[À] 8 heures du matin, le lendemain, Sharko avait reçu un SMS de Bellanger.
« RDV en biologie. Avons identifié animal aquarium. Venez dès que possible. »
Le quai de l’Horloge, encore. Et ses laboratoires de police scientifique. Lieu stratégique où transitaient les prélèvements, les preuves matérielles, les indices, dans un but d’identification ou d’aide aux enquêtes criminelles. Aujourd’hui, la police française, c’était cela : un mélange de techniques toujours plus performantes et d’instincts, un curieux territoire où la pipette côtoyait le pistolet. Certains craignaient que, bientôt, la plupart des flics se retrouvent derrière un ordinateur, à fouiller dans les fichiers plutôt qu’à racler le pavé.
D’un côté, il resterait quelques Sharko et Henebelle.
Et, de l’autre, il y aurait les armées de Robillard.
Depuis Bastille, les deux policiers étaient arrivés par le métro à Châtelet et, mêlés à la foule, avaient traversé le Pont-Neuf rapidement, avant de disparaître le long du quai enneigé.
Après identification à l’accueil, ils grimpèrent à l’étage de la biologie, divisé en quelques pièces dont la plupart étaient réservées à l’ADN : recherche à l’aide de loupes, découpage de vêtements, de draps, prélèvements, analyses, résultats. Une chaîne implacable qui, avec parfois de la chance, menait directement au meurtrier.
Leur chef de groupe se trouvait aux côtés d’un technicien du nom de Mickaël Langlois. Les deux hommes se tenaient autour de l’un des aquariums de Léo Scheffer. Sur une paillasse carrelée, dans une petite coupelle transparente, deux animaux s’agitaient mollement dans un fond d’eau.
Après qu’ils se furent tous salués, Mickaël Langlois entra dans le vif du sujet :
— Ces êtres vivants un peu bizarroïdes sont des hydres. Il s’agit de petits animaux d’eau douce, de l’embranchement des cnidaires dans lequel on trouve les méduses, les coraux ou les anémones.
Lucie s’approcha au plus près, les sourcils froncés. Elle n’avait jamais vu ni entendu parler de cet animal. Elle songea immédiatement au monstre légendaire, l’hydre de Lerne, dont les têtes se régénéraient chaque fois qu’elles étaient tranchées. Ces minuscules organismes, à la couleur blanchâtre, lui ressemblaient, avec leurs sept ou huit filaments qui s’agitaient comme des cheveux de Gorgone.
— Et c’est rare ?
— Pas vraiment, non. Elles sont assez nombreuses dans les eaux sauvages et stagnantes, on les déniche principalement sous les nénuphars. Mais elles sont très difficiles à repérer parce que, dès qu’on les sort de l’eau, elles s’aplatissent et sont complètement immobiles.
Mickaël Langlois s’empara d’un scalpel.
— Regardez bien.
Il approcha la lame d’une hydre et la coupa en deux. La partie haute contenait la tête et les tentacules, tandis que la basse le tronc et le pied. Les deux morceaux continuaient à s’agiter, comme si de rien n’était.
— D’ici à demain, deux hydres se seront complètement régénérées, à partir de ces deux morceaux. C’est l’une des particularités extraordinaires de cet animal : que vous coupiez un tentacule, un morceau de tronc, ou n’importe quelle autre partie, cela finira par redonner une hydre complète, avec une bouche, de nouveaux tentacules, une tête. J’ai fait l’expérience hier soir. Les deux hydres que vous voyez dans la coupelle proviennent du même individu, celui de droite. Celui de gauche va grossir et finira par avoir la même taille que son voisin. Génétiquement, ils ont exactement le même ADN. Ce sont des clones.
Sharko resta subjugué devant ce curieux spectacle de la nature. Il avait déjà entendu une chose pareille avec la queue des lézards ou le bras des étoiles de mer, mais jamais une reconstruction intégrale à partir d’un morceau quelconque.
— C’est incroyable, comment ça fonctionne ?
