Charlie monta sur Nimble et nous partîmes en direction du Pig-King. Nous étions de retour à Oregon City après seulement deux mois d’absence, et pourtant je remarquai que cinq nouveaux commerces, qui tous semblaient prospères, s’étaient installés dans la rue principale. « Quelle espèce ingénieuse », dis-je à Charlie, qui ne me répondit pas. Nous nous assîmes à une table au fond du King et on nous apporta notre bouteille et deux verres. Charlie me servit à boire. D’habitude, entre nous, chacun se sert, donc je m’attendais à ce qu’il m’annonce une mauvaise nouvelle : « C’est moi qui vais diriger les opérations ce coup-ci, Eli.
— Qui a décidé ça ?
— Le Commodore. »
J’avalai mon eau-de-vie. « Ce qui veut dire ?
— Que c’est moi qui commande.
— Et pour l’argent ?
— Plus pour moi.
— Ma part, je veux dire. Pareil qu’avant ?
— Moins pour toi.
— Je ne vois pas pourquoi.
— Le Commodore dit qu’il n’y aurait pas eu tous ces problèmes la dernière fois s’il y avait eu un chef.
— Ce n’est pas logique.
— Eh bien, si. »
Il me versa un autre verre et je le bus. Aussi bien pour moi que pour Charlie, je dis, « S’il veut payer pour que quelqu’un dirige les opérations, pourquoi pas ? Mais c’est un mauvais calcul de baisser le salaire du numéro deux. J’ai eu la jambe déchiquetée en travaillant pour lui, et mon cheval a péri dans les flammes.
— Mon cheval aussi est mort brûlé. Mais il nous a trouvé de nouvelles bêtes.
— C’est un mauvais calcul. Et arrête de me servir comme si j’étais manchot. » J’écartai la bouteille et lui demandai de m’en dire plus au sujet de l’affaire. Il nous fallait trouver et tuer un chercheur d’or en Californie du nom de Hermann Kermit Warm. Charlie sortit de la poche de sa veste une lettre de l’homme de main du Commodore, un dandy appelé Henry Morris, qui était souvent envoyé sur le terrain avant nous, pour rassembler des informations : « Après avoir passé plusieurs jours à étudier Warm, voici ce que je puis dire quant à ses habitudes et à son tempérament. Il est de nature solitaire, mais passe de longues heures dans les saloons de San Francisco, à lire ses livres de sciences et de mathématiques, ou à dessiner dans leurs marges. Il s’attire les quolibets car il porte ces volumes attachés ensemble avec une sangle, tel un écolier. Il est petit, ce qui accentue le côté comique de son allure, mais gare à ceux qui oseraient se moquer de sa taille. Je l’ai vu se battre à plusieurs reprises, et même s’il perd la plupart du temps, je ne crois pas que ses adversaires éprouvent la moindre envie de se frotter à lui à nouveau. Il n’hésitera pas à mordre, par exemple. Il est chauve, avec une barbe rousse hirsute, de longs bras qui lui donnent une allure dégingandée, et un ventre protubérant de femme enceinte. Il ne se lave pas souvent, et dort où il peut — granges, porches, et, au besoin, dans la rue. Lorsqu’il parle, c’est avec une brusquerie peu engageante. Il porte un Colt Baby Dragoon dans une ceinture en tissu autour de la taille. Il ne boit pas souvent, mais lorsqu’il décide de lever le coude, c’est pour s’enivrer complètement. Il paie son whisky avec des paillettes d’or pur qu’il garde dans une bourse attachée à une longue ficelle, qu’il cache dans les multiples épaisseurs de ses vêtements. Il n’a pas quitté la ville une seule fois depuis que je suis ici, et je ne sais pas s’il a l’intention de retourner à sa concession, laquelle se trouve à une quinzaine de kilomètres de Sacramento (voir carte ci-jointe). Hier, dans un saloon, il m’a poliment demandé une allumette, en s’adressant à moi par mon nom. Je ne sais pas comment il l’a appris, car il n’a jamais semblé remarquer que je le suivais. Lorsque je lui ai demandé comment il se trouvait qu’il connaisse mon identité, il est devenu grossier, et je suis parti. Je n’ai pas de sympathie particulière pour lui, mais certains disent qu’il a un esprit hors du commun. J’avoue qu’il n’est pas comme tout le monde, mais c’est peut-être le seul compliment que je puisse lui faire. »
À côté de la carte de la concession de Warm, Morris avait griffonné la silhouette de l’homme ; mais le trait était si maladroit que je n’aurais pas reconnu Warm même s’il s’était trouvé à côté de moi. J’en fis la remarque à Charlie, qui déclara, « Morris nous attend dans un hôtel à San Francisco. Il nous montrera Warm et nous poursuivrons notre chemin. Il paraît que c’est un bon endroit pour tuer quelqu’un. Lorsqu’ils ne sont pas occupés à réduire la ville en cendres, les travaux de reconstruction retiennent toute leur attention.
