L’aube était argentée, et les hautes herbes ployaient sous le poids de la rosée. Charlie avait fini sa morphine, et ronflait sur le dos de Nimble tandis que nous remontions le chemin qui menait chez notre mère. Je n’avais pas vu la maison depuis des années, et me demandai si elle allait être en ruines et ce que j’allais faire si Mère n’était pas là. Lorsque la maison apparut, je m’aperçus qu’elle venait d’être repeinte, et qu’une pièce avait été ajoutée à l’arrière ; il y avait également un potager bien entretenu et pourvu d’un épouvantail qui me sembla familier. Je me rendis compte qu’on l’avait affublé d’un vieux manteau de mon père ainsi que de son chapeau et de son pantalon. Je mis pied à terre et m’approchai pour fouiller ses poches. Je ne trouvai rien d’autre qu’une allumette usagée. Je la glissai dans ma propre poche et me dirigeai vers la porte d’entrée. J’étais trop nerveux pour frapper et restai donc là un moment à la regarder. Mais ma mère m’avait entendu arriver et vint à ma rencontre en chemise de nuit. Elle me regarda sans la moindre surprise, puis jeta un œil par-dessus mon épaule.

« Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda-t-elle.

— Il s’est blessé à la main, et il est très fatigué. »

D’un air renfrogné, elle me demanda d’attendre sous le porche, en m’expliquant qu’elle n’aimait pas qu’on la voie se mettre au lit. Mais je le savais, et je lui dis, « Je viendrai quand tu m’appelleras, Mère. » Elle s’éloigna et je m’assis sur la balustrade ; je balançai ma jambe en observant autour de moi la maison dans ses moindres détails. J’éprouvai un sentiment de tendresse si intense que j’en avais mal. Je regardai Charlie, avachi sur son cheval, et repensai à tous les moments que nous avions vécus ici. « Ils n’étaient pas tous mauvais », lui dis-je. Ma mère m’appela et je pénétrai dans la maison. Elle était étendue sous les draps de coton de son grand lit en cuivre dans la nouvelle pièce du fond. Elle tâtonna de la main sur la couverture. « Où sont mes lunettes ? demanda-t-elle.

— Sur ta tête.

— Quoi ? Oh, là. Ah, oui. » Elle les mit sur son nez et me regarda. « Te voilà donc », lança-t-elle. Elle fronça les sourcils et me demanda, « Que s’est-il passé avec la main de Charlie ?

— Il a eu un accident et il l’a perdue.

— Il l’a égarée, c’est ça ? » Elle secoua la tête et grommela, « Comme si c’était un simple inconvénient.

— C’est beaucoup plus que ça, pour lui comme pour moi.

— Comment l’a-t-il perdue ?

— Il se l’est brûlée, puis elle s’est infectée. Le docteur a dit que ça lui ferait défaillir le cœur si Charlie ne se faisait pas opérer.

— Défaillir le cœur ?

— C’est ce que le docteur a dit.

— Il a employé ces mots, précisément ?

— Plus ou moins.

— Hum. Et l’opération a-t-elle été très douloureuse ?

— Il était inconscient pendant l’amputation elle-même. Il dit que ça lui brûle maintenant, et que le moignon le gratte, mais il est sous morphine, et ça l’aide. Ça devrait cicatriser bientôt. J’ai remarqué qu’il a déjà repris des couleurs. »

Elle s’éclaircit la gorge par deux fois, et dodelina de la tête, comme si elle pesait ses mots intérieurement ; je l’implorai de me faire part du fond de sa pensée, et elle dit, « Eh bien, ce n’est pas que je ne suis pas heureuse de te voir, Eli, parce que je le suis, mais peux-tu me dire pourquoi vous revenez ici après tout ce temps ?

— J’ai ressenti le besoin d’être près de toi, lui dis-je. C’était une sensation très forte, et je n’ai pas pu y résister.

