Cette nouvelle aventure revigora Charlie — cette montée de sang l’avait remis d’aplomb, dit-il — et il se mit à préparer notre déjeuner avec un enthousiasme rare. Il accepta d’en prélever une part pour le garçon, à condition que j’aille vérifier son état au cas où le coup l’aurait occis. Passant la tête sous la bâche, je me rendis compte qu’il vivait encore. Il était assis, et me tournait le dos. « Nous sommes en train de faire à manger, lui dis-je. Tu n’as pas besoin de sortir pour en profiter si tu n’en as pas envie, mais mon frère te prépare une assiette.
— Salopards, vous avez tué mon papa, dit le garçon qu’étouffaient ses sanglots.
— Mais non, c’était seulement une ruse pour se débarrasser de ton fusil. »
Le garçon se retourna pour me regarder. Il avait une entaille au front, et un filet de sang lui coulait sur le sourcil. « C’est vrai ? demanda-t-il. Vous le jurez devant Dieu ?
— Cela ne veut pas dire grand-chose pour moi, donc non. Mais je le jure sur la tête de mon cheval, qu’en dis-tu ?
— Vous n’avez jamais vu d’homme sur une jument grise ?
— Jamais. »
Il rassembla ses esprits et s’approcha de moi en grimpant par-dessus les sièges du chariot. Je lui pris le bras pour l’aider à descendre ; ses jambes chancelaient tandis que nous marchions en direction du feu. « Tiens ! Voilà celui qui a frôlé la mort, abandonné de tous, dit Charlie gaiement.
— Je veux mon fusil, dit le garçon.
— Tu vas être déçu alors.
— On te le rendra quand on partira », dis-je au garçon. Je lui tendis une assiette de porc aux haricots accompagnée de petits pains, mais il n’y toucha pas, se contentant de regarder tristement la nourriture, comme si elle symbolisait à ses yeux la mélancolie. « Quel est le problème ? demandai-je.
— J’en ai assez, dit-il. Tout le monde me donne des coups sur la tête.
— Tu as de la chance que je ne t’aie pas mis une balle dedans, lança Charlie.
— Nous ne te frapperons plus, ajoutai-je, à condition que tu ne fasses pas le malin avec nous. Maintenant, mange ton porc avant qu’il refroidisse. »
Le garçon vida son assiette mais ne tarda pas à en vomir le contenu. Cela faisait trop longtemps qu’il n’avait rien mangé, et son estomac ne put en accepter autant d’un coup. Il resta assis là à regarder son déjeuner à moitié digéré sur le sol, se demandant, j’imagine, s’il devait le ramasser et essayer de l’avaler à nouveau. « Gamin, dit Charlie, si tu touches à ça je te tue. » Je donnai au garçon la plus grande part de mon assiette, et lui conseillai de manger lentement, puis de s’allonger après sur le dos et de respirer profondément. Il obtempéra, et demeura sur le sol un quart d’heure sans autre incident notable que les bruyants borborygmes qu’émettait son estomac. Puis il s’assit et demanda, « Vous n’allez pas avoir faim, vous ?
— Mon frère jeûne par amour », dit Charlie.
Je rougis et ne soufflai mot. J’ignorais que mon frère était au courant de mon régime, et ne pus soutenir son regard espiègle.
Le garçon me regardait, en quête d’éclaircissements. « Vous avez une bonne amie ? » Je demeurai silencieux. « Moi aussi, poursuivit-il. Du moins, c’était ma bonne amie quand papa et moi avons quitté le Tennessee. »
Charlie demanda, « Comment se fait-il que tu te sois retrouvé seul avec trois chariots, sans animaux ni nourriture ? »
— On était plusieurs et on se dirigeait vers la Californie pour aller chercher de l’or, répondit le garçon. Moi et mon père et ses deux frères, Jimmy et Tom, et un ami de Tom et sa femme. C’est elle qui est morte la première. Elle vomissait tout ce qu’elle mangeait. Papa disait que c’était une erreur de l’avoir emmenée avec nous, et je pense qu’il avait raison. On l’a enterrée et on a continué. Puis l’ami de Tom a fait demi-tour. Il a dit qu’on pouvait garder son chariot et ses affaires, parce que son cœur était brisé et qu’il voulait rentrer pour faire son deuil. Oncle Tom lui a tiré dessus alors qu’il avait à peine fait cinq cents mètres.
— Juste après la mort de sa femme ? m’enquis-je.
— C’était quelques jours après, oui. Tom ne voulait pas le tuer, juste lui faire peur. Histoire de rigoler, comme il disait.
— Ce n’est pas très aimable de sa part.
— Non. Oncle Tom n’a jamais été aimable de sa vie. C’est lui qui est mort ensuite, au cours d’une bagarre dans un saloon. Il a pris un coup de couteau dans le ventre, et il s’est vidé de son sang, qui s’est répandu sous lui comme un tapis. On était tous assez contents qu’il ne soit plus avec nous. Tom n’était pas facile à vivre. Il me cognait la tête plus que tous les autres. Et sans raison, juste pour passer le temps.
— Ton père ne lui disait pas d’arrêter ?
— Papa ne parle pas beaucoup. C’est un taiseux, comme on dit.
— Continue ton histoire, fit Charlie.
— D’accord, répondit le garçon. Donc Tom est mort, et nous avons vendu son cheval. On a aussi essayé de vendre son chariot mais personne n’en a voulu parce qu’il était si mal entretenu. Du coup, on avait deux bœufs qui tiraient trois chariots, et à votre avis, qu’est-ce qui s’est passé après ? Eh bien, les bœufs sont morts, de faim et de déshydratation, le dos lacéré de coups de fouet, et on s’est retrouvés, moi, papa et oncle Jimmy avec les chevaux qui tiraient les chariots. L’argent disparaissait à toute allure, comme la nourriture, et on se regardait tous les trois en pensant la même chose : qu’est-ce qu’on va devenir ?
