Chapitre 5

L’entre-deux-guerres : la perception de mutations

Le resserrement des liens entre les métropoles et leurs possessions s’accentua dans les décennies qui suivirent la Première Guerre mondiale en raison du contexte international, la crise des années 1930 provoquant un repli général sur les empires. Les sociétés africaines furent contraintes de s’adapter pour répondre à une pression extérieure croissante qui renforça la dichotomie entre la lourdeur des charges qu’on leur imposait et la faiblesse des droits qui leur étaient accordés. La période de l’entre-deux-guerres constitua donc une étape irréversible dans la mise en relief des contradictions entre les principes démocratiques dont s’enorgueillissaient la plupart des pays colonisateurs et les pratiques sur le terrain.

Un peuplement dynamique

Les recensements furent à peine plus sérieux qu’auparavant, malgré les affirmations des administrateurs locaux, aussi les statistiques restent-elles peu fiables jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Leur utilisation, effectuée avec précautions grâce aux progrès de la démographie historique, permet pourtant d’établir les grandes lignes d’une évolution.

La population augmenta globalement pendant l’entre-deux-guerres, atteignant selon les estimations [C. Coquery-Vidrovitch, 1985] :

1920 : 140 millions en 1920 dont plus de 67 % en Afrique subsaharienne ;

1930 : 145 à 165 millions ;

1940 : 163 à 191 millions ;

1950 : 190 à 222 millions ;

Cependant, les situations différaient entre les pays, entre les régions.

Des données démographiques contrastées

Le calcul des taux moyens d’accroissement annuel que nous avons effectué fait apparaître plusieurs cas de figure :

Comparaison de l’évolution des taux moyens d’accroissement annuel

Image

Sources : nos calculs d’après Cornevin, 1971 ; Agulhon, Nouschi, Schor, 1993.
N.B. N’ont été pris en compte que les pays dont les données permettent d’effectuer une comparaison entre les deux périodes.

Il apparaît donc que certaines populations résistèrent mieux que d’autres aux difficultés structurelles et conjoncturelles, comme nous le verrons par la suite.

Une croissance naturelle soutenue

Les augmentations de population provenaient généralement de la croissance naturelle. La natalité était forte, supérieure en moyenne à 40 ‰ et approchant même du maximum biologique dans quelques territoires comme la Gold Coast avec un taux de 48 en 1921. Cependant, la fécondité était assez faible : entre 75 et 400 enfants pour 100 femmes, et souvent moins de 100, à cause des mariages précoces, de l’allaitement maternel prolongé jusqu’à 2 voire 3 ans, des maladies.

La mortalité avait baissé tout en restant encore élevée (30 à 35 ‰ ?) à cause du développement de certaines maladies pulmonaires et vénériennes ainsi que de l’alcoolisme. En outre, elle s’élevait encore au moment d’épidémies ou de famines. Des actions médicales furent développées, en particulier contre les maladies endémiques comme la variole, la fièvre jaune (dont le vaccin avait été mis au point en 1934), le paludisme, la tripanosomiase (maladie du sommeil). Contre cette dernière, l’évolution décisive fut apportée en Afrique française par le docteur Eugène Jamot (1879-1937). Ce médecin des troupes coloniales commença la lutte contre la maladie du sommeil, qui sévissait en AEF, d’abord en Oubangui-Chari (1917-1919) puis au Cameroun (1926-1928) avant d’être nommé à la tête du service de prophylaxie qui avait été créé en AOF en 1931. Il prônait une politique de prévention à l’aide d’équipes médicales mobiles pratiquant des dépistages et des vaccinations systématiques ainsi que le suivi des malades [A. M. Bourgue, 1987]. Bien que les moyens mis à la disposition des services de santé fussent insuffisants au regard des besoins, les progrès de la médecine entraînèrent une diminution de la mortalité. L’âge moyen de la vie tendit à augmenter tout en restant encore faible : en Gold Coast, par exemple, il passa de 28 ans en 1921 à 39 ans en 1948. Au demeurant, la protection des populations répondait aux politiques métropolitaines visant à « faire du Noir ». À côté de médecins désintéressés, d’autres adoptèrent les desseins officiels, à l’instar du docteur Spire, qui écrivait en 1921, en s’adressant aux Africains : « Le Blanc a besoin d’huile de palme et le palmier ne pousse pas dans son pays trop froid. Il a besoin de coton, de maïs etc. Si tu meurs, qui montera au palmier, qui fera l’huile, qui le portera dans les factoreries ? L’administration a besoin de l’impôt. Si tes enfants ne vivent pas, qui le payera ? Et c’est pourquoi elle dépense de l’argent pour faire venir ses médecins, pour louer des génisses qui doivent donner le vaccin. Comme tu plantes une graine de maïs pour récolter de nombreux épis, le gouvernement dépense un peu pour récolter un impôt d’autant plus important qu’il y aura plus d’habitants. »

Le croît naturel tendit à augmenter, tout en restant encore mesuré, les taux de reproduction s’élevant à 150 ‰ environ. Quelques études plus rigoureuses, effectuées en Afrique du Sud, montrent que le taux des populations noires avait baissé de 154 en 1911 à 149 en 1936. À la même date, celui des habitants d’origine asiatique était de 220. Les Blancs constituaient un cas particulier avec une natalité élevée bien qu’en voie de diminution : 271 en 1921, 233 en 1934, 250 en 1938, leur taux de reproduction baissant au cours de la période : 174 en 1911, 147 en 1921, 122 en 1936, 135 en 1940. Toutefois, la population blanche avait augmenté au total passant de 1,5 million en 1921 à 2 millions en 1936, grâce au croît naturel car l’immigration était strictement limitée.

Des colonisateurs plus présents

La proportion des Européens et assimilés resta faible puisqu’on peut l’évaluer à un maximum de 2,5 % de la population totale de l’Afrique et de Madagascar, pourtant leur nombre augmenta avec des différences selon les territoires. Important dans les zones tempérées, il était relativement peu élevé dans les régions intertropicales où l’on avait toujours affaire à des coloniaux plus qu’à des colons, à l’exception des possessions portugaises et italiennes dans lesquelles arrivaient un nombre croissant de métropolitains sensibles à la politique d’émigration menée par leurs gouvernements respectifs.

Répartition des Européens et assimilés dans les années 1930

 

Population européenne

% population totale

Maghreb (1936) dont
Algérie
Maroc
Tunisie

1 300 000
946 000
236 000
213 000

9,3
13
4
8

AOF, Togo, AEF,
Cameroun, Madagascar (1931)

49 000

0,20

Congo belge (1932-1933)

20 000

0,18

Afrique portugaise (1932-1933)

180 000*

2,3

Afrique italienne (1933)
Afrique britannique (1932-1933)

54 500
42 000

2 ?**
0,10

Union sud-africaine (1936)

2 000 000

21

Sources : nos calculs d’après Institut colonial, 1933 ; Cornevin, 1971 ; Agulhon, Nouschi, Schor, 1993 ;

* y compris 120000 assimilés, soit 0,7 % de colons.

** Il s’agit là d’une estimation que nous avons faite à partir d’éléments disparates et qui ne prétend donner qu’un ordre de grandeur vers 1933.

Les progrès de la médecine et de l’urbanisation incitèrent les coloniaux à s’installer plus volontiers qu’auparavant avec leur famille, ce qui explique partiellement l’augmentation de leur nombre. La plupart des Européens et assimilés se concentraient dans les villes. Ainsi, au Kenya, malgré l’importance de la colonisation agricole, 45 % de la population blanche résidait à Nairobi vers 1931, proportion qui devait atteindre 50 % en 1948 [S. Picon-Loizillon, 1988].

Une nouvelle géographie du peuplement

Régions d’accueil et zones de répulsion

Les changements dans la répartition du peuplement, amorcés dès le début de la période coloniale, s’accentuèrent pendant l’entre-deux-guerres. Plus encore qu’auparavant, les régions littorales devinrent des zones d’attraction recevant des courants migratoires saisonniers ou définitifs. Les voies de communication jouèrent un rôle majeur à la fois pour faciliter les migrations et en tant que facteurs de peuplement. Leur construction, en nécessitant une main-d’œuvre qui touchait des salaires susceptibles d’être dépensés, provoqua également la venue de commerçants ainsi que d’agriculteurs produisant pour l’alimentation locale ou pour l’exportation. Ainsi naquirent ou se développèrent des agglomérations, par exemple le long de la ligne du Bas-Congo-Katanga, construite au Congo belge de 1921 à 1928, et vers laquelle des villages entiers se déplacèrent. De même, les exploitations forestières du Gabon, mises en chantier après 1920, attirèrent des travailleurs qui ne revinrent pas dans leurs villages d’origine et s’installèrent près des lieux de travail. Les capitales des colonies constituèrent également des lieux de concentration à cause de leurs multiples fonctions et des emplois qu’elles offraient.

À l’inverse, d’autres régions se vidèrent de leurs habitants. Au Gabon, par exemple, les populations eurent tendance à fuir la pression fiscale et le travail forcé en faveur de zones moins faciles à contrôler, comme les forêts, ou encore vers la Guinée espagnole. Vers 1930, l’administration coloniale tenta d’enrayer ces mouvements en mettant au point une politique de « regroupement de villages ». Le but était d’assurer un contrôle sur les habitants et d’avoir une main-d’œuvre disponible pour effectuer les travaux de construction et d’entretien des routes. Ces mesures ne réussirent que le long des routes importantes où pouvaient s’effectuer des échanges. Ailleurs, elles échouèrent.

Le développement des migrations temporaires

Le croît démographique aidant, les réserves d’Afrique du Sud surpeuplées fournirent un nombre croissant de travailleurs pour les mines et les plantations des Blancs. Le Native Trust and Land Act de 1936 se borna à augmenter la superficie des réserves qui passèrent à 12,3 % de la surface cultivée, mais en interdisant tout achat de terre par les Noirs en dehors de ces espaces. Cette nouvelle réglementation ségrégationniste ne put donc enrayer les mouvements migratoires. En 1936, la proportion des Africains absents temporairement des réserves était de 14,2 % (soit 447 000 sur une population totale officiellement estimée à 3 410 000) : il s’agissait d’une petite proportion de femmes et de presque tous les hommes valides de 15 à 50 ans [L. Thompson, 1990]. Au demeurant, l’économie en expansion de l’Union sud-africaine avait besoin de main-d’œuvre et recourait également aux voisins pour s’en procurer, en particulier aux colonies portugaises dans lesquelles les migrations du travail s’intensifièrent.

