CHAPITRE V
La maîtrise de l’arabe
Les difficultés de l’arabité en Espagne
Dès la fin du
XI
e
siècle, les Européens s’accoutument à l’existence de la langue arabe, qui devient moins étrangère et moins étrange. En Espagne, les succès de la Reconquista font reculer le domaine de l’Islam, indissociable de l’espace culturel arabe. En quelques années, les royaumes de Castille, d’Aragon et de Portugal intègrent des territoires nouveaux, souvent dépeuplés par la guerre, ainsi que des populations originales, pour la plupart arabophones, mais aussi polyglottes, parlant des dialectes romano-ibériques, l’hébreu, ou des idiomes arabes locaux. Par exemple, le parler mozarabe de Tolède était nourri d’influences romanes, mais s’écrivait avec l’alphabet arabe
1
. Dans les espaces pris sur les Almoḥades
et les roitelets d’al-Andalus, les communautés ethnico-culturelles sont complexes, sans être forcément métissées : ce sont des juifs, des mozarabes et des musulmans d’origines variées (Hispaniques convertis, Arabes ou Berbères venus avec la conquête ou attirés par la richesse de l’Andalus, esclaves slaves affranchis…). Mais les
frontières entre les communautés restent étanches et il est difficile de passer de l’une à l’autre. L’islam interdit d’ailleurs l’union d’un chrétien et d’une musulmane (S. 2, 221 ; 60, 10)
2
. Les mariages mixtes sont aussi prohibés par le droit canon chrétien, ainsi dans les
Sentences
du théologien Pierre Lombard
(m. 1160) : « Il n’est pas permis à un chrétien de mener une union avec une païenne ou une juive
3
. » La règle est rappelée fermement par le concile de Latran IV (1215) et par les conciles locaux. Il faut distinguer et séparer les communautés, éviter tout contact physique et sexuel. En effet, depuis Platon
, relu par saint Augustin
, la nature est corrompue par le vice, et l’homme transmet le péché originel par le sperme
4
. Cette idée, fréquemment rappelée par les théologiens et les médecins au
XII
e
siècle, impliquait une contagion du péché en cas de relations illicites avec un infidèle.
Dans son
Histoire ecclésiastique
, le moine normand Orderic Vital
(m. 1142) imagine – et surestime – l’enthousiasme des mozarabes, libérés par le roi d’Aragon Alphonse I
er
(1104-1134), et décidés à migrer vers le nord pour fuir les zones dévastées :
Nous et nos pères avant nous avons été éduqués et baptisés parmi les Gentils [les païens]. Nous sommes donc heureux de votre arrivée, et nous désirons quitter le sol natal et émigrer avec vous, avec nos femmes et nos biens
5
.
La source suggère encore que l’isolement des chrétiens d’al-Andalus aurait provoqué dans leur foi des contaminations doctrinales. Sans parler d’influences hérétiques ou musulmanes, l’Église mozarabe ignore les évolutions des Églises européennes depuis le
VIII
e
siècle, ce qui implique d’inévitables différences
6
.
Si les mozarabes reviennent dans le giron de la chrétienté, on constate que la reconquête n’a pas toujours été vécue par
eux comme une « libération » du joug islamique. Mieux traités que les juifs par les autorités de Cordoue, ils s’étaient accommodés des Maures, et certains émigrent même avec eux au
XIII
e
siècle vers la poche de Grenade. Les mozarabes passent sous obédience de l’épiscopat catholique, qui cherche à les amalgamer dans le droit et les rituels propres à l’Église romaine, sans rencontrer un franc enthousiasme. Passant d’un dominateur musulman à un autre chrétien, les mozarabes restent une minorité, dont on met en doute la sincérité et l’orthodoxie
7
. La forte présence de clercs et nobles français ayant participé à la Reconquista génère des tensions avec eux, notamment à Tolède.
La langue quotidienne des mozarabes, qui ne maîtrisent pas le latin, reste très influencée par l’arabe et ils ne passent définitivement au castillan qu’à partir du
XIV
e
siècle. Ils ont laissé de vastes corpus de sources privées, ainsi pour la ville de Tolède entre le
XII
e
et le
XIII
e
siècle, où la communauté a continué, bien après sa « libération », à rédiger en arabe ses actes notariés (ventes, testaments, donations…), quitte à les signer en latin
8
. L’assimilation est toutefois en cours et les spécificités mozarabes s’éteignent progressivement. Leur empreinte, conjuguée aux cinq siècles de culture islamique, n’est pas négligeable, puisqu’elle laisse dans les langues de la péninsule près de 5 000 termes et toponymes issus de l’arabe, exprimant des réalités du quotidien (
al-zayt
, l’huile, donne
aceite
en castillan ;
muḥarram
, ce qui est illicite, donne
marrano
, porc) ou dont le latin n’avait pas d’équivalent (
al-wazīr
:
alguacil
, l’officier ou le vizir ;
al-qādī
:
alcalde
, le juge ou le maire). Les apports concernent aussi certaines coutumes vestimentaires, alimentaires, des modes architecturaux, autant d’aspects qui contribuent à forger une identité espagnole complexe, au moins au sud du Tage
9
.
Parallèlement à la disparition du monde mozarabe émerge dès le
XII
e
siècle une nouvelle culture, celle des
mudéjares
*,
musulmans d’al-Andalus passés sous contrôle des souverains chrétiens. Ces
mudajjan
(« apprivoisé, domestiqué » en arabe, devenu
mudejar
en espagnol) sont majoritaires dans les régions du Tage, de l’Èbre, de Cordoue et Valence. La plupart sont des sujets loyaux et même des agents actifs de la Reconquista. En 1233, lors de la reddition de musulmans de Peñiscola au roi Jacques I
er
d’Aragon, celui-ci correspond avec la citadelle grâce à « un Sarrasin de Teruel
qui savait lire l’arabe
10
». Après la conquête de Valence en 1238, le roi Jacques publie le 29 mai 1242 un acte de garantie pour les Sarrasins : « Ils seront saufs et tranquilles dans leurs personnes et leurs biens » ; les prêches et le culte restent autorisés dans les mosquées ; « ils pourront enseigner dans leurs écoles le Coran et tous les livres de la tradition selon leur Loi ». Les procès entre eux sur les héritages et les droits fonciers seront arbitrés par leurs « alcades » (
al-qāḍī
), les juges islamiques, mais les crimes de sang relèveront du tribunal royal
11
. Si les biens privés sont garantis, en revanche Jacques I
er
confisque les domaines publics et les biens
waqf
*, et impose une dîme spéciale sur les musulmans. En mars 1243, le roi et le concile de Lérida les obligent à aller assister à des prêches sur l’Évangile par des dominicains et des franciscains, « et à écouter patiemment
12
».
