L’ère des vicissitudes
La situation de l’Afrique, déjà préoccupante, a empiré à partir des années 1970 dans le contexte de la crise mondiale, avec sa marginalisation sur les plans commercial et financier. Confrontées aux aléas d’une vie difficile, parfois aggravée par des catastrophes naturelles, les populations ont dû, de surcroît, faire face aux contraintes des régimes autoritaires et, dans plusieurs cas, à des conflits extérieurs. La situation générale s’est encore détériorée dans les années 1980 à la suite de l’austérité imposée par les organismes financiers internationaux, désireux de freiner l’endettement. Ces conditions difficiles ont accentué les clivages sociaux et développé des antagonismes entre nantis et déshérités.
Les facteurs de faiblesses, analysés précédemment, sont devenus plus contraignants encore pour les pays africains, la cause essentielle résidant dans une dichotomie entre une croissance démographique rapide et celle plus limitée, voire négative des économies.
En 1997, l’Afrique possède environ 745 millions d’habitants ; en 1991, elle en avait 625 selon les statistiques de la Banque mondiale (650 à 680 à partir d’autres sources). L’augmentation de sa population, qui avait été d’environ 78 % pour la période 1950-1970, s’est élevée à près de 85 % pour les deux décennies suivantes. Dans le même temps, les Africains sont passés de 8 % à 9,7 % puis à 12,2 % (en 1990) et à 12,8 % de la population mondiale en 1997.
Les taux moyens d’accroissement annuel ont évolué pour l’Afrique subsaharienne de 2,8 % pour la période 1970-1980 à 2,9 % pour 1980-1989 et 2,7 % pour 1990-1997. En Afrique du Nord, ils sont passés respectivement de 3,1 à 2,9 et 2,3 en Algérie, de 2,1 à 2,5 et 2 en Égypte, de 2,4 à 2,2 et 1,9 au Maroc, de 2,2 à 2,5 et 1,8 en Tunisie, alors qu’il était de 4,1 % en Libye pour 1980-1990. Ainsi, on observe partout une accélération de la croissance dans la décennie 1980-1989, à l’exception de l’Algérie, puis un ralentissement du rythme pendant les années 1990. La baisse des indices de fécondité, sensible surtout depuis la fin des années 1980, peut indiquer qu’une évolution d’ensemble se dessine vers un régime de « transition démographique ». Le cas particulier de la Tunisie, dont l’indice de fécondité est le plus bas de toute l’Afrique, s’explique à la fois par une politique de planning familial suivie, mise en place dès le lendemain de l’indépendance, par la scolarisation des filles dont la longueur des études a retardé l’âge moyen au mariage et par le développement du travail féminin.
L’examen des données démographiques montre que la croissance naturelle de la population est due à une natalité toujours élevée, malgré sa diminution, et à la baisse plus rapide de la mortalité.
La baisse accélérée de la mortalité est imputable en grande partie à l’action médicale et à la vulgarisation des moyens préventifs, comme la vaccination. La part des dépenses publiques en matière de santé dans le total des dépenses budgétaires a eu tendance à diminuer d’environ 2 % en moyenne entre 1970 et 1990, peutêtre à cause des politiques d’ajustement structurel qui ont contraint de nombreux États à opérer des économies drastiques à partir des années 1980 (cf. chapitre 12). Toutefois, il est évident qu’il s’agit là d’une appréhension globale et que chaque pays forme un cas particulier qu’il n’est pas possible d’évoquer ici. Aussi nous borneronsnous à indiquer les écarts de variation autour des moyennes. En 1990, les dépenses totales de santé absorbent 4,5 % du PIB en Afrique subsaharienne dont 55,6 % pour le secteur public et 44,4 % pour le secteur privé, avec des différences entre les minima de 1,5 (Somalie) et 2,4 % du PIB (Sierra Leone et Zaïre) et les maxima de 8,5 (Burkina Faso) et 6,3 (Tchad) ; l’aide au développement contribue en moyenne à 10,4 % des dépenses totales. En Afrique du Nord, les proportions sont plus faibles pour l’Égypte et le Maroc (2,6 % du PIB) mais la part du secteur privé s’y élève à 61,5 %. En revanche, en Tunisie (4,9 %) et en Algérie (7 %), le secteur public prédomine avec respectivement 67,4 % et 77,1 %. Les progrès se sont traduits par l’éradication de certaines endémies, puisque, selon l’Organisation Mondiale de la Santé, la variole aurait disparu. En revanche, d’autres maladies se sont développées : ainsi, le paludisme prend des formes nouvelles depuis quelques années ; le SIDA touche de nombreux pays africains. En outre, des disparités existent entre les pays, surtout en ce qui concerne la mortalité infantile qui atteint les records mondiaux, en 1996, en Sierra Leone (174), en Guinée-Bissau (134), au Malawi (133) ; on peut remarquer quelques changements par rapport à 1991 où les trois taux les plus élevés du monde se situaient au Mali (161), en Mozambique (149) et en Guinée-Bissau (148) ; à titre de comparaison, en 1970, on trouvait à ces rangs le Mali (204), la Sierra Leone (197) et le Malawi (193). Toutefois, dans l’ensemble, l’espérance-vie s’est accrue, passant, pour les hommes, de 46 ans en 1975 à 52 en 1989 et 1996, et pour les femmes, de 49 à 55 ans en Afrique subsaharienne. À cette dernière date, elle atteint en moyenne 70 ans en Algérie et en Tunisie (alors qu’elle était respectivement de 65 et 67 ans en 1991), 68 ans en Libye, 66 au Maroc, 65 en Égypte. La différenciation qui s’opère entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne (exception faite de l’Afrique du Sud avec 62 ans pour les hommes et 68 pour les femmes), est liée surtout aux problèmes sanitaires et médicaux, que nous venons d’évoquer, mais aussi à des calamités naturelles (famines, disettes) et humaines (guerres, déplacements forcés de population, etc.).
Sources : Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde, 1980 à 1999.
(a) compris dans la moyenne de l’Afrique subsaharienne ;
(b) 6,5 en 1990.
Il résulte de l’évolution démographique que la forte proportion des moins de 15 ans a encore augmenté par rapport à la population totale. Ainsi, pour l’Afrique subsaharienne, elle est passée en moyenne de 43,3 en 1950 à 47,9 % en 1980 à 46,4 % en 1990, et à 48,5 % en 1991, mais en Afrique du Sud n’est que de 38,6 % en 1991. À cette même date, la proportion est plus faible en Afrique du Nord : 43,1 % en Algérie, 40,7 % au Maroc, 39,1 % en Égypte et 37 % en Tunisie qui enregistre les conséquences de la politique évoquée plus haut.
La scolarisation et la formation de cette jeunesse constituent donc des préoccupations majeures pour les États (pour la décennie 1990, cf. chapitre 12). Dans l’ensemble, la scolarisation primaire a progressé depuis les indépendances mais on rencontre bien des disparités selon les pays et les sexes, les filles étant souvent moins favorisées que les garçons.
Sources : Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde, 1992, 1993.
*Statistiques de 1989.
N.B. 1°) Il s’agit ici du nombre d’inscrits par rapport à la tranche d’âge pertinente (ici, de 6 à 11 ans), ce qui explique les taux supérieurs à 100. Ce ratio est différent du taux net de scolarisation qui indique le nombre d’enfants effectivement scolarisé par rapport à ceux d’âge scolaire.
2°) Les données pour la Libye ne sont disponibles que pour 1965, soit 78 % au total et 44 % pour les filles.