Plusieurs régions enclavées devinrent, plus encore qu’auparavant, des réservoirs de main-d’œuvre pour les entreprises publiques et privées, par exemple les populations Mossi de la Haute-Volta (actuel Burkina Faso) : au tournant des années 1930, cent mille saisonniers se rendaient, bon an mal an, dans les plantations d’arachides du Sénégal et de la Gambie britannique et un nombre plus élevé encore s’engageait dans les cacaoyères de Gold Coast. De même, des travailleurs du Niger se rendaient au Nigeria où ils devenaient temporairement domestiques, manœuvres de factoreries ou employés de commerce. Le mouvement migratoire, un instant ralenti par la crise, reprit rapidement si l’on en croit l’évolution du nombre des navétanes employés par les producteurs d’arachides du Sénégal : 39 000 en 1933, 38 228 en 1934, 59 000 en 1935, 76 000 en 1936.

Le travail salarié se développant, une réglementation fut mise en place en AOF, en 1926, baptisée « charte du travail » : il s’agissait en réalité de divers arrêtés, variables d’une colonie à l’autre, et qui avaient pour but d’éviter les abus : la journée de travail était fixée à dix heures (la journée de huit heures décidée en 1919 n’avait pas été promulguée à cause de la pression des milieux économiques et des administrateurs) ; une ration journalière minimale devait être servie aux travailleurs, des conditions d’hygiène imposées aux employeurs ainsi que des taux minima de salaire. Pourtant, les décisions étaient peu appliquées si l’on en croit le nombre élevé d’infractions constatées en 1937 par une mission conduite par l’inspecteur Tap.

En fait, de nombreux travailleurs continuèrent à être recrutés et traités selon les méthodes du travail forcé. La construction du chemin de fer Congo-Océan fut exemplaire à cet égard et révélé en France par André Gide (Voyage au Congo) et Marc Allégret qui en apporta des preuves filmées, comme par Albert Londres (Terre d’ébène), et un peu plus tard par quelques administrateurs comme Robert Delavignette (Service africain, 1946). La pression des opinions publiques, particulièrement forte en Grande-Bretagne, incita le Bureau international du travail (BIT) à émettre une recommandation interdisant le travail forcé, en 1930, mais elle resta lettre morte pour le Portugal et l’Union sud-africaine [M. Lakroum, 1994]. Quant à la France, elle ne l’adopta que sept ans plus tard, sous le Front populaire, mais la pratique n’en fut effectivement supprimée dans les colonies qu’en 1946.

Une population urbaine croissante

La proportion de la population urbaine tendit à s’accroître bien que le monde rural dominât très largement avec des taux avoisinants en moyenne 80 à 85 % de la population totale, voire plus dans certaines colonies. Les villes se développèrent grâce à leur croît naturel et surtout à l’exode rural. La « sélection » des villes, sensible dès le tournant du siècle, se renforça au profit des capitales et des grandes villes portuaires qui s’accrurent rapidement :

Taux moyen de croissance annuelle de quelques villes d’Afrique

 

1921-1936

1936-1948

Nairobi*

8,92

1,12

Abidjan

8,06

8,80

Brazzaville

7,53**

4,94

Casablanca

7,52

7,43

Dakar

6,96

2,63

Saint-Louis

4,31

3,26

Tananarive

3,80

2,06

Alger

3,26

4,44

Tunis

2,59***

5,39

Sources : nos calculs d’après Cornevin, 1971 ; Agulhon, Nouschi, Schor, 1993 ; S. Picon-Loizillon, 1988. * 1911-1933 et 1933-1948 - ** 1931-1936 - *** 1926-1936

Le degré d’urbanisation était plus élevé dans l’Afrique anglaise que dans le reste du continent. L’Afrique du Sud avait une situation tout à fait exceptionnelle puisque la population citadine était passée de 23,4 % de la population totale en 1911 à 25 % en 1921 et 31,5 % en 1936. Dès 1930, elle possédait 39 villes ayant de 5 000 à 20 000 habitants, 20 villes de 20 000 à 100 000 habitants, ainsi que Le Cap avec 180 000 et Johannesburg avec 290 000 habitants.

Le paysage urbain différait selon les colonies, chaque métropole lui donnant son empreinte particulière. Toutefois, toute agglomération importante possédait un centre administratif et économique, des quartiers résidentiels occupés par des Européens, des quartiers africains et parfois, en bordure, des zones d’habitation précaire (bidonvilles, gourbivilles etc.). La ségrégation raciale n’existait légalement qu’en Afrique du Sud : les Noirs étaient tenus de résider dans des quartiers réservés, les « locations », et ne pouvaient se déplacer dans les autres lieux que munis d’autorisations. Dans le reste de l’Afrique, la différenciation sociale recouvrait en fait une ségrégation raciale.

L’Afrique au rythme de l’économie mondiale

Les fluctuations conjoncturelles
La crise de 1921-1922

Les économies africaines réagirent de plus en plus fortement aux fluctuations de l’économie mondiale, les cours mondiaux se répercutant sur ceux des produits du cru.

Prix à l’exportation de quelques produits d’AOF (1920-1939) (Indice 100 : 1920/1939)

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Sources : statistiques coloniales

L’exemple des prix à l’exportation de quelques produits d’AOF montre que la crise de 1921-1922 frappa les colonies comme les pays industrialisés, avec les mêmes caractéristiques : une dépression courte mais de forte amplitude marquée par une diminution générale des échanges. Dans certains territoires, les difficultés inhérentes à la situation mondiale se greffèrent sur des conditions locales particulièrement éprouvantes. Ainsi, au Kenya, la baisse des cours mondiaux prit le relais d’une crise monétaire qui avait déjà diminué le prix des produits locaux : le café perdit 60 % de sa valeur, le sisal environ 87 %, et le lin, introduit depuis peu, fut abandonné par manque de rentabilité. La part des exportations provenant des Africains, qui était de 70 % en 1913, composées pour moitié de cuirs et peaux, descendit à 20 % en 1920. Les Blancs, touchés dans leurs revenus, réagirent contre la concurrence des agriculteurs noirs et, malgré la reprise qui suivit, ils obtinrent, en 1925, que la culture du café soit interdite dans les réserves. Les effets de la crise prirent une dimension tragique en Algérie où la sécheresse catastrophique de 1920 avait compromis les récoltes céréalières et provoqué la perte d’une partie importante du cheptel, le nombre des ovins descendant de 8 à 5,5 millions de têtes. La famine qui s’ensuivit fit environ 30 000 victimes. Avec la crise, nombre d’Algériens furent réduits à un état de misère extrême. Plusieurs grèves traduisant le malaise social éclatèrent en 1921-1922 de la part des Musulmans, sans que les Européens n’y participent.

Une prospérité relative

La reprise, dès 1922-1923, fut suivie d’une période d’expansion que certains qualifièrent de « boom économique », expression qu’il faut nuancer pour l’Afrique. Le prix des matières premières y connut, en effet, un accroissement substantiel que les commerçants répercutèrent sur les agriculteurs. Certaines cultures particulièrement rentables permirent à leurs producteurs d’élever leur niveau de vie ; il en fut ainsi par exemple pour des planteurs de cacao et de café en Gold Coast, en Côte-d’Ivoire, et dans le Nigeria occidental, ce qui entraîna le développement d’un certain « capitalisme rural ». En 1928, le commerce apparaissait relativement florissant avec une moyenne par habitant de 249 F en AOF, de 230 F en AEF et à Madagascar. En 1929, il s’élevait à environ 235 F en Afrique orientale anglaise (soit 2,60 livres sterling), autour de 202 F au Nigeria (1,12 livre), et plus de 1 400 F en Gold Coast (11,60 livres). Le contexte commercial favorable entraîna une restructuration des entreprises avec une augmentation du nombre de sociétés anonymes et de SARL. Toutefois, il restait peu de bénéfices sur place puisque la majeure partie des revenus tirés de l’exportation était absorbée par le paiement d’importations en provenance des pays industrialisés. En outre, dans les territoires possédant un nombre élevé de colons, les agriculteurs africains ne purent tirer le plein profit de la situation. C’est ainsi qu’au Kenya, nombre d’entre eux étaient contraints de travailler sur les plantations des Européens, alors en plein essor, au détriment de leurs propres productions.

La crise des années 1930

Les mécanismes : de la baisse des cours mondiaux…

La dépression des années 1930 commença par une crise commerciale qui s’étendit rapidement à tous les autres secteurs de la vie africaine. Le retournement de tendance des cours mondiaux des matières premières s’effectua, pour nombre d’entre elles, dès avant la crise de 1929. Ainsi, les arachides du Sénégal enregistrèrent une baisse dès 1928-1929, les huiles et amandes de palme du Dahomey dès 1927-1928, le cacao de Côte-d’Ivoire dès 1927 (cf. graphique précédent). En Afrique du Nord, la crise des prix des principales céréales vivrières commença dès 1927 :

• en Tunisie, par exemple, le prix du blé dur passa de l’indice 100 en 1926 à :

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• au Maroc, il déclina sans remonter de 114 (1927) à 32 (1935) ;

• en Algérie, il descendit jusqu’en 1929, s’accrut légèrement en 1930 et 1931 puis régressa régulièrement jusqu’en 1935 [A. Nouschi, 1976].

Aussi, la dépression des années 1930 fut-elle ressentie très tôt dans nombre de territoires africains, contrairement à une idée admise pendant longtemps. Bien plus, dans quelques régions, par exemple au Kenya, la crise aggrava une situation rendue difficile par une succession de fléaux naturels : sauterelles en 1928, sécheresses exceptionnelles de 1931 à 1934 [O. Guitard, 1966].

Les fluctuations des cours mondiaux influèrent également sur les prix des matières premières d’origine minière, entraînant une diminution radicale de la production ainsi que la fermeture des mines les moins rentables. L’évolution de la valeur du carat de diamant témoigne des difficultés des industries extractives de métaux précieux en Afrique du Sud, avec une dépression particulièrement longue puisque le fond fut atteint en 1935 alors que d’autres productions étaient déjà en pleine reprise. Par rapport à 1926 (indice 100 = 69 shillings/carat) :

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Source : d’après H. Frankel, 1969, p. 73.

… à la crise commerciale…

La faible valeur des produits locaux et/ou la baisse de la production se répercutèrent sur le volume des exportations qui diminua, dès 1930, dans la plupart des colonies. Les agriculteurs s’efforcèrent de compenser la baisse des cours par la fourniture de quantités plus importantes de produits, ce qui accroissait encore l’offre dans une période de surproduction et allait à l’encontre d’une remontée des prix. Ils durent donc restreindre leurs dépenses. La mévente des objets fabriqués se répercuta sur le mouvement général des importations à partir de 1930-1931 ; toutefois certains secteurs furent touchés plus tôt : par exemple, parmi les biens de consommation, qui dépendaient directement des disponibilités monétaires des habitants, les quantités de tissus introduites en AOF diminuèrent dès 1929, les boissons après 1928, le sucre et le riz à partir de 1930.