L’acculturation est en cours, d’autant que, contrairement aux mozarabes, les communautés mudéjares sont peu organisées et n’agissent pas collectivement envers les souverains. Ceux-ci prennent soin d’éviter les provocations inutiles depuis le scandale causé en 1085 par la christianisation de la grande mosquée de Tolède. Cette décision, prise par le nouvel archevêque Bernard
, ancien moine clunisien, a été considérée comme une trahison des promesses faites par Alphonse VI
, et a provoqué le départ massif des musulmans, nuisant au repeuplement des zones de guerre. Tolède et sa région sont complètement abandonnées par la communauté. C’est la raison pour laquelle son petit-fils Alphonse VII
(m. 1157) cherche à retenir les
élites et la paysannerie musulmanes après la prise de Saragosse en 1118
13
. Les appels à la colonisation ne rencontrent qu’un succès limité auprès des populations du nord ; il faut donc composer avec les mudéjares, ainsi dans la région de Valence. Les populations musulmanes se replient sur la langue arabe, les coutumes anciennes d’al-Andalus et les rêves de fin des temps qui attisent l’humiliation de la défaite
14
.
L’héritage conjugué des cultures mozarabe et mudéjare contribue ainsi à faire de l’Espagne des
XI
e
-
XV
e
siècles un espace majeur d’échanges linguistiques, si ce n’est de compréhension mutuelle. Le roi de Castille Alphonse VIII
fait frapper en 1212 à Tolède un dinar d’or, dont la légende est écrite en arabe au nom de « Alfunsh, émir des catholiques ». Mais avec le temps, ce monnayage arabe disparaît au profit de légendes latines surmontées d’une croix. Plus la conquête chrétienne est tardive, plus les rapports avec les mudéjares sont tendus, surtout dans la seconde moitié du
XIII
e
siècle. En 1263, Alphonse X
de Castille (1252-1284) impose son protectorat sur la Murcie et lance un mouvement de réappropriation et de colonisation des terres. Entre 1264 et 1267, la province se révolte. La répression royale brise la contestation, restreint les droits fonciers des mudéjares. Les lieux de culte de la capitale passent tous au christianisme. Les élites musulmanes quittent alors le pays pour le sud, ne laissant sur place que de petites communautés résiduelles, regroupées en quartiers adossés aux murailles, les « maureries » (
morerías
)
15
. Dans le bassin du Guadalquivir, la grande révolte de 1264-1265 constitue aussi une charnière, après laquelle les populations musulmanes émigrent en masse vers Grenade et le Maghreb. La communauté de Séville a quitté intégralement la ville dès sa chute en 1248. À Cordoue, au siècle suivant, les mudéjares sont à peine 200 pour 25 000 habitants. Il n’y a donc aucune continuité démographique entre l’Andalus islamique et l’Andalousie moderne
16
.
Pourtant, Alphonse X assure un
modus vivendi
au sein de ses sujets
17
. Il fait rédiger vers 1260 en castillan les
Siete Partidas
, une compilation de textes juridiques qui couvre tous les domaines de la vie publique, religieuse, civile et judiciaire du royaume. La source – fidèle aux instructions pontificales – interdit les conversions forcées et n’autorise que la prédication à l’encontre des musulmans
18
. L’usage de la langue arabe est autorisé dans les contrats commerciaux et privés, et ses rapports avec le latin et le castillan définis, sans prévalence de l’une sur l’autre.
Toutefois, les
Siete Partidas
n’idéalisent nullement la cohabitation et encore moins l’islam : « Nous entendons parler ici des Maures et de la croyance insensée qui leur fait croire qu’ils seront sauvés […]. Ils peuvent vivre en observant leur Loi et ne point insulter la nôtre » (VII, 25). Le roi et l’Église fixent à la cohabitation une ligne de conduite pacifique : « Les chrétiens devraient les convertir à la foi par de bonnes paroles et non par violence ou compulsion
19
. » Alphonse X facilite toutefois les conversions et légifère pour éviter les relations sexuelles entre communautés. Allant au-delà des demandes de l’Église, le roi condamne à mort le musulman qui couche avec une vierge chrétienne, ainsi que la chrétienne adultère et consentante aux avances d’un musulman. Alphonse X se pose en roi chrétien, vainqueur du judaïsme et de l’islam. Il tente même de se faire reconnaître comme empereur romain ! Les mosquées sont sa propriété, les mariages mixtes deviennent plus difficiles et la contamination sexuelle fermement condamnée. Personnage lettré, il fait traduire des textes arabes et hébraïques en castillan, ce transfert intellectuel ayant pour but d’hispaniser la culture étrangère, afin de l’intégrer à la nouvelle nation.
Malgré la victoire, les princes et les populations restent inquiets vis-à-vis de l’islam. La chute d’Acre en 1291 a cruellement rappelé que la croisade pouvait échouer. La conversion
des Mongols à l’islam en 1295 laisse plâner la peur d’une invasion massive. L’objectif ultime des souverains espagnols est donc d’uniformiser les sociétés dominées, si possible en assimilant juifs et musulmans, ou en les contraignant au silence. Le canon 25 du concile de Vienne (1312) représente l’aboutissement de ce phénomène à l’échelle européenne, puisque le culte public musulman est désormais interdit en terre chrétienne : appels à la prière (
aḍān
), invocations publiques du Prophète, pèlerinages locaux, vénération des saints soufis. L’assimilation est en marche.
