La Seconde Guerre mondiale : une période capitale pour l’Afrique
La Seconde Guerre mondiale commença en Europe mais elle s’étendit très vite aux autres continents. L’invasion rapide de l’Europe continentale par les Allemands transporta, en effet, le conflit vers d’autres lieux, en particulier en Afrique ; c’est pourquoi les étapes de l’histoire de ce continent furent déterminées par le déroulement des hostilités. Dans l’ordre mondial que le nazisme et ses alliés voulaient instituer devait intervenir un nouveau partage colonial dans lequel le Nord de l’Afrique irait à l’Italie, la partie subsaharienne à l’Allemagne tandis que les Afrikaners domineraient les régions australes. Enjeu stratégique, la zone méditerranéenne fut un terrain d’opérations militaires intenses ; dans d’autres régions, comme l’Afrique orientale ou Madagascar, les combats, souvent violents, furent plus localisés ; ailleurs, il n’y eut guère d’affrontements directs. En revanche, la situation de guerre se traduisit partout par une pression accrue sur les populations auxquelles on fit largement appel sur le plan humain et économique. Dès lors se posait de nouveau le problème crucial, qui n’avait pas été résolu au lendemain de la Première Guerre mondiale, de la place des colonisés au sein des empires, voire du devenir de la colonisation.
La déclaration de guerre toucha partiellement l’Afrique, comme le reste du monde colonisé, car elle ne concerna tout d’abord que les empires des États belligérants, la Grande-Bretagne et la France, et un peu plus tard l’Italie. Les possessions de la Belgique et du Portugal bénéficièrent de la neutralité de ces pays ; quant à l’Espagne, elle était trop préoccupée par sa situation intérieure pour participer au conflit. Toutefois, à partir de mai-juin 1940, les gouvernements coloniaux furent confrontés à des problèmes différents selon que leurs métropoles respectives demeuraient libres comme la Grande-Bretagne, ou bien subissaient la domination allemande comme la France et la Belgique. Dans le dernier cas, les administrateurs durent choisir entre la fidélité à des gouvernements inféodés aux occupants et l’insoumission.
Les réactions des populations furent loin d’être unanimes devant l’état de guerre. Les porte-parole des Africains, quelles que fussent leurs fonctions, estimaient généralement que leur statut de colonisé primait sur toute autre considération et qu’ils devaient se déterminer principalement en fonction de ce critère. Dans la majorité des cas, les populations pratiquèrent l’attentisme, estimant que « cette guerre ne les concernait pas » [Ch.-R. Ageron, 1991]. Bien plus, certains hommes politiques africains affirmaient qu’il fallait profiter de cette « affaire de Blancs » pour s’organiser et rejeter la domination coloniale, comme le déclarait Kwame Nkrumah, l’un des adversaires de la colonisation anglaise en Gold Coast, qui se trouvait alors aux États-Unis : « Vous parlez de choisir entre les Britanniques et les Allemands. Pour la véritable renaissance de l’Afrique, il ne doit pas y avoir de choix. Pourquoi devrions-nous choisir entre la barbarie impitoyable des Nazis et l’exploitation et la domination froide, suffisante et sans cœur avec laquelle les Britanniques ont assujetti notre peuple depuis de si nombreuses années ? Non ! C’est notre devoir de construire, pas de choisir mais de procéder à l’unification et au développement de telle sorte que, peu importe qui sera vainqueur dans cette guerre, ceux qui espèrent exploiter et maintenir un empire, qu’ils soient britanniques ou allemands ou n’importe quoi d’autre, qu’ils trouvent un enfer vivant en Afrique. » [Cité par E. Mbokolo, 1992, p. 441.]
En Afrique du Nord, la mobilisation suscita des oppositions dans les trois pays, mais celles-ci s’exprimèrent avec plus ou moins de force et n’eurent guère de suite pratique. Ainsi, les 10 000 militants du Parti du peuple algérien (PPA), qui avait été dissous au lendemain de la déclaration des hostilités, lancèrent des mots d’ordre d’insoumission ou de désertion, mais les consignes de lever « la crosse en l’air » sur le champ de bataille ne furent pas suivies d’effet [Ch.-R. Ageron, 1991].
À côté de manifestations dirigées contre la guerre, apparurent des prises de position contre les Alliés assimilés aux colonisateurs. Ainsi, en Tunisie, où le Destour avait 70 000 adhérents, quelques nationalistes souhaitèrent la victoire de l’Allemagne, à l’instar de celui qui déclarait en octobre 1939 : « Aucun Tunisien, aucun Arabe, aucun Musulman n’a jamais caché sa sympathie pour les nations de l’Axe ; tous prient de tout cœur pour le triomphe de la cause qu’elles défendent. » (Cité par Ch.-R. Ageron, 1991, p. 313.)
À l’autre bout du continent, une sympathie analogue existait parmi certains Afrikaners qui retrouvaient dans les thèses nazies la justification du racisme qu’ils appliquaient eux-mêmes dans leur propre pays. D’ailleurs, plusieurs organisations fascistes avaient été créées pendant l’entre-deux-guerres dont la plus connue était l’Ossewabrandwag. Ils menaient une active propagande à l’égard de l’Allemagne et prônaient la neutralité de l’Union sud-africaine dans la guerre, faute de ne pouvoir en faire une alliée de l’Axe.
Toutefois, la loyauté à l’égard des métropoles l’emporta et, dans quelques colonies, les manifestations de soutien furent nombreuses. Ainsi, à Dakar, des prières publiques pour la victoire de la France furent conduites par El Hadj Seydou Nourrou Tall, petit-fils d’El Hadj Omar, en présence du gouverneur général Cayla et du maire de la ville, Alfred Goux. À l’annonce de la défaite, Paris-Dakar publia de nombreux télégrammes, provenant de toute l’AOF, dans lesquels on souhaitait la poursuite de la guerre à partir d’une base africaine [M. Crowder, 1984]. Les Africains répondirent positivement aux ordres de mobilisation, même s’il y eut quelques résistances, par exemple l’émigration de ressortissants de l’AOF vers les colonies étrangères au début de 1940. Ils participèrent aux opérations militaires. La poursuite de la guerre plaça les habitants des colonies françaises dans une situation délicate, en particulier là où les gouvernements avaient opté pour le régime de Vichy au lendemain de l’Armistice. Ils furent alors appelés à choisir entre l’obéissance aux autorités locales et le ralliement à la France libre, comme nous le verrons par la suite.
La guerre permit à la Grande-Bretagne d’affermir ses positions en Afrique non seulement dans son domaine colonial et au sein du Commonwealth, mais aussi parce qu’elle représentait un recours pour ceux qui, dans les colonies des pays occupés, voulaient combattre la domination de l’Axe. De plus, ses possessions ouest-africaines constituèrent des bases stratégiques indispensables aux Alliés lorsque la route de Suez fut coupée à la suite de l’entrée en guerre de l’Italie et après l’occupation des territoires asiatiques par les Japonais. Freetown, avec son port en eau profonde, devint la clé de l’Atlantique sud. Pour répondre à cette situation nouvelle, les autorités britanniques développèrent une politique dirigiste en même temps qu’elles resserraient les liens entre les colonies d’une même région. Dans ce but, la conférence des gouverneurs d’Afrique orientale, qui se tint à Nairobi en août 1940, décida la création de l’East African Economic Council, alors qu’en Afrique occidentale un ministre résident, siégeant à Accra, fut nommé avec la mission de coordonner les actions militaires et économiques de toute l’Afrique occidentale britannique dont l’importance alla croissant. Dans cette dernière zone, un programme d’équipement fut élaboré concernant spécialement le port principal de chacun des quatre territoires, de même que la création ou l’aménagement d’aéroports. En 1942-1943, Accra recevait en moyenne 200 avions américains par jour. Plusieurs milliers de soldats anglais et américains transitèrent ainsi par l’Ouest africain pour aller au front. Les Allemands tentèrent de gêner cette activité en suscitant des troubles dans les colonies britanniques grâce à une propagande radiophonique intensive qui diffusait des nouvelles alarmistes sans fondement. Toutefois, ils ne purent arriver à leurs fins.
