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sérieux. j’hallucine tellement que je pourrais genre chier un clown, ça ne me surprendrait même pas.

ce serait un peu moins bizarre si cet AUTRE WILL GRAYSON assis à côté de moi n’était pas un will grayson mais juste le champion du monde médaillé d’or de l’embrouille du cerveau. ce n’est pas comme si j’avais pensé en le voyant tiens, c’est marrant, je suis sûrquece mec s’appelle will grayson lui aussi. non, le seul truc auquel j’ai pensé, c’est ah non, c’est pas isaac. même âge, mais physiquement rien à voir avec les photos. je l’ai donc ignoré. je me suis tourné vers le dvd que je faisais semblant d’examiner, un film x intitulé les hommes préfèrent les langues. le concept était basé sur le fétichisme des rapports sexuels avec les animaux de la ferme, et donc la jaquette montrait des types déguisés en vache (dont l’un avec des pis). heureusement, ils précisaient qu’aucune vraie vache n’avait subi de mauvais traitements (ni d’attouchements sexuels) pendant le tournage. mais quand même. pas du tout mon trip. le dvd d’à côté s’appelait prends-moi la température avec une scène d’hôpital sur la jaquette. c’était comme grey’s anatomy, avec moins de « grey » et plus d’« anatomie ». l’espace d’une seconde, j’ai même pensé : j’ai hâte de raconter ça à isaac en oubliant qu’il aurait déjà dû être là.

il n’aurait pas pu entrer sans que je le voie ; l’endroit était désert à l’exception de ma pomme, de l’autre w.g. et de l’employé du magasin, qui avait des faux airs de sosie de Monsieur Propre. les gens devaient plutôt être chez eux à mater du porno sur internet, j’imagine. et frenchy’s n’est pas l’endroit le plus convivial au monde non plus avec son éclairage crade de supérette qui fait que tous les trucs en plastique ont l’air encore plus en plastique, les trucs métalliques encore plus métalliques, et les gens à poil sur les dvd encore plus vulgos et moins attirants. une fois passé devant il faut sucer le soldat ryan et partouze d’une nuit d’été, je me suis retrouvé dans un rayon hyper chelou rempli de faux pénis. à cause des idées tordues qui me trottaient dans la tête, ça m’a tout de suite inspiré une suite imaginaire de toy story baptisée sex toy story où tous les godemichés, les vibromasseurs et les accessoires en peluche s’animeraient soudain et auraient plein d’épreuves genre traverser la rue pour rentrer chez eux.

là encore, tout en imaginant le truc, je me disais qu’il faudrait que je raconte ça à isaac. c’était plus fort que moi.

mais j’ai enfin été arraché à mes pensées en entendant le type derrière la caisse prononcer mon nom. et c’est comme ça que j’ai rencontré l’autre w.g.

donc bref, je suis entré dans un sex-shop pour rencontrer isaac, et j’ai juste gagné un deuxième will grayson à la place.

cher dieu : t’es vraiment le roi des pourris.

bien sûr, à l’heure où je vous parle, isaac est en train de gagner des points au royaume des pourris, lui aussi. j’espère qu’il est du genre pourri sensible – par exemple, qu’il a découvert en se pointant ici que son pote lui avait refilé l’adresse d’un sex-shop et qu’il était tellement mort de honte qu’il s’est enfui en pleurant. c’est tout à fait possible, au fond. ou peut-être qu’il est juste en retard. il faut que je lui accorde au moins une heure. son train a très bien pu rester coincé sous un tunnel, ou je ne sais où. ce sont des choses qui arrivent. il arrive de l’ohio, après tout. les gens qui viennent de l’ohio sont toujours en retard.

mon téléphone se met à sonner presque en même temps que celui de l’autre w.g. et même s’il n’y a quasiment aucune chance que ce soit isaac, je ne peux pas m’empêcher d’espérer.

jusqu’au moment où je découvre que c’est maura.

 

moi : et merde, c’est maura.

 

au début, je me dis que je ne vais pas répondre, mais l’autre w.g. décroche son téléphone.

 

l’autre w.g. : c’est mon pote tiny.

 

si l’autre w.g. décroche son téléphone, je ferais peut-être mieux de faire pareil. d’autant que maura m’a rendu service, aujourd’hui. si j’apprends plus tard que la compétition des mathlètes a été attaquée par une escouade de nerds psychopathes armés d’uzis, je me sentirai coupable de n’avoir pas pris son appel pour lui dire adieu.

 

moi : vite – quelle est la racine carrée de mon slip ?

maura : salut, will.

moi : cette réponse te vaut zéro point.

maura : alors, c’est comment chicago ?

moi : totalement dépourvu de vent.

maura : tu fais quoi, là ?

moi : je tape la discute avec will grayson.

maura : c’est bien ce que je pensais.

moi : comment ça ?

maura : où est ta mère ?

 

oh-oh. ça sent le traquenard à plein nez. aurait-elle appelé chez moi ? parlé à ma mère ? rétropédalage, vite, arrière toute !