Les importations de tissu de coton en AOF (1920-1939)

Indice 100 = 1920/1939

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Cette situation traduisait une réduction relativement précoce du niveau de vie des Africains, aussi bien des producteurs agricoles que des travailleurs salariés totalement ou partiellement privés d’emploi. Le secteur commercial fut particulièrement touché et nombre de petites entreprises expatriées furent acculées à la faillite ou préférèrent cesser leurs activités pour ne pas accroître leurs pertes [P. Braibant, 1976].

… et à la crise générale

La restriction des importations entraîna une diminution des recettes douanières qu’elles alimentaient. Les gouvernements locaux furent donc contraints d’augmenter les impôts pour pallier le manque de ressources budgétaires. Dans les colonies françaises, l’impôt de capitation s’éleva à un moment où les producteurs connaissaient déjà une baisse de leur niveau de vie, augmentant encore leurs difficultés. Ils tentèrent de se replier le plus possible sur leurs propres ressources afin d’économiser leurs disponibilités monétaires. Dans quelques régions, comme au Soudan français, des villages entiers délaissèrent l’arachide qu’ils vendaient à des prix dérisoires, au profit des cultures vivrières. De même au Dahomey, des producteurs négligèrent de récolter les palmistes, entraînant la protestation des entreprises de commerce qui voulaient en acheter à bas prix, pour les stocker, en espérant les revendre avec des bénéfices fructueux après la reprise. Les membres de communautés paysannes s’efforcèrent également de trouver des ressources en recourant au travail salarié qui était mal accepté jusqu’alors, mais ils se heurtèrent au chômage qui commençait à sévir dans les villes. Dans les périodes les plus dures, certains vendirent leurs réserves, leurs « trésors » (bijoux, Coran) et même, au Soudan français ou en Guinée, par exemple, l’on vit se développer la mise en gage d’enfants, donc une résurgence de l’esclavage [M. Trentadue, 1976].

La crise des années 1930 mit en relief la fragilité d’économies qui reposaient sur l’exportation de matières premières, souvent réduite à une seule production, dont les débouchés et les prix dépendaient entièrement de l’extérieur. La situation parut tellement alarmante qu’en 1933 la session de l’Institut colonial international, réunie à Lisbonne, prit pour thème « la crise et les colonies ». Les participants firent un bilan souvent alarmiste des situations coloniales et constatèrent que la crise avait « atteint d’une manière plus sensible les colonies que les pays de vieille civilisation », mais que les « indigènes » avaient moins souffert que les habitants des pays industrialisés car ils n’avaient pas subi le chômage ni la misère dans les mêmes proportions grâce au maintien d’un secteur d’économie de subsistance (Compte rendu de la XXe session, 1933, p. 169-172). Toutefois, ils proposèrent peu de solutions neuves au regard des mesures prises par les différentes métropoles. Ces dernières s’efforçaient en premier lieu d’inciter les populations à diversifier leurs productions : au Sénégal et au Soudan français, par exemple, les administrateurs prônèrent le développement des plantes vivrières sans toutefois abandonner les cultures d’exportation, mais les résultats furent peu probants et après la reprise, on en revint à la situation antérieure de monoexportation de l’arachide. En Guinée, on intensifia la production de bananes qui passa de plus de 6 000 tonnes en 1929 à 21 700 tonnes en 1933, et s’accrut spectaculairement jusqu’en 1938 (53 000 tonnes), mais il s’agissait pour les quatre cinquièmes de plantations européennes. Au Kenya, le thé devint la deuxième production en 1938. Pourtant, l’extension de nouvelles cultures fut relativement rare. Une autre solution gouvernementale consista à accorder des prêts ou des subventions, mais ce furent souvent les entreprises les plus viables qui en bénéficièrent et, de surcroît, ces initiatives eurent pour effet d’aggraver les charges publiques. Des mesures furent prises pour développer le crédit au profit des agriculteurs : ainsi, en Afrique française, on renforça l’action des Sociétés indigènes de prévoyance (SIP) auxquelles les producteurs étaient contraints d’adhérer, ce qui alourdissait souvent leurs charges sans contrepartie réelle, et on introduisit des institutions de crédit agricole et de prêts fonciers, surtout au Maghreb. Au Kenya, une banque foncière créée en 1931 permit essentiellement aux colons d’attendre la reprise. Une politique de déflation fut également tentée par tous les gouvernements coloniaux : ainsi, en Algérie, l’administration des chemins de fer de l’État procéda au licenciement des ouvriers temporaires, ce qui accrut le chômage urbain ; dans le même temps, une compression budgétaire en 1933 eut pour effet de réduire les travaux d’équipement, en particulier l’entretien des routes. À l’inverse, de grands travaux « d’intérêt général » furent entrepris à l’aide d’emprunts : par exemple, un nouvel emprunt en Algérie, autorisé en 1932, devait servir à des travaux neufs ainsi qu’à la restauration de régions dévastées par des inondations ; un emprunt lancé en France en 1931 avait pour objet de financer de grands travaux en AOF, en particulier ceux de l’Office du Niger.

Une économie largement extravertie

Le développement de l’équipement effectué pour répondre aux besoins extérieurs renforça les caractères de dépendance de l’économie africaine. Le continent restait un producteur de matières premières et un marché pour les produits manufacturés des pays industrialisés. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’Afrique tenait une place importante dans l’économie mondiale pour la production de matières premières dont la carte 6 permet de localiser les plus importantes :

Place de l’Afrique dans la production de matières premières en 1939

• produits miniers
Diamants
Or
Chrome
Manganèse
Cuivre
Étain

98 % de la production mondiale
60 %
53 %
47 %
9,5 %
5,5 %

• produits végétaux
Coprah
Clou de girofle
Huile de palme
Cacao

97 %
90 %
70 %
65 %

• produits animaux
Laine

15,5 %

(N.B. : pourcentages ne tenant pas compte de la production de l’URSS)

Les travaux que Herbert S. Frankel a consacrés en 1938 aux investissements étrangers en Afrique de 1870 à 1936 restent jusqu’à présent la base des connaissances en la matière sur l’Afrique subsaharienne. D’une manière générale, l’entre-deux-guerres constitua une période de développement des investissements, ce dont témoigne la part croissante des capitaux destinés à l’Afrique par rapport au total des capitaux exportés par Londres vers l’outre-mer :

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Source : H. Frankel, 1969, p.151-153.

L’Union sud-africaine et l’Afrique britannique avaient une place privilégiée dans le drainage des capitaux étrangers, publics ou privés (cf. diagramme suivant).

La plupart des territoires s’équipèrent par l’intermédiaire d’emprunts dont les budgets locaux, donc les populations, devaient rembourser les intérêts et le capital. Ainsi, sous la pression des industriels du Lancashire, un emprunt correspondant à 100 millions de francs fut investi au Soudan anglo-égyptien dans la construction du chemin de fer de Kassala et l’exécution de travaux d’irrigation pour la culture du coton. Dans les territoires français, les gouverneurs généraux furent autorisés en 1929 à contracter un grand emprunt garanti par l’État de 3,6 milliards de francs dont deux pour l’AOF et 700 millions pour Madagascar. Au Maroc, les emprunts garantis par l’État constitueraient plus de 27 % de la totalité des capitaux étrangers (712 milliards de francs) investis de 1912 à 1939 [J. Marseille, 1984].

Répartition des capitaux étrangers (1870-1936)

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Source : d’après H. Frankel, 1938.

Les investissements étaient surtout consacrés aux secteurs d’activité répondant à la demande extérieure en particulier dans le domaine des transports et de l’équipement portuaire. Ainsi, en Afrique britannique, on poursuivit les travaux commencés pendant la guerre en Gold Coast et au Nigeria où l’extension du chemin de fer fut poursuivie en direction du Bornou où l’on espérait développer les cultures cotonnières. Au Maroc, l’effort d’équipement porta sur l’aménagement du port de Casablanca ainsi que sur l’extension des réseaux routier et ferroviaire. Dans les colonies portugaises où la métropole ne disposait pas de moyens suffisants pour assurer seule la mise en valeur des territoires, l’infrastructure fut surtout l’œuvre de sociétés à participation étrangère : belge dans le Nord de l’Angola, anglaise dans le Sud. Au Mozambique, les investissements anglais et sud-africains dominaient : la compagnie anglaise du Trans-Zambèze fut créée en 1921, dans le but de construire le chemin de fer de Beira au Zambèze tandis que le Nord du pays restait sous la coupe de la Compagnie générale du Mozambique, la dernière des grandes compagnies existant à la fin des années 1930.

Malgré un effort général d’équipement, une forte disparité existait donc entre les territoires, en fonction des perspectives qu’ils offraient en matière de rémunération du capital investi. Ainsi, le Maghreb aurait absorbé près de 60 % du total des investissements réalisés dans l’empire français (10 à 15 milliards de francs-or, [J. Marseille, 1984]) à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Le resserrement des emprises métropolitaines

Le « repli » sur l’empire

Dans le contexte de guerre économique que se livrèrent les pays industrialisés pour sortir de la crise, les métropoles se replièrent sur leur domaine colonial à l’abri de barrières douanières. La Grande-Bretagne elle-même abandonna ses principes libre-échangistes au profit de la préférence impériale, à la conférence d’Ottawa, en 1932. En France, la Conférence économique impériale (décembre 1934-avril 1935) vit le triomphe de la stratégie « autarcique » [J. Marseille, 1984]. L’idée que l’empire devait suffire entièrement aux besoins de la France, déjà exposée par Albert Sarraut dès le lendemain de guerre (1921/1923), aboutit à mettre fin à la liberté des échanges extérieurs. On introduisit des modifications dans le régime douanier de la Tunisie au profit de la métropole et, en octobre 1936, on dénonça la Convention du Niger de 1898 qui avait établi une zone conventionnée en AOF. Désormais, un système de primes, de contingentements et de droits différentiels avantagea les produits français, la seule exception demeurant le Maroc et les territoires sous mandat, à cause des accords internationaux. De même, la volonté de protéger les industries nationales renforça l’opposition à toute tentative d’industrialiser les colonies françaises. Les mesures s’avérèrent efficaces si l’on compare les quantités de tissus et articles de coton exportées de France vers les territoires français d’Afrique en 1937 à celles de 1913 (indice 100) :

Tunisie

360,7

Algérie

118,7

Maroc

81,4

AOF

99,4

Madagascar

97,3

Le mouvement général du commerce évolua au profit de la France :

Part de la France dans le commerce extérieur de l’afrique noire

 

1932 %

1938 %

• Exportations :
AOF
Togo
AEF
Cameroun

66
54,2
59
39,6

82
67,5
72
56,4

• Importations :
AOF
Togo
AEF
Cameroun

44,5
18,4
52,5
34,4

69
20
37*
30

Source : J. Suret-Canale, 1964, p. 368
* La baisse du pourcentage est due à la fin des travaux du chemin de fer Congo-Océan.

