quelque angoisse ce que nous serions devenus si nous n’avions pas eu cet énorme réservoir dans lequel nous avons pu si largement puiser. » (1923).
Certes, il évoquait l’empire dans son ensemble, mais l’Afrique y avait constitué un élément particulièrement actif.
La restriction des échanges extérieurs fut sensible partout avec une baisse générale du mouvement de la navigation, même dans les territoires anglais : par exemple, le nombre des navires relâchant à Freetown était en 1917 la moitié de celui de 1913. Cette situation, jointe à la fermeture des débouchés allemands, se répercuta sur le mouvement des exportations qui diminua fortement dans certaines colonies, créant un état de crise surtout en 1916-1917, par exemple au Sénégal où les sorties d’arachides diminuèrent et passèrent d’environ 303 000 tonnes à près de 125 000 tonnes. La reprise eut lieu ensuite dans le cadre de l’effort de guerre. Dans le même temps, la pénurie de biens de consommation en Europe, inhérente à l’économie de guerre, entraîna une réduction sensible des importations en Afrique et, par voie de conséquence, l’augmentation des prix des objets manufacturés. Certes, la hausse des cours mondiaux des matières premières, répercutée sur les prix payés aux producteurs, leur rapporta des disponibilités monétaires plus grandes qu’avant guerre, mais ils durent en thésauriser une partie importante par manque de biens de consommation. Au lendemain de la guerre, cette épargne perdit de son pouvoir d’achat à cause de l’augmentation plus forte des prix des produits manufacturés que de celle des matières premières. De même en Algérie, les hauts prix du blé donnèrent un solde positif pendant la durée de la guerre, mais le bénéfice devait en être perdu lors de la crise économique et de la famine de 1920.
La pénurie de biens de consommation ne put être que partiellement compensée par des activités de substitution. De petites industries furent créées dans certaines colonies pour pallier l’insuffisance d’objets importés : en Algérie, par exemple, des conserveries de poissons et de viande, des papeteries, des fabriques d’engrais etc. ; au Sénégal, des huileries utilisant des arachides locales ; au Dahomey, quelques savonneries à partir des palmistes. On vit renaître des productions artisanales qui avaient disparu à cause de la concurrence des produits similaires fabriqués à moindre coût en Europe : textiles, ustensiles, savons etc. Toutefois, au retour de la paix, la plupart de ces entreprises cessèrent leurs activités devant le retour de produits plus concurrentiels.
Néanmoins, l’effort économique eut des retombées bénéfiques dans certaines colonies où l’infrastructure fut développée pour permettre une participation efficace aux besoins métropolitains. Ainsi, dans les colonies britanniques de l’Ouest africain, des programmes d’équipement furent mis en chantier dès le début de la guerre : en Gold Coast, ils s’élevaient à l’équivalent de 1 milliard de francs, à répartir sur dix ans, et concernaient les chemins de fer (58,3 %), les ports (8 %), des travaux hydrauliques (8 %) et d’adduction d’eau (7,1 %), de drainage (5,4 %) ainsi que la construction et l’entretien de bâtiments publics (4,4 %), de routes (4 %) etc. ; au Nigeria, ce furent surtout les voies ferrées qui absorbèrent les crédits avec la construction, dès 1914-1916, de 301 km de voies nouvelles entre le littoral et les régions septentrionales. Au Congo belge, on prolongea le réseau ferroviaire de manière à relier plus aisément les régions minières aux ports exportateurs. À Madagascar, on équipa des mines de graphite qui produisirent rapidement 50 000 tonnes et dont l’exploitation se poursuivit après la fin des hostilités. Il en fut de même d’une industrie de la conserverie de viande pour le ravitaillement de la métropole et qui se maintint par la suite. Pourtant, dans l’ensemble, les efforts d’équipement restèrent limités et furent même inexistants dans la plupart des possessions françaises à cause de la faiblesse des moyens financiers.
Au lendemain de la déclaration de guerre, les populations africaines firent preuve de loyalisme à l’égard de leurs métropoles respectives. En Afrique noire française, on publia des déclarations de soutien à l’instar de cette « Pétition de la jeunesse de Porto-Novo », du 3 août 1914, qui recueillit 210 signatures parmi lesquelles se trouvaient la plupart des noms de « l’élite » locale :
« Requête à Monsieur le Gouverneur des Colonies,
Lieutenant-Gouverneur du Dahomey,
Monsieur le GOUVERNEUR,
La FRANCE est en guerre avec l’Allemagne. Notre place à nous, ses ENFANTS d’adoption, est à son côté, sous son DRAPEAU. L’heure qui a sonné et que nos vœux veulent glorieuse est, pour nous aussi, un appel de devoir filial. Nous y répondrons en nous mettant à la disposition de la Grande Patrie. Nous offrons à la France toutes les forces vives de notre ardente jeunesse, jusqu’au sacrifice.