 

moi : je suis la baby-sitter de ma mère, maintenant ? (ha ha ha)

maura : cesse de mentir, will.

moi : ok, ok. j’avais besoin de m’éclipser ici tout seul. je vais à un concert ce soir.

maura : quel concert ?

 

et merde ! impossible de me souvenir du nom du groupe que l’autre w.g. est venu voir. et je ne peux même pas lui poser la question, vu qu’il est toujours pendu à son téléphone.

 

moi : un groupe que tu dois pas connaître.

maura : essaie toujours.

moi : ben, c’est ça leur nom. « un groupe que tu dois pas connaître ».

maura : mais si, je les connais.

moi : très drôle.

maura : j’étais justement en train de lire une chronique de leur album dans spin.

moi : cool.

maura : ouais. même que leur album s’appelle isaac ne viendra pas, espèce de sale menteur.

 

je le sens trop mal.

 

moi : c’est super débile, comme nom d’album.

 

quoi ? q-q-qquoi ?

 

maura : laisse tomber, will.

moi : mon mot de passe.

maura : hein ?

moi : t’as piraté mon mot de passe. tu lis tous mes e-mails, c’est ça ?

maura : de quoi tu parles ?

moi : d’isaac. comment sais-tu que j’avais rendez-vous avec isaac ?

 

elle a dû regarder par-dessus mon épaule pendant que je checkais mes e-mails au lycée. elle a dû me voir saisir mon mot de passe sur le clavier. elle m’a piraté mon putain de code d’accès.

 

maura : je suis isaac, will. moi : arrête tes conneries. isaac est un mec. maura : non, isaac n’est rien du tout. je l’ai inventé. moi : n’importe quoi. maura : c’est la vérité.

 

non. non non non non non non non non non non.

 

moi : quoi ?

 

non oh non non par pitié non putain non NON.

 

maura : isaac n’existe pas. il n’a jamais existé. moi : tu n’as pas le droit deú maura : tu es démasqué, sale menteur.

JE suis démasqué ?!?

QU’EST-CE QUE… ET MERDE.

moi : dis-moi que c’est une blague.

maura : ú moi : non, j’y crois pas.

 

l’autre will grayson a enfin raccroché, et il me regarde.

 

l’autre w.g. : ça va bien ?

 

je commence à percuter. l’instant prise de conscience, genre « oh, n’est-ce pas une enclume qui vient de s’écraser sur ma tête ? » est à présent terminé, et je sens désormais le poids de l’enclume. oh oui ! tout le poids de l’enclume qui vient de s’abattre sur moi.

 

moi : tu. n’es. qu’une. garce.

 

oh oui ! mes synapses font circuler l’info en ce moment même. attention, scoop mondial : isaac n’a jamais existé. c’était juste une nana qui t’écrivait. c’était un mensonge, du début à la fin.

un mensonge.

 

moi : espèce. de. salope.

maura : pourquoi les filles se font-elles toujours traiter de « salopes », jamais de « sale trouducs » ?

moi : je refuse d’insulter les trous de balles. eux au moins, ils servent à quelque chose.

maura : écoute, je savais que tu serais énervé…

moi : tu SAVAIS que je serais ÉNERVÉ ?

maura : je comptais te le dire.

moi : waouh ! super. merci.

maura : mais tu ne m’en as jamais parlé.

 

l’autre w.g. m’observe d’un air inquiet, cette fois. je pose ma main sur mon téléphone une seconde.

 

moi : non, ça ne va pas du tout. je crois même que je suis en train de vivre la pire minute de mon existence. ne va nulle part, ok ?

 

il me fait oui de la tête.

 

maura : will ? écoute, je suis désolée.

moi : …

maura : tu ne pensais quand même pas qu’il t’avait vraiment donné rendez-vous dans un sex-shop, non ?

moi : …

maura : c’est juste pour rire.

moi : …

maura : will ?

moi : sache que si je ne te bute pas, c’est uniquement par respect envers tes parents. mais retiens bien ceci : jamais, plus jamais, je ne souhaite communiquer avec toi. ni par la parole, ni par écrit, ni pas sms ou par putain de langage des signes. je préfère encore bouffer des lames de rasoir enrobées de merde de chien plutôt que d’avoir la moindre relation avec toi.

 

je raccroche avant qu’elle ait le temps de répondre. j’éteins mon téléphone. je m’assois sur le trottoir. je ferme les yeux. et je hurle. puisque l’univers tout entier s’effondre autour de moi, je vais imiter le bruit qui va avec. j’ai envie de hurler jusqu’à m’en faire péter les os.

une fois. deux fois. trois fois.

puis je m’arrête. je sens les larmes. j’espère qu’en gardant les yeux fermés de toutes mes forces, elles resteront à l’intérieur. je dois vraiment être au-delà du pathétique parce que j’ai envie d’ouvrir les yeux, de voir isaac et de l’entendre me dire que maura raconte n’importe quoi. ou bien que l’autre will grayson m’explique qu’il s’agit juste d’une nouvelle coïncidence. c’est lui, le will grayson à qui maura envoyait des messages. elle s’est juste plantée de will grayson.

mais la réalité… la réalité, elle, est une enclume.

j’inspire bien à fond, mais ma respiration est rauque.

depuis le début.

depuis le début, c’était maura.

pas isaac.

pas d’isaac.

jamais.

il y a la douleur. il y a le choc. et puis, il y a la-dou

leur-et-le-choc-en-même-temps.

c’est ce que je suis en train d’expérimenter.