En fait, vers 1939, les territoires africains couvraient l’essentiel des besoins métropolitains dans le domaine des oléagineux (arachides, huile de palme) et des produits exotiques (cacao, bananes, manioc) ; ils répondaient très partiellement à la demande pour le blé, le café, les bois etc. que la France devait acheter hors de son empire. À l’inverse, certains produits coloniaux surabondants, comme les phosphates ou le fer, devaient trouver des débouchés ailleurs.

Pour sa part, le Portugal n’avait pas attendu la crise pour imposer un tarif discriminatoire au profit des marchandises métropolitaines, mais le marché était loin d’être protégé pour les industriels métropolitains qui n’étaient pas concurrentiels dans toutes les branches. L’un des objectifs principaux du « Nouvel État » était de créer une intégration économique du monde lusophone. Il reprit dans ce but la pratique des « zones d’influence » décidée par un décret de 1926, et qui prenait pour modèle les pratiques belge et allemande antérieures : il s’agissait de partager les colonies en secteurs attribués à des concessionnaires qui auraient un monopole d’achat sur des produits locaux et de vente sur certaines marchandises fabriquées. Il s’agissait initialement du coton, mais le droit fut étendu par la suite aux céréales. À l’intérieur de ces « zones d’influence », les Africains devaient être « encouragés » à développer leurs cultures pour s’acquitter de leur obligation de travail. L’expérience débuta mal d’autant que le marché du coton s’effondrait à cause de la crise. Cependant, un prix minimum du coton garanti aux exportateurs, à partir de 1932, permit au système de se développer avec une production soutenue du coton pendant une décennie. Plusieurs sociétés installées de longue date abandonnèrent leurs concessions foncières pour se reconvertir dans ce commerce protégé. En 1939, la Junta da Exportaçao de Algodao fut créée afin d’organiser l’expansion de la culture du coton et de vulgariser les informations pour une meilleure qualité [M. Newitt, 1981].

Dans chaque colonie, de nouvelles régions furent donc intégrées dans l’exploitation économique. Une fiscalité accrue força les producteurs à se procurer des ressources monétaires et par là même à répondre à la demande extérieure. La politique de « repli » eut pour résultat de renforcer l’extraversion économique des colonies au profit de la métropole, sans diversifier leurs secteurs d’activité.

La persistance de statuts juridiques inégalitaires

Le clivage fondamental caractérisant les régimes coloniaux était loin de s’atténuer : la majorité des Africains restait privée de toute participation à la vie politique en face d’une minorité dotée de la citoyenneté et des droits qui en découlaient. Dans le cas français, par exemple, l’un des plus libéraux en la matière, la naturalisation, qui pouvait être obtenue à titre individuel, exigeait l’abandon de tout statut personnel, ce qu’impliquait la loi du 4 février 1919 pour l’Algérie. En Afrique noire, alors que le décret de 1912 mettait cinq conditions pour devenir Français, la législation de 1932 complétée en 1937 et 1938 en exigeait onze dont la suivante : « N’avoir manifesté aucune hostilité contre la France par actes, écrits ou paroles. » [Cité par C. Cotte, 1992.] Bien que des conditions spéciales aient été prévues pour les anciens combattants, le nombre de demandes de naturalisation resta faible. À l’exception des Français de souche ou naturalisés, seuls les habitants des Quatre Communes jouissaient de la citoyenneté pleine et entière et participaient aux affaires publiques en élisant un député et quatre maires, ce qui donnait lieu à une campagne politique au moment des élections. Le total des électeurs en AOF se montait à environ dix mille pour une population totale de près de 14 millions.

Les habitants du continent, dans leur grande majorité, continuèrent donc à vivre dans la dépendance, avec des situations diversifiées dont l’évolution contribua à creuser de profondes disparités entre les communautés et les individus.

L’obsession inégalitaire des Blancs

Le triomphe des ségrégationnistes en Afrique du Sud

La période de l’entre-deux-guerres fut marquée par un renforcement de la ségrégation, en particulier entre 1924 et 1933 sous le gouvernement des nationalistes dirigés par Hertzog, puis à partir de 1934 sous celui du Parti Uni (United Party) de Hertzog-Smuts qui vit aboutir des projets déposés antérieurement. La ségrégation toucha tous les domaines : le travail dominé par la « barrière de couleur » avec le Colour Bar Act de 1926 (qui amendait celle de 1911 et étendait à toute l’industrie le monopole blanc, jusqu’alors limité aux mines alors même que le Native Labour Regulation Act considérait toute rupture de contrat de la part d’un Noir comme un délit criminel) ; la propriété foncière et l’agriculture sous l’égide des Natives’ Land and Trust Acts (1936) évoqués plus haut ; la vie politique (puisque le Representation of Natives’ Act réduisit la proportion des votants noirs dans la province du Cap de 20 à 10 %, en même temps qu’était institué un collège séparé destiné à élire un représentant blanc à l’Assemblée législative pour chacune des trois circonscriptions. En revanche, le Native Representative Council, qui regroupait, à côté de 10 membres nommés, 12 élus par le corps restreint des électeurs sénatoriaux, n’avait qu’un rôle consultatif.

Dans le même temps, la législation favorisa la population blanche et en particulier les Afrikaners : une Land Bank offrit des crédits aux fermiers qui bénéficièrent de surcroît des mesures de contrôle du marché et de prix garantis pour la production agricole au moment de la crise ; les travailleurs d’industrie furent protégés de la compétition des Noirs ; une loi de 1930 donna le droit de vote aux femmes blanches et la législation de 1931 étendit le suffrage universel à tous les Blancs. Enfin, le bilinguisme au profit de l’anglais et de l’afrikaans (qui remplaça officiellement le hollandais en 1925) ouvrit le fonctionnariat aux Afrikaners en même temps qu’il favorisa la floraison d’œuvres dans cette langue. La Bible fut traduite en 1925.

Le resserrement des liens au sein du Commonwealth lors de la Conférence impériale de 1926, puis avec le Statut de Westminster (1931) aboutit au Statut de l’Acte d’union en 1934, mais il provoqua la montée de mouvements nationalistes extrémistes comme le Purified National Party du docteur Malan. Celui-ci, ne se contentait pas de l’égalité avec les Britanniques mais voulait les forcer « à s’identifier à la patrie sud-africaine » [O. Guitard, 1966]. Les thèses racistes et antisémites qu’il défendait attirèrent une certaine sympathie à l’égard du nazisme au moment de la guerre et trouvèrent un écho profond parmi les Afrikaners qui le portèrent au pouvoir en 1948.

Les pratiques discriminatoires des colons d’Afrique orientale britannique

Dans les territoires britanniques de l’Afrique orientale, la participation politique se posait à la fois sur le plan des rapports avec la métropole et sur celui des relations entre les communautés. Les colons ne purent obtenir des gouvernements représentatifs, c’est-à-dire l’autonomie interne. Le projet d’une union de tous les territoires de l’Est africain suscita l’opposition déterminée des colons, particulièrement de ceux du Kenya qui craignaient que leur proportion déjà faible ne diminuât encore devant le nombre élevé de la population noire.

Les colons étaient, en effet, minoritaires : par exemple, en 1923, au Kenya, ils s’élevaient à 10 000 environ, contre 25 000 Indiens et plus de 2 500 000 Africains ; en Ouganda, ils étaient 2 000 contre 5 000 Indiens (14 000 en 1931) et plus de 3 100 000 Africains. Au Kenya, la loi électorale, qui donnait le suffrage aux Européens, hommes et femmes, fut appliquée pour la première fois en 1920 : le Conseil législatif eut 11 Européens élus et un seul Indien nommé. La communauté indienne protesta et entama des négociations avec le Colonial Office et l’Indian Office, mais elle refusait la représentation par communauté, si bien qu’elle boycotta les élections de 1927. Dès lors, il fut décidé que le Conseil législatif serait composé de 30 fonctionnaires et de 18 membres élus dont un seul Indien. Il fallut attendre 1934 pour que les Indiens, devant l’échec de leur politique de non-coopération, acceptent de participer à ce Conseil. En Ouganda, où le Conseil législatif avait 7 membres dont trois élus, les Indiens durent se contenter d’un représentant jusqu’en 1933, date à laquelle ils en obtinrent un second, à parité avec les Européens. Au Tanganyika, le Conseil législatif fut créé en 1924, avec une représentation indienne alors qu’en 1929, sir Donald Cameron refusa d’y admettre des Allemands.

Quant à la représentation des Africains, bien qu’appuyée par certains milieux métropolitains, elle n’aboutit au Kenya qu’à la nomination de deux membres, au lieu d’un, chargés de défendre leurs intérêts au Conseil législatif, en 1934. En revanche, il n’y eut aucun représentant au Conseil législatif de l’Ouganda, ni à celui du Tanganyika où les « affaires indigènes » furent confiées à des fonctionnaires. La volonté de créer ou de rendre une vitalité aux institutions indigènes se traduisit, dans les réserves du Kenya, par l’institution en 1924 de conseils composés de fonctionnaires locaux et de notables nommés, avec la tâche d’administrer, de collecter les impôts et de veiller au fonctionnement de certains services. Au Tanganyika, Cameron poursuivit une tâche analogue en tentant, par une ordonnance de 1926, de restaurer les autorités indigènes, sans y parvenir vraiment.

Le maintien de la primauté des Européens en Afrique du Nord

La fin de la guerre apporta, nous l’avons dit, des déceptions à ceux qui avaient espéré que les Musulmans participeraient plus activement aux affaires publiques. Toutefois, les lois et décrets de 1919 augmentèrent le nombre des électeurs musulmans qui s’éleva à 421 000 (sur une population de 5,8 millions) pour les élections municipales. En réalité, l’audience des électeurs et de leurs représentants était minime. Les Délégations financières de l’Algérie, comme les autres institutions analogues, à savoir les Délégations financières et économiques de Madagascar, le Grand Conseil de Tunisie, avaient, en effet, des attributions financières purement consultatives. En outre, chacune de ces assemblées avait une section française et une section « indigène » qui délibéraient souvent séparément, la seconde ayant un rôle mineur.

Le débat sur la place des colonies prit une certaine ampleur au moment du Front populaire, pourtant, aucune réforme politique ne fut appliquée : le projet Blum-Viollette, pourtant très mesuré, car il tendait à donner le droit de vote à 22 000 Algériens sans abandon de leur statut personnel, avorta à cause de l’opposition des Français d’Algérie qui avaient pourtant plus de 200 000 électeurs. Le régime antérieur se maintint donc, sans modification réelle, malgré les réactions des intellectuels de culture française qui revendiquaient l’égalité des droits, comme nous le verrons par la suite.

Des réformes limitées pour une participation consultative

Dans les territoires où la métropole n’envoyait que des coloniaux, on admit plus aisément l’idée d’une représentation africaine mais sans pouvoir décisionnaire. Cette participation « de façade » eut toutefois des conséquences sur le développement de la vie politique en suscitant des regroupements et des débats d’idées, même s’ils n’étaient limités qu’à une frange étroite de la population.