Qu’ELLE nous accueille dans les rangs de ses soldats ! »
Publié dans le Journal officiel du Dahomey, du 15 août 1914
Témoignage de M. Maximien Faladé, à propos de la genèse de ce texte :
« En 1914, j’avais 21 ans, et j’étais en service au bureau des Affaires politiques du gouvernement local comme interprète adjoint. La proclamation des jeunes de Porto-Novo, et des employés d’administration moins jeunes, est une preuve de sincérité car l’élite aimait la France. Elle a été faite spontanément et ce n’est pas l’administration française qui l’a imposée. L’idée est partie du groupe des commis du gouvernement et particulièrement de Casimir Aboki Tovalou-Quenum. Nous avons trouvé son idée bonne. Il a élaboré un texte mais n’en a pas été satisfait car il se souvenait que ses maîtres de l’École normale de Saint-Louis (dont il était sorti) lui avaient dit qu’une pétition ne devait pas être longue. Il a donc recouru aux lumières de l’administrateur guyanais Émile Galliot qui a mis au point le texte définitif. On l’a tapé et on l’a mis en circulation. On aimait trop* la France et tous ceux à qui on l’a présenté l’ont signé. Personne ne l’a refusé. »
(Recueilli et cité par nous, 1973, p. 197-198.)
* Trop est employé dans le sens de « très », « beaucoup ».
Les jeunes gens instruits espéraient pouvoir servir dans d’autres unités que les tirailleurs sénégalais dont ils jugeaient les conditions de vie très dures, mais ils n’eurent pas gain de cause. Seuls les habitants des Quatre Communes du Sénégal obtinrent, grâce à Blaise Diagne de s’acquitter de leurs obligations militaires dans les mêmes conditions que les autres Français (loi du 29 septembre 1916).
Une active propagande allemande, relayée par la Turquie, s’exerça pendant toute la durée de la guerre contre les puissances colonisatrices. Un « Comité pour l’indépendance de l’Afrique du Nord » fut créé à Berlin, en 1916, tandis qu’en Suisse, une école de propagande coloniale fut installée par les Allemands à Davos avec le concours d’exilés arabes, à laquelle répondit d’ailleurs l’école coloniale française de Neuchâtel. Des tracts, des brochures ainsi que des journaux en français ou en arabe, annonçant la fin de la domination française au Maghreb, appelaient à la solidarité islamique et présentaient les Allemands comme les instruments de la volonté divine, en se référant à la guerre sainte (jihâd) proclamée en novembre 1914 par le grand mufti d’Istanbul. Tous ces textes émanaient d’Allemagne ou de comités arabes implantés en Suisse. L’Office musulman international de Lausanne, dont la présidence d’honneur était assurée par Abbas Hilmi, le khédive égyptien déposé en 1914 par la Grande-Bretagne, bénéficiait de l’aide financière du consulat allemand de Zurich : il était organisé en plusieurs souscomités régionaux et publiait le Bulletin de la Société pour le progrès de l’Islam [G. Meynier, 1990]. En fait, cette propagande eut peu d’influence réelle sur les populations africaines. Par exemple, les émirats du Nigeria, quoique récemment conquis, ne réagirent pas à l’appel panislamique [M. Crowder, 1984].
En dépit du loyalisme affirmé des populations, les contraintes inhérentes à l’effort de guerre suscitèrent bientôt des résistances, surtout dans les colonies françaises où la pression était particulièrement forte. À Madagascar, l’opposition se développa au sein d’une société secrète, la VVS (Vy : Fer ; Vato : Pierre ; Sakelika : Ramification), dont les adeptes se recrutaient parmi les élèves de l’École de médecine de Tananarive : en 1915, elle possédait des ramifications dans plusieurs grands centres et regroupait environ deux mille membres. Accusée de complot à cause de l’état de guerre, cette société pacifique, qui alliait les idéaux chrétiens à ceux du nationalisme malgache, fut pourchassée, ses membres arrêtés, et certains punis de travaux forcés ou exilés [P. Vérin, 1990].