 

l’autre w.g. : euh… will ?

 

il me regarde comme s’il pouvait lire la-douleur-etle-choc-en-même-temps sur mon visage.

 

moi : tu sais, ce type avec qui j’avais rendez-vous ?

l’autre.w.g. : isaac.

moi : ouais, isaac. eh bien ! il s’avère que ce n’était

pas un vieux pervers de cinquante ans. c’était juste mon

amie maura qui voulait me faire une blague. l’autre w.g. : plutôt tordu, comme blague.

moi : ouais. plutôt.

 

je me demande si je suis en train de lui dire tout ça juste parce qu’il s’appelle lui aussi will grayson, ou parce qu’il m’a un peu raconté sa vie tout à l’heure, ou encore parce qu’il est la seule personne au monde susceptible de m’écouter à cet instant précis. mon instinct me souffle de me rouler en boule et de me laisser tomber dans la prochaine bouche d’égout – mais je ne peux pas faire ça à l’autre w.g. je pense qu’il a mérité autre chose que d’être le témoin de mon autodestruction.

 

moi : il t’est déjà arrivé un truc pareil ?

 

il fait non de la tête.

 

l’autre w.g. : je crois que ça bat mon record personnel, hélas. une fois, tiny, mon meilleur pote, a essayé de m’inscrire sans me le dire au concours du plus joli mec du mois organisé par le magazine seventeen, mais je ne crois pas que ce soit comparable à ce qui t’arrive.

moi : tu l’as su comment ?

l’autre w.g. : il avait besoin de quelqu’un pour relire sa lettre de candidature, et il m’a demandé à moi.

moi : et alors, t’as gagné ?

l’autre w.g. : je lui ai dit que j’enverrais la lettre moi-même, et je l’ai jetée. il était très vexé que je ne gagne pas… mais à mon avis, ça aurait été pire si j’avais gagné.

moi : t’aurais peut-être rencontré miley cyrus. jane aurait été morte de jalousie.

l’autre w.g. : je crois qu’elle aurait été morte de rire, surtout.

 

c’est plus fort que moi – j’imagine isaac en train de rire, lui aussi.

mais il faut que je détruise cette image.

car isaac n’existe pas.

je me sens encore à deux doigts de craquer.

 

moi : pourquoi ?

l’autre w.g. : pourquoi jane aurait été morte de rire ?

moi : non, pourquoi maura atelle fait ça ? l’autre.w.g. : difficile à dire.

 

maura. isaac.

isaac. maura.

enclume.

enclume.

enclume.

 

moi : tu sais pourquoi ça craint, l’amour ?

l’autre w.g. : non ? moi : parce ce que c’est indissociable de la vérité.

 

les larmes commencent à revenir. cette douleur – je sais tout ce à quoi je suis en train de renoncer. isaac. l’espoir. le futur. ces sentiments. ce mot. je renonce à tout ça, et ça fait mal.

 

l’autre w.g. : will ?

moi : je crois que j’ai besoin de fermer les yeux une minute et de me laisser aller à ce que je ressens.

 

je referme les yeux, referme mon corps et m’efforce de me couper du monde. je sens l’autre w.g. se relever. j’ai beau savoir qu’il n’est pas isaac, j’aurais préféré que ce soit le cas. j’ai beau savoir que maura est isaac, j’aurais préféré que ça ne le soit pas. j’ai beau savoir que je ne pourrais jamais, jamais échapper à ce que j’ai fait et à ce qu’on m’a fait, j’aurais aimé être quelqu’un d’autre.

mon dieu, rendez-moi amnésique. faites-moi oublier tous les moments que je n’ai jamais vraiment partagés avec isaac. faites-moi oublier l’existence de maura. c’est ce que ma mère a dû ressentir quand mon père l’a plaquée. je sais, maintenant. j’ai compris. les choses que vous désirez le plus au monde sont celles qui finissent par vous détruire.

j’entends l’autre w.g. parler à quelqu’un. un résumé à voix basse de tout ce qui vient de se passer.

j’entends un bruit de pas se rapprocher. j’essaie de me calmer un peu, puis j’ouvre les yeux… et j’aperçois ce mec giganténorme planté devant moi. il croise mon regard et m’adresse un large sourire. ma parole, ses fossettes font la taille d’un crâne de bébé.

 

mec giganténorme : salut salut ! moi, c’est tiny.

 

il me tend la main. je ne suis pas tout à fait d’humeur à échanger des poignées de main, mais je suis trop mal à l’aise à l’idée de lui mettre un vent. je lui tends donc la main. au lieu de la serrer, il m’aide à me relever.

 

tiny : quelqu’un est mort ?

moi : ouais, moi.

 

à ces mots, son sourire s’élargit.

 

tiny : alors bienvenue au paradis.