Une langue d’usage chez les Européens
Hors de la péninsule Ibérique, les dernières traces de présence musulmane s’effacent. La population du continent connaît un processus d’homogénéisation doctrinale et religieuse qui s’achèvera par l’expulsion des musulmans d’Espagne au
XVI
e
siècle. L’Europe et l’Islam se rejettent mutuellement et se définissent l’une par rapport à l’autre
20
. Après la reprise de la Septimanie et du site de La Garde-Freinet, le sud de la France est débarrassé du danger. La menace de la piraterie musulmane s’éloigne des littoraux. Pourtant, il ne faut pas négliger l’existence en Europe méridionale d’esclaves sarrasins, capturés lors des combats contre les armées d’al-Andalus. La conquête de Tortose en 1146 et celle de Valence en 1238 ont été fructueuses et ont permis de vendre de nombreux musulmans à Marseille, Montpellier et Narbonne
21
. Quatre fois sur cinq, il s’agit de femmes, dont la conversion n’est pas imposée. Les documents notariés des petits ports du Languedoc mentionnent dans les actes de propriété et d’héritage des domestiques sarrasins, des artisans, des ouvriers agricoles. Leur statut n’était guère différent de celui des serfs ruraux, eux aussi totalement dépendants de leurs maîtres. Mais ces allusions disparaissent des sources
françaises au
XIV
e
siècle. En revanche, en Espagne se maintient un recrutement d’esclaves musulmans, des Berbères ou des Arabes du Maghreb capturés par la guerre de course, ou des noirs vendus par les circuits commerciaux de l’esclavage africain. Ici, la plupart sont des hommes, parfois baptisés. En 1328, 26 % de la population de Majorque – plateforme de la guerre de course européenne – est constituée d’esclaves, chiffre qui passe à 17 % au
XV
e
siècle
22
.
La ville de Montpellier aurait conservé, non pas une communauté, mais au moins une présence consulaire sarrasine, servant à la fois de comptoir de marchands et de relais diplomatique pour les émirs ḥafṣīdes
de Tunis. Des stèles funéraires musulmanes des
XII
e
et
XIII
e
siècles ont été découvertes dans la ville, dont l’une appartenant à un
faqīh
décédé vers 1138. Le rabbin et voyageur Benjamin de Tulède
(m. 1173) décrit la cité comme « très heureusement située pour le commerce, à deux lieues de la mer, et fort fréquentée par toutes les nations, tant chrétiennes que mahométanes
23
». Le pape Alexandre III
, fuyant les troupes de l’empereur germanique, trouve refuge en avril 1162 à Montpellier, où il est accueilli par un prince musulman qui l’aurait harangué en arabe. L’épisode, méconnu dans le détail, prouve que la cité était effectivement un lieu fréquenté par des autorités musulmanes, mais on ignore leurs origines précises
24
. Enfin, de rares marchands viennent faire directement du commerce dans les ports européens et y résident. À Majorque, au
XIV
e
siècle, les autorités interdisent de maltraiter ou injurier les musulmans étrangers qui commercent dans l’île. Les comtes de Provence tentent même de favoriser leur installation à Marseille
25
.
Avec les croisades, les succès de la Reconquista et la domination économique européenne en Méditerranée, la communication avec l’ennemi est devenue inévitable et même souhaitable, d’autant que Turcs et Arabes s’avèrent conciliants
et opportunistes. Les clercs expatriés connaissent des bribes de langue arabe – à défaut de la parler vraiment –, et toutes les chroniques des croisades emploient de nombreux substantifs étrangers : noms de sultans, de combattants, de lieux importants, mais pas de formules complètes, d’adjectifs ni de verbes. On ne comprend de l’arabe que les mots indispensables à identifier, mais jamais la structure de la langue elle-même. La coexistence quotidienne en Terre sainte put favoriser des baptêmes de musulmans, phénomène réduit mais réel, permettant aux convertis de jouer un rôle d’intermédiaires dans le commerce, les armées et en politique. Des esclaves demandant le baptême étaient immédiatement affranchis, malgré les réticences de leurs maîtres
26
.
Les chansons de croisade véhiculent des noms de seigneurs musulmans que leurs auteurs recopient purement et simplement de la
Chanson de Roland
, des chansons de la Reconquista, ou détournent les orthographes transmises dans la littérature chevaleresque ou arthurienne du
XI
e
siècle. L’inexactitude est de règle, même quand le rédacteur connaît le monde musulman et a été témoin direct des événements de la croisade. Les auteurs occidentaux inventent des noms orientaux parce qu’ils se voient comme des continuateurs de l’épopée romane et que ces substantifs et leur sonorité sont des héritages de ces récits héroïques
27
.
Le réel n’est perçu qu’à travers des genres littéraires préexistants, Muḥammad
remplaçant indirectement la figure de Mordred l’incestueux. Par imitation, les sonorités « exotiques » et mystérieuses de la langue arabe ne sont pas sans rappeler celles du celtique, dont les hommes du Moyen Âge ont perdu le sens, mais qui continue de nourrir leur imaginaire. Certains chevaliers de la Table ronde semblent tout droit sortis de l’Orient : Accolon, Agravain, Balin, Gaheris. On entend là les mêmes sonorités que les noms fantaisistes des Sarrasins
des chansons et chroniques de la croisade : Acerin, Agolant, Alipatin, Aufras, Broadas, Calcatras, Corbaran, Turnican… Dans la
Chanson de Roland
, les Sarrasins sont liés au démon, comme en témoigne leur couleur de peau, leur taille gigantesque et leur langage proche de l’aboiement, incompréhensible. Dans la
Chanson de Guillaume
, mise au point vers 1140, le langage des Sarrasins est dit « barbastre », barbare, langue de la médecine, mais aussi de la magie et des arts occultes
28
.