En Afrique noire française, les campagnes répétées pour l’enrôlement de porteurs et pour le recrutement de tirailleurs sénégalais, opérées généralement sous la contrainte malgré l’affirmation du « volontariat », les directives pour accroître la production, jointes à une fiscalité alourdie, provoquèrent des réactions hostiles. On vit se multiplier les fuites en brousse ou dans les colonies étrangères au moment des campagnes de recrutement. Dans ce dernier cas, les autorités françaises obtinrent l’accord des Anglais pour refouler les émigrants dans leur colonie d’origine, mais avec une efficacité limitée ; en revanche, les Portugais de Guinée refusèrent de s’opposer à l’entrée de sujets français estimant que cela augmentait d’autant le peuplement de leur colonie. D’autres formes exprimèrent le mécontentement des populations : des désertions de recrues favorisées par les communautés villageoises ou lignagères, des refus de paraître devant les conseils de révision, des mutilations volontaires de la part des jeunes hommes pour se rendre inaptes au service, et, dans certains cas, des soulèvements.
La période de guerre vit renaître des troubles dans des régions qui semblaient « pacifiées » ou même dans des régions habituellement calmes. De novembre 1915 à juillet 1916, une vaste zone comprenant l’Est du Soudan français (Mali actuel) et la majeure partie de la Haute-Volta (Burkina Faso) fut le théâtre de soulèvements qui mobilisèrent de nombreux peuples, entre autres des Bambara, Sénoufo, Dogon, Marka, Minianka. Au Dahomey (actuel Bénin), l’année 1916 fut marquée par plusieurs révoltes au Nord de la part des Bariba et des Somba, alors que les Holli reprenaient leur lutte dans le Sud-Est de la colonie. De même, en Algérie, la région des Aurès s’insurgea en 1916 contre l’incorporation de recrues, mais les troubles furent limités [Ch.-R. Ageron, 1990]. La répression fut effectuée à la suite d’opérations militaires : des colonnes armées quadrillèrent systématiquement les régions insurgées, réduisant les villages les uns après les autres parfois après des combats sanglants. Les actions se terminèrent par le désarmement total des révoltés (livraison des armes, fusils, arcs et flèches), le doublement de l’impôt, la fourniture d’un nombre plus élevé de recrues ainsi que l’arrestation et l’exil des chefs survivants.
En face de cette situation explosive, les possessions britanniques furent relativement calmes. Une révolte éclata dans le Nyasaland, en 1915, à l’instigation du pasteur John Chilembwe, dirigée contre les colons européens mais son influence resta limitée. Dans l’Ouest africain, seuls deux soulèvements influencés par la situation de guerre eurent lieu au Nigeria : celui des Ibo Kwale dans la région d’Asaba et celui du prophète Elijah II dans le delta du Niger. Ce dernier, à la faveur des difficultés économiques touchant le commerce de l’huile de palme, regroupa des adeptes sur le mot d’ordre que les Allemands donneraient la liberté aux peuples de la région quand ils auraient gagné la guerre. Toutefois, leurs actions furent étroitement circonscrites et la reprise des échanges brisa le mouvement [M. Crowder, 1984].
Le poids de la guerre fut ressenti d’autant plus durement par les populations que les graves difficultés dues aux hostilités se combinèrent avec d’autres facteurs, telles des crises alimentaires au Niger, au Tchad et en Afrique orientale, des épizooties de peste bovine dans la zone soudano-sahélienne, la peste à Dakar en 1914 et surtout l’épidémie meurtrière de grippe « espagnole » qui toucha le continent en 1918. L’annonce de l’armistice puis de la paix fut donc accueillie avec espoir non seulement parce qu’elle signifiait le retour des soldats et la reprise des activités économiques, mais aussi parce que nombre d’Africains avaient la conviction qu’ils obtiendraient des droits après avoir fait leur devoir. Pourtant, le retour des soldats dans leurs foyers s’opéra lentement. En 1920, huit régiments de tirailleurs sénégalais servaient à l’extérieur de l’AOF. Ils étaient utilisés comme force d’occupation en Europe méditerranéenne ainsi qu’en Allemagne où ils suscitèrent un mouvement de rejet qui reçut le nom de « honte noire » (Schwarze Schande) et donna lieu à une campagne de diffamation de 1919 à 1923 [H.-J. Lüsebrink, 1989].