La fréquentation des écoles atteint des proportions particulièrement élevées en Afrique du Sud et en Afrique du Nord où la Tunisie est au premier rang avec une parité apparente des garçons et des filles. Pourtant, comme dans plusieurs pays musulmans, la montée des intégrismes tend à freiner la scolarisation féminine, ce qui n’apparaît pas encore dans les statistiques mais constitue un risque pour l’avenir.
Le développement de l’éducation a constitué une priorité dans la plupart des États, ce que montre le tableau suivant dans lequel nous avons indiqué, pour chaque date, les deux pays ayant consacré en Afrique la part minimale des dépenses pour l’éducation et les deux pays leur ayant accordé le maximum (cf. tableau ci-contre).
Mis à part le cas du Zaïre (qui dépensait pourtant 15,1 % pour l’éducation en 1972), on observe un resserrement de la fourchette entre les minima et les maxima. En fait, les taux les plus fréquents, qui se situaient dans la tranche des 17-20 % en 1972, se retrouvent dans celle des 15-19 % en 1980, mais il n’est possible de comparer avec 1990-1991 compte tenu des statistiques lacunaires.
Sources : Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde, 1992, 1993.
(a) Dépenses budgétaires uniquement.
N.B. Les données ne sont pas disponibles pour tous les pays.
La scolarisation secondaire s’est également étendue, mais avec des progrès moindres en Afrique noire qu’en Afrique du Nord :
Sources : Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde, 1992, 1993.
*Statistiques de 1989.
N.B. Il s’agit ici du nombre d’inscrits par rapport à la tranche d’âge pertinente.
On peut relever l’évolution rapide de la scolarisation secondaire en Égypte, particulièrement pour les filles. L’écart tend à diminuer entre les sexes, même lorsque les taux sont faibles comme en Afrique noire, essentiellement pour des raisons sociales : les bénéficiaires proviennent, en effet, surtout des catégories relativement aisées de la population qui encouragent la poursuite des études de leurs enfants, garçons ou filles. Quant à l’enseignement supérieur, il reste limité à une minorité, sur place ou dans des universités étrangères. On retrouve toujours les mêmes disparités entre l’Afrique subsaharienne et les pays du Nord (cf. tableau suivant).
Malgré la faiblesse des taux, les difficultés économiques ne permettent pas d’employer tous les diplômés dont une partie se retrouve au chômage à la fin des études ou bien est contrainte d’accepter des postes sous-qualifiés.
Sources : Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde, 1992 à 1999. Banque mondiale, World Development indicators, 1998.
N.B. Il s’agit ici du nombre d’inscrits par rapport à la tranche d’âge des 20-24ans.
La répartition du peuplement s’est profondément modifiée en quelques décennies. On a assisté à une véritable explosion urbaine avec des taux de croissance soutenus jusqu’au début des années 1990 :
Sources : Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde, 1992 à 1999.
(a) taux moyen d’accroissement annuel de 1965-1980 ;
(b) par rapport à l’année précédente.
La part des citadins africains est passée, en moyenne, de 22,9 % en 1970 à 35,5 % en 1990. Dans quelques pays, elle avoisine alors ou dépasse celle des ruraux : c’est le cas de la Libye (70 %), de la Tunisie (55 %, ce qui explique en partie le ralentissement de sa croissance, perceptible dans le tableau précédent), de l’Algérie (53 %), Zambie (51 %), du Maroc (49 %), de la République centrafricaine et de la Mauritanie (48 %), de l’Égypte (47 %). Le cas de l’Afrique du Sud mérite d’être relevé : sa population urbaine s’est accrue rapidement jusqu’à atteindre 60 % en 1991 d’après les statistiques de la Banque mondiale or, en 1992, la proportion est ramenée à 50 % d’après les mêmes sources, sans que soit expliquée cette diminution brutale liée peut-être à un nouveau mode de calcul. Quoi qu’il en soit, ce pourcentage restera quasiment invariable jusqu’en 1997), confirmant la forte diminution des taux de croissance urbaine sud-africains, mise en relief par le tableau précédent : cette évolution semble liée à l’aggravation du chômage, inhérente à des restructurations dans les secteurs miniers et industriels, ainsi qu’à des mesures favorisant l’accession de salariés agricoles à la propriété foncière, ce qui tend à limiter l’exode rural et permet, de surcroît, d’accueillir des citadins retournant à la campagne. Au demeurant, le même tableau souligne que le ralentissement des taux de croissance urbaine touche l’ensemble du continent. Ce phénomène, perceptible dès la fin des années 1980 [P. Hugon, 1993, p. 241-242], s’est accéléré au milieu de la décennie suivante, la dépression économique et les restrictions budgétaires en matière d’emplois publics freinant les migrations vers les villes tout en incitant à des mouvements inverses.
Pendant longtemps, le développement de la population urbaine a été alimenté par l’exode rural. Or depuis une période récente, et dans plusieurs pays, la croissance naturelle tend à l’emporter, d’une part parce que la population en âge de procréer est particulièrement forte dans les villes, d’autre part à cause de mesures mises en place dans plusieurs pays pour freiner la désertion des campagnes. Des régions entières se sont vidées au profit des capitales mais aussi d’agglomérations secondaires, les migrants espérant trouver des emplois plus rémunérateurs que les revenus agricoles. La croissance des capitales politiques ou économiques, amorcée précédemment, s’est donc accélérée et de véritables mégalopoles ont surgi, comme Lagos, capitale du Nigeria qui possède près de 10 millions d’habitants en 1990, soit 9 fois plus qu’en 1970. Ces villes concentrent une proportion variable de la population totale. Par exemple, en 1990 :
• Le Caire, 8,8 millions, rassemble 17 % des Égyptiens ;
• Kinshasa, plus de 3,3 millions, soit 9 % des Zaïrois ;
• Alger, 3 millions 3, soit 12 % des Algériens ;
• Abidjan, 2,2 millions, soit 18 % de la population de Côte-d’Ivoire ;
• Maputo, plus de 1,6 million, soit 10 % du Mozambique ;
• Dakar, 1,6 million, soit 20 % du Sénégal ;
• Tunis, 1,6 million, soit 20 % de Tunisie.
L’accroissement du nombre des habitants a entraîné une extension spatiale des villes, posant de délicats problèmes de gestion et d’aménagement des équipements collectifs et des transports urbains. Les solutions dépendent de l’importance des moyens mis en œuvre, ce qui accentue les disparités entre les villes modernisées comme Tunis avec son métro [C. Chanson-Jabeur, 1990] et celles qui n’ont que les anciens modes de transport : taxis collectifs et/ou, depuis la crise, motocyclettes, voire bicyclettes collectives. En outre, l’architecture urbaine s’est modifiée. Le style des bâtiments y a évolué rapidement. Les anciens modes de construction ne sont plus utilisés que dans les régions éloignées des centres urbains ou trop pauvres pour employer des matériaux importés. Partout ailleurs, on construit « en dur » (ciment, béton). Les villes ont changé d’aspect. Les vieux quartiers résidentiels s’apparentent toujours aux agglomérations des anciennes métropoles dans leur version tropicale, mais les maisons de style « colonial », possédant de vastes vérandas aux larges persiennes de bois, tendent à être remplacées par des villas modernes dont les vitres conservent la climatisation. En outre, la hausse des prix des terrains, consécutive à l’augmentation de la population, a développé la construction d’édifices élevés à la manière occidentale. Les villes africaines perdent alors leur spécificité en se couvrant de hautes tours vitrées ou de HLM. Le centre où se situent les administrations et les entreprises commerciales, ainsi que les quartiers résidentiels plus luxueux contrastent avec les zones surpeuplées, aux habitations précaires, qui abritent les populations. La ségrégation sociale de l’ère coloniale s’est donc maintenue, voire aggravée. Ainsi, à Khartoum qui atteint 2 millions d’habitants en 1990, la guerre civile qui sévit au Soudan depuis 1983 a suscité l’arrivée de milliers de réfugiés, en majorité originaires du sud, avec une grande proportion de femmes sans ressources et d’enfants ; cette population a créé des quartiers marginaux, sous-équipés, composés de maisons de fortune et vit principalement d’expédients [F. Ibrahim, 1990]. Il résulte, dans les faits, une ségrégation à la fois ethnique et sociale.