— Oncle Jimmy était méchant aussi ? demandai-je.
— J’aimais bien Oncle Jimmy jusqu’à ce qu’il disparaisse avec tout notre argent. C’était il y a deux semaines. Je ne sais pas s’il est parti vers l’est, l’ouest, le nord ou le sud. Papa et moi, on est restés coincés ici, à réfléchir à ce qu’on pouvait faire. Comme je disais, il est parti il y a une semaine. J’espère qu’il va revenir bientôt. Je ne sais pas ce qui lui a pris si longtemps. Je vous suis reconnaissant d’avoir partagé votre nourriture avec moi. J’ai failli tuer un lapin hier, mais ils sont difficiles à atteindre, et je n’ai pas beaucoup de munitions.
— Où est ta mère ? demanda Charlie.
— Morte.
— Je suis désolé.
— Merci. Mais elle a toujours été morte.
— Parle-nous de ta bonne amie, dis-je.
— Elle s’appelle Anna, et ses cheveux sont couleur de miel. Je n’ai jamais vu de cheveux aussi propres, et elle les a longs jusqu’aux pieds. Je suis amoureux d’elle.
— A-t-elle des sentiments réciproques ?
— Je ne connais pas ce mot.
— Est-elle amoureuse de toi elle aussi ?
— Je ne crois pas, non. J’ai essayé de l’embrasser et de la tenir dans mes bras, mais elle m’a repoussé. La dernière fois, elle a dit qu’elle demanderait à son père et à ses frères de me casser la figure si j’essayais encore. Mais elle changera de chanson quand elle verra mes poches pleines. Les rivières de Californie charrient tant d’or qu’il suffit de se tenir là avec son tamis pour le ramasser.
— Tu le crois vraiment ? demanda Charlie.
— C’était écrit dans le journal.
— Le réveil va être rude.
— Je n’ai qu’une envie, c’est d’y être. J’en ai assez de rester assis ici à ne rien faire.
— Ce n’est plus très loin maintenant, lui dis-je. La Californie est juste après le col, là-bas.
— C’est par-là que papa est parti. »
Charlie éclata de rire.
« Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda le garçon.
— Rien, répondit Charlie. Il en a sûrement profité pour ramasser quelques kilos d’or. Je suis sûr qu’il sera de retour d’ici l’heure du souper.
— Vous ne connaissez pas mon papa.
— Ah, non ? »
Le garçon renifla et se tourna vers moi. « Vous ne m’avez pas parlé de votre bonne amie. De quelle couleur sont ses cheveux ?
— Châtain.
— De la couleur de la boue, lança Charlie.
— Pourquoi dis-tu cela ? » lui demandai-je en le fixant mais il ne répondit pas.
« Comment s’appelle-t-elle ? » demanda le garçon.
Je dis, « Ça, je ne le sais pas encore. »
Le garçon remuait la terre avec un bâton. « Vous ne connaissez pas son nom ?
— Elle s’appelle Sally, dit Charlie. Et si tu te demandes comment je le sais et pas mon frère, eh bien, il devrait aussi se poser la question.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? » rétorquai-je sur un ton sec. À nouveau, il ne répondit rien. Je me levai et le toisai. « Qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ?
— Je dis ça seulement pour te mettre dans le droit chemin.
— Ça, quoi ?
— Que j’ai obtenu gratuitement ce que tu as payé cinq dollars, et que tu attends encore. »
Je m’apprêtais à parler mais me ravisai. Je me souvins d’avoir croisé la femme dans les escaliers de l’hôtel. Elle sortait de la chambre de Charlie, après avoir rempli sa baignoire, et elle était contrariée. « Qu’est-ce que tu lui as fait ?
— C’est elle qui a proposé. Je n’y pensais même pas. Cinquante cents pour une besogne à la main, un dollar pour la bouche, et cinquante cents de plus pour la complète. J’ai pris la complète. »
Ma tête résonnait. Je me surpris à tendre la main vers un petit pain. « Pourquoi était-elle si chiffonnée ?
— Pour ne rien te cacher, sa prestation manquait de savoir-faire. Je l’ai payée en retour, ou plutôt, devrais-je dire, je ne l’ai pas payée, et elle en a pris ombrage. Il faut que tu saches que je n’aurais pas touché cette fille si j’avais su que tu avais des sentiments pour elle. Mais j’étais malade, tu te souviens, et j’avais besoin de réconfort. Je le regrette, Eli, mais à ce moment-là, je pensais qu’elle était disponible. »
J’engloutis le petit pain en deux bouchées et en attrapai un autre. « Où est la graisse de porc ? » Le garçon me tendit la boîte de conserve et j’y trempai le petit pain en entier.
« Je n’ai rien dit sur tes dollars, poursuivit Charlie, mais je ne voulais pas te voir mourir de faim sans raison. » Mon sang bouillonnait sous l’effet de la riche nourriture, tandis que mon cœur était accablé par les révélations sur le caractère de la femme de l’hôtel. Je me rassis en mâchant et en broyant du noir. « Je pourrais préparer plus de porc, proposa Charlie en signe d’apaisement.
— Prépare plus de tout », dis-je.
Le garçon sortit un harmonica de la poche de sa chemise, et le tapota contre sa paume.
« Je vais jouer une chanson à manger. »