— C’est ça, dit-elle en opinant du chef. Tu peux m’expliquer ce que diantre tu es en train de me dire ? »

Je ris, puis m’aperçus qu’elle était sérieuse, et tentai tant bien que mal de répondre avec honnêteté : « Ce que je veux dire, c’est que tout à coup, à la fin d’une longue et difficile affaire, je me suis demandé pourquoi nous ne nous voyions plus, alors que nous étions si proches les uns des autres. »

Elle ne parut pas vraiment convaincue par cette réponse ; peut-être même ne me crut-elle pas. Comme pour changer de sujet, elle demanda, « Et où en es-tu avec tes accès de colère ?

— J’y succombe parfois.

— Et la méthode pour s’apaiser ?

— Je m’en sers encore de temps à autre. »

Elle hocha la tête, et prit une tasse d’eau sur la table de chevet. Après avoir bu, elle s’essuya le visage avec le col de sa chemise de nuit ; ce faisant, sa manche remonta, et j’aperçus son bras tordu. Il avait été mal remis, s’était mal ressoudé, et on aurait dit que cela la gênait. En le voyant, j’éprouvai une douleur imaginaire, ou ce que l’on appelle une douleur compatissante, dans mon propre bras. Elle me surprit en train de la regarder, et sourit. Son sourire était magnifique — ma mère avait été, jeune, une femme extraordinairement belle  —, et elle lança d’un ton enjoué, « Tu es exactement pareil, tu sais ? »

Je ne puis exprimer à quel point je fus soulagé d’entendre ces mots, et je répondis, « Quand je suis avec toi, je reste le même. C’est quand je m’éloigne que je me perds.

— Tu devrais rester ici, alors.

— J’aimerais bien. Tu m’as beaucoup manqué, Mère. Je pense à toi si souvent, et je crois que Charlie aussi.

— Charlie pense à lui, voilà à quoi il pense.

— Il est difficile à cerner, il esquive toujours. » Je sentis un sanglot monter dans ma gorge, mais je le refoulai. Je soupirai, et me maîtrisai. Calmement, j’ajoutai, « Je ne sais pas si je dois le laisser dehors comme ça. Puis-je le faire rentrer dans la maison ? » Je gardai le silence, en attendant que ma mère dise quelque chose, mais elle se tut. Finalement, je poursuivis : « Nous avons vécu beaucoup d’aventures ensemble, Charlie et moi, et avons vu des choses que la plupart des hommes ne voient jamais.

— Est-ce si important ?

— Maintenant que tout cela est derrière nous, oui, je crois.

— Pourquoi dis-tu que c’est derrière vous ?

— J’ai eu ma dose. J’aspire à une vie plus calme.

— Si c’est ça, tu es à la bonne adresse. » En regardant autour d’elle, elle demanda, « Tu as vu toutes les améliorations ? J’attends toujours que tu me félicites, que tu me dises quelque chose.

— C’est splendide.

— Tu as vu le jardin ?

— Il est très beau. La maison aussi. Et toi ? Est-ce que tu te portes bien ?

— Oui et non, ça dépend. » Elle réfléchit et ajouta, « La plupart du temps, c’est moyen. »

On frappa à la porte et Charlie pénétra dans la pièce. Il enleva son chapeau et le suspendit à son moignon. « Bonjour, Mère. »

Elle le regarda longuement. « Bonjour, Charlie », répondit-elle. Comme elle continuait à le fixer, il se tourna vers moi. « Je ne savais pas où nous étions au début. La maison m’était familière, mais je n’arrivais pas à savoir laquelle c’était exactement. » Il chuchota, « Tu as vu l’épouvantail ? »

Mère nous observait avec un semblant de sourire aux lèvres. Mais c’était un sourire triste et lointain. « Vous avez faim, les garçons ? demanda-t-elle.

— Non, Mère, répondis-je.

— Moi non plus, dit Charlie. Mais j’aimerais bien prendre un bain, s’il te plaît. »

Elle lui dit d’y aller ; il la remercia et s’apprêta à quitter la pièce. Dans l’embrasure de la porte il m’adressa un regard candide et franc, et je me dis, Il n’y a plus la moindre trace d’agressivité en lui. Quand il fut parti, Mère dit, « Lui, il a l’air différent.