La société urbaine est donc hétérogène, avec ses citadins de longue date et les nouveaux arrivants. Une étude effectuée à Abidjan au début des années 1970 par J.-M. Gibbal [1974], et confirmée par des enquêtes ultérieures menées par divers chercheurs dans d’autres grandes villes, met au jour trois étapes entre les deux stades : dans un premier temps, les « ruraux prolétarisés », d’origines diverses, souvent coupés de leurs villages, ayant des revenus généralement très bas, s’insèrent mal dans le milieu urbain et vivent repliés sur eux-mêmes en pratiquant au sein du secteur dit « informel ». La période intermédiaire est celle des « nouveaux citadins » qui vivent en double appartenance avec le village et la ville, grâce à des associations fondées sur des solidarités coutumières, ce qui provoque parfois des contradictions avec les groupements relevant des collectivités urbaines ; leurs revenus sont peu élevés mais ils ont initié leur processus d’intégration. La dernière étape est celle des véritables citadins, nés au sein d’une société hétérogène, différente des structures villageoises qu’ont connues leurs parents ; ils forment les éléments constitutifs d’une classe moyenne aux revenus susceptibles de faire vivre une famille. Ce sont les moins nombreux parmi les habitants de la ville et aussi les mieux intégrés : détachés des liens coutumiers, ils peuvent en transgresser les règles morales et adopter des pratiques de vie interculturelles qui leur permettent de remplir des fonctions dirigeantes dans le monde politique et/ou économique et, de ce fait, de développer un certain clientélisme.
Dans le contexte de crise, les clivages sociaux se sont accentués. Par exemple, dans les pays du golfe de Guinée, ce sont des femmes citadines de longue date qui tiennent en leurs mains une partie de la richesse économique, grâce au commerce. Une forte demande existe, en effet, pour les tissus, en particulier pour les « pagnes » de coton. Ces derniers proviennent surtout de l’étranger mais aussi d’usines locales, leurs prix variant selon la qualité. Au Togo, ce commerce est monopolisé par les « Mamas Benz », qui en tirent des bénéfices importants et peuvent ainsi acheter des voitures coûteuses, spécialement des Mercedès-Benz, ce qui leur a valu leur surnom. Leur prospérité contraste avec celle des demandeurs d’emploi, le chômage touchant, comme partout ailleurs, diverses catégories sociales et les jeunes en premier lieu, aussi bien ceux qui sont diplômés que ceux qui n’ont guère de formation. Toute une population flottante existe donc dans laquelle se recrutent les délinquants. Toutefois, les Africains réagissent en pratiquant de petites activités de production ou de services. Ce secteur dit « informel » constitue souvent une part essentielle des ressources individuelles ou familiales, même dans les familles de fonctionnaires lorsque l’État prend du retard pour payer les traitements. Au début des années 1980, un tiers en moyenne de la population des villes d’Afrique noire vivait de « petits métiers », et dans certaines agglomérations, comme Lagos, la proportion dépassait déjà 50 %.
Des enquêtes ont montré que « l’informel » est généralement bien structuré, avec des entrepreneurs possédant leurs moyens de production et bénéficiant d’une main-d’œuvre familiale ou de travailleurs engagés à la tâche. Leurs domaines d’activité sont la petite production ou bien le petit commerce et le transport (taxis collectifs, par exemple). Plusieurs niveaux existent en fonction de leurs contacts avec le marché qui peut être inexistant pour les prestataires de service, ou bien limité à l’achat de matières premières, ou encore développé en cas de production pour le marché. Parmi ces derniers, certains entrepreneurs font fortune en utilisant une main-d’œuvre peu payée, mais satisfaite d’avoir du travail. Leur petite production marchande leur permet d’accumuler du capital qu’ils investissent soit dans la terre en pratiquant une agriculture spéculative pour l’exportation (par exemple les ananas ou des cultures florales en Côte-d’Ivoire), soit en ville en construisant des maisons de rapport, soit encore dans l’industrie avec la possibilité d’obtenir une sous-traitance de la part d’une firme internationale. L’intérêt économique de ce secteur, qui travaille en marge de la fiscalité et dont l’apport n’est pas comptabilisé, fait l’objet de discussions entre les spécialistes, certains lui contestant la possibilité de promouvoir des changements structurels [C. Coquery-Vidrovitch et S. Nédélec, 1992 ; P. Hugon, 1993]. En fait, ce secteur, qui constitue aussi une courroie de transmission entre le marché international et le marché intérieur, est souvent très dynamique parce qu’il n’est pas gêné par la réglementation. Ses réseaux lui permettent de passer au-dessus des frontières en offrant parfois des services à la limite de la légalité : par exemple, des transferts de fonds entre pays. Il n’est pas possible actuellement de porter un diagnostic valable sur l’économie des pays africains sans en tenir compte, d’autant qu’il concerne un nombre croissant d’individus. Cet état de fait se répercute dans l’évolution de la terminologie car depuis le début des années 1990, le terme d’informel tend à céder la place à l’expression « économie populaire ».
La crise qui commence en 1973 a été ressentie dans les pays africains non producteurs de pétrole comme dans les pays industrialisés. Ainsi, la comparaison des prix de gros pour la période 1970-1990 confirme l’évolution parallèle, perceptible pour la période antérieure (cf. graphique), entre les deux groupes, au moins jusqu’au début des années 1980 (cf. graphique) :
En revanche, les pays en voie de développement (dont l’Afrique fait partie) maintiennent leur comportement inflationniste. À partir de 1981, la tendance s’infléchit : les prix des pays industrialisés stagnent à cause des mesures anti-inflationnistes mais sans que s’amorce une reprise ; en revanche, la montée des prix en Afrique traduit une situation inflationniste peut-être accélérée par l’endettement des États, le gonflement de la masse monétaire ne pouvant être assumé par des économies en crise.
L’économie du continent reste donc toujours dépendante de l’extérieur et les bases de ses échanges se sont peu modifiées, en particulier pour l’Afrique noire : elle exporte surtout des matières premières et importe essentiellement des objets manufacturés [H. d’Almeida-Topor et M. Lakroum, 1994]. Les revenus des producteurs agricoles et les recettes que les États tirent de l’exportation dépendent toujours des variations des cours mondiaux des matières premières. Or, ces derniers ont tendance à baisser en valeur constante, sur la longue durée. Certes, des accords internationaux, bilatéraux ou multilatéraux, ont été signés en vue de stabiliser la situation. Ainsi, en 1975, la convention de Lomé I, entre la CEE et les 46 États ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique), avait garanti leurs débouchés dans la Communauté européenne et tenta de corriger les variations de leurs recettes (caisse STABEX). Cette entente, remodelée (Lomé II, III, IV et IV bis), est toujours en vigueur et s’est étendue à 68 pays. Elle doit être révisée à la fin du siècle [Gemdev, 1998]. Pourtant, les termes de l’échange se sont dégradés à partir de 1975. Sans accorder à cet indicateur économique la place primordiale que lui ont donnée les « tiers-mondistes » dans leur analyse (cf. chapitre 10), force est de constater qu’en moyenne l’échange est devenu de plus en plus inégal : par rapport à 1980 (indice 100), l’indice des termes de l’échange pour le continent est estimé en moyenne à 96 en 1985, puis à 65 en 1986, à 66 en 1987 et à 60 en 1988. L’exemple particulier de la Côte-d’Ivoire permet de suivre les étapes de cette évolution, en apportant quelques correctifs aux données globales (cf. graphique ci-contre).