— Pourquoi est-ce que Morris ne le tue pas lui-même ?
— Tu poses toujours cette question, et je te réponds toujours la même chose : parce que ce n’est pas son travail, c’est le nôtre.
— C’est idiot. Le Commodore diminue mes gages mais paie ce balourd pour que Warm sache qu’il est suivi.
— Tu ne peux pas traiter Morris de balourd, mon frère. C’est la première fois qu’il fait une erreur, ce qu’il a admis ouvertement. Je crois que le fait qu’il ait été démasqué en dit plus sur Warm que sur lui.
— Mais Warm passe ses nuits dans la rue. Qu’est-ce qui empêche Morris de lui tirer dessus pendant son sommeil ?
— Peut-être parce que ce n’est pas un tueur.
— Mais alors, pourquoi l’envoyer ? Pourquoi est-ce qu’il ne nous a pas envoyés là-bas il y a un mois à sa place ?
— Il y a un mois, nous étions sur une autre affaire. Tu oublies que le Commodore a de nombreuses responsabilités, et qu’il ne peut pas s’occuper de tout à la fois. “À travail bâclé, mauvais résultats.” Ce sont ses mots. Il suffit de voir le succès qu’il a pour se rendre compte de leur vérité. »
J’en étais malade de l’entendre citer le Commodore avec autant d’admiration. Je dis, « Ça va nous prendre des semaines pour aller jusqu’en Californie. Pourquoi faire le voyage si ce n’est pas nécessaire ?
— Mais c’est nécessaire. C’est ce qu’on nous demande.
— Et si Warm n’y est plus ?
— Il y sera.
— Et s’il n’y est pas ?
— Il y sera, bon sang. »
Au moment de payer, je désignai Charlie du doigt. « C’est pour le chef. » D’habitude nous partageons l’addition, donc Charlie n’était pas très content. Mon frère a toujours été radin, il tient ça de notre père.
« Ça va pour cette fois, dit-il.
— Le chef et son salaire de chef.
— Tu n’as jamais aimé le Commodore. Et il ne t’a jamais aimé non plus.
— Et je l’aime de moins en moins, ajoutai-je.
— Libre à toi de le lui dire, si cela devient insupportable.
— Tu le sauras, Charlie, si c’est le cas. Tu le sauras, et lui aussi. »
Nous aurions pu continuer à nous chamailler, mais je quittai mon frère pour regagner ma chambre à l’hôtel en face du saloon. Je n’aime pas me disputer, surtout avec Charlie car il est capable de se montrer d’une cruauté verbale hors du commun. Plus tard dans la nuit, je l’entendis parler dans la rue avec des hommes, et je tendis l’oreille pour m’assurer qu’il n’était pas en danger ; ce n’était pas le cas. Les hommes lui demandèrent son nom, il leur répondit et ils le laissèrent tranquille. Je serais allé lui prêter main-forte en cas de besoin, d’ailleurs, j’étais en train d’enfiler mes bottes quand le groupe se dispersa. Lorsque j’entendis Charlie gravir l’escalier, je sautai dans mon lit et fis semblant de dormir. Il passa la tête dans l’entrebâillement de la porte et prononça mon nom, mais je ne répondis pas. Il referma et se rendit dans sa chambre, et je restai dans le noir à songer à quel point les histoires de famille peuvent être insensées et tordues.