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je commence à retenir mon souffle. pas comme on le fait en passant devant un cimetière ou ce genre de choses. non, j’essaie de voir combien de temps je peux tenir avant de tomber dans les pommes ou de claquer. c’est très pratique, comme passe-temps. ça peut se pratiquer n’importe où : en cours. à la cafète. aux toilettes. dans l’inconfort de ma propre chambre.

le seul problème, c’est qu’il arrive toujours un moment où je reprends mon souffle. je n’arrive pas à me pousser assez loin.

je n’essaie plus de rentrer en contact avec tiny. je lui ai fait du mal, il me déteste – point final. maintenant qu’il ne m’envoie plus de sms, je réalise que personne d’autre ne le fait. personne ne m’écrit. tout le monde s’en fout.

depuis qu’il ne s’intéresse plus à moi, je réalise que personne d’autre ne s’intéresse vraiment à moi non plus.

ok, bien sûr, il y a gideon. il n’est pas trop du genre à échanger des sms ou à passer des heures sur msn mais au lycée, il me demande toujours comment je vais. et j’interromps toujours mes séances d’apnée volontaire pour lui répondre. parfois, même, je lui dis la vérité.

 

moi : sérieusement, ça va être comme ça, le reste de ma vie ? je n’aurais jamais signé si j’avais su.

 

je sais que j’ai l’air d’un ado tourmenté à deux balles – oh, les aiguilles ! dans mon cœur ! dans mes yeux ! – mais le schéma de mon existence semble tout tracé d’avance. je ne progresserai jamais pour devenir quelqu’un de bien. je serai toujours le même pou merdique.

 

gideon : respire.

 

et je me demande comment il a deviné.

 

la seule fois où je fais semblant d’être en totale maîtrise de moi-même, c’est quand maura est dans les parages. je ne veux pas qu’elle me voie en train de me briser en mille morceaux. pire scénario no 1 : elle piétinerait chacun des morceaux. pire scénario no 2 encore pire que le no 1 : elle essaierait de les recoller. je réalise soudain que j’en suis là où elle en était avec moi : de l’autre côté du silence. on croit que le silence est un truc apaisant. en réalité, c’est rempli de souffrances.

à la maison, ma mère me surveille de près. ce qui me fait culpabiliser encore plus car maintenant, je l’embarque dans mes problèmes.

ce fameux soir – le soir où j’ai tout foutu en l’air avec tiny – elle a planqué le vase qu’il lui avait offert. pendant que je dormais. elle l’a juste rangé quelque part. et comme un imbécile, à mon réveil, mon premier réflexe a été de me dire qu’elle avait peur que je le casse. avant de comprendre qu’elle avait fait ça pour me protéger, pour ne pas m’imposer la vision de ce vase.

au bahut, je demande à gideon :

 

moi : pourquoi dit-on dépression ? pourquoi pas plutôt sous-pression ?

gideon : je porterai plainte contre le dictionnaire à la première heure demain matin. on s’attaquera d’abord au larousse, puis au petit robert.

moi : ce que tu peux être bête.

gideon : seulement les bons jours.

 

je ne lui dis pas que je culpabilise de passer du temps avec lui, car au fond… et si la menace que ressentait tiny s’avérait justifiée ? et si je l’avais trompé avec gideon sans le savoir ?

 

moi : c’est possible de tromper quelqu’un sans le savoir ?

 

je ne pose pas cette question à gideon. je la pose à ma mère.

elle a pris des gants avec moi. elle a fait attention de ne pas me brusquer, de jongler délicatement entre mes humeurs en faisant comme si tout allait bien. mais là, elle se fige net.

 

ma mère : pourquoi me poses-tu cette question ? as-tu trompé tiny ?

et merde. je n’aurais jamais dû aborder ce sujet-là avec elle.

 

moi : non. jamais. pourquoi est-ce que tu réagis au quart de tour ?

ma mère : pour rien.

moi : non, dis-moi. papa t’a trompée, c’est ça ?

 

elle secoue la tête.

 

moi : alors c’est toi qui l’as trompé ?

 

elle soupire.

