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J’entends le ting électronique de la porte et me retourne pour voir entrer un mec de mon âge. Naturellement, personne ne lui demande ses papiers mais en dépit de son abondante pilosité pubère, je doute que ce type ait plus de dix-huit ans. Il est petit, avec des yeux ronds comme des soucoupes et l’air absolument pétrifié

– aussi effrayé que je le serais si je n’avais pas été poussé dans mes derniers retranchements par le complot antiWill Grayson constitué de : A) Jane, B) Tiny, C) le piercing ambulant debout derrière son comptoir et D) Brutus Défoncius Fascistus.

Mais bref. Ce mec me fixe du regard avec une intensité qui met franchement mal à l’aise, d’autant que je tiens à la main un exemplaire de Mano a Mano. Il doit sûrement exister des tas de façons différentes pour expliquer à un parfait inconnu de votre âge planté près d’un mur de godemichés que vous n’êtes pas, contrairement aux apparences, un fervent lecteur de Mano a Mano, mais j’opte pour la stratégie consistant à marmonner : « Heu, c’est pour un pote. » Ce qui est tout à fait exact, sauf que A) on a vu plus convaincant comme excuse, et B) cela implique que je suis le genre de personne comptant parmi ses amis le genre de personne qui aime lire Mano a Mano, ce qui implique a fortiori que C) je suis le genre de type qui achète des magazines porno pour ses amis. Aussitôt après avoir dit : « C’est pour un pote », je réalise que j’aurais dû dire : « J’essaie d’apprendre l’espagnol. »

Le mec continue à me fixer. Au bout d’un moment, il plisse les yeux et je soutiens son regard quelques secondes avant de me détourner. Enfin, il se décide à passer devant moi pour rejoindre le rayon vidéo. Il semble être à la recherche de quelquechose de bien précis et sans aucun rapport avec le sexe, ce qui l’expose d’avance à une cruelle déception. D’un pas traînant, il se dirige vers le fond de la boutique, où une porte ouverte permet sans doute d’accéder à « l’arrière-salle ». Tout ce que je veux, c’est fuir cet endroit le plusvite possible avec mon magazine. Je m’avance donc vers la caisse et déclare :

– Je prendrai juste ceci.

Le type scanne le codebarres.

– Neuf quatre-vingt-trois, m’annonce-t-il.

– Neuf DOLLARS ? dis-je d’un ton incrédule.

– Et quatre-vingt-trois cents, ajoute-t-il.

Je secoue la tête. Ça commence à faire cher pour une blague, mais il est hors de question que je retourne au glauquissime rayon des magazines pour en trouver un moins cher. En fouillant mes poches de jean, je réunis péniblement quatre dollars. Avec un soupir, je sors mon portefeuille et tends ma carte de crédit au caissier. Mes parents épluchent mes relevés de compte, mais ils ne feront jamais la différence entre Frenchy’s et Denny’s.

Le type examine ma carte. Puis me regarde. Puis examine encore ma carte. Puis me dévisage à nouveau. Et avant même qu’il ouvre la bouche, je comprends : ma carte bancaire est au nom de Will Grayson. Mon permis de conduire est au nom d’Ishmael J. Biafra.

Très fort, le type déclare :

– William Grayson. William Grayson… Mais ai-je déjà vu ce nom-là ? Ahoui, c’est vrai. PAS sur ton permis de conduire.

Je réfléchis aux options qui s’offrent à moi avant de répondre très calmement :

– C’est ma carte. Je connais mon code. Allez-y…

enregistrez mon achat.

Il passe ma carte dans le lecteur en marmonnant :

– Je m’en tape, petit. Tant que tu as du fric pour me payer.

Au même moment, je sens la présence de l’autre mec. Juste derrière moi. Avec son regard posé sur moi. Alors je me retourne.

– Excusez-moi ? demande-t-il.

Sauf qu’il ne s’adresse pas à moi, mais à Monsieur Piercings.

– J’ai dit que je me foutais pas mal des histoires de faux papiers.

– Mais vous m’avez appelé, non ?

– Hein ?

– William Grayson. Vous venez de dire William Grayson, non ? Quelqu’un a laissé un message pour moi ?

– Quoi ? Non, mon gars. William Grayson, c’est lui, di-t-il en me désignant du menton. Encore que ça reste à prouver. Mais c’est le nom inscrit sur sa carte, en tout cas.

L’inconnu me dévisage d’un air médusé pendant une bonne minute, avant de me demander :

– Comment tu t’appelles ?

Sérieusement, ça commence à me gonfler. Frenchy’s est bien le dernier endroit au monde où j’ai envie de taper la discute. Je me tourne vers Monsieur Piercings.

