Maurice O’C. Drury (1907-1976) était étudiant à Cambridge lorsque Wittgenstein y revint en 1929. Très vite, les deux hommes se lièrent d’amitié et devinrent très proches.
Après que Drury se fut installé à Dublin, Wittgenstein lui rendit visite une première fois en juin 1936 ; ensuite, il ne cessa de le voir, plus particulièrement pendant ses dernières années, où il séjourna fréquemment en Irlande.
É. R.
Lettre retranscrite par Drury [Février 1938]
Cher Drury,
J’ai longuement repensé à ce que nous nous sommes dit dimanche et je voudrais te dire, ou plutôt t’écrire, certaines choses au sujet de nos conversations. Principalement ceci : ne pense pas à toi, mais aux autres, par exemple à tes patients. Tu as dit hier, quand nous étions au parc, que tu avais probablement commis une erreur en augmentant les doses de médicaments, et tu as aussitôt ajouté que penser cela était probablement une erreur. Je suis sûr que c’est le cas. Non parce que étant médecin tu ne pourrais pas faire d’erreur ou gâcher ta vie, mais parce que même si tu commets une erreur, cela n’a rien à voir avec le fait que la profession que tu as choisie est une erreur. Car si un tel choix était une erreur, qu’est-ce que les hommes pourraient bien dire qui soit correct ? En outre, tu n’as pas commis d’erreur parce que tu n’as rien négligé que tu savais ou aurais dû savoir. Seule une telle négligence peut être nommée « erreur », et même si tu avais fait une erreur en ce sens-là, il faudrait maintenant que tu la considères comme une donnée, au même titre que toutes les autres circonstances internes et externes qu’il t’est impossible de modifier (contrôler). Ton seul problème est aujourd’hui de vivre dans le monde dans lequel tu te trouves, et de ne pas penser à celui où tu aurais aimé te trouver, de ne pas rêver à lui. Regarde donc les souffrances physiques et psychiques des gens, tu les as à portée de main, et cela peut être un bon remède à tes difficultés. Une autre manière de faire serait de te reposer chaque fois que tu en as besoin et de te retrouver toi-même. (Pas en ma compagnie, car je ne te laisserai pas prendre du repos.) S’agissant de religion, je ne pense pas que l’aspiration au calme soit religieuse ; je pense qu’un esprit religieux tient le calme ou la paix pour un don du ciel, et non pour quelque chose à quoi il doit aspirer. Regarde de plus près tes patients, considère-les comme des êtres humains en difficulté, et réjouis-toi plus que tu ne le fais de l’opportunité qui est la tienne de dire « bonne nuit ! » à tant de gens. C’est seulement cela qui est le don du ciel que beaucoup t’envieraient. Et ce ne sont que des choses de ce genre qui peuvent, je crois, guérir ton âme qui est à vif. Elles ne lui donneront pas le repos, mais elles te permettront de te reposer quand tu seras salubrement fatigué. Je pense qu’en un sens tu ne regardes pas d’assez près le visage des gens.
N’essaie pas d’avoir avec moi des conversations dont le goût est agréable, mais des conversations dont l’arrière-goût est le plus agréable possible. Il importe que nous ne devions pas, un jour, nous dire à nous-mêmes que nous avons perdu le temps que nous avons passé ensemble.
Je te souhaite de bonnes pensées, et plus encore de bons sentiments.
[La transcription de Drury s’arrête ici.]
— Cette lettre a été écrite de Dublin où Wittgenstein se trouvait pour voir M. O’C. Drury. Il semble y être arrivé le 8 février et il y est resté jusqu’au 16 mars, date à laquelle il revint à Cambridge pour tenter de régler les difficultés où le mettait l’annexion de l’Autriche par le Reich.
À ce moment-là, Wittgenstein envisageait d’abandonner la vie universitaire.