Sources : statistiques FMI.
Trois périodes s’individualisent : la première, marquée par le choc pétrolier, est vite surmontée. À partir de 1975, la hausse des prix des matières premières améliore les termes de l’échange jusqu’en 1981. Par la suite, les prix à l’exportation se dégradent, comme pour tous les pays fournisseurs de matières premières. La chute des cours, en 1982, ampute des trois quarts les revenus de l’exportation. La légère remontée des termes de l’échange, en 1984, provient essentiellement d’une baisse relative des prix à l’importation. La dégradation s’accélère après 1985.
La deuxième partie des années 1980 est donc marquée par une généralisation de la dépression qui se pérennise pendant la décennie suivante. Les termes de l’échange sont toujours défavorables à l’Afrique, car malgré une légère remontée (1990 = 93,2 ; 1995 = 93,8 ; 1996 = 97,1), ils se situent toujours au-dessous du niveau de 1980 (indice 100).
Bien plus, le volume global des échanges a diminué, passant de 6,1 % du commerce mondial en 1980 à 2,9 % en 1990. L’évolution est particulièrement sensible en Afrique noire. À la chute des cours mondiaux s’ajoute, en effet, la moindre compétitivité des produits africains sur le plan international à cause de leur productivité relativement faible. En outre, la demande en matières premières naturelles tropicales tend à se restreindre d’une part parce que leur proportion a diminué dans le produit fini, de l’autre à cause de la diversification des marchandises concurrentes, comme les « lessives sans phosphates » ou les nombreuses huiles comestibles rivales de l’arachide. En conséquence, l’Afrique subsaharienne a perdu une partie de ses débouchés traditionnels : en 1995, avec 1,36 %, sa part des exportations mondiales est descendue au niveau le plus bas de tout le xxe siècle. La baisse des exportations a entraîné une restriction des importations. Ce mouvement s’est accompagné d’un redéploiement, voire du désengagement d’un certain nombre de grandes sociétés commerciales étrangères. L’Afrique est donc marginalisée en tant que fournisseur et que client.
Sources : statistiques FMI.
L’évolution des secteurs d’activité, amorcée dans la décennie soixante, s’est poursuivie avec une diminution relative de la part de l’agriculture dans le PIB et une augmentation de l’industrie. En revanche, la tendance concernant les services n’est pas généralisable. Le grossissement du secteur tertiaire (16 % en moyenne de la population active en 1975 et 21 % en 1989) a abouti à une saturation. Nombre de jeunes diplômés restent donc au chômage, comme nous l’avons dit, car les États ne peuvent créer des emplois nouveaux de fonctionnaires et les entreprises privées ne peuvent absorber tous les demandeurs d’emploi (cf. tableau p. 260).
L’agriculture demeure un secteur essentiel, même si la population active y est passée de 74 % de la population active totale en 1975 à 66 % en 1989. Il lui faut nourrir une population croissante tout en produisant pour l’exportation. Les difficultés diffèrent selon les pays : mauvaises conditions naturelles aggravées périodiquement par des sécheresses catastrophiques génératrices de famines, dans les pays du Sahel et en Éthiopie (1973-1975 et 1983-1985), terres cultivables surpeuplées entraînant l’usure des sols ainsi qu’une dégradation écologique accélérée et, d’une façon générale, investissements insuffisants de la part d’États endettés et de particuliers manquant de moyens financiers. L’aide, dispensée par les organisations internationales et les ONG (Organisations non gouvernementales), reste ponctuelle et ne répond pas toujours aux besoins réels des bénéficiaires. Malgré les efforts, l’autosuffisance alimentaire n’est pas assurée et on doit importer une partie des produits de première nécessité, surtout des farineux alimentaires. Toutefois, la croissance de la population urbaine a entraîné le développement de cultures maraîchères autour des villes : par exemple, une enquête effectuée à Bissau montre que, depuis 1986, ce sont des femmes maraîchères qui fournissent 88 % de la consommation de la ville en légumes frais. De plus, un commerce actif sur ce type de denrées vivrières associe, au gré des saisons, la production internationale à celle de l’Afrique. L’approvisionnement en oignons d’une partie de l’ouest africain en constitue un bon exemple : un premier réseau procède de la commercialisation, par les Hollandais, de produits qui arrivent à Dakar d’où ils sont répartis vers l’intérieur du Sénégal et vers d’autres pays ; un autre circuit très ancien, qui peut recouper le premier, est emprunté par les oignons produits au Niger et vendus dans toute la zone jusqu’à Lomé, en passant par le Burkina Faso ; enfin, autour de plusieurs villes, des oignons frais sont cultivés sur place [O. David, 1993].
Sources : Banque mondiale, Rapport sur le Développement, 1986 à 1999.
L’économie est également déséquilibrée parce qu’il faut acheter à l’étranger l’essentiel des produits manufacturés. La production industrielle, surtout en Afrique subsaharienne, est le plus souvent limitée à quelques biens de consommation (textiles, agroalimentaires), et ne couvre pas sans les besoins locaux. L’industrie a progressé lentement : elle employait en moyenne 9 % de la population active en 1975, et 13 % en 1989. La politique consistant à implanter des industries de substitution a eu des résultats limités, même dans les économies ouvertes, l’étroitesse du marché n’attirant pas les investissements susceptibles de rendre une production concurrentielle.
Un nouveau secteur s’est développé depuis les années 1970 : le tourisme. Les réserves naturelles comme celle du Kenya, le soleil méditerranéen ou les plages tropicales attirent un nombre croissant de visiteurs. Ces réserves naturelles, en Afrique comme dans le reste du monde, sont soumises à une stricte protection. On ne peut y exercer aucune activité humaine susceptible de modifier la nature. Elles ont été créées dans le but de protéger des espèces végétales ou animales particulièrement menacées ainsi que des sites réputés. Certaines d’entre elles, ainsi que quelques parcs nationaux, ont même été déclarés par l’UNESCO « hauts lieux du Patrimoine mondial », par exemple la réserve d’oiseaux de Djoudj (Sénégal), le parc national du Lac Malawi (Malawi) ou celui du Mana Pool (Zimbabwe). Pourtant, des braconniers, liés à un trafic international, pourchassent des animaux en voie de disparition soit pour leurs matières précieuses (ivoire), soit pour les vendre dans des zoos publics ou privés. Le cas des gorilles de montagne (Rwanda, Ouganda, Zaïre) est significatif : selon des statistiques officielles de 1990, sur 48 capturés, six sont parvenus à l’âge adulte et un seul couple s’est reproduit.
Le tourisme est devenu important pour plusieurs États africains auxquels il apporte des devises et des emplois comme le Kenya, la Tunisie, le Togo, le Sénégal ou le Cameroun. Pourtant, il ne reste sur place qu’une partie seulement des bénéfices réalisés par des investisseurs souvent étrangers. En outre, les touristes résident généralement dans des lieux spécialement aménagés pour eux (grands hôtels, clubs) et se mêlent rarement à la population locale.