Les territoires de l’Empire britannique participèrent aux opérations militaires sur le continent ainsi qu’en Europe, avec une contribution élevée en hommes : entre 1939 et 1943, 169 000 furent mobilisés dans l’Ouest africain britannique, tandis que l’East African Force s’accroissait de 75 000 hommes venant du Kenya, 55 000 d’Ouganda, 92 000 de Tanganyika, 30 000 du Nyasaland [R. Cornevin, 1973]. Pour la première fois, les soldats des colonies britanniques d’Afrique combattirent en dehors de leur continent, en particulier dans la campagne de Birmanie où ils se révélèrent indispensables parce qu’ils étaient mieux que d’autres préparés à affronter la jungle et qu’ils pouvaient, comme porteurs, traverser des régions où les véhicules ne pouvaient pas passer. Le recrutement s’opéra sur la base du volontariat mais comme il fut opéré par l’intermédiaire des chefs locaux, il est difficile de savoir dans quelle mesure ce volontariat fut sincère. Toutefois, sir Ahmadu Bello affirmait qu’au Nord-Nigeria, qui fournit le contingent le plus important de l’Ouest africain britannique, le recrutement fut « poussé le plus loin possible » mais qu’on n’avait utilisé aucune pression [cité par M. Crowder, 1984, p. 491]. Outre le recrutement, les colonies britanniques apportèrent également une aide financière à la métropole : c’est ainsi que dans l’Ouest africain, les conseils législatifs de chaque colonie affectèrent des sommes appréciables à la guerre avec le soutien de leurs membres africains ; des souscriptions à divers fonds furent proposées aux Européens comme aux Africains. Le total des contributions financières s’éleva à 931 127 livres dont 44 % provenaient du Nigeria, 38,8 % de Gold Coast, 16 % de la Sierra Leone et 1,2 % de Gambie.
Sur le plan économique, la Grande-Bretagne recourut à ses territoires africains sans augmenter sa contrepartie. Le Colonial Development and Walfare Act de 1940, qui avait pour objet de donner aux colonies une aide plus substantielle, eut peu d’effet en réalité parce que les fonds furent utilisés uniquement pour les besoins de la guerre. Les investissements pour l’équipement local diminuèrent à l’exception des réalisations qui avaient un intérêt stratégique, comme nous l’avons dit plus haut : terrains d’aviation, routes ou postes militaires.
Les courants d’échange entre la Grande-Bretagne et l’Afrique se maintinrent pendant toute la durée du conflit, même s’ils furent parfois gênés par la marine allemande. La politique métropolitaine se traduisit par une intervention accrue de l’État. Les importations qui ne provenaient pas de l’Empire furent étroitement réglementées par l’octroi de licences. De même, la production fut dirigée par des organismes officiels. Par exemple, le West African Cocoa Control Board, créé en 1940, avait la haute main sur les récoltes de cacao. Le West African Produce Control Board, mis en place en 1942, contrôlait les cultures d’exportation les plus importantes de l’Ouest africain britannique ; il en fixait les prix, les achetait par l’intermédiaire des firmes locales et les revendait en Europe aux entreprises privées utilisatrices qui n’avaient affaire qu’à cet unique interlocuteur officiel.
Les Marketing Boards payaient aux producteurs des prix un peu plus faibles que les cours mondiaux quand ils étaient élevés et conservaient la différence de façon à compenser les baisses éventuelles. Il s’agissait donc de réguler les prix pour éviter les violentes fluctuations de l’entre-deux-guerres ainsi que les ententes entre les sociétés commerciales [M. Crowder, 1984]. Toutefois, ces méthodes dirigistes eurent pour conséquence de modérer les prix des matières premières coloniales tandis que les objets manufacturés subissaient une hausse croissante à cause de la restriction des importations. Il en résulta une forte dégradation des termes de l’échange qui atteignirent, dans l’Ouest africain britannique, le point le plus bas de tout le siècle en 1942-1943 [A. G. Hopkins, 1973]. Une évolution analogue eut lieu en Afrique orientale : par exemple, en Ouganda, les paysans durent produire du coton dont le prix d’achat augmenta moins vite que celui des biens de consommation ; la part des cultivateurs africains sur les profits de l’exportation du coton, qui s’élevait à 60 % en 1930-1938, tomba à 28 % en 1942-1943, alors qu’ils payaient la totalité des taxes à l’exportation sur ce produit, que l’impôt de capitation avait presque triplé et que les droits à l’importation s’étaient fortement accrus. La perte des territoires asiatiques obligea les colonies africaines non seulement à augmenter leurs productions habituelles, mais aussi à en développer d’autres qui avaient été abandonnées, comme le caoutchouc, et à en susciter de nouvelles, comme le fer en Sierra Leone, la bauxite en Gold Coast et l’étain au Nigeria qui devait compenser la disparition de celui de Malaisie, sans oublier la découverte des diamants du Tanganyika qui devinrent une des principales sources de revenus pour le gouvernement de ce territoire.
L’effort productif eut pour conséquence le recours au travail forcé. Le besoin de main-d’œuvre pour les mines et les plantations, ajouté au recrutement militaire, aggrava la situation des agriculteurs qui furent obligés de travailler plus durement qu’auparavant, en particulier les femmes et les enfants, comme ce fut le cas au Tanganyika qui fournit à lui seul 30 000 manœuvres. Les pratiques du travail forcé entraînèrent des protestations dans les milieux britanniques les plus « progressistes » mais ils ne furent suivis d’aucun effet pratique.
Les exigences de l’état de guerre et l’intervention de l’État suscitèrent un début d’industrialisation. De petites entreprises de substitution furent créées, en effet, pour pallier la pénurie de marchandises importées, en particulier de biens de consommation. En revanche, les structures commerciales ne furent pas modifiées en dépit du contrôle gouvernemental. Les grandes firmes s’associèrent de façon à sauvegarder le monopole de fait qu’elles possédaient auparavant. Ce fut le cas, par exemple, de l’Association of West African Merchants dont les membres s’efforçaient d’obtenir la plupart des licences d’importation. En outre, les Marketing Boards passaient souvent par l’intermédiaire de ces grandes firmes pour acheter les récoltes des paysans. Elles purent donc conserver leurs avantages. Quant aux entreprises nouvellement créées ou moins solides elles furent éliminées. Dans le commerce de détail, une évolution se produisit car nombre de succursales des grandes entreprises avaient été fermées faute de personnel puisque les cadres expatriés avaient été appelés dans l’armée. Les gérants africains des boutiques appartenant à ces sociétés avaient ainsi perdu leur travail et certains saisirent l’opportunité de s’installer comme détaillants indépendants.
Ainsi, l’Afrique britannique apporta une aide appréciable à sa métropole dont furent conscients tous les dirigeants. Les effets des pratiques dirigistes devaient se pérenniser au lendemain de la guerre avec l’idée, discutée pour la première fois, de mettre au point une planification économique.
Le Congo belge, pour sa part, se rallia à l’Angleterre dès juin 1940, malgré la capitulation du roi des Belges qui s’était proclamé prisonnier dans son pays. Le gouverneur général Pierre Ryckmans se mit « à la disposition des Alliés et, à travers eux, à la disposition de la mère patrie ». Cette décision permit à ces derniers de s’approvisionner non seulement en minerai de cuivre mais aussi en uranium qui servit à la fabrication de la première bombe atomique.
Malgré la neutralité de son pays, Salazar tint à conserver de bonnes relations avec la Grande-Bretagne. Les intérêts britanniques constituaient, en effet, la meilleure assurance pour le Portugal de conserver l’intégrité de son empire. Celle-ci était menacée depuis qu’en 1937-1938 les Allemands avaient proposé à la Grande-Bretagne d’opérer un nouveau partage colonial qui leur donnerait les colonies portugaises. Il resta donc proche des Anglais en arguant de l’ancienneté des relations amicales entre les deux pays. Il semblerait même qu’il ait souhaité une victoire alliée, mais qu’il ne se soit pas placé ouvertement aux côtés de la Grande-Bretagne pour ne pas provoquer une intervention allemande [M. Newitt, 1981). En octobre 1943, il accepta que les Anglo-Américains utilisent les Açores comme base pendant la Bataille de l’Atlantique en invoquant de nouveau l’alliance historique avec la Grande-Bretagne mais en maintenant fermement sa neutralité. Comme la victoire des Alliés paraissait de plus en plus probable, il put se donner l’apparence d’avoir été, pendant toute la durée du conflit, un ami secret et un collaborateur des Britanniques.