 

ma mère : non. ce n’est pas ça. je… je ne veux pas que tu deviennes quelqu’un d’infidèle. que tu triches en amour. parfois, on a le droit de tricher pour certaines choses – mais jamais avec les gens. parce qu’une fois qu’on a commencé, c’est trop dur de faire machine arrière. de renoncer à cette facilité.

moi : euh… m’man ?

ma mère : c’est tout ce que j’ai à dire. pourquoi m’as-tu posé cette question ?

moi : pour rien. je me demandais juste, comme ça.

 

j’y ai beaucoup réfléchi, ces derniers temps. parfois, quand je dépasse une minute en apnée, en plus d’imaginer ma propre mort, je me demande aussi ce que tiny est en train de faire. il m’arrive même de m’imaginer l’autre will grayson. le plus souvent, ils sont ensemble sur scène. mais pas moyen de comprendre ce qu’ils chantent.

le plus étrange, c’est que je me remets à penser à isaac. et à maura. et à quel point c’est bizarre de se dire qu’un mensonge ait pu me rendre aussi heureux.

 

tiny ne répond à aucun de mes messages sur msn. alors, la veille de la première, je me décide à contacter will grayson. et il est là. je ne suis pas sûr qu’il comprendra tout. certes, on s’appelle pareil lui et moi, mais ça ne veut pas dire qu’on est reliés par un lien télépathique secret non plus. ce n’est pas comme s’il allait se tordre de douleur quand je me brûle ou je ne sais quoi. mais ce fameux soir, à chicago, j’ai eu le sentiment qu’il me comprenait, du moins en partie. et oui, j’avoue : j’ai aussi envie de prendre des nouvelles de tiny.

willupleasebequiet : hello.

willupleasebequiet : ici will grayson.

willupleasebequiet : l’autre.

WGrayson7 : ça alors. hello.

willupleasebequiet : ça te dérange pas que je t’écrive ?

WGrayson7 : bien sûr que non. qu’est-ce que tu fais debout à 1 h 33 min et 48 s ?

willupleasebequiet : j’attends de voir si ce sera mieux à 1 h 33 min et 49 s et toi ?

WGrayson7 : eh bien ! je viens d’assister via webcam interposée à une performance vocale nouvelle version faisant intervenir le fantôme d’oscar wilde en direct live depuis la chambre du metteur en scène/auteur/premier rôle, etc. etc. de la comédie musicale. willupleasebequiet : c’était comment ?

willupleasebequiet : non !

willupleasebequiet : je veux dire, il va comment ?

WGrayson7 : honnête ?

willupleasebequiet : oui ?

WGrayson7 : je crois que je ne l’avais jamais vu aussi nerveux. et pas parce qu’il est le metteur en scène/auteur/premier rôle, etc., mais parce que c’est hyper important pour lui, tu vois ? il espère vraiment changer le monde.

willupleasebequiet : ça ne m’étonne pas.

WGrayson7 : désolé, il est tard. et je ne sais même pas si c’est une bonne idée de parler de lui avec toi.

willupleasebequiet : je viens de vérifier le règlement de la société internationale des will grayson, et il n’est rien précisé à ce sujet. nous naviguons à vue sur un océan inconnu.

WGrayson7 : exact. attention aux baleines tueuses.

willupleasebequiet : will ?

WGrayson7 : oui, will ?

willupleasebequiet : est-ce qu’il sait que je suis désolé ?

WGrayson7 : aucune idée. de par mon expérience récente, je dirais que le chagrin a tendance à écraser les excuses.

willupleasebequiet : je ne pouvais pas être la personne qu’il cherchait.

WGrayson7 : c’est-à-dire ? willupleasebequiet : celui qu’il attend.

willupleasebequiet : j’aurais préféré que ça se termine pas du premier coup genre DÉSOLÉ : GAME OVER.

willupleasebequiet : parce que c’est toujours comme ça, en vérité.

willupleasebequiet : à la moindre embrouille entre deux personnes…

willupleasebequiet : DÉSOLÉ.

willupleasebequiet : GAME OVER.

willupleasebequiet : GAME OVER.

willupleasebequiet : euh… t’es toujours là ?