— Il a besoin de se reposer.

— Non. » Elle tapota sa poitrine et secoua la tête. Lorsque je lui expliquai qu’il avait perdu la main avec laquelle il tirait, elle dit, « J’espère que vous ne vous attendez pas à me voir compatir.

— On ne s’attend à rien, Mère.

— Vraiment ? J’ai pourtant l’impression que vous vous attendez tous les deux à ce que je paie pour votre nourriture et votre toit.

— Nous trouverons du travail.

— Et quoi comme travail, exactement ?

— J’ai envie d’ouvrir un poste de traite. »

Elle répliqua, « Tu veux dire que tu vas investir dans un poste de traite. Tu ne penses quand même pas y travailler ? Recevoir les clients et répondre à leurs questions ?

— Si, justement. Tu ne me vois pas en train de le faire ?

— Franchement, non. »

Je soupirai. « Peu importe ce que l’on fera. L’argent va et vient. » Je secouai la tête. « Ça n’a pas d’importance, et tu le sais très bien.

— D’accord, dit-elle, déposant les armes. Toi et ton frère, vous pouvez dormir dans votre ancienne chambre. Si vous pensez vraiment rester, on pourra rajouter une autre chambre après. Et quand je dis nous, je veux dire toi et Charlie. » Elle se saisit d’un petit miroir et le tint devant elle. Elle arrangea ses cheveux, et poursuivit : « J’imagine que je devrais être heureuse de vous voir encore unis tous les deux. C’est ainsi depuis que vous êtes petits.

— Nous nous sommes brouillés et rabibochés de nombreuses fois.

— C’est grâce à votre père que vous êtes si proches. » Elle baissa le miroir. « On peut au moins le remercier pour ça. »

Je dis, « Je crois que j’aimerais bien m’allonger à présent.

— Est-ce que je dois te réveiller pour le déjeuner ?

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Un ragoût de bœuf.

— C’est bon. »

Elle marqua une pause. « Tu veux dire, C’est bon, ne me réveille pas, ou C’est bon, réveille-moi ?

— Réveille-moi, s’il te plaît.

— D’accord. Va te reposer. »

Je me détournai d’elle et regardai dans le couloir. Une lumière éblouissante se dessinait dans l’encadrement de la porte d’entrée, restée ouverte. Je crus entendre sa voix en passant le seuil de sa chambre. Je fis volte-face et elle me regarda, attendant que je dise quelque chose. « Ça va ? demandai-je. Tu m’as appelé ? » Elle me fit un signe, et je m’approchai de son lit. Elle me saisit les doigts et m’attira vers elle en tirant sur mon bras avec ses mains, comme sur une corde. Elle m’enlaça et m’embrassa sous l’œil. Ses lèvres étaient humides et fraîches. Ses cheveux, son visage et son cou sentaient le sommeil et le savon. J’allai dans notre ancienne chambre, et m’étendis sur un matelas par terre. C’était confortable et propre, même si c’était petit. Cela nous irait très bien pour le moment, ce serait même parfait à sa façon. Je n’arrivais pas à me souvenir de la dernière fois où je m’étais trouvé à l’endroit précis où j’avais envie d’être, comme c’était le cas en ce moment, et c’était un sentiment très satisfaisant.

Je m’endormis, et me réveillai en sursaut quelques minutes plus tard. J’entendis Charlie dans la pièce d’à côté en train de se laver dans la baignoire. Il ne disait rien, et ne dirait rien, je le savais, mais le bruit que faisaient les éclaboussures ressemblait à une voix, qui jacassait puis se calmait ; je ne distinguais plus alors que quelques rares gouttes tomber, comme si la voix avait soudain été absorbée dans une silencieuse contemplation. J’avais l’impression de pouvoir évaluer la tristesse ou la joie de celui qui produisait ces sons. J’écoutai attentivement, et me dis que mon frère et moi étions, du moins dans l’immédiat, à l’abri de tous les dangers et de toutes les horreurs de l’existence.

Et oserais-je dire à quel point cela m’enchanta ?