La demande en produits tropicaux, inhérente à l’état de guerre, produisit un certain essor économique dans les possessions portugaises en même temps que s’accroissait le besoin de travailleurs migrants dans les territoires britanniques de l’Afrique australe. C’est ainsi qu’en 1940 le gouvernement portugais accepta de porter de 90 000 à 100 000 le chiffre de travailleurs prévus par la « Convention Mozambique » en échange de l’accord du gouvernement sud-africain d’augmenter ses exportations par le port de Lourenço-Marques. Le résultat fut d’enlever des cultivateurs au travail de la terre à un moment où celui-ci devenait rentable et d’obliger ceux qui restaient à travailler plus durement. Dans le même temps s’installèrent de nouveaux immigrants portugais, surtout comme planteurs de café dans le Nord de l’Angola ou comme employés dans plusieurs grandes entreprises au Mozambique.
|
Angola |
Mozambique |
1940 |
44 083 (env. 1,20 % pop. totale) |
27 400 (env. 0,6 % pop. totale) |
1950 |
78 826 (env. 1,90 % pop. totale) |
48 200 (env. 0,8 % pop. totale) |
Sources : nos calculs d’après Cornevin, 1973 - Newitt, 1981.
Bien que la minorité blanche ait constitué une faible proportion de la population totale, elle était fortement concentrée, aussi son accroissement produisit des tensions avec les populations africaines, ce qui devait engendrer des conflits ultérieurement.
Dans le Dominion, la déclaration de guerre suscita un débat passionné au Parlement où les partisans d’Hertzog défendirent une stricte neutralité alors que ceux de Smuts voulaient se joindre à la Grande-Bretagne : ces derniers l’emportèrent à 80 voix contre 67. Hertzog fut obligé de se retirer et Smuts lui succéda à la tête du gouvernement. L’Union sud-africaine fournit aux Alliés un apport élevé en hommes puisqu’à la fin de la guerre étaient mobilisés 218 260 volontaires dont 61,9 % d’hommes blancs, 5,9 % de femmes blanches, 12,6 % d’hommes coloured et 19,6 % d’hommes noirs. Les éléments des deux dernières catégories avaient été répartis dans les détachements blancs où ils étaient affectés comme travailleurs ou comme conducteurs d’engins de transport. Une infime partie des Noirs avait été entraînée au maniement des armes, mais cette initiative suscita une montée de boucliers contre « l’emploi de soldats cafres » et ils ne furent donc pas utilisés au combat. Malgré cette situation, ils constituèrent plus d’un quart des 5 500 Sud-Africains tués pendant la guerre [L. Thompson, 1990]. Les Noirs avaient espéré, par la voix de leurs représentants, qu’ils pourraient obtenir la fin des lois discriminatoires en soutenant le gouvernement dans sa lutte auprès des Alliés, mais ils se heurtèrent à l’opposition déterminée des Blancs, en particulier des Afrikaners qui ne voulaient pas qu’on les arme.
L’aide de l’Union sud-africaine se révéla également très précieuse pour la bataille de la Méditerranée. Après que les Allemands eurent bloqué le franchissement du détroit de Sicile (1941), les Alliés durent emprunter la vieille route du cap de Bonne-Espérance pour ravitailler leurs forces en Égypte et en Libye et pour se rendre en Asie. Le Cap et Durban servirent alors d’escales à de nombreux navires qui pouvaient s’y ravitailler en munitions, vivres, vêtements et cigarettes de fabrication locale.
La guerre permit donc à l’Union sud-africaine de développer son industrialisation en même temps qu’elle approvisionnait les Alliés, en particulier la Grande-Bretagne, en minerais stratégiques, surtout en or, platine, uranium, ainsi qu’en produits de l’industrie sidérurgique.
Au début de la guerre, le Liberia avait quelque sympathie à l’égard de l’Allemagne où le président Edward Barclay avait été bien reçu par Hitler. Dans les milieux du gouvernement général de l’AOF, on considérait même ce pays « comme une véritable colonie allemande » et en Angleterre comme un allié du nazisme dont la diffusion s’opérait à partir du consulat germanique de Monrovia [C. Akpo, 1992, p. 25]. Il évolua pourtant vers une attitude plus anglophile à partir d’octobre 1940, à la suite d’une tentative d’assassinat contre le président Edward Barclay, le « complot de Monrovia », qui permit en effet d’éliminer ses adversaires politiques les plus compromis avec les Allemands.
Le rapprochement avec les Alliés s’opéra par l’intermédiaire des États-Unis qui signèrent avec le Liberia plusieurs conventions. Celle du 31 mars 1942 leur concédait « le droit de construire, gérer, utiliser et défendre toutes installations stratégiques au Liberia » (cité par R. Cornevin, 1971, p. 435). Ils purent ainsi aménager l’aérodrome de Robertsfield, utilisé comme escale vers l’Asie, en échange de la construction d’un port à Monrovia et d’une route reliant la capitale à l’intérieur, qui ne sera construite qu’après guerre. La production du caoutchouc par la firme Firestone devint un élément stratégique après l’offensive japonaise de 1942-1943 qui coupait les Alliés de leurs ressources en caoutchouc asiatique. Toutefois, même après la rupture des relations diplomatiques avec l’Allemagne (décembre 1942), il fallut attendre le 27 janvier 1944 pour que William Tubman, qui avait été élu à la présidence avec le soutien des USA en novembre 1943, déclarât officiellement la guerre à Hitler.
Les colonies françaises avaient fourni environ 80 000 hommes pour la campagne de France, en 1939-1940 : 10 500 Malgaches dont 29,6 % avaient été tués ; 68 500 soldats d’Afrique noire qui avaient subi 38 % de pertes. À ces forces s’ajoutaient les troupes nord-africaines qui s’élevaient à 340 000 membres, selon le ministère de la Guerre mais leur nombre avoisinait plutôt 400 000 dont 180 000 étaient opérationnels. En outre, 118 000 étaient stationnés en Afrique noire. L’Afrique française aurait donc pu continuer la guerre si le gouvernement s’était installé à Alger, mais le maréchal Pétain préféra signer l’armistice. De ce fait, les autorités coloniales durent choisir entre le gouvernement de Vichy et celui de la France libre.
L’empire constituait un enjeu pour les deux parties. Du côté de Vichy, on s’efforçait de prouver qu’on possédait une force complémentaire, aussi une active propagande fut-elle menée tant en direction des colonies que de la population française. Par exemple, les nouveaux programmes d’enseignement de l’Histoire insistèrent sur la mission impériale de la France et sur son œuvre ; une « Semaine de la France d’outre-mer » présenta les réalisations coloniales (15 au 21 juillet 1941). La volonté de promouvoir une nouvelle politique coloniale sur le plan économique comme sur celui de l’administration future de l’empire s’exprima par la création d’organismes adéquats, par exemple, en 1942, un Comité directeur de la politique musulmane composé de neuf personnalités et présidé par Lucien Romier [Ch.-R. Ageron, 1990]. Parallèlement, les Allemands soutenaient l’action vichyssoise à laquelle ils contribuaient, en lui donnant une orientation à la fois anglophobe et antisémite, par la presse, la radio, le cinéma. Sur plusieurs affiches politiques, l’Afrique, en particulier l’Afrique du Nord, apparaît comme le prolongement de l’Europe et pas seulement comme son « espace complémentaire ». Ces intérêts analogues s’exprimèrent, en mai 1942, par l’organisation, dans les deux zones, d’une Quinzaine impériale. Du côté de la France libre, on développait également une propagande impériale par l’intermédiaire de la presse clandestine et des radios. Si bien que, pour reprendre l’idée de Ch.-R. Ageron, pendant la période de guerre « le mythe impérial fut peut-être, et pas seulement pour les jeunes, un des toniques les plus puissants de la nation » [1990, p. 322].
Au lendemain de la défaite, la plus grande partie de l’Afrique française resta attachée au régime de Vichy. Le général Weygand, qui commandait les troupes d’Afrique du Nord, proclama sa fidélité au maréchal Pétain. Il en alla de même de Pierre Boisson, gouverneur général de l’AOF ainsi que des gouverneurs des colonies de la fédération. Bien plus, le chef de l’AOF résista à l’expédition navale britannique et française libre contre Dakar, les 13-25 septembre 1940, et contribua à son échec. À Madagascar, le gouverneur de Coppet se déclara publiquement prêt à rejoindre le camp de la France libre, mais il démissionna après le bombardement de la flotte française par les Anglais, à Mers-el-Kébir (3 juillet 1940). Son successeur, Annet, opta pour l’État français, ce qui entraîna le blocus des côtes par les Anglais et inaugura pour les Malgaches une période de privations.