WGrayson7 : oui.

WGrayson7 : si tu m’avais dit ça il y a deux semaines, j’aurais été à fond d’accord avec toi.

WGrayson7 : mais aujourd’hui, je ne sais plus trop. willupleasebequiet : pourquoi ?

WGrayson7 : eh bien, je suis d’accord qu’en amour, on a tendance à se dire GAME OVER dès le moindre petit problème, sans accorder à l’autre une seconde chance.

WGrayson7 : mais je crois qu’on a tort d’être aussi fataliste.

WGrayson7 : parce que, en réalité, ce n’est pas GAME OVER dès la fin de la première partie.

WGrayson7 : souvent, on devrait s’accorder une deuxième chance.

WGrayson7 : s’accrocher, recommencer.

WGrayson7 : il n’y a que comme ça qu’on peut espérer gagner à la fin.

willupleasebequiet : je vois.

willupleasebequiet : genre…

willupleasebequiet : erreur/mêmes joueurs : nouvel essai.

WGrayson7 : voilà, oui.

WGrayson7 : ou plutôt : erreur/mêmes joueurs : nouvel essai… erreur/mêmes joueurs : nouvel essai… erreur/mêmes joueurs : nouvel essai… erreur/mêmes joueurs : nouvel essai… quinze fois de suite… jusqu’à erreur/mêmes joueurs : nouvel essai… ok, next level.

willupleasebequiet : tiny me manque. mais sans doute pas comme il le voudrait.

WGrayson7 : tu viens demain soir ?

willupleasebequiet : je ne crois pas que ce serait une bonne idée. qu’est-ce que t’en dis ?

WGrayson7 : à toi de voir. tu risques d’avoir un nouveau message d’erreur. ou bien de passer au niveau suivant. mais si tu viens, tâche juste de m’appeler pour que je le prévienne, ok ?

 

ça me paraît logique. on s’échange nos numéros de téléphone et j’enregistre le sien avant de l’oublier. quand l’écran de mon portable me demande « nom », je tape : will grayson.

 

willupleasebequiet : quel est le secret de ta grande sagesse, will grayson ?

WGrayson7 : sans doute le fait d’être bien entouré, will grayson.

willupleasebequiet : merci de ton aide, en tout cas.

WGrayson7 : no problemo. je suis toujours dispo pour les ex de mon meilleur ami.

willupleasebequiet : c’est du sport, d’aimer tiny cooper.

WGrayson7 : tu m’étonnes.

willupleasebequiet : bonne nuit, will grayson.

WGrayson7 : bonne nuit, will grayson.

 

j’aimerais pouvoir dire que cet échange m’a apaisé. j’aimerais pouvoir dire que je m’endors comme une masse. mais toute la nuit, je cogite.

 

erreur : même joueurs, nouvel essai…???

erreur : même joueurs, nouvel essai…???

erreur : même joueurs, nouvel essai…???

 

le lendemain matin, je suis une loque. je me réveille en me disant ça y est, c’est le grand jour avant de réaliser mais non, ça ne me concerne pas. ce n’est même pas comme si je l’avais aidé à préparer son spectacle. je n’y assisterai même pas. je sais que c’est normal, mais ce n’est pas une consolation. j’ai doublement l’impression d’avoir tout fait foirer.

 

au petit déj, ma mère remarque mon état d’autohaine aggravée. sans doute à ma manière de noyer mes chocopops sous le lait jusqu’à ce que mon bol déborde.

 

ma mère : will, ça ne va pas ?

moi : pourquoi est-ce que ça irait ?

ma mère : will…

moi : si, ça va.

ma mère : je vois bien que c’est faux.

moi : comment tu peux dire ça ? c’est à moi d’en juger, non ?

 

elle s’assoit en face de moi et pose sa main sur la mienne, malgré la flaque de lait couleur chocopops dans laquelle baigne mon poignet.

 

ma mère : sais-tu combien je hurlais, autrefois ?

 

je ne vois pas du tout de quoi elle parle.

