Il était dix heures du soir lorsque nous arrivâmes enfin à notre cabane, à l’extérieur d’Oregon City. Je trouvai la porte défoncée. Nos meubles étaient sens dessus dessous, ou fracassés ; j’allai dans la pièce du fond et ne fus pas surpris de découvrir que l’argent caché derrière le miroir avait disparu. Nous avions dissimulé pour plus de deux mille deux cents dollars dans le mur, mais il ne restait plus rien à présent, si ce n’est une feuille de papier, que je pris, et sur laquelle je lus :
Cher Charlie,
Je suis un salaud. J’ai pris tous tes $. Je suis ivre mais je ne crois pas que je te les rendrai quand j’aurai dessaoulé. J’ai également pris les $ de ton frère, et je suis désolé, Eli, je t’ai toujours aimé, sauf quand tu me regardais de travers. Je vais partir loin avec ces $. Vous pourrez toujours essayer de me retrouver, bonne chance. De toute façon, vous en gagnerez beaucoup d’autres, vous avez toujours su gagner de l’argent. Je sais que c’est une drôle de façon de dire au revoir, mais j’ai toujours été comme ça, et je ne m’en voudrai même pas, après. Quelque chose ne tourne pas rond en moi. Je ne sais si c’est dans mon sang ou dans ma tête, mais en tout cas, dans ce qui me permet de prendre des décisions.
Rex
Je pliai le mot et le replaçai dans le renfoncement. Le miroir était brisé sur le sol, et je poussai les éclats du bout de ma botte. Je ne pensais à rien ; j’attendais qu’une idée ou un sentiment me viennent. Mais rien ne se produisit, et je sortis pour aider Charlie à descendre de Nimble. Crane lui avait donné un flacon de morphine, et il était resté en état de léthargie pendant presque tout le voyage. J’avais même dû l’attacher à Nimble à plusieurs reprises, et le tirer au bout d’une corde derrière moi. Il s’était réveillé brutalement à plusieurs reprises en se rendant compte que sa main n’était plus attachée à son bras. C’était quelque chose qu’il oubliait constamment ; lorsqu’il s’en souvenait, il sombrait dans les affres du désespoir.
Je l’accompagnai dans sa chambre et il s’allongea tant bien que mal sur son matelas saccagé. Avant qu’il ne s’endorme, je lui dis que je sortais, et il ne me demanda même pas où j’allais. Il fit claquer sa langue et leva son moignon bandé pour me saluer. Je le laissai à son sommeil narcotique, et restai un moment à l’entrée de notre maison pour faire l’inventaire de nos maigres possessions. Je n’avais jamais tellement aimé l’endroit. Tandis que je parcourais du regard les couchages tachés de vin et les assiettes et les tasses ébréchées, je sus que je ne dormirais plus jamais ici. Il fallait une heure pour aller en ville à cheval. Je me sentais résolu, disponible et concentré. Je voyageais depuis plusieurs jours, mais je n’étais pas le moins du monde fatigué. J’étais en pleine possession de mes moyens, et n’avais peur de rien.
Seules les pièces du dernier étage du manoir du Commodore étaient à demi éclairées. La lune était haute dans le ciel et brillait, et je me cachai sous les larges branches d’un vieux cèdre qui bordait la grande propriété. Je vis une jeune servante sortir à l’arrière de la demeure, un baquet vide sous le bras. Elle était contrariée pour une raison ou pour une autre et jurait entre ses dents tout en se dirigeant vers sa cabane, qui était séparée de la maison principale, J’attendis un quart d’heure qu’elle en ressorte ; ne la voyant pas apparaître, je traversai le jardin courbé en deux en direction du manoir. Elle avait omis de verrouiller la porte de derrière, et je pénétrai dans la cuisine calme, fraîche et bien rangée. Qu’avait fait le Commodore à cette fille ? Je regardai à nouveau sa cabane ; tout était paisible, et rien n’avait changé, si ce n’est qu’elle avait allumé une bougie blanche et l’avait placée à la fenêtre.
Je grimpai les escaliers recouverts de tapis et me postai devant les appartements du Commodore. Par la porte je l’entendais vitupérer contre quelqu’un. Je ne savais pas de qui il s’agissait, car l’homme ne faisait que marmonner des excuses, et je ne reconnaissais pas sa voix. Je ne parvenais pas non plus à savoir ce qu’il avait fait de mal. Lorsque le Commodore en eut fini avec lui, l’homme s’apprêta à quitter la pièce. Ses pas se rapprochèrent, et je me collai contre le mur, juste à côté de la porte. Je n’avais pas de pistolet, mais seulement une petite lame émoussée que je pris dans la main ; la porte s’ouvrit alors et l’homme descendit les escaliers sans même remarquer ma présence. Il sortit par-derrière et je me glissai jusqu’à une fenêtre au bout du couloir, pour voir où il allait. Je le vis entrer dans la cabane de la servante ; il apparut à la fenêtre et lança un regard amer vers le manoir. Caché dans l’ombre, je vis à ses yeux que c’était un homme blessé. Son visage hideux témoignait d’une vie violente, et pourtant il se tenait là, dominé, asservi, et incapable de se défendre. Lorsqu’il souffla la bougie, la cabane fut plongée dans le noir. Je fis demi-tour dans le couloir. La porte était restée ouverte, et j’entrai.