Un vichysme spécifique ?
Les administrateurs étaient généralement favorables à l’établissement, en France, d’un régime fort, analogue à celui qu’ils pratiquaient sur place et défendant des valeurs identiques. La plupart d’entre eux avaient, en effet, appliqué avec beaucoup de réticences les quelques mesures favorables aux Africains qu’avait décidées le Front populaire. Ils accueillirent donc favorablement les directives de l’État français. Les organes administratifs furent dissous et la minorité des autochtones qui bénéficiaient des droits politiques en furent privés, comme ce fut le cas des citoyens des Quatre Communes du Sénégal. La législation antisémite, édictée le 30 octobre 1940 dans le Statut des Juifs, contraignit ces derniers à se faire recenser dans tous les territoires vichyssois et certaines activités leur furent interdites. En Algérie, on abrogea le décret Crémieux de 1870 qui avait donné la citoyenneté française aux Juifs. Les poursuites furent un peu moins rigoureuses contre les Juifs de Tunisie, du Maroc et d’AOF, mais la propagande antisémite y conserva sa virulence. Partout, les francs-maçons furent également pourchassés. Le régime de l’indigénat connut un regain de vigueur et les condamnations arbitraires se multiplièrent. La tolérance, qui existait parfois auparavant en faveur de la liberté d’association et de réunion, disparut totalement. Ainsi, même si le vichysme fut plus modéré dans les colonies que dans la métropole, surtout en AOF, « c’était cependant le même esprit, celui de la dictature » [J. Richard-Molard, 1948, p. 167].
La vie politique était dominée par divers groupements, sur l’exemple de ceux qui existaient en France, avec la volonté d’encadrer les populations. Ainsi, en AOF, d’après les recherches de Catherine Akpo [1992], la Légion française des combattants d’Afrique noire, fondée le 13 février 1941, comptait 19 139 adhérents, majoritairement des Français mais aussi des Africains, au 30 avril 1942, dont 55 % au Sénégal-Mauritanie, 27,3 % en Côte-d’Ivoire, 9,3 % au Dahomey, 3,1 % au Niger, 2,9 % en Guinée, et 2,4 % au Togo. Elle était dirigée par un comité central, présidé par le gouverneur et composé de chefs de service et quelques personnalités dont un instituteur africain. Elle comprenait huit sections : une à Dakar, une à Saint-Louis pour le Sénégal et la Mauritanie, et une dans chaque chef-lieu des colonies du groupe. Des journées, organisées par la Légion, eurent pour objet de promouvoir le pétainisme tout en recrutant des adhérents. Le fascisme trouvait des sympathisants parmi ceux que la colonisation avait lésés. Ainsi, nombre de Malgaches instruits attendirent la venue des Allemands et même, au début de 1941, fut créée une société secrète, la Pa-na-ma (Parti national-socialiste malgache).
L’idéologie était diffusée tout à la fois par la presse et la radio. En AOF, des tracts et des bulletins de propagande vichyssoise furent même émis en direction des colonies britanniques voisines. Le clergé catholique constitua souvent un vecteur du pétainisme, particulièrement par l’intermédiaire de cérémonies comme les fêtes de Jeanne d’Arc. Même après le ralliement de l’AOF à la France libre, les pères du Saint-Esprit à Dakar et les sœurs de Saint-Joseph de Cluny à Kaolack gardèrent sur leurs murs le portrait du maréchal. Quant à l’évêque de Dakar, Mgr Grimaud, il témoignait toujours de son attachement à Pétain lorsqu’il termina une allocution prononcée en chaire, en mars 1943, par : « Que Dieu garde le Maréchal, notre chef, qu’il protège la France, notre Patrie. » [Cité par C. Akpo, 1992, p. 120]
Pourtant, malgré la censure et la chasse aux gaullistes, la résistance se développa, appuyée par une active propagande à partir des colonies britanniques, à l’aide de tracts et de brochures dont certaines étaient rédigées dans des langues africaines, ou même de projections cinématographiques pour les populations frontalières. L’existence de réseaux, en relation avec la Gold Coast et la Sierra Leone, donna lieu à une répression discriminatoire : c’est ainsi que les militants gaullistes noirs condamnés à mort furent exécutés alors que les Blancs restèrent emprisonnés et purent, de ce fait, être libérés quand le gouverneur général se rallia à la France libre.
Une exploitation économique renforcée
Au point de vue économique, la situation de guerre eut des répercussions sur le mouvement des échanges avec la métropole tout comme avec les autres pays. Les exportations vers la France diminuèrent d’une part parce que les ports français de l’Atlantique étaient bloqués, d’autre part à cause des contrôles opérés par les Anglais en cours de route et par les Allemands à l’arrivée, et en troisième lieu à cause de l’insuffisance des moyens de transport. À Madagascar, par exemple, les exportations furent limitées à de faibles quantités de vanille et de graphite vers les États-Unis, à cause du blocus imposé par les Anglais. Partout, les importations, soumises aux mêmes aléas, subirent de surcroît le contrecoup de la pénurie qui touchait les États belligérants. L’évolution économique de l’AOF offre un exemple significatif des difficultés que connurent les colonies africaines.
Sources : statistiques coloniales.
La guerre remettait donc en cause la reprise économique qui s’opérait timidement depuis 1936-1937. Les habitants durent parer au manque de marchandises importées par leurs propres moyens. Or à cause de la politique coloniale, les territoires ne possédaient pas d’industrie capable de répondre à ces besoins. Quelques entreprises, le plus souvent de petite taille, furent créées pour produire des biens de consommation : huileries au Sénégal pour remplacer l’huile d’arachide qui provenait de France auparavant, savonneries au Dahomey etc. Toutefois, ces initiatives se révélèrent insuffisantes, manquant souvent de moyens, et, dans l’ensemble, elles ne purent répondre à la demande.
Les gouvernements locaux incitèrent les agriculteurs à développer les plantations vivrières, à diversifier leur production et même à rationaliser la culture de certaines denrées comme le riz [J.-J. Poquin, 1957]. Les cultures d’exportation, bien qu’ayant des cours soutenus par le gouvernement de Vichy, se vendaient difficilement. Les maisons de commerce hésitaient, en effet, à stocker des produits dont elles ne pouvaient prévoir quand ils seraient acheminés vers l’Europe. Il en allait ainsi pour les arachides, même en procédant à leur décorticage afin de rendre le produit utilisable moins pondéreux et d’en restreindre le volume. La production d’arachides tendit donc à baisser entre 1940 et 1942 car, même lorsqu’ils vendaient leurs récoltes, les agriculteurs ne pouvaient se procurer des biens de consommation à cause de la pénurie. La situation variait pourtant d’une colonie à l’autre et entre les divers produits : le calcul des termes de l’échange (ratio prix des produits exportés/prix des tissus de coton importés), que nous avons opéré par rapport à 1939 (indice 100) pour diverses cultures d’AOF, montre, par exemple, que la dégradation fut plus rapide chez les producteurs d’huile et d’amandes de palme du Dahomey (minimum indice 33,5 en 1945) que chez les cultivateurs de coton dans la même colonie (minimum indice 47,2 en 1945) ; les paysans « arachidiers » du Sénégal furent relativement moins affectés (minimum indice 56,6 en 1942) ; la production de café (minimum indice 39,6 en 1944) était plus payante que celle du cacao (minimum 23,8 en 1944) en Côte-d’Ivoire [H. d’Almeida-Topor, 1986].
Pourtant, les populations étaient partout obligées de produire pour soutenir la métropole et l’on eut recours au travail forcé pour recruter la main-d’œuvre nécessaire. À Madagascar, on se proposait même de rétablir le SMOTIG avec l’obligation d’aller travailler 200 jours par an chez les colons européens, mais le débarquement anglais fit avorter le projet.
L’apport d’une légitimité territoriale
En AEF et au Cameroun, les autorités coloniales, d’abord favorables au maréchal Pétain, s’en éloignèrent à cause de sa soumission aux Allemands. Le choix de la France libre fut l’œuvre du gouverneur du Tchad, Félix Eboué. Guyanais d’origine, il avait été nommé gouverneur par le Front populaire, ce qui était une position exceptionnelle pour un homme de couleur. Il annonça son ralliement au général de Gaulle le 26 août 1940 et fut suivi par toute l’AEF et le Cameroun.