— Le processus complet reste encore bien mystérieux, mais disons que ses premiers secrets commencent à être percés. Tous les êtres vivants sont programmés pour vieillir, puis mourir, cela fait partie de l’évolution et du juste équilibre des espèces. Profondément ancré dans nos gènes, il y a un phénomène que l’on appelle l’apoptose, ou le « suicide cellulaire ». Les cellules sont programmées pour mourir. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’apoptose est nécessaire à la survie de notre espèce. Sur le temps d’une vie, les différents programmes génétiques accroissent la mort des cellules et freinent leur régénération. C’est ce qui crée la vieillesse, puis la mort.
De la pointe de son scalpel, il stimula délicatement la moitié supérieure de l’hydre. Les tentacules se replièrent comme une feuille de papier qu’on brûle.
— Lorsqu’on coupe une hydre, les deux parties commencent par mourir. Mais chez cet animal, l’apoptose qui se déclenche stimule la prolifération de cellules voisines de reconstruction. D’une façon que nous ne comprenons pas encore, la vie prend alors le dessus sur la mort. Et l’animal renaît, en quelque sorte.
La mort des cellules, la renaissance… Lucie songeait aux propos du spécialiste en cardioplégie froide, au sujet de la mort somatique puis cellulaire. Ces différentes strates de dégradation, qui menaient à un point de non-retour. Elle essaya d’assembler les pièces du puzzle, persuadée que toute leur histoire tournait autour de ce combat contre la mort. Elle se raccrocha aux photos des gamins sur la table d’opération et demanda :
— Les mômes étaient tatoués d’une hydre. Ou plutôt, d’un symbole qui représentait une hydre. Si on devait prendre l’hydre pour symbole d’une cause quelconque, d’un combat ou d’une croyance, qu’est-ce qu’elle représenterait le plus ? La renaissance ? La régénérescence ? Le clonage ?
— L’immortalité, répondit le spécialiste du tac au tac. Le pouvoir de traverser les époques dans un même corps, sans vieillir. C’est pour cela qu’elle intéresse tant les chercheurs. Oui, on la considère aujourd’hui comme le mythe vivant de l’immortalité.
Les flics se regardèrent. Sharko se rappela cette fresque du serpent qui se mord la queue, dans la salle de bains de Scheffer : Ouroboros, l’un des symboles de l’immortalité. Et toutes ces horloges, ces pendules, accrochées au mur de sa maison, et même le sablier géant : le rappel du temps qui passe, et qui nous rapproche inéluctablement de la mort.
Bellanger allait et venait, une main au menton.
— Ce n’était peut-être pas un trucage, fit-il pour lui-même.
Il leva un regard sombre vers ses subordonnés et clarifia sa pensée :
— Ces deux photos du même môme, qui ont six ou sept ans d’écart, ne représentent peut-être que la réalité. Celle d’un gamin qui, comme une hydre, n’aurait pas vieilli.
Tous se rendaient compte à quel point leur conversation paraissait démente et, pourtant, les faits étaient là, incompréhensibles. Quels secrets avait découverts Dassonville au point de renier Dieu et d’éliminer ses frères de cœur ? Qu’est-ce qui avait pu précipiter Scheffer en dehors des États-Unis et le pousser à mettre en place toute une organisation pour approcher des enfants d’Ukraine ?
Sharko secouait la tête, il ne voulait pas y croire. L’immortalité n’était qu’une chimère, elle n’existait pas, elle n’existerait jamais chez l’homme. Que dissimulait ce fichu manuscrit ?
— Visuellement, j’ai constaté que les hydres dans les aquariums les plus à droite semblaient beaucoup moins vigoureuses, comme si… elles étaient mourantes, fit le spécialiste. J’ai envoyé les tissus des différentes hydres à un laboratoire de biologie cellulaire. J’ai aussi réalisé des prélèvements d’eau. En tout cas, j’espère qu’ils auront des choses à nous raconter d’ici un à deux jours. Cette histoire m’intrigue tout autant que vous.
— Et pour le contenu du congélateur ?
— C’est en analyse.
Un téléphone sonna. Celui de Bellanger.
Lucie restait là, immobile, face à la partie basse de l’hydre, qui bourgeonnait déjà comme une plante au printemps. Un petit organisme plein de vie, qui ne voulait surtout pas mourir.
Parce qu’il n’y avait rien de pire que la mort. Et pas seulement quand elle vous frappait, mais aussi quand vous y surviviez.
Lucie avait survécu à la mort de ses jumelles.
Et la vie le lui rappelait cruellement chaque jour.