Les progrès d’une participation africaine dans l’Ouest africain britannique Les autorités britanniques instituèrent une représentation, élue à la place des membres nommés, dans les corps municipaux, puis dans les conseils législatifs de l’Ouest africain, ce que réclamait le National Congress of British West Africa (NCBWA), réuni à Accra en 1920. La législation prit effet au Nigeria en 1923, au Sierra Leone en 1924, en Gold Coast en 1925 et en Gambie en 1946. Les collèges électoraux étaient restreints, ce qui entraîna la revendication d’une représentation populaire et du suffrage universel qui n’aboutit pas. En outre, les autorités favorisèrent la montée de nouvelles notabilités, afin de marginaliser les anciens groupes sociaux influents comme ce fut le cas des créoles ou Krio au Sierra Leone [O. Goerg, 1993].

Toutefois, les « élites » purent faire entendre leurs voix par l’intermédiaire de leurs représentants et dans des commentaires de presse [M. Crowder, 1968]. C’est ainsi que sir Gordon Guggisberg, gouverneur de Gold Coast (1919-1927), bien que partisan de l’indirect rule, se concilia les citadins en leur promettant le développement de l’infrastructure urbaine, la création d’une école secondaire, Achimota college, et surtout une meilleure accession aux fonctions publiques, promesse qui ne fut d’ailleurs pas tenue. En fait, le régime britannique favorisa peu la promotion de fonctionnaires africains. Le régime français semble avoir été plus libéral à cette époque, en particulier en ce qui concerne les cadres inférieurs et surtout les instituteurs.

Des modifications mineures en Afrique française

La création en 1919-1920, dans chaque circonscription d’Afrique noire, de « Conseils de notables indigènes » à compétence consultative, dont les membres étaient nommés et qui étaient présidés par l’administrateur responsable, ne modifia pas les rapports de soumission antérieurs. La proportion des électeurs fut encore plus faible en Afrique noire qu’au Maghreb, où un décret de 1925 institua des collèges électoraux « indigènes », qui élisaient des membres africains dans les conseils d’administration des colonies, ainsi qu’au Conseil de gouvernement au niveau fédéral, mais leur rôle était uniquement consultatif. Les périodes électorales suscitèrent un semblant de vie politique étroitement limitée à l’infime minorité d’électeurs dans chaque colonie. Le régime de l’indigénat continua à régir la majorité des populations d’Afrique noire française, cependant la rédaction de « coutumiers », regroupant les dispositions juridiques « traditionnelles » fut entreprise dans chaque territoire dans les années 1930. La scolarisation, qui aurait pu être le ferment d’une véritable assimilation, s’accrut faiblement, même si le nombre d’écoles et les effectifs augmentaient : les taux variaient entre 5 % en Afrique noire et 10 à 12 % dans le Maghreb. Les libertés dites essentielles n’existaient pas. Seul le gouvernement du Front populaire prit quelques mesures en faveur des Africains : autorisation de créer des syndicats en Afrique noire, ratification de la recommandation du BIT contre le travail forcé, mais cette dernière ne fut pas vraiment appliquée en Afrique noire où l’on manquait de main-d’œuvre.

Quant à la mentalité européenne, elle n’évolua guère à l’égard des Africains, ce qu’illustrent les consignes données à ses instructeurs par la direction du STIN (Service d’aménagement du Niger) qui prévoyait l’installation de « colons » africains :

« Combien de siècles passeront encore avant que le nègre puisse se passer de la tutelle du frère blanc ?

« Dans chaque village, au moins au début, il y aura un blanc qui, quel que soit son titre, sera un “instructeur paysan” et en même temps un “chef” pour ne pas dire un maître. Le noir cultivera suivant ses directives et ses conseils, s’il le faut suivant ses ordres. Liberté pour le paysan noir, oui, mais liberté dans le travail, dans la discipline, dans une méthode imposée.

« Relever une race arriérée, lui faire mettre en valeur, suivant des procédés modernes, un millier d’hectares, cadastrer, répartir et faire payer l’eau fertilisante, tout ça ne se fera pas uniquement par du “jus de cœur”. Il y faudra aussi un tantinet de “poigne”.

« Instruire, diriger, surveiller et commander sans arrêt, voilà la formule qu’auront à appliquer les instructeurs blancs. » [Conférence du STIN, décembre 1932, cité par F. Simonis, 1993 b.]

De telles conceptions rejoignaient celles de la majorité des métropolitains dont la fierté impériale s’était exprimée à propos de l’Exposition coloniale de 1931, sans pour autant modifier leur vision de supériorité à l’égard des peuples « exotiques ».

L’assujettissement normalisé

Une assimilation portugaise contraignante

La politique coloniale de Salazar fut définie en 1930 par l’Acte colonial qui établissait les relations entre la métropole et ses colonies ainsi que leurs compétences respectives en matière d’administration. Dans chaque colonie, le gouverneur était assisté d’une junte consultative dans laquelle les Européens seuls étaient représentés. Sur le plan local, était mis en place un type d’administration indirecte par l’intermédiaire de chefs autochtones.

Le principe de l’assimilation, qui avait prévalu dans les territoires colonisés depuis le xvie siècle, restait inscrit dans la nouvelle législation. On y prescrivait à chaque gouverneur de veiller, entre autres, « à l’intégration des indigènes dans la vie de la Colonie » en essayant « par une lente transformation d’amener leur adaptation à la civilisation portugaise ». Il lui fallait donc assurer la diffusion de la langue portugaise, obliger les grands chefs locaux ou « régents » à « inciter les indigènes à apprendre le portugais et [à] envoyer leurs enfants à l’école ». L’Acte mentionnait également quelques garanties à l’égard des indigènes, en particulier un « juste salaire », selon la conception catholique conforme aux doctrines thomistes du gouvernement [H. Deschamps, 1947].

Dans les faits, l’application de cette politique assimilatrice dépendit de l’action des gouverneurs et des administrateurs qui jouissaient d’une certaine autonomie. La place accordée à l’enseignement, assuré principalement par les missions catholiques, fut très faible : ainsi, en Angola, elle représentait à peine 2 % des dépenses budgétaires totales. En outre, l’apparition du racisme se traduisit par une tendance à interdire les mariages mixtes, ce qui représentait un fait nouveau dans la mentalité portugaise.

Ainsi, malgré les discours sur la rénovation de l’empire, les conceptions coloniales antérieures restèrent en vigueur. Bien plus, la politique du gouvernement de Salazar, qui tentait de surmonter la crise en suscitant l’émigration et l’implantation de colons en Afrique, renforça l’assujettissement des Africains et le développement du racisme.

Un encadrement belge paternaliste

La loi coloniale du 18 octobre 1908 ou Charte coloniale fut complétée progressivement pendant l’entre-deux-guerres. Le système de gouvernement direct centralisé fut renforcé dans les relations entre la métropole et le Congo belge. Une réorganisation fut opérée par l’arrêté royal du 19 juin 1933 [Institut colonial, 1936]. La colonie, ayant pour capitale Léopoldville, était placée sous l’autorité du gouverneur général. Elle était divisée en six provinces subdivisées en 15 districts au total (sans compter Léopoldville), eux-mêmes répartis en 104 territoires. Ces différentes circonscriptions étaient dirigées par des fonctionnaires hiérarchisés : commissaires de province, de district, administrateurs territoriaux. Le développement des communications entre la capitale et les circonscriptions provinciales avait renforcé la primauté du gouverneur général en ne laissant plus aux commissaires de province le droit législatif exceptionnel pour une durée de six mois, dont disposaient leurs prédécesseurs, les vice-gouverneurs généraux. Le gouverneur général et les services centraux exerçaient leur action par l’intermédiaire de toute une hiérarchie de fonctionnaires et d’employés civils et militaires.

Le régime communal, introduit en 1921, était appliqué aux agglomérations érigées en districts urbains par décision du gouverneur général. Les institutions étaient réduites : un commissaire de district urbain présidait un comité urbain composé de 3 à 8 membres de nationalité belge, nommés pour deux ans par le chef de province qui devait donner son avis dans certains cas déterminés.

Les contacts directs avec la population étaient exercés par les administrateurs territoriaux, secondés chacun par un administrateur territorial assistant et par des agents territoriaux en nombre variable. Au bas de l’échelle administrative existaient des autorités spécifiques ayant une compétence et une action limitée aux autochtones. Ces derniers étaient répartis en trois classes : les « indigènes » appartenant aux « collectivités traditionnelles » (première classe), les « indigènes » relevant de centres constitués artificiellement (deuxième classe), les « indigènes » ne faisant partie d’aucune communauté soit coutumière soit extracoutumière (troisième classe), par exemple ceux qui vivaient dans des établissements de l’État ou qui étaient au service de propriétaires blancs. Ces derniers étaient sous l’autorité directe des administrateurs belges. En revanche, les autres avaient leurs propres chefs qui étaient placés sous la direction et le contrôle de l’administration coloniale.

Le statut des ressortissants de la première classe, les plus nombreux, fut déterminé par le décret du 5 décembre 1933 : les habitants étaient recensés dans leurs centres coutumiers qu’ils ne pouvaient quitter pendant plus de trente jours sans avoir un passeport de mutation délivré par une autorité belge. Il existait deux types de circonscriptions. Le premier, appelé « chefferie », était un groupement « traditionnel pur », constitué sur la base de la coutume dont s’inspirait le commissaire de district pour en fixer les limites territoriales et éventuellement les subdivisions. Le second, nommé « secteur », se composait de différents groupes qui conservaient leur organisation coutumière mais qui avaient été réunis par les commissaires de province à cause de leur faiblesse numérique. Chacune de ces circonscriptions avait la personnalité civile, un budget, et la possibilité, sous le contrôle de l’administration européenne, d’établir des péages, de lever certaines taxes et de contracter des emprunts. Dans les chefferies, l’autorité responsable désignée par la coutume orale était investie dans ses fonctions par le commissaire de district si le postulant lui agréait ; sinon, il nommait le personnage de son choix. Dans les secteurs, qui étaient des créations sanctionnées par la loi écrite, avaient été établies d’office les diverses autorités devant se superposer aux groupements coutumiers qui les composaient : à la tête d’un secteur, le commissaire de province nommait un chef de secteur qu’il choisissait parmi les membres du conseil de secteur eux-mêmes nommés par le commissaire de district dans chacun des groupements appartenant à ce secteur. En étaient membres de droit les chefs de ces communautés ainsi que les juges indigènes du tribunal de secteur. Les « chefs », qu’ils aient été investis ou nommés, formaient le lien entre l’administration coloniale et la population à laquelle ils transmettaient les décisions gouvernementales. Ils assistaient les fonctionnaires belges pour les recensements, pour la perception des impôts, pour la levée des contingents de milice ou de travailleurs. Ils devaient veiller au maintien de l’ordre et de la sécurité, exécuter les jugements, lutter contre les maladies et les épizooties. Ils avaient en outre un rôle de tribunal de simple police. Le décret du 15 avril 1926 avait d’ailleurs défini les conditions dans lesquelles les chefs étaient appelés à s’acquitter de leur charge traditionnelle de rendre la justice. En cas d’opposition entre la coutume et la loi, l’administrateur territorial tranchait par voie de conseil ou de veto.

