« Où est le cheval noir ? Comment se fait-il que tu sois encore à monter Tub ?

— J’ai changé d’avis. J’ai décidé de le garder.

— Je ne te comprends pas, mon frère.

— Il s’est montré loyal envers moi.

— Je ne te comprends pas. Ce cheval noir était unique. »

Je dis, « Il y a quelques jours tu ne voulais pas que je vende Tub. Il a fallu qu’un autre cheval tombe du ciel pour que tu te rallies à mon avis.

— Tu ressors toujours les vieilles histoires quand on n’est pas d’accord. Mais le passé, c’est le passé, et par conséquent, c’est hors de propos. La Providence t’a donné ce cheval noir. Et qu’advient-il à l’homme qui tourne le dos à la Providence ?

— La Providence n’a rien à voir là-dedans. Un Indien a trop mangé et en est mort. Voilà pourquoi la chance m’a souri. Ce que je veux dire, c’est que si tu as accepté qu’on se débarrasse de Tub, c’est seulement parce que cela t’arrangeait financièrement.

— Je suis donc et saoulard et radin.

— C’est qui qui ressasse, maintenant ?

— Un radin saoulard. Tel est mon triste sort.

— Tu n’es jamais content. »

Il tressaillit, comme s’il venait d’être touché par une balle. « Un saoulard jamais content et radin ! Je suis anéanti par la cruauté de ses mots ! » Il gloussa avant, l’instant d’après, de demander, pensif, « Et combien avons-nous gagné avec le cheval noir, au fait ?

— Nous ? » persiflai-je.

Nous accélérâmes l’allure. Les malaises de Charlie ne désarmaient pas et à deux reprises il cracha de la bile. Y a-t-il une chose plus pénible que de monter à cheval quand on a bu trop d’eau-de-vie ? Je dois reconnaître que mon frère endura sa souffrance sans se plaindre, mais je savais qu’il ne tiendrait pas le rythme plus de deux heures, et j’étais certain qu’il allait demander à s’arrêter, lorsque nous distinguâmes au loin des chariots regroupés en cercle au passage d’un col. D’un air déterminé, il dirigea son cheval vers eux mais je savais qu’il comptait les secondes qui le séparaient du moment où il pourrait mettre pied à terre et soulager ses viscères martyrisés.

Nous contournâmes les trois chariots, mais ne distinguâmes aucun signe de vie, si ce n’est un petit feu qui flambait. Charlie signala notre présence à la cantonade, mais ne reçut aucune réponse. Il descendit de cheval et s’apprêtait à enjamber le système d’attache entre deux chariots pour s’avancer vers le feu lorsque le canon d’un gros fusil émergea silencieusement, telle une vipère, de la bâche de l’un d’eux. Charlie leva les yeux vers l’arme, en louchant légèrement. « Très bien », dit-il. Le canon se braqua sur son front, et un garçon d’une quinzaine d’années à peine nous dévisagea avec un rictus railleur. Il avait le regard méfiant et hostile, le visage maculé de terre, et les narines et la bouche couvertes d’ampoules ; sa main ne tremblait pas, et il paraissait à l’aise avec l’arme : je me dis qu’il avait l’habitude d’en tenir une. En un mot, c’était un jeune homme des plus antipathique ; je redoutai qu’il n’assassine mon frère si nous ne nous présentions pas, et vite. « Nous ne te voulons aucun mal, fiston, dis-je.

— C’est ce que ceux d’avant m’ont dit, répliqua le garçon. Puis ils m’ont frappé à la tête et ils m’ont volé toutes mes galettes de pommes de terre.

— Nous ne voulons pas de galettes de pommes de terre, dit Charlie.

— On était faits pour se rencontrer, alors, parce que je n’en ai pas. »

Je voyais bien que le garçon était affamé, et je lui proposai de partager notre porc. « Je l’ai acheté en ville ce matin même, dis-je. Et de la farine, aussi. Ça te ferait plaisir, fiston ? Un festin de porc et de petits pains ?

— Vous mentez, dit-il. Il n’y a pas de ville près d’ici. Mon père est parti chercher de la nourriture il y a une semaine. »

Charlie se tourna vers moi. « Je me demande si c’est l’homme qu’on a rencontré sur le chemin hier. Tu te souviens, il était pressé de rentrer pour nourrir son fils ?

— C’est vrai. Et il venait par ici.

— Est-ce qu’il montait une jument grise ? » demanda le garçon, son visage rayonnant soudain d’un pathétique espoir.

Charlie hocha la tête. « Une jument grise, oui, c’est ça. Il nous a dit combien tu étais brave, mon garçon, il était très fier de toi. Il nous a dit qu’il était mort d’inquiétude, et qu’il avait hâte de te retrouver.

— Papa a dit ça ? réagit le garçon, dubitatif. Vraiment ?

— Oui, il était très heureux d’être sur le chemin du retour. C’est dommage qu’on ait dû le tuer.

— Qu… Quoi ? » Avant que le garçon ne recouvrît ses esprits, Charlie lui arracha le fusil des mains et l’assomma d’un coup de crosse à la tête. Le garçon tomba à la renverse dans le chariot, et on ne l’entendit plus. « Faisons du café sur ce feu », dit Charlie en enjambant l’attelage.