 

moi : tu ne hurles pas. tu t’enfermes dans le silence.

ma mère (secouant la tête) : quand tu étais bébé, parfois, mais surtout quand ton père et moi avions nos problèmes… il m’arrivait de sortir de la maison, de prendre la voiture, d’aller jusqu’au coin de la rue et de hurler à m’en briser les cordes vocales. je hurlais encore et encore et encore. parfois juste des bruits. parfois des jurons – toutes les pires insultes que tu puisses imaginer.

moi : hmm, la liste est longue. tu as déjà hurlé « bâton merdeux » ?

ma mère : non, mais…

moi : « baiseur de nains » ?

ma mère : will…

moi : tu devrais essayer « baiseur de nains ». c’est très satisfaisant.

ma mère : ce que je veux dire, c’est qu’à certains moments, il faut savoir évacuer certaines choses de soi. la colère. la douleur.

moi : tu n’as jamais pensé à consulter quelqu’un ? j’ai des cachets qui pourraient te dépanner, mais je crois que c’est sur ordonnance. ne t’inquiète pas : ça ne prend qu’une heure pour établir un diagnostic.

ma mère : will.

moi : désolé. c’est juste que… je n’ai ni colère ni douleur à évacuer. je suis juste furieux contre moi-même.

ma mère : ça n’en reste pas moins de la colère.

moi : mais ça ne devrait pas compter pareil, non ? pas comme d’être en colère contre quelqu’un d’autre.

ma mère : pourquoi ce matin ?

moi : comment ça ?

ma mère : pourquoi es-tu particulièrement en colère contre toi ce matin ?

 

je n’avais pas l’intention de crier ma rage sur tous les toits. disons qu’elle m’a un peu tendu un piège. et que je suis le premier à respecter ça. donc, je lui explique que c’est aujourd’hui qu’a lieu la première du spectacle de tiny.

 

ma mère : tu devrais y aller.

 

cette fois, à mon tour de secouer la tête.

moi : sûrement pas.

ma mère : oh que si. et, will ?

moi : hmm ?

ma mère : tu devrais aussi parler à maura.

 

j’avale mes chocopops en quatrième vitesse avant qu’elle ait le temps d’en remettre une couche. quand j’arrive au bahut, je passe devant maura et m’efforce de vivre cette journée comme une distraction pour penser à autre chose. j’essaie d’être attentif en cours, mais c’est d’un tel ennui ! à croire que les profs se sont tous donné le mot pour m’obliger à me replonger dans mes pensées. j’ai peur de ce que gideon va me dire si je me confie à lui. je fais donc comme si c’était une journée ordinaire et que je n’étais pas du tout occupé à dresser la liste de tout ce que j’ai foiré ces derniers temps. ai-je vraiment accordé une chance à tiny ? ai-je vraiment accordé une chance à maura ? n’aurais-je pas dû le laisser me calmer ? n’aurais-je pas dû la laisser m’expliquer pourquoi elle avait fait ça ?

bref. à la fin de la journée, le poids de toutes ces réflexions est bien trop lourd à porter et gideon est la seule personne vers laquelle j’ai envie de me tourner. au fond de moi, je ne peux m’empêcher d’espérer qu’il va me dire que tout va bien et que je n’ai aucune raison de culpabiliser. je vais le retrouver devant son casier.

 

moi : tu veux entendre un truc drôle ? ma mère m’a dit que je devrais aller au spectacle de tiny et parler à maura.

gideon : je suis d’accord avec elle.

moi : ta sœur s’est servie de toi comme pipe à crack, hier soir ? t’es malade ?

gideon : je n’ai pas de sœur.

moi : peu importe. tu vois très bien ce que je veux dire.

gideon : je t’accompagne.

moi : quoi ?

gideon : j’emprunterai la caisse de ma mère. tu sais où se trouve le lycée de tiny ?

moi : tu plaisantes.

et là, paf : c’est presque stupéfiant, à vrai dire, mais gideon se métamorphose un peu – rien qu’un peu – en moi.