Les activités économiques n’ayant pu répondre à la pression démographique, l’émigration est encore considérée pour beaucoup comme l’unique espoir de trouver du travail, de meilleures conditions d’existence et la possibilité d’envoyer un complément de ressources aux familles restées dans le pays d’origine (en 1991, par exemple, les fonds ainsi transférés représentaient plus de 12 % du PNB en Égypte, 7,5 % au Maroc, près de 6 % au Burkina Faso et au Mozambique, etc.), [H. d’Almeida-Topor, M. Lakroum, 1994, p. 166]. Aux ressortissants des pays du Maghreb, nombreux à s’expatrier pendant les périodes précédentes, se sont joints des originaires d’Afrique noire, émigrant pour s’installer dans les villes européennes. Ils se composent principalement de travailleurs manuels et, en second lieu, d’intellectuels car les États africains ont à faire face à une « fuite des cerveaux » pour des raisons économiques ou politiques, comme nous le verrons plus loin. Un certain nombre se sont installés définitivement dans le pays d’accueil dont ils sont devenus des citoyens à part entière. Cependant, depuis la crise mondiale, les pays européens ont pris des mesures de plus en plus restrictives contre l’immigration. En revanche, les migrations interafricaines tendent à se développer, en particulier vers l’Afrique du Sud depuis les années 1990 [A. Bouillon, 1999], ce qui a parfois développé des tendances xénophobes dans les pays d’accueil.
À la fin des années 1960, l’analyse des faiblesses antérieures avait incité certains dirigeants à emprunter une nouvelle voie politique. C’était le cas, par exemple, de Apollo Milton Oboté qui avait proposé une nouvelle charte pour l’Ouganda, le 18 décembre 1969 :
« 11. Le virage à gauche (Move to the Left) consiste à créer une nouvelle culture politique et un nouveau mode de vie qui permettront au peuple d’Ouganda pris dans son ensemble - en ce qui concerne son bien-être, sa voix dans le Gouvernement National et dans les autres autorités locales – d’être prédominant. C’est pourquoi il est à la fois antiféodal et anticapitaliste.
« 21. Nous ne pouvons pas nous permettre de bâtir deux nations à l’intérieur des limites territoriales de l’Ouganda. : l’une riche, instruite, africaine en apparence mais étrangère dans sa mentalité, et l’autre, qui constitue la majorité de la population, pauvre et illettrée. Certes nous ne considérons pas que tous les aspects de la vie traditionnelle africaine sont acceptables comme socialistes. Par exemple, nous n’acceptons pas que l’appartenance à une tribu fasse d’un citoyen un outil exploitable et utilisable pour son bénéfice par des leaders tribaux. De même, nous n’acceptons pas que le féodalisme, qui n’est d’ailleurs pas un état inhérent et particulier à l’Afrique ni à l’Ouganda, soit un mode de vie qui ne doit pas être troublé sous prétexte qu’il s’agit d’une pratique séculaire. Étant donné les antécédents historiques qui sont les siens, nous sommes convaincus que l’Ouganda est placée dans l’alternative suivante : ou bien nous choisissons de perpétuer ce dont nous avons hérité, et dans ce cas un système de production et de distribution de la richesse complètement irrationnel fondé sur des méthodes étrangères, ou bien nous choisissons d’adopter un programme d’action fondé sur les réalités propres à notre pays. C’est ce dernier choix qui a été fait dans cette charte. Nous devons nous écarter des allées du passé pour nous avancer dans les avenues de la réalité, et refuser de voyager le long d’une route où on lit sur les panneaux de signalisation : “Le Droit d’admission réside dans la croyance en la survivance des plus forts.” Pour nous, chaque citoyen de l’Ouganda doit survivre, et nous sommes convaincus que l’Ouganda doit effectuer unie son virage à Gauche. Les conditions doivent être créées pour que les fruits de l’Indépendance touchent chacun et tout citoyen, sans que certains citoyens bénéficient de positions privilégiées ou vivent de la sueur de leurs concitoyens.
« 22. Nous sommes convaincus, du point de vue de notre histoire, que non seulement notre système d’enseignement (educational system) est un héritage des jours d’avant l’Indépendance, mais aussi que les attitudes à l’égard du commerce et de l’industrie modernes et la position des personnes d’influence, à l’intérieur et à l’extérieur du Gouvernement, créent un fossé entre d’un côté les gens aisés et de l’autre la masse de la population. La stratégie du virage à gauche exposée dans cette charte vise à combler ce fossé et à mettre un terme à cette évolution.
« 23. Nous identifions deux circonstances qui favorisent l’émergence d’une classe privilégiée et son développement. En premier lieu, notre système d’enseignement qui vise à produire des citoyens dont l’attitude à l’égard des personnes sans instruction et de leur mode de vie les conduit à se penser les maîtres et à voir dans les personnes non instruites des serviteurs. Deuxièmement, les possibilités de se trouver un emploi dans le commerce et l’industrie modernes, ou de trouver un emploi dans le secteur gouvernemental et dans les autres secteurs de l’économie sont principalement ouvertes au petit nombre de personnes instruites. Mais au lieu que cette élite instruite fasse tout ce qui est en son pouvoir en faveur des moins instruits, une tendance se développe à ne s’occuper, dans ses affaires comme dans le Gouvernement, que de sa propre famille et non du pays dans son ensemble, en profitant de ces possibilités qui se présentent. L’existence de telles circonstances a pu mener aux situations actuelles de corruption, de népotisme et d’abus de pouvoir. Il serait irréaliste pour quiconque de croire que la réponse à de telles situations réside dans l’application stricte des lois. De quelque aide que pourraient être ces lois pour empêcher de commettre de tels crimes contre la nation, nous pensons que la réponse réside dans le fait d’aborder le problème par ses racines, à savoir à engendrer une nouvelle attitude face à la vie et face à la richesse, et de nouvelles attitudes dans l’exercice des responsabilités. »
Dr A. Milton OBOTE, The Common man’s Charter, Entebbe, The Government Printer 1969, trad. Bernard Salvaing.
L’application de cette politique allait être interrompue, le 25 janvier 1971, par le coup d’État d’Idi Amin Dada et la mise en place d’un régime autocratique. Il initiait ainsi une nouvelle série de putschs qui allaient se succéder, peut-être accélérés par une crise que les gouvernements en place n’avaient pu surmonter (cf. diagramme et tableau, chapitre 10).
Les régimes militaires prirent en main de nombreux pays : de 16 en 1975, ils passèrent à 23 pendant la période 1983-1989. Ils procédèrent généralement à leur institutionnalisation en élaborant de nouvelles constitutions, par exemple au Congo en 1973, au Mali en 1974, à Madagascar, en 1975, au Bénin en 1977 ou encore en République centrafricaine en 1986. Il s’agissait ainsi d’acquérir une légitimité sur le plan juridique, même lorsque les textes fondateurs restreignaient les libertés. Dans le même but, les populations furent parfois appelées à se prononcer par référendum comme au Niger où la Constitution fut adoptée avec 99,28 % des voix, le 24 septembre 1989. Certains pays changèrent d’institutions chaque fois qu’ils subissaient un nouveau coup d’État. Ainsi, au Burkina Faso, la Constitution de 1978 avait établi un régime tripartite que le putsch de 1980 supprima en même temps que les droits syndicaux ; un nouveau putsch effectué par Sankara, en 1983, établit des comités de défense révolutionnaire qui se muèrent en comités révolutionnaires après le coup d’État de 1987 pendant lequel Sankara fut tué.