Rares sont les textes fidèles aux transcriptions arabes. L’archevêque Guillaume de Tyr
(m. 1186) a laissé une chronique latine de la première croisade, qui est l’une des sources les plus complètes et les plus sérieuses sur la naissance du royaume de Jérusalem : l’
Histoire des choses accomplies dans les régions d’outre-mer
, plus connue dans sa version française composée vers 1220 :
Estoire d’Eracles
. Les déformations des noms arabes y sont légion : le second calife,
ʿ
Umar
ibn al-Ḫaṭāb, devient
Homar, filius Catab
; l’émir d’Alep et de Damas Nūr al-Dīn
(m. 1174) est
Noradin
; le vizir fāṭimide
al-Afḍal
(m. 1121) est appelé
Elafdalius
, « qu’on appelait aussi
Emireus
», l’auteur confondant avec le nom commun
amīr
(« émir »). La version française de Guillaume de Tyr offre des transcriptions encore plus déformées, ainsi pour les sultans ayyūbides
:
Salehadinz
pour Ṣalāḥ al-Dīn (Saladin
) ;
Safadinz
pour Mālik al-
ʿ
Adil Sayf al-Dīn
(m. 1218), et, encore plus étonnant,
Coradinz
pour son fils Mālik Sharaf al-Dīn
(m. 1227).
Le cardinal Jacques de Vitry
(m. 1240), qui fut évêque d’Acre en Palestine et fin observateur des peuples d’Orient et de leurs mœurs, n’offre pas dans son
Histoire orientale
de transcriptions de l’arabe plus justes que celles d’un compilateur comme le dominicain Vincent de Beauvais
(m. 1264), qui n’a jamais quitté le nord de la France
29
. Le gendre du Prophète,
ʿ
Alī
ibn Abī Ṭālib s’appelle
Hai filius Abitalib
; son épouse
ʿ
Ā
ʾ
isha
est
Ayssa
, et son oncle Ḥamza
est
Hanzetam
.
Y a-t-il une logique linguistique à ces translittérations incertaines ? Les Européens ne parviennent pas à établir une équivalence pour certains phonèmes arabes inconnus dans leurs langues : [
ḥ
], [
ḫ
], [
ṣ
], [
ḍ
], [
ẓ
], ou encore [
ʿ
]. Dans le doute, un [h] latin à la forte prononciation joue le rôle du [
ʿ
] et du [
ḥ
], et un [c] dur celui du [
ḫ
]. Le reste est à l’avenant. Notons que les Latins, comme les musulmans eux-mêmes, préfèrent garder les surnoms de guerre et de prestige (les
laqab
), plutôt que les prénoms des souverains sarrasins : Guillaume de Tyr retient du calife du Caire Abū Tamīm al-Mustanṣar bi-llāh
(m. 1094) le titre d’
Elmostensab
(« appelé par Dieu au secours »), et lui ajoute
Bomensor
comme s’il s’agissait d’un prénom, déformation d’Abū Mansūr sans le [
A
] initial. En revanche, les Européens intègrent systématiquement l’article défini qui précède les surnoms arabes (
al-
) et en font une syllabe indissociable du nom transcrit (ex. :
Algazel
pour al-Ġazālī
). L’effet produit permet d’identifier rapidement les noms sarrasins qui commencent majoritairement par les syllabes [al] ou [el].
Si les sources littéraires ont une approche superficielle de la langue arabe, les Européens ont besoin de celle-ci dans leurs communications diplomatiques avec les États musulmans. À la suite de l’étonnante correspondance de Grégoire VII
, les papes écrivent plusieurs fois aux princes sarrasins afin de les pousser à négocier. Des clercs instruits en arabe sont attestés à la cour de Rome dès la fin du
XII
e
siècle
30
. Plus de 200 lettres pontificales entre 1200 et 1420 concernent le Maghreb. Elles révèlent les préoccupations du Saint Siège : la situation politique et militaire en Afrique du Nord, la présence des missionnaires, les minorités chrétiennes, le rachat des captifs ou les rapports diplomatiques avec les souverains. En 1192, Célestin III
demande à l’archevêque de Tolède d’envoyer un prêtre bilingue (latin-arabe) pour réconforter les chrétiens vivant « au Maroc, à Séville et dans d’autres villes des Sarrasins », preuve
indirecte de la persistance de petites communautés en Afrique du Nord
31
. La papauté cherche donc chez les mozarabes des relais ecclésiastiques et linguistiques pour reprendre contact avec les derniers chrétiens pressurés par les Almoḥades
.
Le pape Innocent III
, persuadé de l’imminente victoire chrétienne contre l’islam, dépêche en juin 1211 le patriarche d’Antioche auprès du sultan d’Alep. En avril 1213, il lance – en latin – au sultan al-
ʿ
Ādil
de Damas cette demande décalée : « Rends-nous cette terre [de Palestine] dont l’occupation accroît certainement plus tes difficultés que tes intérêts, sans compter la vaine gloire
32
! » Le pape avait une approche ambiguë de l’islam, partagé entre un certain réalisme diplomatique et une intransigeance religieuse qui justifiait la guerre sainte. En 1200, il demande même aux Sarrasins de Sicile, devenus minoritaires, de se soulever contre le sénéchal impérial Markward d’Anweiler
, qui dirige la résistance à la papauté. C’est dire que les musulmans sont des alliés objectifs et opportuns pour le pontife. Cela n’empêche pas Innocent III, lors du concile de Latran IV (1215), de généraliser aux Sarrasins vivant en terre chrétienne les principes appliqués aux juifs, notamment l’interdiction des mariages mixtes et le port d’un habit distinctif. Dans une société médiévale où chaque groupe, chaque classe, doit être identifié par son vêtement, cette décision est une façon de définir la communauté musulmane plus que de la rejeter. Elle doit au contraire entrer comme les autres dans le « théâtre social ». Le but est aussi d’éviter les contacts physiques avec les chrétiens en reconnaissant plus facilement l’infidèle. En outre, l’identification juridique des musulmans aux juifs ne permettait plus de faire de ceux-là de simples païens, mais des croyants proches du judaïsme, et donc de la Bible.
Le pape Grégoire IX
(1227-1241) fut à l’origine en 1226 de la fondation d’un nouvel évêché à Marrakech, capitale
almoḥade. Les fidèles que l’évêque encadrait se limitaient aux mercenaires européens qui formaient la garde personnelle du calife. Mais on perd toute trace de cette fondation après 1270, signe de sa fragilité
33
. Dans ses
Décrétales
, le même pontife réserve un chapitre à la question de la promiscuité en terre chrétienne avec les juifs et les musulmans. Il cherche à limiter les contacts physiques quotidiens, et à éviter que les Sarrasins aient une position dominante :
On doit excommunier les chrétiens qui servent dans la maison d’un juif, d’un Sarrasin ou d’un païen […]. On doit excommunier et priver de leurs biens les chrétiens qui vendent aux Sarrasins des marchandises interdites [comme des armes et de l’acier], ou qui les font naviguer dans leurs navires […]. Sont excommuniés ceux qui ont quelque trafic avec les Sarrasins en temps de guerre, ou qui leur fournissent de l’aide
34
.