 

gideon : tu peux laisser tomber les « tu plaisantes » et « tu veux rire » ? hein, tu veux bien ? je ne te dis pas que tiny et toi devriez rester ensemble jusqu’à la fin de vos jours et avoir plein d’enfants obèses et dépressifs, mais je trouve que votre rupture était complètement idiote et je serais prêt à papier vingt dollars – si je les avais, bien sûr – qu’il se sent aussi mal que toi. ou qu’il a un nouveau mec. qui, peut-être, s’appelle lui aussi will grayson. quoi qu’il en soit, tu continueras à pleurnicher et à faire chier le monde jusqu’à ce que quelqu’un te prenne par la peau des fesses pour t’emmener lui parler, et il se trouve qu’aujourd’hui, ou n’importe quel autre jour d’ailleurs, ce quelqu’un, c’est moi. Ton chevalier sans peur et sans reproche. je suis ton fidèle destrier, bordel.

 

moi : gideon, j’ignorais que…

gideon : ta gueule.

moi : redis-moi ça !

gideon (riant) : la ferme !

moi : mais pourquoi ?

gideon : pourquoi je te demande de la fermer ?

moi : non – pourquoi es-tu mon fidèle destrier, bordel ?

gideon : parce que tu es mon ami, imbécile. parce que sous cette couche de déni, tu es un être profondément gentil. et parce que depuis que tu m’en as parlé la première fois, je meurs d’envie de voir cette comédie musicale.

 

moi : ok, ok, ok.

gideon : et pour l’autre truc aussi ?

moi : quel autre truc ?

gideon : parler à maura.

moi : tu rigoles, j’espère.

gideon : pas du tout. tu as un quart d’heure, le temps que j’aille chercher la voiture.

moi : je ne veux pas faire ça.

 

il me fusille du regard.

 

gideon : t’as trois ans, ou quoi ?

moi : pourquoi devrais-je me forcer à faire un truc pareil ?

gideon : je suis sûr que tu peux répondre toi-même à cette question.

 

je lui dis qu’il est complètement à côté de ses pompes. il m’envoie promener d’un geste, me dit que je n’ai pas le choix et qu’il me klaxonnera quand il sera prêt.

le pire, c’est que je sais qu’il a raison. tout ce temps, j’ai cru que ma stratégie du silence fonctionnerait avec elle. non pas parce qu’elle me manquait – elle ne me manquait pas du tout. mais j’ai fini par comprendre que ça n’avait aucune importance. l’idée, c’est que je continue à trimballer le poids de ce qui nous est arrivé, autant qu’elle. or il faut que je m’en débarrasse. et même si ce n’est pas moi qui ai trahi l’autre en lui inventant un petit ami imaginaire, j’ai sans doute commis pas mal d’erreurs, moi aussi. jamais nous n’atteindrons le next level, elle et moi. mais il doit quand même y avoir un moyen de garder les mêmes joueurs sans planter la partie.

je sors et la trouve exactement là où je pensais, toujours au même endroit, le matin comme le soir. assise sur son petit bout de muret avec son carnet de poèmes, occupée à regarder tout le monde de haut – moi y compris, sans doute.

j’aurais dû préparer un petit speech. mais pour ça, il aurait fallu que je sache quoi lui dire. or je n’en ai pas la moindre idée. tout ce que je trouve à lui sortir, c’est :

 

moi : salut.

 

et elle me répond :

 

maura : salut.

 

elle me fixe, le regard vide. je baisse le nez vers mes chaussures.

 

maura : que me vaut cet honneur ?

 

c’est toujours comme ça qu’on s’est parlé, elle et moi. toujours. mais je n’ai plus l’énergie de jouer à ce petit jeu. je n’ai plus envie de communiquer comme ça avec mes amis. plus jamais.