Les appartements du Commodore occupaient tout le dernier étage du manoir. Il n’y avait pas de murs de séparation entre les pièces de ce vaste espace, bien que les meubles fussent disposés comme s’il y en avait eu. Seules les faibles lumières des lanternes et les flammes vacillantes de quelques bougies éclairaient la pénombre. Dans le coin le plus éloigné, de derrière un paravent chinois, s’élevait une volute bleue de fumée de cigare ; quand j’entendis la voix du Commodore, je me figeai, pensant qu’il n’était pas seul. Mais je ne perçus pas d’autre voix, et compris qu’il se parlait à lui-même. Il se prélassait dans son bain, et prononçait un discours en s’adressant à un public imaginaire. Je songeai, Pourquoi les gens parlent-ils toujours dans leur bain ? La lame fermement en main, je me dirigeai vers lui en marchant sur les tapis pour ne pas faire de bruit. Je contournai le paravent en brandissant ma lame, prêt à l’enfoncer dans le cœur du Commodore, mais ses yeux étaient recouverts d’un gant de toilette, et mon bras retomba. J’avais devant moi un homme dont l’influence s’étendait aux quatre coins du pays, assis, saoul, dans une baignoire en cuivre, le corps glabre, la poitrine creuse et affaissée, tenant à la main un cigare dont la cendre était dangereusement longue et qui, d’une voix aiguë, déclamait :
« Messieurs, il s’agit d’une question que l’on me pose souvent, et je vous la soumets aujourd’hui, pour voir si vous saurez y répondre. Qu’est-ce qui fait d’un homme un grand homme ? Certains diront la richesse. D’autres, la force de caractère. Certains encore prétendront qu’un grand homme ne perd jamais son sang-froid. D’autres avanceront que c’est un homme qui met toute sa ferveur en Dieu. Mais je suis ici, devant vous, pour vous dire exactement ce qui fait un grand homme, et j’espère que vous m’écouterez attentivement, que vous ferez vôtres mes paroles, et que vous comprendrez au plus profond de vous ce que je vais vous révéler. Car, oui ! Je souhaite vous faire don de la grandeur. » Il hocha la tête et leva une main, comme s’il recueillait des applaudissements. Je fis un pas vers lui et levai ma lame devant son visage. Je savais que je devais le tuer tant que je pouvais encore le faire, mais je voulais entendre ce qu’il allait dire. Il baissa sa main et tira longuement sur son cigare. La cendre tomba dans le bain en grésillant ; il frappa l’eau du bout des doigts, là où il pensait qu’elle avait atterri. « Merci, dit-il. Merci, merci. » Il marqua une pause, et inspira profondément. Puis il reprit son discours avec emphase, et en parlant plus fort : « Le grand homme, c’est celui qui sait repérer un vide dans le monde matériel, et le combler avec l’essence de lui-même ! Le grand homme, c’est celui qui sait attirer la chance en un lieu qui en était dépourvu auparavant, par la seule force de sa volonté ! Le grand homme, enfin, c’est celui qui sait faire quelque chose en partant de rien. Or, le monde qui nous entoure, chers messieurs ici réunis, croyez-moi sur parole, le monde n’est rien ! »
D’un seul mouvement, j’étais sur lui. Je lâchai ma lame et poussai sur ses épaules pour enfoncer sa tête sous la surface de l’eau. Il se mit à gesticuler dans tous les sens ; il toussa, s’étouffa et fit un bruit qui ressemblait à « Esch, esch, esch ! » qui résonna dans la baignoire et me parcourut tout le corps. L’instinct de vie du Commodore s’était réveillé et il se débattit avec encore plus de véhémence. Mais je l’écrasais de tout mon poids et il ne pouvait plus bouger. Je me sentais très fort, légitime et rien au monde n’aurait pu m’empêcher de finir le travail.
Son gant de toilette était tombé de son visage ; il me regardait à travers l’eau, et bien que je n’en eusse pas envie, je me dis que je me devais de le regarder dans les yeux, ce que je fis. Je fus surpris de ce que je vis, car seule la peur l’habitait, comme tous les autres qui étaient morts avant lui. Il me reconnut. J’aurais sans doute voulu qu’il regrette de ne pas m’avoir témoigné plus de respect, mais le temps manquait. Pour le dire simplement, je pense qu’il est possible qu’une explosion de couleurs ait envahi son esprit, suivi d’un vide infini, telle la nuit ou toutes les nuits en une seule.
Le Commodore trépassa. Ensuite, je remontai légèrement son corps dans la baignoire, de sorte que seule sa tête restât à moitié immergée, pour faire croire à une noyade provoquée par l’ivresse. Ses cheveux étaient collés sur son front et son cigare flottait près de son visage. Sa fin n’avait rien de digne. Je sortis par la porte de devant et regagnai notre cabane. Je trouvai Charlie endormi, et nullement disposé à voyager. Malgré ses protestations, je le levai, l’attachai sur Nimble et nous chevauchâmes en direction de la maison de notre Mère.