La France libre possédait désormais une légitimité territoriale et pouvait participer aux opérations militaires des Alliés. De petits détachements levés en AEF et au Cameroun combattirent ainsi contre les Italiens en Érythrée ; d’autres procédèrent à un raid de harcèlement contre les positions sahariennes de l’Italie, en janvier 1941. Sous le commandement de Leclerc, ces forces africaines luttèrent contre les Italiens et prirent le Fezzan. En janvier 1943, elles opérèrent leur jonction avec les troupes britanniques qui s’opposaient à l’Afrika Korps sur le territoire libyen.
Le ralliement de Madagascar s’opéra sous la contrainte britannique. L’entrée en guerre du Japon, le 7 décembre 1941, donnait, en effet, à Madagascar une place stratégique sur la route de l’Asie. Les Anglais, craignant une invasion japonaise, débarquèrent à Diégo-Suarez le 5 mai 1942 et se heurtèrent violemment aux forces vichyssoises qui résistèrent pendant six mois. L’arrivée des troupes sud-africaines à Majunga, le 14 septembre, et l’occupation du sud de l’île, entraînèrent la signature d’un armistice, le 6 novembre 1942.
Une contribution économique substantielle
Le choix de l’AEF et du Cameroun en faveur de la France libre eut des conséquences économiques favorables. Le mouvement des échanges souffrit moins que celui de l’AOF et du Togo.
Source : Statistiques coloniales
Dès le début de 1941, de Gaulle conclut un accord avec le gouvernement anglais par lequel les territoires de l’AEF recevraient de l’Empire britannique tous les objets fabriqués essentiels en échange de la totalité des récoltes d’oléagineux, de coton, d’une grande partie de celle du café ainsi que la fourniture de bois. Cet accord, renouvelé en 1942, resta en vigueur jusqu’en septembre de la même année. À partir de cette date, une série d’accords par produits fut conclue avec la Grande-Bretagne et les États-Unis, ce qui permit de constituer des stocks en prévision de la libération de la métropole. En outre, des travaux d’équipement furent entrepris pour assurer l’acheminement de tous les produits. Malgré les difficultés d’approvisionnement et l’insuffisance de moyens de transport, on importa des machines, des fers et aciers, du ciment, du charbon. Le port de Pointe-Noire fut achevé, les routes de Brazzaville à Libreville et de Libreville à Yaoundé consolidées. On construisit des aérodromes ainsi que la station de radio de Brazzaville. La guerre permit donc à l’AEF, mal outillée jusqu’alors, de rattraper son retard.
Après la déclaration de guerre par Mussolini à la France et à l’Angleterre (10 juin 1940), les troupes italiennes du duc d’Aoste, fortes de 300 000 hommes, attaquèrent simultanément le Soudan où ils occupèrent deux villes frontières, la Somalie britannique où les Anglais battirent en retraite vers Aden, et ils lancèrent une offensive vers le Kenya, sans pousser plus loin leur avantage.
Les Britanniques ripostèrent par des opérations effectuées selon plusieurs axes (cf. carte 7) :
• à partir du Soudan, avec l’empereur Hailé Sélassié, qui était arrivé le 3 juillet 1940 à Khartoum, et développait une active résistance par l’envoi d’émissaires qui diffusaient ses proclamations à l’intérieur de l’Éthiopie. Appuyé par un corps de réfugiés éthiopiens au Soudan, la « Gideon Force », il se dirigea vers le Godjam puis le Choa, et rentra, le 5 mai 1941, dans sa capitale qui avait été libérée un mois auparavant par les Britanniques ;
• dans le Nord, les forces britanniques régulières venues du Soudan sous les ordres du général Platt, aidées par la Brigade française d’Orient et appuyées par les partisans éthiopiens, remportèrent la bataille de Kéren (15-25 mars 1941) puis se dirigèrent vers Gondar, tandis qu’en Érythrée tombaient Asmara (1er avril) puis Massaouah (10 avril) ;
• dans le Sud, les troupes du général Cunningham, composées de soldats britanniques, sud-africains et belges, parties du Kenya vers la Somalie, prirent Mogadiscio (25 février), Harrar puis Addis-Abeba (5 avril) et allèrent rejoindre les troupes du Nord à Amba Alagi. La chute de Gondar (27 novembre) força les Italiens à capituler [R. Cornevin, 1973].
Les Alliés pouvaient désormais concentrer toutes leurs forces sur les régions méditerranéennes. Pour sa part, le négus devait reconstruire le territoire national et récupérer ses débouchés sur la mer. Une déclaration de Anthony Eden, le 4 février 1941, avait admis par avance que l’empereur serait rétabli au gouvernement de l’Éthiopie dès que celle-ci aurait recouvré son indépendance. Le pays, rayé des cartes internationales en 1936, serait donc considéré comme une ancienne colonie italienne jusqu’à la signature d’un traité par les Alliés avec l’Italie. La Grande-Bretagne exerça donc une sorte de tutelle sur le pays et c’est avec elle que l’empereur dut traiter. Les accords des 31 janvier 1942 et 19 décembre 1944 lui rendirent le gouvernement de son pays mais réservaient le sort de l’Érythrée, colonie italienne depuis la fin du XIXe siècle, et maintenaient l’Ogaden sous le contrôle de la Grande-Bretagne, la situation devant être réglée définitivement après la fin des hostilités. En outre, des conseillers britanniques lui étaient attribués. L’influence britannique remplaça celle de la France, c’est ainsi que dans l’enseignement, l’anglais prit la place du français [J. Doresse, 1970].
Après l’invasion rapide de l’Europe continentale par les Allemands, la lutte se concentra autour des routes maritimes reliant la Grande-Bretagne à son Empire, c’est pourquoi la Méditerranée constituait un enjeu capital. Dès lors, l’Afrique du Nord devint l’un des principaux lieux d’affrontements entre les belligérants (cf. carte 8).
Après la défaite de la France, la Grande-Bretagne, craignant que la flotte française ne fût capturée par les forces de l’Axe, bombarda Mers-el-Kébir où elle détruisit plusieurs unités (3 juillet 1940) et immobilisa une escadre à Alexandrie. En Afrique du Nord, les opérations militaires se concentrèrent en Libye où elles traînèrent d’abord en longueur, avec des avances et des reculs alternatifs, car l’allongement des lignes d’approvisionnement le long d’une étroite bande littorale semi-désertique empêchait chaque camp d’exploiter les succès que lui apportaient ses blindés et son aviation. Pourtant, les Anglais aidés d’Australiens et de Néo-Zélandais, réussirent, à la fin de 1940, à repousser les Italiens de la frontière égyptienne jusqu’à l’intérieur de la Libye, mais en avril 1941 les troupes italiennes et l’Afrika Korps du maréchal Rommel, « le Renard du désert », parvinrent à les refouler jusqu’aux frontières de l’Égypte.
Tandis que la Grande-Bretagne garantissait la protection du canal de Suez et de l’Égypte par l’occupation du Moyen-Orient (Irak, Syrie, Liban) avec l’aide de contingents de la France libre (mars-juillet 1941), les Alliés redoutèrent que Vichy ne livre aux Allemands Bizerte (et Dakar) après l’arrivée au pouvoir de l’amiral Darlan ; cependant les « protocoles de Paris » signés par ce dernier, le 28 mai 1941, ne furent pas ratifiés par Pétain. Entre-temps, les Allemands ayant bloqué le franchissement du détroit de Sicile, les Anglais furent contraints de reprendre la route du Cap, comme nous l’avons dit plus haut, pour passer en Méditerranée orientale et en Asie.
Au début de 1942, la situation anglaise en Méditerranée semblait précaire. Rommel envahit l’Égypte après avoir percé les lignes britanniques à Tobrouk (mai-juin) tandis que les troupes françaises libres commandées par le général Koenig résistaient à Bir Hakeim. Toutefois, les blindés allemands furent arrêtés à une centaine de kilomètres d’Alexandrie (fin août). L’issue dépendait, pour chaque camp, de sa supériorité matérielle, ce qui incita les Alliés à doubler la voie maritime de l’Afrique orientale par un pont aérien Le Cap-Alexandrie. La situation se dénoua par la victoire d’El-Alamein, à la suite de l’offensive du général Montgomery (23 octobre). Le canal de Suez était sauvé et Rommel contraint de se replier sur la Libye (octobre-novembre 1942).