 

moi : maura, arrête ça.

maura : arrêter ? tu rigoles ? tu ne me parles plus pendant un mois, et quand tu te décides à ouvrir la bouche, c’est pour me dire de m’arrêter ?

moi : ce n’est pas pour ça que je suis venu…

maura : alors pourquoi, au juste ?

moi : j’en sais rien, là. t’es contente ?

maura : tu te fous de moi ? bien sûr que tu sais pourquoi.

moi : écoute. je veux juste que tu saches que même si je continue à penser que ce que tu as fait était dégueulasse, je sais que j’ai été un peu dégueulasse avec toi aussi. pas dégueulasse de manière aussi machiavélique que toi, mais dégueulasse quand même. j’aurais dû être honnête avec toi et te dire que je n’avais pas envie de te parler, ni de sortir avec toi ni d’être ton super pote ou je ne sais quoi. j’ai essayé – je le jure. mais tu refusais de m’entendre, et je me suis servi de ça comme d’une excuse pour ne rien changer.

maura : ça ne te dérangeait pas quand j’étais isaac. quand on était sur msn tous les soirs.

moi : mais c’était un mensonge ! une invention totale !

 

cette fois, elle me regarde droit dans les yeux.

 

maura : c’est faux, will. tu sais que les vrais mensonges n’existent pas. qu’il y a toujours une part de vérité quand même.

 

j’ignore comment réagir à ça. je dis simplement la première chose qui me passe par la tête.

 

moi : ce n’était pas toi que j’aimais. c’était isaac. j’aimais beaucoup isaac.

 

son regard n’est plus vide. il exprime juste de la tristesse, à présent.

 

maura : … et isaac t’aimait beaucoup, lui aussi.

 

je voudrais pouvoir lui dire que j’ai juste envie d’être moi-même. et d’être avec quelqu’un qui est lui-même. point final. je veux voir au-delà des fauxsemblants et des mensonges pour atteindre la vérité. et peut-être elle et moi n’atteindronsnous jamais la vérité davantage qu’en cet instant précis où nous reconnaissons l’existence du mensonge et des sentiments qui se cachaient derrière.

 

moi : pardonne-moi, maura.

maura : toi aussi. pardonne-moi.

 

c’est pour ça que le mot « ex » se termine par un x, j’imagine – parce que les chemins qui se croisent finissent toujours par se séparer à la fin. ce serait trop facile de voir le x uniquement comme le symbole de la négation, du zéro. c’est faux. il est impossible de rayer quelque chose en le barrant d’un x. le x symbolise la croisée des chemins et leur séparation inévitable.

j’entends un coup de klaxon et je me retourne. gideon m’attend au volant de la voiture de sa mère.

 

moi : il faut que j’y aille.

maura : alors va.

 

je la laisse là. je monte dans la voiture et je raconte à gideon tout ce qui vient de se passer. il me dit qu’il est fier de moi, et je me demande comment je suis censé le prendre.

 

moi : pourquoi ça ?

 

et il me répond :

 

gideon : parce que tu lui as dit que tu étais désolé. je n’étais pas sûr que tu en serais capable.

 

je lui rétorque que je n’en étais pas très sûr moi-même. mais au moment où je l’ai dit, c’était sincère. et je tenais à être honnête.

tout à coup, genre comme d’un coup de baguette magique, nous voilà en route. j’ignore si on arrivera à temps pour le spectacle de tiny. je ne sais même pas si c’est une bonne idée que j’y aille. je ne sais même pas si j’ai vraiment envie de le voir lui. j’ai juste envie de voir à quoi ressemble le spectacle.

gideon sifflote par-dessus la musique de son autoradio. en temps normal, ça m’horripile, mais pour une fois, ça ne me dérange pas.

 

moi : j’aimerais pouvoir lui dire la vérité.

gideon : à qui, tiny ?

moi : ouais. on n’est pas obligé de sortir avec quelqu’un pour le trouver génial, non ?

 

on continue à rouler. gideon se remet à siffloter. je m’imagine tiny en train de s’agiter backstage. puis soudain, gideon s’arrête de siffler et, sourire aux lèvres, donne un coup sur son volant.

gideon : nom d’un petit bonhomme, ça y est !

moi : je n’ai pas rêvé. tu viens de dire « nom d’un petit bonhomme » ?

gideon : avoue que tu adores secrètement cette expression.

moi : c’est vrai.

gideon : écoute, j’ai une idée.

 

il m’explique. et je n’arrive pas à croire que je voyage à côté d’un individu aussi tordu, pervers et brillantissime.

mais surtout, je n’arrive pas à croire que je m’apprête à faire ce qu’il vient de suggérer.