Au point de vue politique, certaines mesures prises en temps de guerre faisaient bien augurer de l’avenir. Ainsi, en 1916, les Anglais avaient accordé quelques satisfactions aux « évolués » en Gold Coast : le Conseil législatif était élargi avec la nomination de six chefs et six « évolués ». Parmi ces derniers siégeait Casely Hayford qui avait publié en 1911 Ethiopia unbound où il exaltait l’africanisme et réclamait l’union de toutes les colonies britanniques d’Afrique occidentale. Du côté français, les habitants des plus anciennes implantations, les Quatre Communes du Sénégal, avaient obtenu la citoyenneté française par les lois d’octobre 1915 et de septembre 1916. En fait, la fin des hostilités ne répondit pas à l’attente des populations et en particulier des anciens combattants. La loi Boussenot, qui récompensait les anciens combattants « indigènes » en leur accordant l’accès à des emplois réservés (licences pour des « cafés maures », gardiens de squares et de musées, etc.), semblait bien dérisoire pour ceux qui réclamaient l’égalité des droits avec les métropolitains. Blaise Diagne, qui préconisait la conscription obligatoire pensant que « l’école de l’armée » serait un creuset assimilationniste, eut gain de cause par le décret du 1er juillet 1919, mais il ne put obtenir son application. Quant aux compensations que Clemenceau voulait accorder aux Algériens, elles provoquèrent l’agitation des Français d’Algérie et la démission du gouverneur Lutaud. Les réformes négociées par Jonnart, furent limitées à cause de l’opposition des colons. On se borna à établir l’égalité fiscale par la création de nouveaux impôts de type européen. Les lois et décrets de février-mars 1919 accordèrent une représentation élue à un nombre plus élevé de Musulmans, en particulier dans les Conseils généraux. Les promesses de 1914 ne furent donc pas tenues, ce qui entraîna la déception des « Jeunes-Algériens » [G. Meynier, 1990].
Dès la déclaration de guerre, les gouvernements alliés imposèrent un séquestre sur les biens allemands et autrichiens en métropole comme dans leurs possessions. L’opportunité leur était offerte d’éliminer une concurrence commerciale particulièrement active à la veille de la guerre. Par exemple, le gouverneur du Dahomey, Noufflard, se faisait l’écho d’une opinion partagée par les administrateurs de l’Afrique française, lorsqu’il se réjouissait que les puissants rivaux allemands aient « disparu dans la tourmente » et qu’on en eût été « purgé » dès le début des hostilités (1915). Cette attitude explique que la gestion des séquestres ait été conduite de façon abusive, entraînant des pertes élevées pour les propriétaires (environ 25 % au Dahomey, selon nos calculs). Le Liberia, qui déclara la guerre à l’Allemagne à la suite des États-Unis, décida également de confisquer les biens des ressortissants allemands (1917).
Ce furent principalement les Anglais qui occupèrent la place laissée par les Allemands, même dans les colonies françaises où la métropole ne pouvait assumer toute la fourniture des produits manufacturés. Le règlement du conflit s’opéra, lui aussi, au détriment des vaincus.
La guerre permit à l’Union sud-africaine d’affermir sa position non seulement en Afrique australe mais aussi sur le plan international. Dès la déclaration de guerre, le gouvernement dirigé par Louis Botha admit qu’à l’instar des autres dominions, son pays était automatiquement impliqué dans le conflit. En outre, à la requête de la Grande-Bretagne, il accepta de participer à la conquête des colonies allemandes d’Afrique australe. Cette décision poussa un certain nombre d’Afrikaners à se soulever en espérant que les préoccupations britanniques leur permettraient de regagner leur indépendance. Leur mouvement fut rapidement et fermement réprimé par le gouvernement sud-africain qui s’engagea dans la lutte armée contre les Allemands. Jan Smuts, nommé, comme nous l’avons dit, commandant en chef des forces britanniques, devint en fait le représentant de l’Empire dans toute l’Afrique australe et orientale.
En Union sud-africaine, le monopole des armes et de l’entraînement militaire était réservé aux Blancs qui pouvaient seuls participer à la force active des citoyens (Active Citizen Force) créée en 1912 par la loi sur la Défense (Defence Act). La déclaration de guerre incita le gouvernement à enrôler des Noirs qui servirent contre les Allemands dans le Sud-Ouest africain, en Afrique orientale et même en Europe. On évitait toutefois de les armer. La seule unité combattante composée d’officiers blancs et de Coloured fut le Cape Corps, comprenant 18 000 hommes. Il avait été organisé pour la campagne d’Afrique orientale contre l’avis de nombreux Blancs, profondément choqués par le fait que l’on arme des hommes de couleur. En fait, 5 635 Noirs sud-africains perdirent leur vie pendant la Première Guerre mondiale, en comprenant les morts sur le front européen. Au lendemain du conflit, le gouvernement d’Afrique du Sud dispersa les unités noires et refusa de reconnaître les services de leurs membres [L. Thompson, 1990].