Les centres « indigènes extracoutumiers » relevaient de la deuxième classe. Il s’agissait de collectivités nouvelles, généralement implantées à côté des localités peuplées d’Européens, et formées le plus souvent de Congolais d’origines diverses, munis d’un passeport de mutation, et ne pouvant plus en partir sans un nouveau passeport. Le décret du 23 novembre 1931, créant de tels centres, les avait placés sous la tutelle du gouverneur général qui déléguait ses pouvoirs aux chefs de province. Ce dernier déterminait leur emplacement et leur délimitation. Les centres avaient la personnalité civile. Ils étaient placés sous la responsabilité d’un chef de centre, assisté d’un conseil, qui avait les mêmes prérogatives que celui d’une chefferie ou d’un secteur. Il siégeait au tribunal indigène du centre dont la juridiction avait été organisée, elle aussi, par le décret du 15 avril 1926.

Ainsi, l’encadrement et le contrôle de la population se renforcèrent au sein d’un système qui se voulait paternaliste et dont il faudrait définir les limites, car s’il est vrai que la Belgique avait placé les Congolais sous tutelle, à l’instar d’enfants, elle n’avait pas été au bout de sa logique et ne les avait pas préparés à devenir des « adultes ».

Les Africains devant l’ordre établi

L’historiographie récente oppose couramment la situation de l’Afrique du Nord où existaient des mouvements nationaux « adultes » à la veille de la Seconde Guerre mondiale à celle l’Afrique noire où ne s’exprimait aucune conscience nationale si ce n’est à Madagascar et, à la rigueur, dans les colonies anglaises de l’Ouest africain. L’idée n’est pas neuve et s’appuie sur le fait que des partis politiques s’étaient organisés au Maghreb et à Madagascar sur des bases nationales, voire nationalistes, ce qui n’existait pas en Afrique subsaharienne. Pourtant, la réalité était plus complexe qu’il n’y paraît. En plaçant les critères de différenciation au niveau d’un territoire, on adopte des vues (pour ne pas dire une idéologie) qui tendent à hiérarchiser les aspirations et mettent au sommet le sentiment national, parfois assimilé à la « modernité ». Dès lors, on est conduit à mésestimer, voire à dévaloriser tout autre type de revendication identitaire. Or les populations d’Afrique noire s’exprimèrent souvent dans d’autres cadres que ceux délimités par la colonisation. La période de l’entre-deux-guerres fut marquée par une floraison de mouvements revendicatifs, autorisés, tolérés ou clandestins selon les cas, qui mirent tous en cause les fondements de la dépendance. C’est pourquoi il est délicat de dresser une typologie des réactions à partir des motivations, des modes d’expression ou encore des formes de regroupement car ces critères se combinaient la plupart du temps.

Le recours au religieux

Le christianisme et l’islam gagnèrent du terrain pour des raisons parfois opposées. En schématisant, on pourrait dire que le premier offrait une voie de promotion sociale dans le cadre des régimes coloniaux, alors que le second constituait un refuge face à la domination étrangère. Toutefois, le recours au religieux ne se limita pas aux religions dites révélées : il suscita la création de formes nouvelles et aboutit parfois à des syncrétismes. Au demeurant, les manifestations contestataires de différente nature furent souvent imprégnées de sentiments religieux, comme ce fut le cas du soulèvement baya.

Un prophète pour le pays Gbaya (cf. carte 9)

La révolte paysanne des Baya, dont le territoire était situé en AEF aux confins du Moyen-Congo et de l’Oubangui-Chari, eut, entre autres causes, la ponction croissante de travailleurs. Dans les premiers temps de la colonisation, la main-d’œuvre, recrutée dans le cadre du travail forcé, avait été utilisée pour récolter du caoutchouc ; par la suite, dans les années 1920, on l’envoya construire le chemin de fer du Congo-Océan qui, nous l’avons vu, avait causé une mortalité élevée. Dès 1924, un prophète local nommé Karnou, prêcha une doctrine anticoloniale fondée sur la non-violence et la résistance passive aux demandes de l’administration. Les autorités coloniales ne prirent conscience de l’ampleur du mouvement que trois ans plus tard, alors que Karnou avait réuni de nombreux partisans, environ 350 000 habitants dont 60 000 guerriers. Ils étaient convaincus de l’invulnérabilité que leur procurait le bâton de commandement (un manche de houe coudé) du prophète. En s’appuyant sur des valeurs ancestrales, celui-ci avait réussi à réaliser l’union des villages dans une zone caractérisée par son émiettement politique. L’insurrection se poursuivit après la mort de Karnou, en décembre 1928 [R. Nzabakomada-Yakoma, 1986]. La « guerre du Kongo-Wara » dura jusqu’en 1931 où s’abattit une répression particulièrement meurtrière dont les échos parvinrent en France, mettant en relief la fragilité de l’ordre colonial.

Le messianisme

La forme de contestation religieuse la plus fréquente fut le messianisme que l’on vit se développer aussi bien dans les pays musulmans que dans les régions christianisées. La venue d’un « messie » annoncée pour mettre fin à la situation inférieure des populations s’exprimait par des caractères spécifiques à chaque communauté et aboutissait à des attitudes différenciées allant de la résistance parfois violente à l’acceptation de la volonté divine qui finirait par faire régner la justice. Ainsi, au Kenya, la période de l’entre-deux-guerres fut marquée par le développement de nombreuses sectes, comme l’Église du Peuple de Dieu, où le messianisme biblique s’unissait aux croyances ancestrales et intégrait des rites magiques. Certaines suscitèrent un fanatisme antiblanc.

Pourtant, même lorsque l’idéologie n’était ni violente ni dirigée contre les Européens, elle suscita une répression de la part des autorités en place qui craignaient la montée de forces contestataires, comme ce fut le cas du kibanguisme. Simon Kibangu, au Congo belge, fut à l’origine de ce mouvement particulièrement influent. Né en 1889, dans une famille paysanne, il suivit l’école des missionnaires. En 1921, il prit conscience de la contradiction qui existait entre le catholicisme et la colonisation et annonça la venue d’un messie pour délivrer la « race noire ». Il prêchait l’égalité des hommes et la nécessaire union de tous les Bakongo, tout en restant attaché au christianisme. Son action lui valut une répression de la part du gouvernement belge. Il mourut en 1951 en exil.

André Matsoua mena une action très proche en AEF. Dès 1926, il avait fondé, à Paris, l’Amicale des originaires de l’AEF dont la revendication essentielle portait sur l’obtention de la citoyenneté. L’association connut un grand succès, atteignant 13 000 adhérents en 1929, répartis dans les grandes villes de l’Afrique équatoriale où ils organisèrent des manifestations. La répression qui s’ensuivit en 1930 aboutit à la condamnation de Matsoua. Il fut déporté au Tchad dont il put s’enfuir. Repris, il mourut en 1942, laissant un mouvement messianique qui attendait son retour.

Des églises séparatistes

De nombreuses sectes protestantes se créèrent sur la base d’une synthèse de valeurs culturelles et cultuelles. Parmi une multiplicité d’exemples, citons le Christianisme céleste, qui avait intégré la polygamie dans les principes bibliques, et qui étendit son influence à partir du Nigeria le long de la côte du golfe du Bénin ; ou encore l’Église des Abamalaki, qui née pendant la Première Guerre mondiale, fut particulièrement active entre 1920 et 1925 en soutenant les paysans à la fois contre les autorités traditionnelles du Bouganda et contre la domination britannique. Le Harrisme repose, lui aussi, sur un synchrétisme religieux. William Wade Harris (c.1865-1929), originaire du Liberia, y commença une carrière d’instituteur catéchiste, puis en 1913, partit en Gold Coast et en Côted’Ivoire où il prêchait en anglais, avec l’aide d’un interprète. Se présentant comme un prophète des temps modernes, il proposait une nouvelle religion, à partir de la Bible, avec un culte intégrant des éléments culturels africains (musique, danse, transe) et des valeurs morales ancestrales. Considéré comme un agent britannique subversif par les autorités françaises, il fut expulsé en 1915. Pourtant, il avait fait un grand nombre d’adeptes car il présentait son enseignement comme religieux et non politique. Le Harrisme, un moment en sommeil, connut un nouvel essor à partir de 1925, en particulier dans les régions lagunaires de Côte-d’Ivoire, l’emportant même sur les autres religions d’après des statistiques de 1940, dans les subdivisions de Lahou et de Fresco : 7 755 harristes, 6 426 catholiques, 5 454 protestants, 2 202 fidèles aux cultes ancestraux et 439 musulmans [in C. Wondji, 1977, p. 82].

Les confréries islamiques

Pendant l’entre-deux-guerres, l’islam fut traversé par des courants de renouveau qui touchèrent particulièrement le Maghreb. Les ulama (lettrés en sciences islamiques) prônèrent le retour aux sources, le retour à la pureté du culte. Il s’ensuivit un développement d’écoles coraniques, surtout en Algérie, ce qui contribua à valoriser le passé de ce pays. Leur influence s’étendit également en Afrique noire où les confréries avaient adopté des attitudes différentes à l’égard de la colonisation.

Une puissance économique au service de la religion

Le Mouridisme s’intégra à l’économie coloniale pour réaliser le projet religieux d’Ahmadou Bemba, que nous avons évoqué plus haut, repris par ses successeurs après sa mort, en 1927. Les agriculteurs adeptes de la confrérie cultivèrent de l’arachide et investirent une partie importante de leurs revenus dans la mosquée dont la construction commença, en 1926, à Touba. Cette agglomération qui abritait le pouvoir confrérique se développa rapidement en devenant le centre principal des affaires traitées par les Mourides. La construction de la mosquée se poursuivit pendant plusieurs décennies, sous la direction des khalifes généraux successifs, grâce aux revenus des fidèles et à des dons. L’édifice fut inauguré en mai 1963. Entre-temps, le mouridisme était aussi devenu une force politique.