Ainsi, après deux années de guerre, la Libye redevenait le centre des opérations, mais le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord française allait changer les données stratégiques de la guerre.
Le débarquement, appelé opération « Torch », avait été décidé en juillet 1942 dans le triple but de desserrer la pression sur l’Égypte, d’empêcher le gouvernement de Vichy de céder des bases nord-africaines aux Allemands et surtout de créer le deuxième front réclamé par Staline. Préparé dans le secret absolu sous la direction du général Eisenhower, il fut réalisé avec le concours des organisations locales de résistance, le 8 novembre 1942. Cet événement eut pour conséquence à la fois de déplacer le terrain des opérations militaires en Tunisie et de faire passer l’Afrique du Nord dans le camp de la France libre.
Le débarquement avait été réalisé par plus de 100 000 hommes, vite renforcés par de nouveaux effectifs, à Casablanca, Alger, Oran et dans plusieurs autres ports. Au Maroc, ils se heurtèrent aux vichystes dont ils vinrent à bout facilement, alors que les opérations s’étaient effectuées aisément en Algérie.
Les Allemands et les Italiens réagirent en occupant la Tunisie avant que les Alliés ne s’emparent de tout le Maghreb (12 novembre). Les Français y étaient divisés : tandis que les troupes du général Barré se ralliaient au Comité d’Alger, l’amiral Estéva, qui exerçait les fonctions de résident, demeura fidèle à Vichy et laissa arriver les renforts allemands. Dès le mois de janvier 1943, Rommel s’était replié vers l’ouest en abandonnant la Libye. La campagne de Tunisie fut marquée par des combats acharnés dont les épisodes marquants furent l’arrêt par les Allemands des troupes conduites par Eisenhower au col de Kesserin (février 1943), la défense des frontières algériennes contre l’Axe par des unités françaises mal équipées, puis la marche des forces alliées de Montgomery vers Tunis et Bizerte (avril) et enfin la reddition des Allemands au cap Bon (12 mai 1943). À l’issue des opérations, les Alliés avaient fait 248 000 prisonniers et, surtout, ils avaient libéré l’Afrique de la présence de l’Axe.
L’arrivée des Alliés provoqua une évolution des rapports de force entre les partisans de Vichy et ceux de la France libre. Les premiers étaient hostiles au gaullisme et peu favorable aux Anglais. Ils soutenaient l’amiral Darlan, qui était en train d’effectuer un séjour en Afrique du Nord où il fut surpris par le débarquement. Devant la réussite inévitable des Alliés, celui-ci donna l’ordre de cesser le feu au nom de Pétain, qui devait d’ailleurs le désavouer publiquement. En tant que chef des armées, Darlan se considéra comme le dépositaire de la souveraineté française en Afrique du Nord et signa des accords avec le général Clark, le 22 novembre 1942, mais il mourut assassiné par la suite (24 déc.).
Les partisans de la France libre étaient eux-mêmes divisés : de Gaulle était appuyé par les Anglais alors que les Américains, redoutant sa sympathie pour les Britanniques, lui préféraient le général Giraud. Ce dernier, qui venait de s’évader d’une forteresse allemande, bénéficiait également de l’appui de nombreux résistants français sur place. Il prit donc la direction du Conseil de l’Empire, composé des gouverneurs ralliés à la France libre, sans modifier l’état d’esprit ambiant : c’est ainsi qu’il fit arrêter des résistants qui avaient aidé le débarquement allié. Dans le même temps, de Gaulle ainsi que le Conseil national de la Résistance estimaient, contrairement à Giraud, qu’il fallait créer un véritable gouvernement provisoire à Alger sans attendre la libération de la France. À la conférence de Casablanca (janvier 1943), Roosevelt et Churchill tentèrent en vain de réconcilier les deux hommes. Un moyen terme fut trouvé en mai 1943, lorsque fut fondé le Comité français de Libération nationale qu’ils devaient présider alternativement. Giraud se limita bientôt à une activité militaire qui finit par lui être supprimée, le 15 avril 1944. De Gaulle l’emportait donc. Le 3 juin 1944, il fonda le gouvernement provisoire de la République française qui ne devait être reconnu par les Alliés que le 23 octobre 1944. Entre-temps, il avait participé à la Libération et pris les premières mesures pour la reconstruction du pays.
Le débarquement allié en Afrique du Nord avait créé une situation difficile pour l’AOF qui se retrouvait totalement isolée dans son attachement à l’État français. Le gouverneur général Boisson négocia donc le ralliement de l’AOF et signa, aux côtés de l’amiral Darlan, un accord avec Eisenhower, le 7 décembre 1942. L’AOF entrait donc en guerre contre l’Allemagne mais sans abandonner sa fidélité au maréchal Pétain. Le régime de Vichy ne fut définitivement condamné qu’en juin 1943, après l’élimination des pétainistes et le triomphe du Comité français de Libération nationale. Boisson et quelques fonctionnaires très compromis furent remplacés, mais tous les autres administrateurs furent maintenus dans leurs fonctions.
L’entrée de l’AOF dans la France libre lui permit d’augmenter ses échanges avec la Grande-Bretagne et les États-Unis. Toutefois, le passage s’effectua difficilement. Jusqu’en 1942, en effet, les prix des produits d’exportation, soutenus par le gouvernement de Vichy, s’étaient accrus plus vite que les cours mondiaux. Il fallut opérer un réajustement des prix en procédant à une baisse d’environ 50 %. On y parvint surtout par une baisse massive des droits de douane et par la réduction des frais intermédiaires, mais le producteur en subit pourtant une répercussion. L’année 1943 fut donc particulièrement difficile. La situation se redressa lentement par la suite.
L’Afrique française libre fut sollicitée sur tous les plans. Au point de vue militaire, elle fournit environ 100 000 hommes pour combattre aux côtés des Alliés entre 1943 et 1945. Au point de vue financier, alors que l’impôt augmentait, les appels aux souscriptions volontaires se multiplièrent en même temps qu’étaient lancés une série d’emprunts : entre autres, l’emprunt africain (1942-1943), l’Aide à la Résistance qui rapporta 241 millions et demi de francs en Afrique noire, l’emprunt de la Libération (1945) qui fournit près de 200 millions et demi de francs. Ainsi, l’AOF aurait versé officiellement 1 508 millions de francs pendant la durée de la guerre [Ch.-R. Ageron, 1990]. Sur le plan économique, la production fut poussée et les réquisitions maintenues malgré les réticences des cultivateurs dont les récoltes étaient insuffisamment rémunérées par rapport à leurs besoins face à une fiscalité alourdie et à des produits de consommation de plus en plus coûteux.
L’évolution des conditions de vie des populations, illustrée par l’exemple de deux colonies enclavées, le Tchad, rallié à la première heure, et le Niger en même temps que le reste de l’AOF, montre d’appréciables différences (cf. tableau suivant).
Sources : nos calculs d’après les Statistiques coloniales, I. Kimba, 1992 pour le Niger, B. Lanne, 1986 pour le Tchad.
L’absence de sources identiques, nous a incités à prendre des critères comparables : pour le Niger, la valeur unitaire des exportations prises globalement à la frontière est moins précise que l’évolution des prix du coton, produit majeur exporté par le Tchad, mais pourtant significative de l’évolution. Les mêmes remarques sont valables pour les importations prises globalement par rapport à celles des textiles. On peut constater que le ralliement à la France libre fut marqué par un alourdissement des charges personnelles au Niger. Sous le régime de Vichy, la hausse de l’impôt personnel était largement couverte par les prix à l’exportation qui avaient même augmenté plus vite que ceux à l’importation. En revanche, avec la France libre, la baisse des prix à l’exportation fut plus forte que celle à l’importation, alors même que l’impôt personnel s’était accru. Pour le Tchad, les années 1944 et 1945 apparaissent comme particulièrement difficiles avec une augmentation très forte de la fiscalité et des prix des textiles importées alors que les prix à l’exportation se sont accrus beaucoup plus faiblement.