La guerre permit à l’Union sud-africaine de développer son économie à la fois pour fournir la Grande-Bretagne en matières premières et pour pallier l’insuffisance des importations de produits fabriqués. Elle connut ainsi un début d’industrialisation irréversible.
L’efficacité de Jan Smuts dans la lutte contre les Allemands en Afrique australe et sa participation active au British Imperial War Cabinet, en 1917-1918, renforça son audience ainsi que celle de son pays. Il put ainsi participer aux négociations de Versailles et à la création de la Société des Nations, tandis qu’à l’intérieur il succédait à Botha qui mourut en 1919. Son action contribua à faire pénétrer à la fois des colons et des capitaux sud-africains dans l’ancien Sud-Ouest allemand dont l’Union sud-africaine avait obtenu le mandat. En outre, il favorisa le développement de communautés de colons britanniques qui, du Kenya à la Rhodésie du Sud, étaient influencés par le régime de Pretoria [B. Freund, 1984]. Pourtant sa volonté expansionniste échoua à deux reprises. En 1922, son plan pour placer le port de Lourenço Marquès et le chemin de fer du Mozambique sous contrôle sud-africain ne réussit pas plus que ceux qu’il avait élaborés précédemment. L’année suivante, son projet d’annexer la Rhodésie du Sud fut rejeté lors d’un référendum car les colons désiraient sauvegarder leur autonomie politique tout en conservant les mêmes idéaux ségrégationnistes.
L’invasion alliée du Mozambique contre von Lettow-Vorbeck, qui avait été ressentie comme une humiliation par le Portugal, avait ruiné ses espoirs d’obtenir un territoire allemand, d’autant que les forces portugaises, qui devaient réprimer une rébellion, n’avaient pu appuyer efficacement les Britanniques. Bien plus, le Portugal put craindre un moment qu’on ne lui ôtât ses territoires pour les placer sous mandat tout comme les possessions allemandes. C’était la suggestion de lord Balfour dans un mémorandum de 1919 où il demandait aussi une enquête sur les agissements portugais au Mozambique. Des officiers qui avaient participé à la lutte contre von Lettow-Vorbeck au Mozambique, ainsi que les découvertes des services secrets britanniques avaient, en effet, attiré l’attention sur la situation effrayante à l’intérieur du territoire géré par la compagnie du Niassa. Il s’ensuivit une campagne contre le Portugal dont on trouve un exemple dans l’extrait d’un rapport adressé par un fonctionnaire au secrétaire du Foreign Office, Austen Chamberlain : « Tôt ou tard le monde civilisé devra refuser de tolérer plus longtemps la corruption, l’inefficacité et la cruauté portugaises. » [Cité par M. Newitt, 1981, p. 41]. Dès lors, à la conférence de Versailles, la frontière du Mozambique fut légèrement rectifiée par l’adjonction du triangle de Kionga au Nord, mais le Portugal fut prié de ne réclamer aucun autre territoire.
Au lendemain de la guerre, le sort des colonies allemandes fut réglé dans le cadre de la Société des Nations, en même temps que celui des possessions non turques de l’Empire ottoman. La formule proposée par le général Smuts fut inscrite, avec quelques modifications, dans l’article 22 du pacte définitif adopté le 25 avril 1919. Y était affirmée « la mission sacrée de la civilisation » à l’égard de ceux qui n’étaient pas encore capables de se diriger eux-mêmes et : « la meilleure méthode de réaliser pratiquement ce principe est de confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience et de leur position géographique, sont le mieux à même d’assurer cette responsabilité et qui consentent à l’accepter ; elles exerceraient cette tutelle en qualité de Mandataires et au nom de la Société ».
Trois catégories de mandats (A, B et C) avaient été créés pour répondre à la constatation, inscrite dans le Pacte, que les peuples concernés avaient des degrés de développement différents. Alors que le premier groupe comprenait des territoires du Moyen-Orient qui devaient disposer d’une certaine autonomie, le mandat B était appliqué aux « peuples moins évolués » des colonies africaines de l’Allemagne, dont l’administration était confiée à des pays mandataires sous certaines conditions destinées à empêcher d’éventuels abus et en vue « d’assurer le bien-être des indigènes ». L’ancien Sud-Ouest africain allemand relevait du mandat C par lequel l’Union sud-africaine pouvait l’administrer comme partie intégrante de son territoire, sous réserve de garanties analogues à celles stipulées pour le mandat B.