Mais l’efficacité de ces mesures fut toujours réduite, et les Européens continuèrent leurs échanges intéressés, malgré l’état de guerre avec l’émirat de Tunis ou les sultans du Caire. La papauté finit par s’adapter en acceptant au
XIII
e
siècle de lever ses embargos contre Tunis et l’Égypte…
Les pouvoirs séculiers n’ont pas l’idéalisme pontifical, et les alliances avec les princes musulmans ne les arrêtent nullement. Les relations épistolaires sont courantes dès le
XII
e
siècle. Les plus nombreuses impliquent le royaume d’Aragon, les cités italiennes (Venise, Gênes, Florence, Pise), les rois angevins de Naples et les empereurs germaniques. La France et l’Angleterre sont en retrait. Les interlocuteurs appartiennent à tout le
dār al-islām
, mais plus spécifiquement au sultanat du Caire, aux émirats de Majorque, de Tunis, du Maroc et de Grenade. Les pouvoirs orientaux (Turcs, Mongols) sont peu représentés. Les documents échangés sont de nature variée : traités de paix, sauf-conduits, lettres consulaires, procurations, accords
commerciaux… Une lettre du vizir du calife fāṭimide
adressée vers 1150 à Pise révèle que l’on s’envoie régulièrement des ambassadeurs et des courriers, que des marchands vont et viennent d’Italie à Alexandrie, qu’on négocie des droits de douane, mais sans préciser dans quelle langue : « Lorsque votre ambassadeur, Raynerio Botaccio
, est venu en notre présence, il nous a apporté deux lettres de la part de l’archevêque Villano et des consuls et notables de la ville de Pise […]
35
. »
En 1188, l’empereur Frédéric I
er
lance à Saladin
, sultan ayyūbide
du Caire, une lettre de défi à laquelle ce dernier répond avec assurance : « Dieu fera dominer sa Loi sur toutes les autres Lois ! » Le chroniqueur et moine anglais Matthieu Paris
(m. 1259) rapporte cette correspondance et conclut en posant ce jugement culturel (et non religieux) : « Cette charte [de Saladin] a été traduite mot à mot de l’arabe au latin, c’est pourquoi l’ordonnance des mots ne suit pas la rhétorique
36
. » La cour impériale aurait-elle disposé d’un traducteur d’arabe ?
Le grand chroniqueur arabe Ibn al-Aṯīr
(m. 1231) a composé des
Annales du Maghreb et de l’Espagne
, dans lesquelles il décrit la « solide amitié » entre le Normand Roger
, comte puis roi de Sicile (1105-1154), et l’émir berbère
ʿ
Alī bin Yaḥia
, souverain zīrīde
d’Ifrīqiya (1116-1121). Mais leur relation fut rompue lorsque Roger voulut profiter de la révolte contre l’émir, menée par le seigneur musulman de Gabès, auquel le Normand fournit de l’aide militaire. « L’envoi par Roger d’une lettre grossière amena une rupture complète, et
ʿ
Alī, prenant des mesures de défense, donna l’ordre de remettre sa flotte en état
37
. » Les deux hommes entretenaient donc une correspondance, dont il n’est pas fait mention dans les sources latines, sans doute pour ne pas désavouer le prince chrétien. Quoi qu’il en soit, les hommes d’Italie du Sud étaient en contact avec ceux de Tunis et collaboraient sur le plan commercial, politique et militaire, malgré leurs différences religieuses. Les expéditions
des Européens sur les côtes d’Ifrīqiya étaient fréquentes, et suscitaient une terreur aussi vive que celles des Sarrasins en Provence deux siècles plus tôt. En 1088, les chrétiens pillent la cité de Zawīla ; entre 1134 et 1153, les Normands de Sicile prennent l’île de Djerba, Tripoli et Bône.
Durant tout le
XIII
e
siècle, les Angevins, qui possèdent la Provence et le royaume de Naples (dont la Sicile), sont les princes européens qui ont développé les relations les plus régulières avec le Maghreb. Ils sont en cela les héritiers de l’empereur Frédéric II
et de son fils Manfred
, dont les intérêts diplomatiques en Ifrīqiya étaient nombreux. Les émirs de Tunis leur versaient tribut pour éviter leurs incursions militaires. Charles I
er
d’Anjou
(m. 1285), fils du roi de France Louis VIII
, mène une politique ambitieuse dans le sud de l’Italie, en soutien à la papauté et contre l’empereur germanique. Il tisse des liens politiques et économiques étroits avec les émirs ḥafṣīdes
, si bien que « l’Ifrīqiya, pour les contemporains de Charles, était perçue comme un prolongement tout court du royaume angevin en Afrique du Nord
38
». Les ports angevins de Marseille, Naples et Palerme envoient des textiles et des grains en Afrique du Nord. Charles serait même l’initiateur de la dernière croisade de saint Louis
, en 1270, qui, au lieu de se diriger vers la Terre sainte, opte pour la conquête de Tunis, en vain. Charles a une vision pragmatique de l’expédition, et aussi de ses rapports avec les pays d’Islam, contrairement à son frère, le roi, chez qui les motivations religieuses l’emportent
39
. À la suite de l’échec de l’opération, l’émir est contraint de verser un tribut aux Angevins. Le traité, qui instaure une paix pour quinze ans, est rédigé en français devant les murailles de la ville le 30 octobre et traduit en arabe le mois suivant. L’ambitieuse diplomatie angevine vers le Maghreb permet à la papauté de concurrencer les Aragonais, eux aussi très présents dans la région
40
.