Madagascar présente un autre exemple des difficultés inhérentes à l’effort de guerre pour les Alliés. Il fallut accroître la production de graphite et de caoutchouc. La culture du riz fut intensifiée et les récoltes réquisitionnées en grande partie pour nourrir les travailleurs des chantiers ainsi que les citadins. Un Office du riz, créé en février 1944, qui achetait à 1 franc le kg le riz vendu trois francs au marché libre, avait la gestion des stocks qu’il mettait progressivement sur le marché de façon à réguler les prix, mais il n’empêcha pas ces derniers d’augmenter sans pour autant répercuter les hausses sur les prix d’achat aux producteurs. Cette situation, qui lésait les paysans, provoqua leur mécontentement et contribua à l’éveil politique des campagnes.
Le poids de la guerre se traduisit également par le besoin accru de main- d’œuvre dans toutes les colonies, avec des variations dans l’importance et les formes du recrutement ainsi que dans le traitement des travailleurs comme le montrent les procès-verbaux des séances de la conférence de Brazzaville (1944) consacrées à la question du « travail forcé » [H. d’Almeida-Topor, 1988]. Les gouverneurs y exposèrent les problèmes rencontrés dans leurs colonies respectives en matière de main-d’œuvre. Ainsi, à Madagascar, outre les recrutements forcés, les prestations permettant d’avoir une main-d’œuvre gratuite, qui avaient été rétablies par le régime vichyste puis portées par lui de dix à vingt jours, furent conservées sous la France libre à cause de l’effort de guerre. Au Sénégal qu’avaient déserté les navétanes (salariés agricoles saisonniers) du Soudan français, à cause de la hausse du coût de la vie et de la pénurie d’objets importés, il avait fallu réquisitionner 45 000 travailleurs pour la récolte des arachides de 1943-1944 et l’on prévoyait le même nombre pour la campagne suivante. La situation décrite par le gouverneur Latrille était particulièrement déplorable en Côte-d’Ivoire car les ponctions répétées de main-d’œuvre ne laissaient plus que 114 000 travailleurs disponibles, peu valides dans l’ensemble, sur lesquels il fallait encore prélever 56 000 manœuvres. Les rémunérations étaient généralement faibles, bien que des mesures aient été prises pour inciter les hommes au volontariat : ainsi, en AEF, Félix Eboué avait prescrit de payer toute forme de travail, mais l’administration avait dû recourir au travail forcé pour des périodes de trois mois, surtout au Cameroun à cause du développement de l’équipement ; en Oubangui, une prime d’assiduité de 50 centimes par jour était attribuée à ceux qui n’avaient pas plus de cinq jours d’absence par mois. La période précédant la fin de la guerre vit donc s’aggraver la situation des Africains et en particulier celle des producteurs agricoles qui formaient, rappelons-le, plus de 85 % de la population de l’Afrique noire française. La dégradation de la situation entre la période vichyssoise et la période de la France libre explique en partie que certains habitants d’AOF les moins informés des événements extérieurs conservèrent pendant longtemps leur estime au maréchal Pétain.
En 1944, le mouvement des échanges avait repris mais il était encore très inférieur à celui de l’avant-guerre.
Source : J.-J. Poquin, 1957, p. 237.
L’effort de guerre pesa lourdement sur tous les Africains. Bien plus, dans certaines colonies, les conditions naturelles avaient aggravé la situation, comme au Niger où, dès 1941, une invasion de sauterelles puis la sécheresse entraînèrent une famine généralisée qui se poursuivit jusqu’en 1943, ou encore au Tanganyika qui connut une période prolongée de famine de 1941 à 1944.
Les populations coloniales, qui avaient participé à la guerre sur les plans les plus divers, étaient convaincues qu’on avait exigé d’elles des sacrifices pour combattre l’oppression au nom d’une liberté dont elles devraient bénéficier. En outre, les pays traditionnellement opposés à la colonisation, les États-Unis et l’URSS, sortaient renforcés du conflit alors que les métropoles étaient affaiblies, sinon sur le plan moral, du moins sur le plan matériel. La victoire des Alliés engendrait donc l’espoir que des changements seraient apportés à la situation des colonisés.
Dès le 14 août 1941, Roosevelt et Churchill avaient affirmé, dans la Charte de l’Atlantique : « Chaque peuple a le droit de choisir la forme de gouvernement sous laquelle il doit vivre. » L’ambiguïté de cette déclaration résidait dans le fait qu’elle pouvait s’appliquer à toutes les populations assujetties et pas uniquement aux peuples d’Europe occupés par les puissances de l’Axe. Winston Churchill se défendit à plusieurs reprises d’avoir pensé aux colonies, entre autres dans un discours du 5 octobre 1941 : « Je désire être clair : ce que nous avons, nous le gardons. Je ne suis pas devenu Premier ministre de SM afin de procéder à la liquidation de l’Empire britannique. » [Cité par H. Grimal, 1965, p. 125.]
Cette optique fut confirmée par le secrétaire au Colonial Office, Oliver Stanley. Les responsables du gouvernement exprimaient ainsi l’attachement traditionnel à l’intégrité de l’Empire. Toutefois, un courant minoritaire en Grande-Bretagne avait adopté l’interprétation la plus large. Le travailliste Clement Attlee, s’adressant à des étudiants ouest-africains, estimait que la Charte concernait toutes les « races » : « Après les horreurs de la guerre et la destruction, nous arriverons à un monde de paix, de sécurité et de justice sociale non pour un peuple, non pour un continent, mais pour tous les peuples de tous les continents du monde. » (Extrait du Times, 16 août 1941, cité par M. Crowder, 1984, p. 462, trad. H. d’A.-T.)
Du côté américain, le président Roosevelt aurait eu une arrière-pensée anticolonialiste, ce qui correspondait aux idées exposées par la suite dans une conversation avec sa fille, en janvier 1943, document dont nous extrayons quelques passages caractéristiques : « […] En vertu de quoi le Maroc, peuplé de Marocains, appartient-il à la France ? […] Un pays peut-il appartenir à la France ? En vertu de quelle logique, de quelle coutume et de quelle loi historique ? […] Ne crois pas un seul instant, Elliott, que des Américains seraient en train de mourir ce soir dans le Pacifique, s’il n’y avait la cupidité à courte vue des Français, des Anglais et des Hollandais. Devons-nous leur permettre de tout recommencer ? D’ici quinze ou vingt ans, ton fils aura l’âge qu’il faut. […] Quand nous aurons gagné la guerre, je travaillerai de toutes mes forces pour que les États-Unis ne soient amenés à accepter aucun plan susceptible de favoriser les ambitions impérialistes de la France, ou d’aider, d’encourager les ambitions de l’Empire anglais. » (E. Roosevelt : Mon père m’a dit…, 1947 ; extrait cité in extenso par M. Michel, 1993, p. 110.)
Il est vrai qu’une option constante de la politique des États-Unis, qui s’était exprimée aussi bien à la conférence de Berlin (1885) qu’à celle d’Algésiras (1906) ou encore dans la question des mandats (1919), était de ne pas favoriser la formation de domaines réservés à quelques puissances parce qu’ils pourraient freiner leur propre expansion. D’ailleurs, une partie croissante de l’opinion américaine était favorable à l’internationalisation des colonies [H. Grimal, 1965].
L’Organisation des Nations unies traduisit partiellement ces préoccupations en mentionnant dans sa charte (26 juin 1945) l’existence des populations dépendantes, ce que certains appelèrent la « Charte coloniale » :
DÉCLARATION RELATIVE AUX TERRITOIRES NON AUTONOMES
« Article 73 - Les Membres des Nations unies qui ont ou qui assument la responsabilité d’administrer des Territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes reconnaissent le principe de la primauté des intérêts des habitants de ces territoires. Ils acceptent comme une mission sacrée l’obligation de favoriser dans toute la mesure du possible leur prospérité dans le cadre du système de paix et de sécurité internationales établi par la présente Charte et, à cette fin :
a) d’assurer, en respectant la culture des populations en question, leur progrès politique, économique et social ainsi que le développement de leur instruction, de les traiter avec équité et de les protéger contre les abus ;
b) de développer leurs capacités de s’administrer elles-mêmes, de tenir compte des aspirations politiques des populations, et de les aider dans le développement progressif de leurs libres institutions politiques, dans la mesure appropriée aux conditions particulière de chaque territoire et de ses habitants et à leurs degrés variables de développement ;
c) d’affermir la paix et la sécurité internationales ;
d) de favoriser des mesures constructives de développement, d’encourager des travaux de recherche, de coopérer entre eux, et, quand les circonstances s’y prêteront, avec les organismes internationaux spécialisés, en vue d’atteindre effectivement les buts sociaux, économiques et scientifiques énoncés au présent article ;
e) de communiquer régulièrement au Secrétaire Général à titre d’information, sous réserve des exigences de la sécurité et de considérations d’ordre constitutionnel, des renseignements statistiques et autres de nature technique relatifs aux conditions économiques, sociales et de l’instruction dans les territoires dont ils sont respectivement responsables, autres que ceux auxquels s’appliquent les chapitres XII et XIII. »
Extrait du chapitre XI de la Charte des Nations unies.