Tous les membres de la SDN jouissaient d’une égalité commerciale dans les territoires sous mandat ; nul ne pouvait y établir des fortifications ou des bases militaires ni donner aux indigènes une instruction militaire ; y étaient prohibés la traite des esclaves, le commerce des armes et celui de l’alcool. Les habitants avaient la garantie de leur liberté de conscience et de religion.
Les mandataires des colonies africaines furent choisis par le Conseil suprême des puissances alliées, en mai et en août 1919. La France et la Grande-Bretagne reçurent chacune une partie du Togo et du Cameroun. Dans l’Afrique orientale allemande, le Rouanda et l’Ouroundi furent confiés à la Belgique, le Tanganyika à la Grande-Bretagne, le Portugal obtenant une région à la frontière du Mozambique. La Grande-Bretagne avait ainsi reçu 2 millions de km2, peuplés par 5 millions d’habitants et la France 452 000 km2 avec 3,5 millions d’habitants. Ces deux puissances étaient alors, à elles deux, à la tête des quatre cinquièmes du continent africain.
Les puissances mandataires étaient placées sous un contrôle international que le pacte voulait « sérieux et effectif ». Aussi, la SDN créa-t-elle une Commission permanente des Mandats, le 1er décembre 1920. Cet organisme était composé de 10 membres, dont la majorité appartenait à des pays non mandataires, choisis pour leur compétence et n’exerçant aucune fonction susceptible de les placer sous la dépendance d’un gouvernement. La Commission était « chargée de recevoir et d’examiner les rapports annuels des Mandataires et de donner au Conseil son avis sur toutes les questions relatives à l’exécution des Mandats ». Elle se réunissait une fois par an en session ordinaire. Toutefois, elle avait des pouvoirs limités puisqu’elle ne pouvait mener des enquêtes sur place, même si un mandataire manquait à ses devoirs. Elle ne pouvait, évidemment, avoir plus de moyens de rétorsion que la SDN elle-même.
En fait, le régime mandataire souffrit de l’affaiblissement de l’organisation internationale, dans les années 1930. Les pays mandataires se bornèrent le plus souvent à lui adresser des rapports sans se soucier d’un contrôle théorique. Par exemple, le gouverneur général de l’AOF assuma également les fonctions de haut-commissaire du Togo. Chaque pays mandataire imposa sa propre culture. C’est ainsi que le Cameroun et le Togo eurent une partie francophone et une autre anglophone. Toutefois, les populations concernées virent dans le régime des mandats la possibilité d’un recours et l’utilisèrent, chaque fois qu’ils en eurent la possibilité, pour dénoncer des abus et défendre leurs intérêts [C. Nsoudou, 2008].
À l’issue du redécoupage du continent africain, seuls l’Éthiopie et le Liberia conservèrent leur indépendance. Toutefois, l’évolution politique ultérieure allait modifier cet état de choses.
Dès le lendemain de la guerre, la concurrence économique et politique des pays industrialisés s’exerça sur de multiples terrains : les pays encore indépendants (Liberia, Éthiopie), les colonies des plus faibles comme le Portugal et l’Espagne, les territoires sous mandat, mais aussi les possessions des deux grandes puissances colonisatrices qu’étaient la Grande-Bretagne et la France. Les rivalités impérialistes se développèrent sur de nouvelles bases pendant les années qui suivirent.
Pendant la période du conflit, des sociétés américaines, comme la firme Dupont de Nemours, avaient envisagé de développer leur commerce avec le continent africain à la faveur de la pénurie régnant en Europe. Après la guerre, plusieurs pays colonisateurs réglèrent leurs dettes aux États-Unis par la mise en gage d’actions appartenant à des entreprises installées en Afrique. Le capital américain devint donc partie prenante des industries minières du cuivre (au Congo belge et en Rhodésie du Nord), de l’or (en Union sud-africaine, en Rhodésie du Sud, en Gold Coast, au Congo belge), du diamant (au Congo belge et en Angola). En outre, les entreprises américaines entamèrent des prospections pour trouver du pétrole en Angola et au Mozambique. Dans le même temps, la société Firestone développa de grandes plantations de caoutchouc au Liberia. Des plans pour l’exploitation hydraulique du lac Tana furent proposés à l’Éthiopie. Enfin, des capitaux américains furent investis dans l’organisation du commerce maritime vers l’Afrique.