Pour donner aux accords signés avec les puissances musulmanes une valeur contraignante et définitive, il fallait garantir la compréhension de leur contenu par des traductions. En 1157, l’émir ḥafṣīde, qui avait créé un réseau diplomatique avec Pise, écrit en arabe à l’archevêque pour valider et préciser les détails d’une convention orale. Au texte est associée une traduction latine interlinéaire et les deux versions sont envoyées à Pise. Toutefois, bien que considérée comme valide par les deux parties, la version latine est plus courte
41
. Le 1
er
juin 1181, l’émir de Majorque, Abū Ibrāhim Isbak
, souscrit en arabe un traité de protection des échanges commerciaux pour dix ans avec la république de Gênes, comportant une traduction abrégée en latin au dos du document. Mais le texte ne suffit pas à lui seul à assurer l’accord, et il faut le confirmer de vive voix, d’homme à homme, ainsi que le précise la fin du document : « Ils se sont garanti réciproquement l’observation fidèle du présent traité, en se frappant dans la main et en jurant au nom de Dieu
42
. » L’ambassadeur de Gênes et le roi se sont donc serré la main sous le regard de Dieu, sans évoquer leurs différends…
La caractéristique de tous ces accords diplomatiques est de présenter des versions traduites qui ne sont que des résumés et jamais des transcriptions exactes
43
. Les rédacteurs arabes ont coutume d’imiter la prose califale, qui est ampoulée, emphatique, et déploie de longs protocoles avec de belles calligraphies. Les Européens s’intéressent davantage aux clauses commerciales, qu’il faut transcrire dans le détail. Que l’original soit en arabe ou en latin, l’essentiel des décisions est repris et condensé, les mots gênants évacués (par exemple, le mot « païen » n’est jamais traduit), et les termes toujours réadaptés à l’autre culture. Ainsi, dans les conventions commerciales, le mot
amāna
, qui désigne le pacte de sécurité garantissant la sauvegarde des biens et des personnes d’un allié, est traduit
par « paix » (
pax
) ou par la périphrase : « être en paix » (
esse in pacem
). En latin, le terme indique l’absence de violence entre les deux parties, une bonne relation, état éventuellement garanti par l’autorité publique
44
. Le texte arabe oblige le signataire à protéger les marchandises de son interlocuteur tandis que la version latine demande surtout un rapport de confiance. Les malentendus sont inévitables.
Malgré les ambiguïtés, le nombre d’accords est impressionnant entre le
XII
e
et le
XIV
e
siècle. À partir de 1230, c’est Venise qui génère la documentation la plus abondante en direction du
dār al-islām
. On fixe avec scrupule les obligations réciproques, le fonctionnement des douanes, les taxations pesant sur les marchandises, les droits d’entrée au port, et même les questions de liberté de culte et de captifs. Pour les seules cités de Pise et Florence, on compte en deux siècles 118 échanges épistolaires avec les États du Maghreb ; 78 % ont été écrits en une seule langue puis traduits (arabe, latin ou dialecte italien), et 22 % rédigés en deux versions dès la signature.
La conservation des documents est bien meilleure en Europe, car les autorités musulmanes ont des archives mal tenues ou se débarrassent des pièces dès que l’accord est caduc. Ce sont toujours les États européens qui envoient leur ambassadeur et rarement l’inverse
45
. Le rédacteur de l’acte originel est souvent un musulman, un employé de la douane de l’émir, un scribe de sa cour, car la valeur du contrat dépend en Islam de la qualité de la langue arabe et de sa graphie ; l’auteur doit être un croyant, car le Coran et la Sunna ont développé pour les contrats commerciaux des règles qui ont valeur légale et religieuse. Seul l’original arabe revêt un caractère licite et contraignant, défendable devant les tribunaux islamiques et un
qāḍī
. La traduction latine n’est qu’un simple outil de compréhension avec l’interlocuteur. Les souverains et les lettrés musulmans considéraient d’ailleurs avec mépris les langues européennes,
langues des infidèles, qui n’avaient pas la dignité et la sacralité de l’arabe.
Pour les Européens en revanche, quelle que soit la langue, un contrat a une valeur intrinsèque. Il engage la parole, l’honneur et le droit. Le traducteur de l’arabe au latin est généralement un chrétien ou un juif. Parce que les notaires européens parlent le latin et plusieurs langues vernaculaires, mais rarement l’arabe, ils doivent s’aider de compatriotes compétents. En juin 1282, des nobles siciliens embauchent trois notaires publics pour traduire et authentifier des actes de propriété remontant à l’époque de l’occupation musulmane. « J’ai traduit ledit écrit avec les susdits interprètes en forme latine », précise l’un des notaires
46
. Le traité de commerce du 11 août 1264 entre l’émir de Tunis et la république de Pise a été rédigé en italien par un notaire public pisan, puis traduit en latin et en arabe. La clausule finale explique que « la présente translation de cette paix a été écrite de la langue arabe au latin par le secours du traducteur Bonajunto de Cascina
, homme de confiance ». Dans le cas du traité conclu en 1313 entre Sanche I
er
, roi de Majorque, et le sultan ḥafṣīde
Abū Yaḥya
, l’original arabe fut traduit en catalan par un certain « Jean Gilles
», qui le lut à haute voix et l’expliqua. Un notaire le fit passer en latin à l’écrit, secondé par Jean, et l’on compara mot à mot les deux textes ainsi obtenus
47
.
Parce que rares sont les lettrés polyglottes, on ne travaille pas seul mais plutôt dans des équipes qui associent des hommes de compétences différentes : un secrétaire arabophone, un juif connaissant les deux langues, un délégué pisan ou un marchand expert des usages italiens, plus rarement un Sarrasin. On utilise une langue vernaculaire intermédiaire : un dialecte espagnol ou italien, voire l’hébreu
48
. Le nom des traducteurs est fréquemment mentionné. Dans les ports et les capitales de la Méditerranée, ces hommes font figure aux
XII
e
et
XIII
e
siècles
de nouvelle catégorie sociale et intellectuelle. Traduire devient un métier après avoir été longtemps un loisir ou une passion personnelle
49
. Personnages stratégiques, aux compétences juridiques et diplomatiques, ils sont responsables de la médiation linguistique, et donc des bons rapports entre les deux rives de la mer. Leur rôle exige précision, clarté, et une certaine adaptabilité à l’art rhétorique et épistolaire de chaque univers culturel. C’est particulièrement vrai dans les États latins d’Orient, où les Européens sont minoritaires, mais aussi dans la Castille multiculturelle, où les
Siete Partidas
d’Alphonse X
(m. 1284) règlementent l’activité des traducteurs de contrats privés
50
:
Ceux qui ont des litiges souvent ne comprennent pas la question ni la réponse, comme si l’un parlait latin et l’autre arabe […], il faut donc recourir à quelqu’un d’autre qui servira de truchement en présence des deux (V, 7).