Les gouvernements autoritaires, qu’ils aient été militaires ou civils, affirmèrent leur intention de réaliser un projet global de société en se réclamant chacun d’une idéologie : modérée, « libérale », révolutionnaire, socialiste ou encore originale comme « l’authenticité » au Togo ou au Zaïre. Chaque option avait ses méthodes particulières de propagande : les « marxistes-léninistes », par exemple, adoptèrent l’usage de banderoles portant des mots d’ordre mobilisateurs et moralisateurs comme dans les pays de l’Europe de l’Est ; de même, quelques villes s’ornèrent de monuments imposants, parfois offerts par des gouvernements « frères », comme ce fut le cas à Cotonou (Bénin).
Ces régimes se caractérisaient par un pouvoir personnel appuyé sur le système du parti unique, quasiment généralisé en Afrique, même dans les gouvernements civils comme celui de Kenneth Kaunda qui institua le parti unique en Zambie, en 1972. Le multipartisme n’existait plus que dans quelques États comme l’Égypte, la Tunisie, le Maroc, le Sénégal, la Gambie ou le Botswana où se maintenaient des institutions parlementaires et représentatives. Le monopartisme avait pour but d’encadrer les « masses » et de les contrôler plus aisément soit en les enrôlant directement soit par l’intermédiaire de groupements destinés aux différentes catégories sociales : jeunesses uniques, syndicats uniques… Les assemblées représentatives antérieures furent dissoutes ou tombèrent en désuétude. De nouvelles règles furent édictées et parfois des modèles d’organisation inédits [J. du Bois de Gaudusson, 1992]. Quelle que fût leur option idéologique, les dirigeants installèrent partout des pouvoirs forts, répressifs, voire dictatoriaux. La liberté d’expression fut supprimée ; les médias, surveillés, ne purent diffuser que les thèses officielles. La répression adopta parfois des méthodes cruelles à l’égard des opposants (emprisonnements dans des conditions inhumaines, tortures…). Nombre de ceux qui le pouvaient s’enfuirent, s’exilant volontairement pour organiser la résistance à l’étranger.
Dans ce contexte, les dépenses militaires s’accrurent à un rythme soutenu : le taux moyen annuel, calculé sur des valeurs constantes, étant de 8,67 % pendant la décennie 1962-1972 et de 8,15 dans la période 1973-1983. Elles augmentèrent donc plus vite que le PNB par habitant :
Indice 100 : 1973
Sources : d’après D. Bangoura, 1992.
Tandis que l’évolution indiciaire du PNB par habitant tend à la baisse (courbe C), l’évolution de la part des dépenses militaires dans le PNB (courbe A) s’est accrue plus fortement que celle des effectifs pour 1 000 habitants (B), ce qui peut signifier que la part de l’équipement a augmenté relativement plus vite.
Les dangers d’un pouvoir personnel étayé par la force armée et quasiment illimité par l’absence d’organes de contrôle dépendaient étroitement de la personnalité de son détenteur. Le mépris de la personne humaine atteignit son paroxysme avec des individus pourtant différents en apparence.
Sékou Touré bénéficiait d’une grande audience en Afrique pour son action militante et ses prises de position en faveur de l’unité africaine. Ayant conduit son pays à l’indépendance en 1958, en refusant le référendum du général de Gaulle en faveur de la Communauté française, il en devint le premier président. La France rompit toute relation et Sékou Touré se tourna vers le bloc soviétique, transposant en Guinée les méthodes qui y étaient en vigueur. Il instaura une dictature appuyée sur une répression permanente (arrestations, exécutions). Nombre de Guinéens, en particulier des intellectuels, y perdirent la vie. D’autres purent fuir leur pays. Le régime ne s’effondra qu’après la mort de Sékou Touré, en 1984.
Jean Bedel Bokassa, militaire de carrière, arriva au pouvoir en 1966 grâce à un coup d’État. Il abrogea la Constitution, prit quelques mesures d’ordre économique comme une réforme agraire peu opératoire et se fit nommer président à vie en 1972. Dès lors, il gouverna par la force et la peur. Ainsi, un décret contre le vol, le 29 juillet 1972, édictait des mesures expéditives contre les coupables (oreilles coupées, main tranchée, exécution). Plusieurs tentatives de coups d’État et des attentats contre sa personne entraînèrent une recrudescence de la répression. Puis il transforma la République centrafricaine en empire et fut couronné en présence du ministre français de la Coopération et d’autres personnalités internationales, le 4 décembre 1977. Des émeutes estudiantines, en 1979, furent sanctionnées par des assassinats. Les mouvements d’opposition organisés par des Centrafricains à l’étranger vinrent à bout de ce régime, avec l’aide des parachutistes français, les 20-21 septembre 1979. Condamné à mort à la suite d’un procès, en 1986, Bokassa vit sa peine commuée en détention à perpétuité.
Le coup d’État perpétré par Idi Amin Dada contre Milton Oboté, en 1971, ouvrit une ère de terreur pour l’Ouganda avec la suspension de la Constitution, la dissolution du parlement et l’interdiction des partis politiques. En août 1971, il expulsa plus de 60 000 Asiatiques dont il confisqua les biens, désorganisant ainsi l’économie sans apporter de contrepartie. Dans les années qui suivirent, il rompit les relations diplomatiques successivement avec Israël (1973), l’URSS (1975), la Grande-Bretagne (1976). Un raid israélien sur Entebbe, le 4 juillet 1976, libéra les otages pris par un commando palestinien qui y avait trouvé asile. Le dictateur déclara la guerre contre la Tanzanie, le 1er novembre 1978, mais fut obligé de terminer le conflit devant la réaction tanzanienne. La formation par des exilés d’un Front de libération de l’Ouganda (UNLF) aboutit à la libération de Kampala avec l’aide de l’armée tanzanienne et au renversement du maréchal Idi Amin Dada soutenu par 2 000 soldats libyens, en avril 1979. Le bilan du régime se montait à environ 200 000 morts dans un pays désorganisé ayant perdu une partie de ses cadres.
La politique de mise en coupe réglée de l’État, qui avait prévalu dans plusieurs pays au lendemain de l’indépendance, fut systématisée par les régimes autocratiques. Le groupe au pouvoir, disposant de la force et de la richesse, pouvait se maintenir en place grâce à un réseau de clientélisme étendu et hiérarchisé, soudé par la « politique du ventre », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-François Bayart (1989). Ce dernier, dans une étude circonstanciée examinant la situation de divers pays, anglophones ou francophones, démontre qu’il existe une corrélation entre la détention de positions au sein de l’appareil d’État et l’acquisition de la richesse, et il conclut : « L’État postcolonial représente, de ce point de vue, une mutation historique des sociétés africaines, à l’échelle de la longue durée : jamais, semble-t-il, les dominants n’étaient parvenus à s’y assurer une suprématie économique aussi nette par rapport à leurs sujets. » (p. 120-121.)
La course aux fonctions susceptibles de produire des biens, les pots-de-vin reçus par les dirigeants servirent d’exemples et la corruption s’étendit à tous les échelons de la société. Certes, cet esprit était parfois dénoncé : en témoignaient, par exemple, les listes de « profiteurs » diffusées périodiquement par la radio du Bénin, quand le gouvernement militaire était pris d’un désir de « nettoyage », souvent sans lendemain, et qui épargnait d’ailleurs les proches…
Dans le contexte de la crise, les difficultés des États s’aggravèrent. En témoigne leur endettement illustré par l’exemple de quelques pays francophones d’Afrique noire :
Sources : nos calculs d’après les données de la Banque mondiale. La valeur de la dette a été déflatée par l’indice des prix à la consommation de chaque pays, sauf pour le Bénin où nous avons utilisé l’indice général des prix de ce pays.