Dès 1919, 105 entreprises américaines avaient des intérêts en Afrique. Les investissements s’accrurent rapidement, passant de 10 millions de dollars en 1912 à 102 millions en 1929 et 118 en 1931. Dans le même temps, les exportations américaines vers le continent africain se développèrent, passant de 2,6 % des exportations totales en 1923 à 3,2 % en 1928. Cette proportion, relativement faible par rapport à l’ensemble du commerce extérieur des États-Unis, représentait toutefois un accroissement appréciable.
Le Japon intervint plus tardivement que les États-Unis mais sa progression fut plus rapide. Dès 1931, 5 % de ses exportations totales étaient absorbées par le continent africain. Leurs importations augmentèrent dans les années qui suivirent. En 1933, des industriels japonais transformèrent en bateau-exposition l’Alaska Maru, un vapeur de la compagnie de la compagnie Osaka Shosen Kaisha. Celui-ci longea tout le littoral africain du Mozambique à Dakar, en étudiant les possibilités de développer le commerce entre le Japon et les ports africains où il faisait escale. Ce voyage publicitaire eut des résultats probants car les marchandises japonaises étaient très compétitives.
Source : nos calculs, Bulletin mensuel de l’Agence économique de l’AOF, mai 1935.
Les quantités de tissus de coton en provenance du Japon quadruplèrent en AOF de 1932 à 1933 et s’accrurent encore d’environ 20 % l’année suivante. En 1934, le Japon était le premier fournisseur de tissus de rayonne en AOF (86,5 % des quantités, environ 75 % de la valeur des importations de ce produit) ainsi que de chaussures en caoutchouc.
Cette concurrence, très inquiétante dans le contexte de la crise mondiale, suscita des réactions protectionnistes de la part des puissances menacées dans leurs colonies par les produits japonais : ainsi, les Britanniques augmentèrent les taxes douanières en Afrique orientale et australe et imposèrent des contingentements en Afrique occidentale, particulièrement en Gold Coast. Pour sa part, la France contingenta les entrées de tissus et vêtements d’origine étrangère (décret du 14 mars 1934). Cette mesure ne pouvait pourtant pas s’appliquer à la zone conventionnée qui fut supprimée seulement en 1936, comme nous le verrons en étudiant la crise des années 1930.
Les industries japonaises recherchaient également des sources de matières premières à bon marché, en particulier du coton. Elles se heurtèrent à la Grande-Bretagne, particulièrement en Égypte et se tournèrent alors vers l’Éthiopie où elles se heurtèrent aux intérêts italiens.
Les négociants allemands, privés de leurs biens pendant la guerre, purent régler le contentieux au cours des années 1920, mais ils ne récupérèrent pas toujours la totalité de leurs biens. À la même époque, des navires allemands fréquentèrent de nouveau les côtes africaines.
Les revendications allemandes sur leurs anciennes colonies furent particulièrement développées par Hitler et le programme national-socialiste. Ces derniers accusaient le traité de Versailles d’être responsable des difficultés économiques de leur pays qui avait été privé de ses possessions. En fait, comme nous l’avons dit plus haut, l’Allemagne faisait moins de 5 % de son commerce total avec ses colonies avant la guerre, la majeure partie de ses échanges fructueux s’effectuant dans les territoires des autres pays colonisateurs. Toutefois, en dépit des réalités, cette propagande eut un écho grandissant parmi les Allemands, à la faveur de la crise des années 1930.
Le gouvernement italien n’avait obtenu aucun mandat au lendemain de la guerre ni d’autre avantage sur le plan colonial que quelques rectifications de frontières dans le désert. Ce traitement « inférieur », selon lui, à celui d’autres alliés, comme la Grande-Bretagne et la France ou même la Belgique, fut dénoncé par la propagande fasciste. Une fois au pouvoir, Mussolini prôna l’expansion coloniale, qu’il présentait comme une nécessité vitale d’ordre démographique et économique, tout en se réclamant de la grandeur de l’Empire romain.