Le succès de la langue arabe auprès de certaines catégories d’Européens est indissociable des attentes et des besoins exprimés par ces derniers : nécessités commerciales, attrait pour les produits orientaux, pour l’exotisme de la langue et des sciences lointaines, goût pour les textes de l’ancienne Grèce passés en arabe, impératifs de l’évangélisation. De l’autre côté, le
dār al-islām
, sûr de lui, ne semble pas curieux de l’Occident, de sa culture latine, de ses langues vernaculaires, de sa théologie, de ses connaissances intellectuelles ou techniques. Aucune mission de conversion envoyée vers l’Europe. Peu ou pas de traducteurs de latin. Peu ou pas d’ambassadeurs en résidence permanente, ni d’observateurs attentifs pouvant servir d’espions ou d’agents informateurs. L’Islam a probablement trop confiance dans les sciences issues de Bagdad et dans la langue arabe, véhicule idéalisé du divin, fixée dans sa perfection, pour s’intéresser aux textes écrits en latin, une langue sujette à évolution et à corruption.
À l’inverse – croisades et Reconquista obligent –, les sources littéraires occidentales se chargent à partir du début du
XII
e
siècle de références au monde musulman, à ses sociétés, sa complexité, et tissent leurs récits historiques ou polémiques de noms et d’expressions arabes, plus ou moins bien transcrits, jusqu’à l’emporter largement sur les susbtantifs d’origine grecque. L’Europe latine assimile tant bien que mal des pans entiers de culture arabo-musulmane.
Le grand élan des traductions
Les contacts intellectuels noués à l’initiative de Gerbert
d’Aurillac entre l’Europe et l’Andalus islamique semblent s’interrompre ou se distendre au cours du
XI
e
siècle, notamment à cause du contexte militaire et du
jihād
almoravide
. Le pèlerinage à Compostelle, en plein essor, habitue toutefois les Européens à la culture hispanique et initie des réseaux intellectuels féconds avec la Castille, occupée à se battre contre l’Islam
51
.
Entre 1130 et 1270, les lettrés européens inaugurent un mouvement de traduction de textes anciens, grecs d’origine, mais arabes de langue
52
. Après le transfert entre le
VI
e
et le
VIII
e
siècle des sources de la philosophie et des sciences hellénistiques vers le syriaque et l’araméen, le monde musulman opère entre 800 et 950 le passage de ce même corpus traduit vers la langue arabe, tout en prenant en compte les apports issus de la langue persane. Les traducteurs sont alors des chrétiens d’Orient, tous trilingues, parlant l’arabe pour la vie quotidienne, le grec pour la culture livresque, le syriaque ou l’araméen pour la liturgie
53
. Peu de musulmans ont, comme al-Fārābī
, des notions de grec. Les textes qui intéressent ces traductions ne relèvent pas de la littérature grecque ou de la Bible, mais surtout de l’astronomie, des mathématiques et de la philosophie
54
.
Cultures et échanges au
XIII
e
siècle
L’Europe part à la recherche de la science antique, qu’elle découvre en partie assimilée dans le monde musulman. Durant tout le
XII
e
siècle, ces recherches se font en ordre dispersé, sans plan d’ensemble, mouvement boulimique d’initiatives individuelles. Une telle passion dissimule mal un sentiment de supériorité voire une volonté impéraliste, selon le mot de l’Anglais Daniel de Morley
(m. 1210), parti à Tolède pour y parfaire son instruction grâce à la « doctrine des Arabes », les « meilleurs philosophes du monde » :
Dépouillons donc, conformément au commandement du Seigneur et avec son aide, les philosophes païens de leur sagesse et de leur éloquence, dépouillons ces infidèles de façon à nous enrichir dans notre foi grâce à leurs dépouilles
55
.
Car ces individus assoiffés de connaissances ne sont pas seulement des traducteurs, techniquement parlant, mais des médiateurs entre plusieurs âges (l’Antiquité et leur époque), plusieurs civilisations et plusieurs langues. Ce faisant, ils procèdent à une « vaste opération d’appropriation systématique » qui doit profiter à l’Europe aux dépens de l’Islam
56
.
Cet élan n’est pas arrêté, ni même freiné, par les frontières religieuses, et l’on se plaît à traduire des auteurs que chacun sait musulmans, sans que cela soit une gêne. Les réserves s’expriment uniquement lorsque les textes récupérés semblent incompatibles avec la foi chrétienne, mais dans ce cas la difficulté vient de l’original grec plutôt que de son vecteur arabe. Les manuscrits et les textes traversent les espaces de civilisation avec une relative facilité, le seul facteur qui les ralentit étant la nécessité de les traduire, processus assez long : en moyenne au moins deux ans par traité, sans compter en amont la constitution de l’équipe de traducteurs, leur rémunération, puis en aval la fabrication de copies et leur envoi dans la chrétienté.