La dette extérieure, qui avait plutôt diminué entre 1980 et 1985, tendit à augmenter de nouveau. Les mesures d’ajustement structurel imposées par le Fonds monétaire international (FMI) et les organismes internationaux, qui préconisaient une compression drastique des dépenses de l’État, eurent des conséquences sociales négatives. Tout au long de la période, des mouvements sociaux ainsi que des révoltes éclatèrent dans plusieurs pays prouvant que les populations n’étaient pas passives. Par exemple, en Algérie, en avril 1980, des émeutes et des grèves firent plusieurs morts à Tizi-Ouzou (Kabylie) ; en mars 1981, des affrontements y eurent lieu ainsi qu’à Alger et à Annaba où des étudiants intégristes s’opposèrent aux forces de l’ordre ; en 1985, des émeutes à Alger aboutirent à l’arrestation du président de la Ligue des droits de l’homme. En Égypte, en 1986, les autorités durent faire face à une mutinerie de la police. Autres exemples, dans l’Ouest africain 46 émeutes urbaines importantes ont été recensées de 1977 à 1985, dont 13 au Nigeria et 11 en Sierra Leone (Wiseman, cité par C. Coquery-Vidrovitch, 1990). Ces difficultés favorisèrent la montée des intégrismes, particulièrement sensible en Afrique du Nord. Ainsi, en Égypte, des mesures furent prises contre les extrémistes musulmans en juillet 1986, mais elles ne purent empêcher l’incendie d’une église à Sohag par des étudiants intégristes, en 1987.
Aux troubles politiques s’ajoutèrent des tensions internationales. Ces dernières, utilisées comme dérivatifs aux problèmes intérieurs, dégénérèrent même en conflits armés.
Les décennies 70 et 80 furent marquées par de nombreux affrontements armés, tandis que les guerres coloniales se poursuivaient en Afrique subsaharienne (cf. chapitre 9). L’OUA, paralysée par les conflits d’intérêt, sortit diminuée de plusieurs crises dont l’une des plus graves eut pour sujet le Sahara occidental. Le sommet, prévu à Tripoli en 1982, ne put se tenir faute d’un accord entre les pays arabo-africains sur la présence de la République arabe sahraouie démocratique soutenue par le colonel Khadafi. Par la suite, le Maroc se retira de l’organisation africaine. La politique hégémonique de la Libye se traduisait dans le poids de ses dépenses militaires : parmi les trois plus élevées d’Afrique en 1973, elles devinrent les plus fortes en 1983 où elles représentaient 675 fois celles du Tchad (au dernier rang pour les dépenses de cet ordre). Dotée d’un armement performant acheté grâce aux revenus du pétrole, la Libye se lança dans une politique expansionniste. Le colonel Kadhafi, qui était arrivé au pouvoir le 1er septembre 1969, après avoir déposé le roi Idris, préconisait la guerre sainte islamique pour rendre « l’Afrique aux Africains ». Son action se répercuta à la fois sur l’Égypte et sur le Tchad, l’union avec la Tunisie, en 1974, n’ayant pas eu de suite.
Source : d’après D. Bangoura, 1992.
Dans la multiplicité des conflits qui marquèrent l’Afrique, certains s’intégrèrent dans le jeu des rivalités internationales. Les grandes puissances se combattirent parfois par pays africains interposés, comme ce fut le cas en Angola où les États-Unis, l’URSS, Cuba et la Chine soutenaient chacun un parti. En outre, elles développèrent leurs ventes d’armes aux belligérants (cf. diagramme ci-contre).
La guerre entre l’Égypte et Israël eut une portée internationale, contribuant à faire du Moyen-Orient une zone de troubles pendant plus de dix ans, jusqu’à la signature d’un traité de paix négocié par l’entremise des États-Unis et accepté à 99,9 % par la population égyptienne au référendum du 19 avril 1979. L’Égypte affronta également la Libye qui voulait lui imposer une union, ce qui suscita un conflit rapidement réglé entre les deux pays (21-24 juillet 1977). Une partie importante de ses dépenses fut donc investie dans la guerre : en 1973, ses dépenses militaires, les plus élevées de toute l’Afrique, étaient environ 737 fois plus fortes que le pays ayant le plus faible budget militaire (le Nigeria) ; elles devaient diminuer par la suite en valeur absolue (3e rang en Afrique en 1983).
Des conflits armés opposèrent également des pays voisins, comme l’Ouganda et la Tanzanie évoqués plus haut, ou le Mali et le Burkina Faso pour la bande d’Agacher, d’abord en 1974, puis surtout en décembre 1985 ; l’objet du litige fut finalement partagé, le Mali en recevant 40 %. Des affrontements sanglants entre Sénégalais et Mauritaniens éclatèrent en 1989-1990. Quant à la lutte de l’Éthiopie contre les « rebelles » de l’Érythrée, marquée par une série d’offensives et de contre-offensives à partir de 1982, elle s’apparente aux guerres coloniales.
Des guerres civiles dressèrent les unes contre les autres des populations, par exemple au Soudan (à partir de 1983) ou au Liberia (1989-1997). Au Burundi, l’opposition ethnique, cristallisée à partir de 1965, avait suscité un premier conflit en 1972, causé par le massacre de Tutsi et une répression massive contre les Hutu, faisant environ 100 000 morts. Après un régime de terreur, jusqu’en 1976, une IIe République avait été établie qui avait le projet de moderniser le pays afin de permettre aux « pseudo-ethnies » de se diluer. Toutefois, les progrès furent insuffisants et, de plus, le régime prit des mesures anticléricales surtout à partir de 1984. Il en résulta une crise en 1987 à la faveur de laquelle se développèrent des résurgences du conflit ethnique et les affrontements sanglants de 1988. Selon Jean-Pierre Chrétien, ces événements constituent les manifestations d’une « nation piégée par la racialisation du débat social » [1989, p. 52].
Au Tchad, les combats durèrent pendant près de trois décennies, attisées par la Libye désireuse d’étendre son hégémonie en Afrique subsaharienne.
En même temps que se déroulaient les conflits, l’Afrique devenait le continent possédant le plus grand nombre de réfugiés, ce qui posait le problème de l’aide internationale et accentuait encore les disparités entre les populations.
La politique d’apartheid de l’Afrique du Sud évolua à partir des années 1970 vers une forme dite « positive », consistant à regrouper et à cantonner les Noirs sur une partie du territoire. Ces « bantoustans », imaginés par le Dr Verwoerd, dès 1951, prirent le nom de homelands en 1970. Ils étaient destinés à devenir des États « indépendants » qui accorderaient leur citoyenneté aux membres de leur groupe ethnique et à ceux qui, établis en zone blanche, leur seraient rattachés. On cristallisait ainsi les clivages ethniques tandis que les Noirs perdaient la citoyenneté sud-africaine (lois de 1970 et 1974). Les quatre premiers homelands qui accédèrent à l’indépendance, sur les dix existant, ne furent pas reconnus par la communauté internationale le Transkei (1976), le Bophutatswana (1977), le Venda (1979), le Ciskei (1981).