Le régime fasciste intensifia l’occupation de la Libye qui avait été annexée en 1911. Il conserva à son poste le général comte Volpi qui avait développé l’implantation italienne pendant la période précédente et qui l’étendit progressivement en Tripolitaine. La conquête de la Cyrénaïque fut achevée par le maréchal Graziani, en 1934, après le massacre de nombreux Sénoussi. Le maréchal Balbo, nommé gouverneur général, mena une politique en faveur d’une immigration italienne en pratiquant une politique systématique de refoulement et d’extermination des populations locales. Il s’agissait de prendre les terres utiles pour y installer des colons italiens amenés en groupes et implantés dans des villages où ils pratiqueraient des cultures méditerranéennes (vignes, oliviers, amandiers). On n’aboutit pourtant qu’à un succès limité puisqu’en 1939, sur quelque 120 000 Italiens vivant en Libye, on ne comptait que 25 000 colons agriculteurs ; la majorité était composée de fonctionnaires ; deux tiers de l’ensemble étaient installés à Tripoli et à Benghazi. À l’égard des autochtones, une citoyenneté spéciale fut créée que l’on conférait à ceux qui avaient fait leurs preuves de loyalisme et qui donnait surtout le droit de collaborer aux organisations fascistes.
L’expansion la plus spectaculaire fut menée par Mussolini contre l’Éthiopie indépendante. L’attaque fut déclenchée en octobre 1935 et se poursuivit jusqu’à l’occupation d’Addis-Abeba, le 1er mai 1936 (cf. carte 7). Le négus Hailé Sélassié dut s’embarquer à Djibouti d’où il gagna l’Angleterre. Le roi d’Italie fut proclamé empereur d’Éthiopie. Les réactions des membres de la SDN, à l’égard de l’agression menée contre l’un d’entre eux, se bornèrent à des protestations de principe. Mussolini put donc regrouper ses possessions au sein de l’Afrique orientale italienne, composée de l’Érythrée, de la Somalie et de l’Éthiopie. Cet ensemble, peuplé de 7,5 millions d’habitants (dont 600 000 pour l’Érythrée et un million pour la Somalie) administré par un vice-roi qui appliquait les directives métropolitaines, fut divisé en cinq gouvernements. L’attitude à l’égard des autochtones fut marquée par l’évolution générale de la politique italienne. La réalité du pouvoir appartenait, en fait, aux fascistes, si bien que la conquête de l’Éthiopie fut marquée par des atrocités comme le carnage d’Addis-Abeba. Les organisations de résistance, en particulier celle du chef Ababa Abargaï, agirent pendant toute la période de l’occupation pour gêner l’administration ainsi que l’implantation de colons italiens. Devant cette situation, le duc d’Aoste, cousin du roi d’Italie, qui occupait la fonction de vice-roi de l’Afrique orientale italienne, s’engagea dans une « politique indigène ». Il suivait en cela les conseils de plusieurs dirigeants italiens qui connaissaient la région, en particulier de Cerulli qui avait été l’un des principaux explorateurs de l’Éthiopie. Le pouvoir local fut laissé aux rares Abyssins qui avaient bien voulu se soumettre à l’Italie tandis qu’on espérait attirer un plus grand nombre grâce à l’édification d’églises coptes. En outre, la construction de mosquées eut pour but de s’attacher les Musulmans qui se considéraient comme anciennement colonisés par les Abyssins. Des efforts furent déployés pour dispenser un enseignement en italien ainsi que dans les langues locales et, le cas échéant, en arabe. Toutefois, l’adoption par Mussolini, en 1937, d’une politique de « défense de la race », à l’instar de celle que pratiquait Hitler, engendra des mesures racistes, contraires aux visées assimilationnistes : il fut interdit aux Italiens vivant dans l’empire d’avoir une femme indigène ainsi que de vivre « à l’indigène ». Avec le resserrement de l’alliance avec l’Allemagne, le Duce intensifia ses revendications sur de nombreuses régions, entre autres pour l’Afrique, sur Djibouti, l’Égypte, le Soudan, le Tchad. En témoigne l’extrait d’un chant qu’apprenaient alors les enfants italiens : « Nous prendrons la Savoie en cinq minutes, nous prendrons Djibouti. Nous prendrons toute la terre. » [Cité par H. Deschamps, 1947, p. 57.]
Cet empire colonial devait s’écrouler avec le régime fasciste.
À la veille du deuxième conflit mondial, les relations internationales en Afrique restaient profondément marquées par les conséquences de la Grande Guerre. La période de l’entre-deux-guerres vit se développer un nouveau réseau de rivalités qui se traduisit, pour les populations africaines, par un renforcement de l’exploitation et par de profonds changements structurels.