Une contestation théologique aux implications politiques

Le Hamallisme constitue un exemple différent. Il s’agit d’un mouvement religieux qui voulait restaurer le Tidjanisme orthodoxe, ce qui se traduisait par une différence de rite : réciter 11 fois la prière (11 grains) au lieu de 12 pour les partisans du Tidjanisme omarien. Cette différenciation recoupait également un choix d’attitude à l’égard de la colonisation : en Afrique subsaharienne comme en Afrique du Nord, le clivage était le même entre partisans de la collaboration avec la puissance coloniale et opposants. Le mouvement fut largement diffusé, à travers plusieurs peuples (Maures, Soninké, Malinké, Peul), et n’eut donc aucune tendance à l’enfermement ethnique. Cheikh Hamallah adopta une attitude de résistance non violente : silence éloquent, prière, refus de se rendre aux convocations ; en revanche, ses partisans passèrent à la résistance active, avec des formes de Mahdisme et des violences en 1917 à Bamako, ou en 1923 à Nioro. En 1925, cheikh Hamallah, rendu responsable, fut condamné à la déportation en Mauritanie pour dix ans, mais en 1930, une confrontation violente entre partisans du Hamallisme et Tidjanes omariens lui valut d’être transféré en Côte-d’Ivoire. Libéré en 1935, il se vit reprocher les actions de ses disciples et fut interné en 1940, transféré en France en 1942 où il mourut l’année suivante. Au tournant des années 1930, un courant mené par Yacouba Sylla avait intégré au Hamallisme une prédication sociale : l’égalité des Musulmans donc l’émancipation des captifs, l’importance du travail, mais aussi une tendance à la claustration des femmes contraintes de porter le voile et des vêtements plus stricts. Déporté en Côte-d’Ivoire, il s’y installera et construira un empire économique dont le centre est la communauté de Gagnoa [J.L. Triaud, 1992]. Le Hamallisme a été considéré par la colonisation comme anticolonial, xénophobe et inspiré par la haine religieuse, et Cheikh Hamallah est devenu, un peu malgré lui, le symbole du ralliement des forces d’opposition à la colonisation.

Les sociétés secrètes

La contestation de l’ordre colonial s’effectua également dans le cadre d’anciennes sociétés secrètes d’initiés qui sont encore peu étudiées. Toutefois, les mutations sociales, en particulier le développement de l’exode rural, diminuèrent leur influence réelle au sein de leurs communautés respectives.

La défense des conditions d’existence

L’opposition aux exigences coloniales

À côté des modes anciens de résistance à l’exploitation coloniale, organisés dans le cadre de communautés ethniques, villageoises ou citadines (refus de collaborer, fuites, explosions violentes) des formes nouvelles de contestation apparurent pendant la période de l’entre-deux-guerres. Les exigences coloniales, qui s’étaient intensifiées pendant la guerre, s’amplifièrent encore à la faveur de la crise des années 1930. Dans un contexte de difficultés économiques, la ponction fiscale devint plus importante et le travail forcé, plus contraignant. Les Africains durent assumer ces charges croissantes sous peine de répression. Toutefois, des mouvements de contestation, parfois violents, prouvèrent ponctuellement que les populations n’acceptaient pas de se soumettre sans réagir.

La répression qui avait fortement frappé plusieurs communautés de l’Ouest africain à la suite de leurs soulèvements pendant la guerre explique peut-être que cette vaste région ne connut pas de révolte paysanne ; cependant elle fut marquée par des mouvements urbains, par exemple au Sierra Leone des émeutes provoquées par l’inflation en 1919 dirigées contre les Libanais ; une émeute à Porto-Novo, en 1923 ; la « guerre des femmes » ibo se déclencha au Nigeria, à cause de la détérioration des prix en 1929 [B. Freund, 1984] ou bien encore des grèves des marchandes de tissus éclatèrent à Lomé (Togo) en 1933. En revanche, l’Afrique équatoriale et centrale furent touchées par quelques explosions violentes dans le monde rural, en particulier des émeutes paysannes entre 1931 et 1936.

Les associations professionnelles

Les réactions des planteurs africains

Les planteurs de cacao de la Gold Coast réagirent à la baisse des cours mondiaux par le boycott, c’est-à-dire en refusant de vendre leur production aux firmes européennes, à trois reprises : en 1930-1931, en 1934 et en 1938. Avec la création de la Gold Coast Farmers Association, dont les membres assuraient 80 % de la production totale de cacao, ils devinrent une force politique autant qu’économique. Un mouvement similaire rassembla au Nigeria les producteurs de cultures d’exportation dans le Nigeria Movement. Cette méthode de protestation se poursuivit après la Seconde Guerre mondiale et prit une ampleur particulière en 1948. Dans les colonies françaises, le droit de former des associations professionnelles fut accordé en mars 1936, ce qui entraîna la formation de syndicats de petits planteurs africains surtout en Côte-d’Ivoire.

Les unions de salariés

Des organisations syndicales se développèrent pendant l’entre-deux-guerres, plus ou moins combattues par les autorités coloniales. Le prolétariat n’était nombreux que dans l’Afrique minière. Partout ailleurs, il s’était développé essentiellement dans le domaine des transports, mais ne regroupait qu’une partie infime de la population totale (de moins de 1 à 5 % selon les cas). Les mouvements revendicatifs exprimant une prise de conscience ouvrière naquirent donc dans ces secteurs d’activité.

En Afrique australe, la question ouvrière se doublait d’une question raciale. Les mines d’or en offraient un exemple significatif. Les difficultés pour recruter de la main-d’œuvre entraînèrent très tôt, de la part du patronat, une ségrégation qui fut légalisée par la Mines and Work Act de 1911. Cette loi précisait la nature des travaux réservés aux Blancs et aux non-Blancs. Les syndicats de travailleurs blancs, très puissants, dirigèrent leur action contre la concurrence des Noirs à l’occasion de grèves en 1907 et en 1913-1914. Des ouvriers noirs déclenchèrent une grève en 1920 pour obtenir une amélioration de leurs salaires et contre la Colour bar, mais le gouvernement répondit par une répression si dure qu’elle allait dissuader les Noirs de faire la grève pendant près d’un quart de siècle. En 1921, le cours de l’or baissa. La Chambre des mines annonça un statu quo pour les salaires des Blancs et une augmentation pour les Noirs. Cette décision suscita une grève des ouvriers blancs qui fut sévèrement réprimée par le gouvernement puisqu’elle entraîna 250 morts. Par la suite, la Chambre des mines réduisit certains salaires et aggrava la ségrégation. Les postes de commandement furent interdits aux hommes de couleur. Les revendications des travailleurs blancs eurent un effet négatif pour les Noirs et contribuèrent à renforcer la ségrégation, comme nous l’avons évoqué plus haut.

Pendant la crise, quelques grèves furent menées en commun entre les Noirs et les Blancs en Union sud-africaine, en Rhodésie du Sud, au Congo belge, en Angola, mais les mesures gouvernementales divisèrent les mouvements en donnant des avantages aux salariés blancs.

Les organisations de défense ouvrière prirent parfois des formes originales. Ainsi, celles des dockers de Mombasa, port du Kenya, avaient adopté la structure de groupes de danse qui existaient en dehors de toute intervention officielle. Il s’agissait d’équipes de 20 à 25 personnes placées sous la responsabilité d’un contremaître qui les dirigeait [F. Cooper, 1987]. Les intérêts divergents entre les ouvriers ainsi encadrés et les manœuvres isolés qui avaient de la difficulté à trouver du travail se traduisaient par une absence de solidarité en cas de grève. Les cheminots, pour leur part, constituaient une catégorie particulièrement prudente car ils étaient logés par l’employeur et risquaient, en cas de contestation, de perdre tout à la fois leur travail et leur habitation.

Dans les colonies françaises d’Afrique, les salariés n’étaient autorisés à se regrouper que dans des mutuelles ou bien dans des amicales professionnelles (instituteurs, marins, cheminots) qui pouvaient, le cas échéant, mobiliser leurs membres pour la défense de leurs intérêts. Ainsi, au lendemain de la guerre, la hausse du coût de la vie, qui dépassait largement celle des salaires, entraîna des grèves dans les chemins de fer du Sénégal. Ce fut le Front populaire qui accorda le droit syndical, en 1937, mais la législation ouvrière n’était applicable qu’aux seuls scolarisés [N. Bernard-Duquenet, 1986]. Toutefois, le syndicalisme se développa [I. der Thiam, 1983]. À la fin de 1937, le Sénégal comptait près de 8 000 syndiqués regroupés en deux syndicats et 16 associations professionnelles. Des grèves éclatèrent parmi les dockers du port de Dakar puis de Rufisque, de Saint-Louis et de Kaolack, les boulangers, les ouvriers des huileries et savonneries de l’AOF. Leur action accéléra la publication des décrets sociaux, en particulier la journée de 8 heures à Dakar et de 9 heures dans le reste de l’AOF. Des mesures furent édictées sur les accidents du travail, la réglementation de l’emploi des femmes et des enfants. L’inspection du Travail fut réorganisée et de nombreuses conventions collectives élaborées. Toutefois, à la fin du Front populaire commença une période de répression. C’est ainsi que les cheminots de Thiès, qui avaient déclenché une grève en septembre 1938, eurent 6 (ou 10 ?) morts et 90 blessés. Leur action avait suscité des divergences profondes entre les « évolués » attachés à la politique contractuelle du gouvernement et les milieux populaires plus soucieux de leurs conditions de vie.

Les revendications identitaires

Le sentiment national

Dans les États anciennement constitués, comme la Tunisie, le Maroc ou l’Égypte, qui avaient conservé leur intégrité territoriale et culturelle malgré la colonisation, les mouvements nationaux, constitués dès avant la Première Guerre mondiale, se confortèrent dans le cadre de la lutte contre la domination coloniale.

La fin du protectorat anglais sur l’Égypte

Le protectorat de l’Égypte avait été officiellement proclamé par la Grande-Bretagne en 1914 pour répondre à l’alliance de la Turquie avec l’Allemagne. Les Britanniques imposèrent un effort de guerre à la population à la fois en y faisant stationner des troupes nombreuses et en réquisitionnant de la main-d’œuvre et des vivres. Le mécontentement populaire soutint les nationalistes lors de la révolte de 1919 qui suivit la décision des Alliés de ne pas accorder l’indépendance aux provinces arabes de l’Empire ottoman. La Grande-Bretagne admit alors de faire droit aux revendications égyptiennes et publia, en 1922, une déclaration unilatérale accordant à l’Égypte l’indépendance : une nouvelle constitution reconnaissait le khédive comme souverain et le Parlement devait être élu au suffrage universel masculin. Toutefois, les troupes britanniques restaient stationnées dans le pays.

