Lettres à Yorick Smythies

(1944-1947)

548. WITTGENSTEIN À SMYTHIES

Chez Mme Mann, 10 Langland Rd

Mumbles, Swansea

07.04.[1944]

Cher Smythies,

Merci pour ta lettre de jeudi. Apprendre que tu te rallies à l’Église catholique romaine est en effet une nouvelle inattendue. Mais comment saurais-je si c’en est une bonne ou mauvaise ? Voici ce qui me paraît clair. Décider de devenir chrétien, c’est comme décider de ne plus marcher sur la terre ferme, mais sur une corde raide où rien n’est plus facile que de glisser — et où glisser peut toujours être fatal. Or si l’un de mes amis entreprenait de marcher sur une corde raide et me disait que, pour cela, il lui faut porter un certain type de vêtement, je lui dirais : si tu envisages sérieusement de marcher sur une corde raide, je ne suis certainement pas l’homme qui peut te dire la tenue qu’il te faut ou non porter, car je n’ai jamais essayé de marcher ailleurs que sur la terre ferme. En outre : de quelque façon que je la considère, ta décision de porter ce type de vêtements est, en un sens, une terrible décision. Car elle veut dire que tu prends au sérieux quelque chose de terrible, bien que cela soit peut-être la chose la meilleure et la plus grande que tu puisses faire. Et, si tu revêts ces vêtements et que tu ne marches pas sur la corde, c’est terrible d’une autre manière encore. Mais il y a une chose dont je veux te prévenir. Il existe certains dispositifs (des poids attachés au corps d’une façon particulière) qui aident à tenir l’équilibre et facilitent la marche sur la corde, au point de la rendre aussi aisée que sur la terre ferme. Tu ne dois pas incorporer ce genre de dispositif à ta tenue. — Ce qui revient à dire : je ne peux pas applaudir d’avance à ta décision de marcher sur une corde raide, car, du fait que je n’ai moi-même jamais quitté la terre ferme, je n’ai pas le droit d’encourager quiconque à s’engager dans une telle entreprise. Si toutefois on me demandait si je préfère que tu marches sur une corde raide ou que tu t’engages sur le chemin de la honte, je répondrais : tout, sauf sur ce chemin-là. J’espère que tu ne sombreras jamais dans le désespoir et j’espère aussi que tu resteras toujours capable de désespoir.

Je t’ai écrit hier pour te dire que je préférais ne pas te voir dans l’immédiat, mais quand le travail que je fais ici sera achevé ou presque.

Le type d’homme que tu es et que tu deviendras m’intéresse vraiment. Ce sera, pour moi, comme si je dégustais un pudding !

À bientôt ! Mes meilleurs vœux t’accompagnent.

Ludwig Wittgenstein

549. WITTGENSTEIN À SMYTHIES

1 Cwmdonkin Terrace, Swansea

27.07.1947

Cher Smythies,

Voici la raison immédiate pour laquelle je t’écris : quand j’étais à Oxford, j’ai laissé chez toi deux chemises qui avaient besoin d’être raccommodées, car ton épouse m’a aimablement proposé de les apporter chez une couturière. J’aimerais savoir si elles étaient raccommodables et, si c’est le cas, si elles l’ont été. Je ne suis pas pressé de les récupérer. Si je peux les avoir vers la fin août, c’est parfait. Peux-tu, s’il te plaît, t’informer sur ce point. Je me sens bien mieux ici qu’à Cambridge. C’est tout simplement naturel. Je travaille beaucoup, mais avec un succès très médiocre. Je ne sais ni où je passerai mon trimestre sabbatique de l’automne prochain ni si je n’aurais pas mieux fait de démissionner pour de bon, car selon toute vraisemblance un trimestre ne me suffira pas pour préparer une partie de mon livre pour la publication (à supposer que je puisse vraiment le faire). Car c’est cela, semble-t-il, que je souhaite faire.

Je me suis procuré un exemplaire de Changing World [Changement de monde], j’y ai lu ta recension qui, je crois, n’est pas mauvaise. En fait, les recensions me semblent être la partie la meilleure du magazine ; les articles sont de la camelote.

Je projette d’aller en Irlande voir Drury le 6 août et d’en revenir le 19. Entre le 19 août et le 12 septembre, j’irai probablement à Ickenham chez Richards, après quoi j’espère passer deux semaines en Autriche. Le 7 octobre, je serai à Cambridge pour quelques jours.

Mon âme est dans un désordre tout aussi effroyable qu’auparavant, mais je suis en meilleure santé et dans un environnement bien plus humain et par conséquent plus heureux. Transmets mes meilleurs vœux à ton épouse.

Ludwig Wittgenstein