Les territoires sous mandat changèrent donc de nom sinon de statut et furent confiés en tutelle aux anciens pays mandataires. Les nations colonisatrices, pour leur part, affirmaient leur volonté de demeurer les seules maîtresses de leur empire. Ainsi, la France libre, avant même la libération du territoire métropolitain, s’était préoccupée de l’avenir de ses colonies.
La nécessité de réorganiser l’empire dans le cadre de la France libre fut évoquée par Félix Eboué, dès le 8 novembre 1941, dans une circulaire où il proposait des mesures immédiates en même temps qu’il définissait les principes d’une politique indigène. Celle-ci reposait sur des valeurs conventionnelles, en particulier sur le travail, autour duquel il bâtissait un système de colonisation :
« Toute la main-d’œuvre nécessaire peut-être recrutée et employée à condition que la vie indigène ne s’en trouve pas déséquilibrée. Pour cela, il ne faut plus prélever le travailleur seul, mais l’amener près du chantier avec sa femme et ses enfants. Mieux encore : il faut susciter des villages de même race et de même tribu sur le chantier.
« Plus de confusion entre anonymes venus de tous les coins de l’intérieur, plus de campements réglementaires mais stériles. Les hommes d’une même terre seront groupés avec leurs femmes et leurs enfants, formant l’amorce d’un vrai village. Les hommes travailleront sur le chantier et, sous la direction de l’employeur, prépareront, comme au village, les terrains de culture. Les femmes, comme au village, cultiveront la terre. L’employeur sera le tuteur de la communauté ; ainsi sera-t-il associé à ce redressement social. Il construira les cases, fera procéder à des ensemencements étendus, achètera au village le surplus de sa production vivrière, fera soigner tout le monde, procurera les médicaments et les moustiquaires, élèvera un troupeau, en un mot garantira l’existence normale du village, tout en lui assurant des avantages et des éléments de progrès qui lui auraient fait défaut à l’état naturel.
Ces deux conditions sont également indispensables : préserver et élever. Le grand moyen de préservation sera, je le répète, de mettre ou de laisser la femme au travail, non le travail du chantier mais le travail de la terre et la préparation des aliments. Si la femme est désœuvrée, le ressort de la communauté disparaît, et le résultat est perdu. Le deuxième moyen est la distinction des races et des tribus. On peut déplacer un village, on ne le crée pas de toutes pièces. Et si, dans cette affaire, la contrainte est d’abord nécessaire, on ne l’exercera que pour sauvegarder finalement l’organisation sociale et rendre à la population son cadre naturel et, avec lui, le désir et la faculté de perpétuer la race. »
Félix Éboué : La Nouvelle Politique indigène pour l’AEF, Alger, s.d. [8 novembre 1941], p. 54-55.
Le rôle important joué par l’Afrique pour légitimer la France libre ainsi que la perspective d’une fin prochaine des hostilités incitèrent le Comité français de Libération nationale à réunir une conférence concernant l’avenir de l’empire. Celle-ci eut lieu à Brazzaville, du 30 janvier au 8 février 1944 et fut inaugurée par le général de Gaulle (cf. Brazzaville, 1988). Y participaient essentiellement des administrateurs dont Félix Eboué, alors gouverneur général de l’AEF, ainsi que René Pleven, commissaire aux Colonies à Alger. Deux politiques s’y exprimèrent, visant toutes deux à maintenir l’autorité française : l’une, minoritaire, qui consistait, comme l’avait prôné Félix Eboué, à laisser les Africains évoluer dans leur milieu, avec leurs propres institutions ; l’autre, qui défendait l’assimilation et qui se traduisit dans les recommandations de la Conférence par le refus de l’autonomie politique : « La constitution éventuelle, même lointaine de self-governements dans les colonies est à écarter. »
Il fallait, au contraire, évoluer vers la décentralisation avec la représentation des populations dans des assemblées locales ainsi que dans les instances parlementaires métropolitaines. L’accent fut mis sur les réformes sociales même si les innovations proposées furent mineures. On affirma la nécessité de faire participer les Africains à la gestion des affaires en leur permettant d’accéder à des postes de cadres exécutifs, mais les fonctions de décision furent réservées aux citoyens français.
L’œuvre de la Conférence fut diversement jugée : pour certains, elle représentait une volonté de nouveauté par rapport à l’immobilisme précédent et dans ce sens son programme fut audacieux ; pour d’autres, elle restait conservatrice, voire rétrograde, surtout en ce qui concerne le travail forcé et l’avenir politique des colonisés. En fait, il y eut des contradictions entre les propositions novatrices du CFLN et les recommandations plus conservatrices de la Conférence. Les Africains, pour leur part, déplorèrent le fait de n’avoir pas été consultés et nombre d’entre eux estimaient, comme l’auteur d’un article de La Voix du Dahomey, publié en juillet 1945 : « Nous reconnaissons cependant l’effort méritoire qui a été fait en notre faveur. Encore convient-il de tout faire pour que Brazzaville ne demeure, comme l’enfer, pavé de bonnes intentions. » [Cité par Ch.-R. Ageron, ibid., p. 361.]
En dépit des divergences à l’égard de ses résultats, il faut reconnaître que la conférence de Brazzaville fut considérée par la suite comme un tournant de la politique coloniale française, une référence obligée de la décolonisation, et, par là même, prit une signification mythique que de Gaulle devait pérenniser, en 1958, lorsqu’il commença sa tournée africaine par la capitale du Congo, au moment où il allait fonder la Cinquième République.
Le renforcement de l’exploitation inhérent à l’état de guerre et les difficultés qui en découlèrent suscitèrent la montée des oppositions qui s’exprimèrent dans des formes différentes selon les territoires. Par exemple, au Kenya, la Kikuyu Central Association, conseillée depuis Londres par Jomo Kenyatta, s’attaquait à la domination des Blancs qu’elle rendait responsable de la situation misérable des Kikuyu, mais son journal Mungwithania fut interdit au début de 1941 et vingt de ses dirigeants furent arrêtés et emprisonnés pour deux ans. Au Nigeria, ce furent les syndicats qui menèrent la lutte à la suite de l’interdiction, en octobre 1942, des grèves et des lock-out pour la durée de la guerre. Ils s’unirent alors dans le Nigerian Trade Union Congress qui publiait un journal The Nigerian Worker. En août 1944, le Nigerian Reconstruction Group, futur National Council of Nigeria and Cameroon, fondé par Nnandi Azikiwé grâce à l’union de plusieurs associations, porta les oppositions sur le plan politique. Son exemple fut suivi dans d’autres territoires, en particulier par James Sangala qui rassembla les sociétés locales d’entraide dans le Nyasaland African Congress, en octobre 1944 : il réclamait que les Africains soient représentés au Conseil législatif non par un missionnaire mais par l’un d’entre eux (R. Cornevin, 1973). La période de guerre constitua donc une étape décisive dans les méthodes d’organisation des Africains anglophones qui pratiquèrent, plus largement qu’auparavant, des regroupements associatifs. Leurs revendications portaient non seulement sur l’amélioration des situations matérielles mais plus encore sur l’obtention de droits politiques.
Les intellectuels africains qui passèrent la durée de la guerre aux États-Unis, tels Kwamé Nkrumah, donnèrent une vigueur nouvelle à l’idée panafricaine grâce à leurs relations avec les milieux noirs américains. Leur action, qui devait conduire à la réunion du Ve Congrès panafricain de Manchester, en 1945, s’appuyait sur des principes anticolonialistes. Cette mise en cause de la colonisation rejoignait celle d’organisations politiques nord-africaines qui, en se référant à la charte de l’Atlantique, affirmaient le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : ainsi en allait-il du Manifeste du peuple algérien, lancé dès le mois d’avril 1943, alors que le Manifeste du parti de l’Istiqlal, publié le 11 janvier 1944, réclamait l’indépendance. La fin de la guerre allait mettre au premier plan la question coloniale.