– Puis-je avoir mon magazine, s’il vous plaît ?

Monsieur Piercings me tend un sac plastique noir sans la moindre inscription, détail fort appréciable, avant de me donner ma carte et mon reçu. Je sors du magasin, parcours environ la moitié de la rue au petit trot, puis m’assois au bord du trottoir et attends que les battements de mon cœur se calment.

Ce qui commence tout juste à être le cas lorsque mon camarade de shopping de chez Frenchy’s me rejoint en courant pour me demander :

– Hé, c’est quoi, ton nom ?

Je me lève pour lui répondre :

– Euh… Will Grayson.

– W-I-L-L G-R-A-Y-S-O-N ? répète-t-il, épelant mon nom à toute allure.

– Hum… oui, dis-je. Pourquoi ?

Il me regarde en coin, la tête penchée sur le côté, comme s’il croyait que je le faisais marcher, avant de déclarer :

– Parce que moi aussi, je m’appelle Will Grayson.

– Tu déconnes !?

– Hélas, non.

Je n’arrive pas à décider s’il est parano, schizophrène ou les deux, mais il sort de sa poche un portefeuille de geek fait en scotch pour me montrer son permis de conduire de l’État de l’Illinois. Nous n’avons pas le même deuxième prénom, au moins, mais… ouais.

– Eh bien ! dis-je, ravi de te rencontrer.

Sur ce, je m’apprête à tourner les talons car je n’ai rien contre ce garçon, mais je ne tiens pas particulièrement à engager la conversation avec un ado qui fréquente les sex-shops, même si, techniquement, je suis moi-même un ado qui fréquente les sex-shops. Mais il me touche le bras et semble trop petit pour être dangereux, si bien que je me tourne vers lui, et il me demande :

– Tu connais Isaac ?

– Qui ça ?

– Isaac.

– Non, je ne connais personne prénommé Isaac, dis-je.

– J’avais rendez-vous avec lui à cette adresse, mais il n’est pas là. Même si tu ne lui ressembles pas du tout, j’ai cru que… Je ne sais pas trop ce que je croyais. Qu’est-ce que… Qu’est-ce qui se passe, bordel ? (Il opère une rotation rapide sur lui-même, comme s’il cherchait une caméra cachée ou je ne sais quoi.) C’est Isaac qui t’envoie, c’est ça ?

– Je viens de te dire que je ne connaissais personne de ce nom-là.

Il pivote à nouveau sur ses talons. Il n’y a décidément personne derrière lui. Il lève les bras en l’air, et s’écrie :

– Je ne sais même pas ce qui devrait me stresser le plus dans cette histoire !

– Disons que c’est une journée merdique de bout en bout pour tous les Will Grayson de cette planète, dis-je.

Il secoue la tête, s’assoit au bord du trottoir et je ne tarde pas à l’imiter, vu qu’il n’y a rien d’autre à faire. Il m’observe, balaie la rue du regard de l’autre côté, puis me dévisage encore. Alors, devant mes yeux, je le vois littéralement se pincer le bras.

– Bien sûr que non, soupire-t-il. Je ne rêve pas. Mon cerveau n’aurait jamais pu inventer un truc aussi dingue.

– Tu m’étonnes ! (Je n’arrive pas à déterminer s’il a envie que je lui parle, pas plus que je n’arrive à déterminer si j’ai envie de lui parler, mais au bout d’un moment, je reprends la parole.) Alors, euh… tu le connais d’où, cet Isaac, alias Monsieur Rendez-Vous-Au-Sex-Shop ?

– C’est juste… un pote. On s’est rencontrés sur le Net il y a un bout de temps déjà.

– Sur le Net ?

Will Grayson se recroqueville davantage sur lui-même, si tant est que cela soit possible. Les épaules voûtées, il fixe le caniveau avec intensité. Je sais, bien sûr, qu’il existe d’autres Will Grayson dans le monde. J’ai suffisamment tapé mon nom sur Google pour m’en rendre compte. Mais je n’aurais jamais pensé en croiser un de ma vie.

– Ouais, finit-il par répondre.

– Donc, dis-je, tu n’as jamais vu ce type pour de vrai.

– Non. Mais j’ai vu, genre, des centaines de photos.

– Il a cinquante ans, dis-je d’un ton détaché. C’est un vieux pervers. Petit conseil entre Will : ce type n’est sûrement pas ce que tu crois.

– Peut-être qu’il a juste… j’en sais rien. Peut-être qu’il a lui aussi rencontré un autre Isaac dans le bus et qu’il est coincé dans le monde des Bizarro.

– Mais enfin, pourquoi t’avoir donné rendez-vous chez Frenchy’s ?

– Excellente question. Qui pourrait bien avoir l’idée d’aller dans un sex-shop ? me rétorque-t-il avec un petit rictus.