Ce partage, contesté par les Noirs, se heurta au renouveau de leur opposition sous une double forme politique et syndicale. Les étudiants, organisés dans la SASO (South African Students’ Organisation), fondée par Steve Biko, étaient influencés par la Black Theology, répandue aux États-Unis. Dans Black Consciousness (La Conscience Noire), il répondait au racisme blanc par un projet spécifique pour sa communauté :
« La conscience noire est une attitude d’esprit et un mode de vie, l’appel le plus positif qui émane du monde noir depuis longtemps. Son essence est la réalisation par l’homme noir du besoin de s’unir à ses frères autour de la cause de leur oppression commune – la noirceur de leur peau – et d’agir en tant que groupe pour se débarrasser des fers qui les lient en une perpétuelle servitude. […]
« Dans tous les aspects des relations entre les Noirs et les Blancs, maintenant comme dans le passé, nous observons une tendance constante des Blancs à dépeindre les Noirs comme d’un statut inférieur. Notre culture, notre histoire, et vraiment tous les aspects de la vie de l’homme noir ont été presque complètement défigurés dans le grand heurt qui a eu lieu entre les valeurs indigènes et la culture anglo-boer.
« Les premières personnes à venir et à avoir avec les Noirs des relations de nature humaine en Afrique du Sud furent les missionnaires. Ils furent à l’avantgarde du mouvement de colonisation destiné à “civiliser et enseigner” les sauvages et à introduire auprès d’eux le message chrétien. La religion qu’ils apportèrent était tout à fait étrangère, pour les peuples indigènes noirs. Certes la religion africaine n’était pas dans son essence complètement différente du christianisme. Nous aussi nous croyions en un seul Dieu, et nous avions notre propre communauté de saints par l’intermédiaire desquels nous nous adressions à notre Dieu, et nous ne trouvions pas compatible avec notre mode de vie d’adorer notre Dieu isolément des différents aspects de notre vie. C’est pourquoi le culte divin n’était pas une fonction spécialisée trouvant son expression une fois par semaine dans un bâtiment à part, au contraire, il se retrouvait empreint dans nos guerres, dans les réunions où nous buvions de la bière, dans nos danses et nos coutumes en général. Chaque fois que les Africains buvaient, ils s’adressaient d’abord à Dieu en lui offrant un peu de leur bière comme témoignage de remerciements. Quand les choses allaient mal à la maison ils avaient l’habitude de faire des sacrifices à Dieu pour l’apaiser et racheter leurs péchés. Il n’y avait pas d’enfer dans notre religion. Nous croyions en la bonté intrinsèque de l’homme, et par conséquent nous tenions pour acquis que tous les hommes à leur mort rejoignent la communauté des saints et par là même méritent notre respect.
« Les missionnaires ont troublé les gens par leur nouvelle religion. Ils ont effrayé les gens avec leurs histoires d’enfer. Ils ont dépeint leur Dieu sous les traits d’un Dieu exigeant, désireux d’adoration “ou autre chose”. Les gens ont eu à repousser leurs vêtements et leurs coutumes traditionnels dans le but d’être acceptés dans cette nouvelle religion. Sachant combien les peuples africains sont religieux, les missionnaires appuyèrent leur campagne de terreur sur la sensibilité des gens, en faisant des comptes rendus détaillés relatifs au feu éternel, aux cheveux arrachés, et aux grincements de dents. En vertu d’une logique étrange et tordue, ils argumentèrent en affirmant que leur religion était scientifique et que la nôtre était une superstition – et cela malgré la contradiction d’ordre biologique qui est à la base de leur religion. Cette religion froide et cruelle apparaissait étrange aux peuples indigènes et causait de fréquents conflits entre les convertis et les « païens », car on avait enseigné aux premiers, qui avaient assimilé les fausses valeurs de la société blanche, à ridiculiser et à mépriser ceux qui défendaient la vérité de leur religion indigène. Avec l’acceptation finale de la religion occidentale disparaissaient nos valeurs culturelles ! « Bien que je ne souhaite pas remettre en question la vérité de base qui se trouve au cœur du message chrétien, il existe un très sérieux motif à un réexamen du christianisme. […]
« Comme l’a dit un écrivain noir, le colonialisme ne s’est jamais satisfait d’avoir l’indigène sous sa coupe, mais, selon une étrange logique, il doit le retourner vers son passé, le défigurer et le déformer. C’est pourquoi l’histoire de l’homme noir dans ce pays est très décevante à la lecture. Elle est présentée seulement comme une longue succession de défaites. […]
« Ainsi nous devons prêter une grande attention à notre histoire si nous voulons, en tant que Noirs, nous aider dans l’avènement de notre propre conscience de soi. Nous devons réécrire notre histoire et produire dans celle-ci les héros qui ont été le noyau de notre résistance contre les envahisseurs blancs. Il faut en révéler davantage, et l’accent doit être mis sur les tentatives couronnées de succès de construction d’une nation, menées par des hommes tels que Shaka, Moshoeshoe et Hintsa. Ces domaines demandent une recherche intensive, pour fournir certains chaînons manquants qui font encore cruellement défaut. Nous serions certes bien naïfs de nous attendre à ce que nos conquérants écrivent des histoires dépourvues de préjugés. Mais nous devons détruire le mythe selon lequel notre histoire commence en 1652, année où Van Riebeeck a débarqué au Cap.
« Notre culture doit être définie en termes concrets. Nous devons relier le passé au présent et démontrer l’existence d’une évolution historique de l’homme noir moderne. Il y a une tendance à penser notre culture comme une culture statique qui a été arrêtée en 1652 et qui ne s’est jamais développée depuis. Le concept de « retour à la brousse » suggère que nous n’avons à nous targuer de rien d’autre que de lions, de sexe et de boisson. Nous acceptons, lorsque la colonisation s’installe, qu’elle dévore la culture indigène et laisse derrière une culture bâtarde qui peut se développer à l’allure qui lui est autorisée par la culture dominante. Mais nous devons aussi comprendre que les principes de base de notre culture ont largement réussi à résister à ce processus d’abâtardissement et que, même à l’heure actuelle, nous pouvons encore démontrer que nous apprécions un homme pour lui-même. Notre société est une vraie société centrée sur l’homme dont la plus sacrée tradition est celle du partage. Nous devons rejeter, comme nous l’avons fait jusqu’ici, la froide approche individualiste de la vie qui est la pierre angulaire de la culture anglo-boer. Nous devons chercher à restaurer chez l’homme noir la grande importance que nous donnions (autrefois) aux relations humaines, le grand respect que nous avions des gens, de leur propriété et de leur vie en général ; diminuer le triomphe de la technologie sur l’homme et l’élément matérialiste qui se glisse subrepticement dans notre société. »
Extraits de Steve BIKO, “Black Consciousness and the Quest for True Humanity”, I write What I like, San Francisco, Harper and Row, 1986, p. 87 sq., trad. Bernard Salvaing.
Après le massacre de Soweto, en juin 1976, la renaissance de l’ANC allait intensifier la lutte contre l’apartheid et engendrer, dans les années 1980 une évolution irréversible.
En conclusion, l’Afrique a traversé, depuis les années 1970, la période « de tous les dangers ». Contraintes gouvernementales, mépris des droits de l’homme, ténacité du sous-développement, images de guerres et de famines, tels sont les éléments étayant « l’afro-pessimisme » que nous avons évoqué plus haut. Pourtant, l’appréhension globale du continent africain ne peut suffire à en apprécier les réalités. Nous avons montré, pour chaque thème, qu’il existait de profondes différences entre les États, illustrées par les écarts à la moyenne. En réalité, c’est au niveau des pays que se développent les contradictions et que l’on voit apparaître, au tournant de la décennie 1990, les ferments du changement.