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[Q]uartier de Belleville.

Ses vieux immeubles en travaux, ses places, sa population grouillante, à l’assaut des cadeaux de dernière minute. Sharko collait Basquez au train, les mains crispées sur le volant. Lucie l’observait de travers, inquiète. En quelques jours, il avait encore maigri et ne fonctionnait plus que sur les nerfs.

À quel genre de couple ressemblaient-ils, tous les deux ? Jusqu’à quel point ces morbides enquêtes les engloutiraient-elles ? Lucie se dit que seul un enfant pourrait rééquilibrer la balance. Les contraindre à lever le pied, et à réapprendre à vivre. Dès que tout cela serait terminé, elle prendrait le temps de se poser un peu. Il le faudrait.

Sharko la coupa dans ses pensées.

— Tu n’aurais pas dû faire une chose pareille, fit-il. Fouiller mon passé.

Lucie fixait son arme entre ses jambes, qu’elle tournait doucement dans un sens, puis dans l’autre.

— Il n’y a pas que sur toi que j’ai appris des choses, mais sur moi aussi. Je crois que, plonger dans ton passé, c’était aussi une bonne raison pour plonger dans le mien. Ça m’a permis de me sentir un peu mieux.

— Il faudra qu’on parle de tout ça sérieusement, un de ces jours.

— Et de ce que tu m’as dit à l’aéroport.

Ils arrivaient déjà à destination. Basquez se gara en double file, les warnings allumés, et quatre hommes sortirent du véhicule en courant. Sharko rangea sa Renault juste derrière.

Basquez traversa la rue et se planta devant un interphone. Il sonna à un numéro au hasard, se fit ouvrir et poussa la porte cochère.

D’après les renseignements, Rémi Ferney habitait un loft au fond d’une cour pavée, entre deux immeubles. L’endroit était déjà sombre, la neige s’était accumulée en une épaisse croûte, traversée de nombreuses traces de pas. La plupart d’entre elles allaient et venaient en direction du loft.

Les silhouettes armées et habillées d’un gilet pare-balles glissèrent rapidement le long des murs, jusqu’à atteindre la porte. Il n’y eut pas de sommation. L’un des hommes balança deux coups de minibélier au niveau de la serrure et les policiers investirent les lieux, le flingue braqué.

L’endroit était fait d’une pièce unique, gigantesque. Partout, sur les murs, de grandes photos, magnifiques : des portraits, des paysages, les résumés visuels de voyages à l’étranger. Une grande verrière distribuait de la lumière sur une serre et du matériel photo. Au fond, un écran géant de télévision était allumé. Basquez, qui était entré le premier, aperçut une tête dans la banquette. Une personne de dos, dont on ne voyait que le crâne coiffé d’une casquette. Avec ses coéquipiers, il se rua dans cette direction.

— Bouge pas !

Sharko et Lucie suivaient, tendus. Le commissaire traversait l’endroit comme une flèche.

Puis il eut très vite la sensation que quelque chose clochait.

L’individu installé dans son fauteuil, braqué par six flingues, ne bougeait pas.

À mesure que les flics avançaient, ils perçurent l’odeur bien caractéristique de l’ammoniac. Celle des chairs en état de putréfaction avancée.

Franck Sharko passa de la course à la marche. Il vit le visage des collègues se froisser, les armes glisser lentement le long des cuisses. Les regards se croisèrent, hagards.

L’individu à la casquette avait un beau sourire pourpre juste sous le menton.

Égorgé.

Entre ses mains inertes posées sur ses cuisses, une ardoise, sur laquelle était écrit, à la craie : « Df6+. Bientôt échec et mat. »

Lucie se planta face au macchabée. Elle considéra Basquez dans un soupir, puis Sharko.

— C’est bien Rémi Ferney. C’est l’artiste que j’ai rencontré et embauché. Merde, je n’y comprends rien.

— Et il n’est pas mort d’hier, ajouta Basquez. Je dirais une bonne semaine.

En une fraction de seconde, Sharko comprit : le délire du tueur, au magasin de bateaux, avait été sans doute simulé, afin de marquer les esprits des vendeurs. Il devait savoir que les flics remonteraient tôt ou tard la piste de la barque. Alors, il avait laissé un message.

Un message que seul Sharko serait capable de comprendre.

Baisé jusqu’à l’os.

Basquez ragea, les yeux braqués vers l’ardoise.

— L’enfoiré !

Dans une large inspiration, il essaya de retrouver son calme et sortit son portable de sa poche.

— On ne touche à rien et on dégage d’ici. S’il y a le moindre fragment d’ADN que l’assassin a laissé derrière lui, je veux qu’on soit capable de le retrouver. Allez.

Les hommes se rendirent dans la cour, deux d’entre eux sortirent des cigarettes. Lucie croisa les bras, frigorifiée. Elle prenait la brusque mesure du danger qui pesait sur leurs épaules, à Sharko et elle.

— Ferney était un vrai artiste, fit-elle, et la pub sur mon pare-brise une vraie pub. L’assassin l’a laissé tranquillement œuvrer, avant de l’éliminer et de récupérer tout son travail.

Elle considéra son homme, il avait l’air assommé et s’était posé contre un mur, les bras ballants. Elle s’approcha et le serra contre lui.

— On finira bien par l’avoir.

— Ou alors, c’est lui qui nous aura.

Il semblait désespéré. Lucie l’avait rarement vu dans cet état-là, lui qui n’abandonnait d’ordinaire jamais. Les multiples rencontres qu’elle avait faites pour sa surprise de Noël en témoignaient.

Sharko se ressaisit, puis planta son visage à dix centimètres de celui de Lucie.

— Je ne veux plus qu’on reste dans mon appartement. Pas après ce qui vient encore de se passer aujourd’hui. On va dormir à l’hôtel.