Un docteur amputa la main de Charlie à Jacksonville. Entre-temps, la douleur s’était atténuée, mais sa chair avait commencé à se gangréner, et il n’y avait d’autre recours que de l’enlever. Le docteur, du nom de Crane, était un homme âgé, quoique calme et agile. Il portait une rose à la boutonnière, et il me parut d’emblée être un homme de principe. C’est ainsi que lorsque je lui fis part de nos difficultés financières, il balaya ma remarque d’un geste, comme si cette question d’argent lui importait peu. Lorsque Charlie sortit une bouteille d’eau-de-vie en disant qu’il voulait se griser avant l’opération, le docteur s’y opposa, expliquant que l’alcool provoquerait des saignements excessifs. Mais Charlie rétorqua qu’il s’en moquait, qu’il agirait à sa guise et que rien au monde ne pourrait le dissuader de faire ce dont il avait envie. Finalement je pris Crane à part et lui suggérai de donner à Charlie l’anesthésiant sans lui dire ce que c’était. Il comprit mon subterfuge, et après avoir endormi mon frère, tout se déroula aussi bien que possible. Crane opéra à la lueur des bougies, dans son propre salon.
La gangrène s’était propagée au-delà du poignet, et Crane dut couper au milieu de l’avant-bras avec une scie à grandes dents spécialement fabriquée, précisa-t-il, pour trancher les os. Lorsqu’il eut terminé, son front luisait de transpiration, et il se brûla par mégarde à la lame, qui avait chauffé. Il avait pris soin d’installer un seau pour que la main et le poignet y tombent, mais ils atterrirent par terre, car il l’avait mal positionné. Il ne prit pas la peine de s’interrompre pour ramasser, tant il était affairé à s’occuper de ce qui restait de Charlie, et je traversai la pièce pour le faire moi-même. C’était étonnamment léger ; le sang coulait de la main, que j’attrapai par le poignet et soulevai au-dessus du seau. Je n’aurais jamais touché ainsi le bras de Charlie s’il avait été attaché au reste de son corps, et j’en rougis, tant la sensation me fut étrange. Je passai mon pouce sur les poils noirs et rugueux. Je me sentis à ce moment très proche de mon frère. Je déposai la main debout dans le seau, que je portai hors de la chambre, car je ne voulais pas qu’il le voie à son réveil. Après l’intervention, alors que Charlie était allongé sur un grand lit de camp au milieu du salon, bandé et drogué, Crane m’encouragea à aller prendre l’air, en m’expliquant qu’il faudrait encore plusieurs heures avant que Charlie reprenne conscience. Je le remerciai et partis. Je marchai jusqu’aux limites de la ville, pour me rendre au restaurant dans lequel j’étais allé lors de mon dernier passage. Je m’installai à la même table et fus servi par le même garçon, qui me reconnut et me demanda sur un ton ironique si je revenais pour un plat de carottes et de fanes. Mais après avoir assisté à l’opération, et le pantalon encore maculé des taches du sang de mon frère, je n’avais pas faim le moins du monde, et lui demandai juste un verre de bière. « Vous ne mangez plus du tout ? » dit-il en gloussant dans sa moustache. Son outrecuidance m’offensa, et je lui dis, « Je m’appelle Eli Sisters, fils de putain, et je vais te fumer sur-le-champ si tu ne te dépêches pas un peu de m’apporter ce que je viens de te demander. » Le garçon cessa immédiatement de me regarder avec effronterie et afficha dès lors à mon endroit un respect précautionneux ; sa main tremblait, même, lorsqu’il posa devant moi mon verre de bière. Cela ne me ressemblait pas du tout, de m’en prendre à quelqu’un de façon aussi vulgaire ; et plus tard, en sortant du restaurant, je songeai qu’il fallait que je réapprenne le calme et la paix. Je me dis, Je vais me reposer pendant une année entière. Telle était ma décision, et je suis très heureux de pouvoir dire que je l’ai mise en œuvre, et que je me suis délecté de ces douze mois passés à me reposer, à réfléchir et à retrouver tranquillité et sérénité. Mais avant que cette vie de rêve ne devienne réalité, je savais que j’avais encore une affaire à régler, et tout seul.