– Bien vu, lui concédé-je. Tu as raison. Mais c’est une longue histoire.

Je marque une pause, m’attendant à ce que Will Grayson me demande de plus amples explications. Ce qu’il ne fait pas. Alors je lui raconte quand même. Je lui parle de Jane, de Tiny Cooper, des Maybe Dead Cats et d’Annus miribalis, de la combinaison du casier de Jane, du faussaire qui ne sait pas compter, et je réussis à lui arracher quelques rires par-ci, par-là mais, dans l’ensemble, son attention est totalement focalisée sur la porte d’entrée de Frenchy’s pour guetter l’arrivée d’Isaac. Son visage semble osciller entre espoir et colère. Il ne m’écoute qu’à moitié, ce qui m’arrange pas mal, étant donné que je lui raconte surtout mon histoire pour me défouler et que parler à un inconnu est la seule manière de vider son sac sans avoir à penser aux conséquences, et pendant tout ce temps-là j’agrippe mon téléphone au fond de ma poche pour le sentir vibrer si quelqu’un m’appelle.

Alors, il me parle d’Isaac. Il m’explique qu’ils sont amis depuis un an et qu’il a toujours rêvé de le rencontrer parce qu’il n’existe personne d’autre comme lui dans le quartier de banlieue où il habite, et il ne me faut pas longtemps pour comprendre que Will Grayson apprécie Isaac d’une manière qui n’a rien de platonique.

– Quel pervers de cinquante ans se donnerait la peine de faire tout ça ? me demande-t-il. Quel pervers de cinquante ans passerait une année entière à discuter avec moi, à me raconter sa vie imaginaire jusque dans le moindre détail pendant que je lui raconte la mienne ? Et si un pervers de cinquante ans s’est réellement donné la peine de faire tout ça, pourquoi ne vient-il pas au rendez-vous pour me violer et m’assassiner ? Même un soir improbable comme celui-là, c’est juste totalement improbable.

Je réfléchis un moment.

– J’en sais rien, conclus-je. Les gens sont quand même tous cinglés, au cas tu l’aurais pas remarqué.

– Ouaip.

Il ne regarde plus en direction du sex-shop, désormais. Je l’aperçois du coin de l’œil, et je suis sûr que lui aussi, mais nous gardons tous les deux les yeux rivés dans la même direction, au milieu de la route, à mesure que les voitures défilent et que mon cerveau tente d’analyser toutes les impossibilités, toutes les coïncidences qui m’ont conduit jusqu’ici, toutes les choses vraies et fausses à la fois. Et nous gardons tous deux le silence un long moment, si longtemps même que je finis par sortir mon téléphone de ma poche pour vérifier que personne ne m’a appelé, avant de le remettre à sa place, et je sens que Will a changé la direction de son regard.

– Ça veut dire quoi, à ton avis ? me demande-t-il.

– Quoi ?

– Il ne doit pas exister tant de Will Grayson que ça, dit-il. Ça veut forcément dire quelque chose qu’un Will Grayson rencontre un autre Will Grayson dans un sexshop où aucun de ces deux Will Grayson n’avait jamais mis les pieds.

– Es-tu en train de me dire que Dieu a fait se rencontrer exprès chez Frenchy’s deux adolescents de Chicago nommés Will Grayson ?

– Non, idiot. Mais ça doit forcément signifier un truc.

– Ouais, dis-je. C’est déjà dur de croire aux coïncidences, mais ça l’est encore plus de croire à autre chose.

Alors, au même instant, mon téléphone se ranime au creux de ma paume. À la seconde où je le sors de ma poche, le téléphone de Will Grayson se met à sonner.

Même moi, j’avoue que ça commence à faire beaucoup, je trouve. Will Grayson marmonne : « Oh non ! c’est Maura » comme si j’étais censé savoir qui était Maura, et il regarde fixement son téléphone, l’air de ne pas trop savoir s’il doit répondre ou non. Mon appel à moi provient de Tiny. Avant de décrocher, je précise à Will : « C’est mon pote Tiny. » Puis, soudain, je me surprends à observer ce garçon : mignon, torturé et totalement paumé.

J’ouvre mon téléphone.

– Grayson ! me hurle Tiny dans l’oreille pardessus le vacarme de la musique. Je suis trop amoureux de ce groupe ! On va rester encore deux chansons mais après, je viens te retrouver. Dis-moi où t’es, bébé ! Où es-tu, mon Graysounet d’amour ?

– Je suis là, juste en face ! lui hurlé-je à mon tour. Et tu peux te mettre à genoux pour remercier le ciel parce que Tiny, mon pote, je t’ai trouvé une perle rare.