Des mouvements organisés au Maghreb et à Madagascar

Au lendemain de la guerre, les groupes politiques développèrent leurs revendications politiques pour obtenir l’égalité des droits avec les Français, donc la citoyenneté. Cette tendance assimilationniste se rencontrait dans tous les territoires, même lorsqu’elle prenait un tour revendicatif plus populaire comme le programme défendu, en Algérie, par l’émir Khâled, qui devait d’ailleurs être exilé puis condamné [Ch.-R. Ageron, 1979]. Le débat d’idées autour de la « nation algérienne », concrétisé par les prises de position de Ferhat Abbas en faveur de la citoyenneté française, en 1936, montrait que les esprits étaient divisés sur cette question fondamentale. À Madagascar, une Ligue française pour l’accession des indigènes de Madagascar aux droits de citoyens français, fondée par Ralaimongo, un instituteur ancien combattant, eut pour objectif de transformer l’île en un département français. Son journal l’Opinion, qui dénonçait les abus de la colonisation au nom des principes républicains, fut suspendu puis condamné. Le gouvernement français refusait donc toute évolution politique et réprimait toute velléité d’atteinte à l’ordre. Il en alla de même au Maroc où Lyautey fut chargé d’écraser l’insurrection d’Abd el-Krim pendant la guerre du Rif en 1925 [D. Rivet, 1988].

Dès lors, les revendications s’orientèrent vers l’autonomie et l’indépendance. Ainsi, dès 1927, Messali Hadj avait réclamé l’indépendance de l’Algérie devant le Congrès anti-impérialiste réuni à Bruxelles. Son mouvement de tendance révolutionnaire, l’Étoile nord-africaine, fut dissous en 1937, mais il se reconstitua sous le nom de Parti populaire algérien. En Tunisie, des intellectuels souvent formés en France et possédant à la fois une culture française et arabe, développèrent une agitation politique qui aboutit en 1934 à la formation du Néo-Destour par Habib Bourguiba, qui voulait à la fois l’indépendance et le maintien de relations amicales avec la France. Interdit en 1938, le Néo-Destour se reconstitua dans la clandestinité [Ch.-A. Julien, 1978]. Au Maroc, un Comité d’action marocaine, qui s’était créé en 1934 pour proposer un programme de réformes au nouveau sultan Sidi Mohammed Ben Youssef (1927) ainsi qu’au gouvernement français, n’obtint aucun succès et se divisa en 1937 en un Parti national animé par Allal el-Fassi et en un Mouvement populaire dirigé par El-Ouezzani. Cela aboutit à des heurts parfois sanglants et à l’arrestation des dirigeants nationalistes. À Madagascar, au tournant des années 1930, d’anciens membres de la VVS réclamèrent l’indépendance en publiant un journal la Patrie malgache (1934) qui devint la Nation malgache. Ses dirigeants furent arrêtés pour « délit d’opinion », mais le gouvernement du Front populaire supprima cette formule illégale dans le droit français, libéra les détenus et accorda la liberté de la presse.

À la fin des années 1930, l’agitation nationaliste, dans un contexte de difficultés économiques et sociales provoqua des grèves ainsi que diverses manifestations qui dégénérèrent même en violences antisémites en Algérie. Les troubles de l’ordre provoquèrent une répression sévère de la part des autorités gouvernementales. Tout changement politique semblait écarté, aussi bien dans le cadre d’une véritable intégration que dans celui d’une indépendance.

La recherche d’une assimilation dans l’égalité

En Afrique noire, les revendications portèrent avant tout sur l’obtention de l’égalité des droits. Plusieurs tendances pouvaient se distinguer en fonction des revendications et des positions à l’égard de la colonisation.

Une option modérée était défendue par « l’élite » politisée qui revendiquait l’obtention de la citoyenneté au nom des principes démocratiques. La première action dans ce sens, fut, en AOF, la création du parti socialiste sénégalais, dans les Quatre Communes, afin de soutenir Lamine Gueye aux élections de 1936. Ce dernier fut battu par le modéré Galandou Diouf. Toutefois, l’existence de ce parti politique constituait un premier succès pour les partisans d’une union avec la métropole sur un pied d’égalité. Au Dahomey, une presse locale, abondante, défendit des thèses analogues, avec quelques nuances, pourtant. Les journaux furent créés par des Dahoméens qui avaient obtenu la citoyenneté française de manière à bénéficier de la législation métropolitaine à l’égard de la presse. En 1920, Dorothé Lima, qui venait d’être naturalisé, créa Le Guide du Dahomey pour dénoncer la politique du gouvernement local mais non pas le régime colonial, selon sa devise : « Pour la France, contre toute mauvaise administration locale. » Les périodiques, qui se multiplièrent pendant cette période, eurent souvent des durées de vie très courtes. Fondés le plus souvent par des particuliers inorganisés, ils portaient des noms évocateurs par exemple Suprême Sagesse, et visaient à proposer des solutions pour améliorer la gestion du gouvernement local. À partir de 1927, La Voix du Dahomey exprima des tendances plus nationalistes mais sans réclamer l’indépendance. Plusieurs tendances s’y retrouvaient, toutes exprimant les idées de « l’élite » dahoméenne qui se considérait comme le porte-parole de toute la population. Une étude très approfondie des thèmes montre que la défense des masses populaires, par la dénonciation des abus de l’indigénat et celle de l’injustice, occupait 46,2 % des articles ; la place et les fonctions de l’élite suivait de peu avec 35,6 % des articles auxquels pouvaient s’ajouter les 6,9 % qui traitaient de la politique scolaire ; les questions fiscales et économiques occupaient 11,5 % [B.C. Codo, 1978]. L’influence du journal dépassait largement son lectorat qui s’élevait à 2 000 personnes, puisque des comités locaux s’en réclamant furent créés dans le pays. Le gouvernement local inquiet de cette audience les attaqua dès 1933. Le procès traîna en longueur. Il ne fut résolu que sous le Front populaire, en juin 1936, par une condamnation symbolique de 1 franc de dommages et intérêts. Dans les colonies britanniques, la presse existait depuis plusieurs décennies, comme nous l’avons dit plus haut, et défendait surtout les intérêts de l’« élite » urbaine.

Une voie extrémiste refusait toute collaboration avec le pouvoir colonial et était préconisée par des communistes africains dirigés au Sénégal par Lamine Senghor à qui succéda, en 1927, Garan Kouyaté. Ce dernier militait en France au sein de la CGT afin de créer des syndicats noirs autonomes. Il lança l’idée d’un Institut nègre situé à Paris, organisa une exposition anticoloniale pour répondre à l’Exposition coloniale de 1931, fonda à Marseille une école d’études marxistes et participa à plusieurs congrès de la IIIe Internationale. À partir de 1931, il publia Le Cri des Nègres et, en 1932, il fonda l’Union des travailleurs nègres. Il entama alors une période de propagande révolutionnaire en Afrique à l’aide de journaux et de tracts venus clandestinement d’Europe. À l’instigation du Parti communiste français, il rédigea le programme de la « Ligue de lutte pour la liberté des peuples du Sénégal et du Soudan » qui constitue historiquement le premier appel véritable à l’indépendance. Ce texte qui circulait clandestinement dans une brochure portant en couverture le titre de la nouvelle d’Alfred de Musset, Histoire d’un merle blanc, prenait alors une valeur symbolique [N. Bernard-Duquenet, 1986]. Toutefois, en 1933, il rompit avec le Parti communiste dont il fut exclu parce qu’il ne voulait pas faire passer la lutte anticoloniale après la lutte antifasciste. Il continua alors à militer pour l’émancipation du continent africain en collaborant avec George Padmore à l’organisation d’un Congrès mondial nègre et en fondant le journal Africa, à la fin de l’année 1935. Par la suite, à la faveur du Front populaire, il créa la Fédération française des jeunesses d’Afrique noire et adressa un plan de décolonisation au gouverneur général de l’AOF, en 1937. Il fut à l’origine de la création de la première Association des étudiants de l’Ouest africain, en 1938. Pendant la guerre, menant un double jeu, il fut arrêté par les Allemands pour avoir utilisé « à des fins personnelles » des fonds qui lui avaient été remis pour faire de la propagande [P. Dewitte, 1985]. Il mourut en 1942.

La défense d’une appartenance « ethnique »

Dans les territoires créés de toutes pièces par la colonisation, les revendications identitaires s’exprimèrent d’abord dans le cadre d’une solidarité que l’on peut qualifier d’« ethnique » sans donner à ce terme une connotation statique [J.-P. Chrétien, 1989]. Ce sentiment se veut d’essence nationale en appliquant ce concept à un peuple plus qu’à un territoire. Il s’exprima, par exemple, en Afrique orientale, dans les associations des Kikuyu dont la première fut fondée en 1920 avec un programme de revendications foncières et dont une partie des membres se retrouvèrent en 1931 dans les groupements des Patriotes loyaux kikuyu. Les revendications politiques et économiques se mêlèrent ensuite dans l’Association des Jeunes-Kikuyu créée en 1921 par Harry Thuku. Ce dernier publia un manifeste dans un journal indien de Nairobi et lança des pétitions pour protéger les salariés, mais il fut arrêté en 1922 et emprisonné jusqu’en 1930. En 1925, la formation de l’Association centrale kikuyu (KCA) constitua une étape essentielle dans la lutte nationale de ce peuple, avec l’adhésion de Jomo Kenyatta. Une scission se produisit en 1932 par le départ de la tendance modérée conduite par Thuku. Le programme de la KCA portait à la fois sur des revendications politiques, économiques et sur le respect des coutumes ancestrales dont il remit à l’honneur les pratiques. Kenyatta fut envoyé à Londres par l’Association à la fois pour obtenir le soutien des travaillistes et pour protester contre les abus de la fiscalité coloniale. En 1938, il publia Au pied du Mont Kenya où il justifiait, entre autres, les fondements de son appartenance identitaire.

La revalorisation des valeurs culturelles

Un premier mouvement s’était développé dans les années 1920, principalement parmi les intellectuels africains vivant à Paris. L’un de ses promoteurs était l’avocat dahoméen Kodjo Houénou (qui s’appelait également Marc Tovalou-Quenum). Fondateur du journal Les Continents, il avait aussi créé une Ligue universelle pour la défense de la race noire, qui se donnait la mission d’agir pour tous les Noirs, quel que fût leur pays. Il préconisait un synchrétisme culturel qui permettrait à toutes les valeurs de s’exprimer. Poursuivi par les autorités coloniales à cause de son action en faveur des Africains, il fut arrêté à plusieurs reprises et déporté.

Le début des années 1930 marqua une nouvelle phase dans les revendications identitaires ; elle se traduisit par la contestation de l’assimilation qui méprisait les valeurs ancestrales africaines. Cette revendication s’exprima à travers des formes littéraires, dès 1934, dans l’Étudiant noir, et donna naissance au concept de « Négritude » lancé en 1939 par Léopold Sedar Senghor et Aimé Césaire.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’Afrique était traversée par de multiples courants de pensée. Certains visaient à l’unité du continent comme le panafricanisme dont la solidarité s’exprima, par exemple, au moment de l’agression italienne contre l’Éthiopie (1935). D’autres, en revanche, étaient centrifuges comme les mouvements panislamiques ou panarabes. Le sentiment d’appartenir à une communauté plus vaste que celle d’une entité ethnique ou coloniale offrait ainsi une motivation supplémentaire pour contester l’ordre établi par la colonisation.