Contrairement à Constantin l’Africain
, dont le travail se concentrait sur la médecine gréco-latine passée en langue arabe, ses héritiers touchent à tout, à l’astronomie, aux mathématiques, à la magie. Puis, à compter de la fin du siècle et durant tout le
XIII
e
, la philosophie l’emporte, et plus particulièrement Aristote
57
. En effet, l’Occident avait déjà assimilé Platon
dès les
III
e
-V
e
siècles, grâce aux Pères de l’Église et à saint Augustin
. L’œuvre d’Aristote était composée de trois grands ensembles : la logique à travers l’
Organon
; la philosophie théorique, dont la
Physique
et la
Métaphysique
; et la philosophie pratique, avec l’
Éthique à Nicomaque
et la
Politique
. Or, avec l’essor des écoles urbaines et des universités, il manquait un vocabulaire philosophique plus technique, que pouvait apporter l’aristotélisme. On maniait déjà une partie des ouvrages de logique d’Aristote, lue dans les anciennes traductions du grec au latin réalisées par Boèce
(m. 524), mais elles étaient incomplètes. Cette « vieille logique » (
logica vetus
) fut augmentée entre 1120 et 1160 d’une « nouvelle logique » (
logica nova
), tirée des traductions de l’arabe. On possédait donc désormais tout l’
Organon
. Entre 1160 et 1200, les Européens s’intéressent à la philosophie naturelle du Stagirite – notamment la physique –, à sa métaphysique et enfin à ses ouvrages d’éthique
58
. Dans la première moitié du
XIII
e
siècle, les nouvelles traductions concernent des textes épars d’Aristote et les commentaires réalisés par Averroès
et Avicenne
. Vers 1270, l’Europe connaît l’essentiel d’Aristote, même si la qualité des textes ainsi obtenus est très inégale et les variantes innombrables
59
. Toutefois, après le milieu du
XIII
e
siècle, les traductions s’améliorent, car les Européens polyglottes sont plus nombreux et réalisent désormais les transferts directement à partir de manuscrits grecs trouvés à Constantinople, en Italie du Sud et en Sicile. Guillaume de Moerbecke
(m. 1286) aurait ainsi traduit du grec au latin tout Aristote. L’arabe
comme vecteur des échanges intellectuels s’efface inexorablement vers 1270…
Aux
XII
e
-
XIII
e
siècles, les pôles de traductions ne se situent plus en Orient, mais aux marges de contact entre la chrétienté et le
dār al-islām
. De fait, les États latins issus de la croisade n’ont pas été des lieux importants pour les échanges intellectuels ni pour la découverte de manuscrits. Antioche profite toutefois de la présence de communautés diverses, aussi bien grecque, arabe, turque, normande, française qu’italienne. Les Pisans y sont bien implantés. À travers les croisades, la ville relie l’Occident latin à la culture orientale, grecque surtout. Le patriarche d’Antioche entre 1170 et 1193, Aimery
de Limoges, connaissait un peu de grec et d’arabe
60
.
Vers 1110-1116, transite à Antioche un « aventurier du savoir », Adélard
de Bath (m. vers 1160), un laïc anglais ayant étudié à Laon puis voyagé en Sicile. L’homme se passionne pour les œuvres d’arithmétique et d’astronomie du Persan al-Khuwārizmī
. Revenu arabophone de son séjour en Syrie, il traduit en latin les tables astronomiques de ce dernier, texte qui permet théoriquement de situer les planètes et leur course dans le ciel. Il réalise aussi la première traduction de la version arabe des
Éléments
, le grand manuel de mathématique d’Euclide
(
IV
e
siècle av. J.-C.)
61
. Il est encore probablement à l’origine de l’introduction du zéro chez les Latins
62
. Adélard méprise les maîtres latins qu’il a connus en France et assume ouvertement sa dette intellectuelle envers la science arabe, la seule qui pour lui soit résolument moderne
63
. Interrogé par son neveu sur ses connaissances, il répond avec mépris : « En suivant la raison (
ratio
), j’ai appris pour ma part de maîtres arabes, mais toi tu marches avec une muselière, prisonnier par la figure de l’autorité
64
. » Et l’autre de rétorquer : « Il n’est pas prudent de suivre les autorités de tes Arabes ! » Ces maîtres ne sont d’ailleurs pas des musulmans de Syrie, mais plutôt les grands textes grecs et
persans, écrits en arabe. Ils constituent de véritables autorités qui s’imposent, contrairement aux références de son neveu. La
ratio
évoquée est le raisonnement par la dialectique aristotélicienne : « Les autres arts se tiennent parfaitement stables si, dans leur formulation, ils se réfèrent aux arguments d’Aristote
, de même que ceux qui les ignorent ne peuvent tenir droit
65
. » La dette d’Adélard est donc une épistémologie, une méthode de raisonnement, plus qu’un ensemble de connaissances.
Dès les années 1130, Tolède est sans équivalent en Méditerranée. C’est ici que l’impulsion décisive est donnée
66
. Tombée entre les mains de la Castille en 1085, la cité devient le principal pôle de traduction des sources grecques passées en arabe deux ou trois siècles plus tôt. Les précurseurs du mouvement sont, au début du
XII
e
siècle, le juif converti Pierre Alphonse
et le clerc Hugues de Santalla
, qui traduit plusieurs ouvrages d’astronomie et d’astrologie arabes à l’initiative de l’évêque de Tarragone
67
. La dynamique est lancée entre l’Èbre et le Tage, mais c’est à Tolède qu’elle trouve son meilleur soutien institutionnel. L’archevêque Raimond
(m. 1151) aurait fondé une « école » de traduction, où l’on s’intéressait d’abord à l’astronomie, puis à la philosophie d’Aristote et, dans une moindre mesure, aux mathématiques, à la botanique et à la pharmacologie. Dotée d’une riche bibliothèque, la ville aurait aussi accueilli des lettrés polyglottes et bénéficié d’une importante communauté juive jouant le rôle de truchement entre la culture arabo-musulmane et les nouveaux dominateurs. L’influence du centre tolédan toucha bientôt d’autres cités de la péninsule, notamment Barcelone, Tarragone, Ségovie, León et Pampelune. Toutefois, l’idée qu’il existait une école épiscopale spécialisée dans le transfert de la philosophie grecque repose sur peu d’éléments concrets, aussi discutables que la Maison de la Sagesse de Bagdad. Il faut plus sûrement voir à Tolède un ensemble de réseaux cléricaux informels, travaillant
dans les mêmes domaines et sur des manuscrits arabes, plutôt qu’une institution organisée.
Dans la seconde moitié du
XII
e
siècle, le succès de Tolède est grandissant ; la cité attire des clercs instruits, qui veulent approfondir leurs connaissances en astronomie et en mathématiques. En accordant des prébendes canoniales à ces hommes venus de toute la chrétienté, les archevêques de Tolède les ont affranchis des contraintes matérielles et les ont ainsi encouragés à rester
68
. Au siècle suivant, les protecteurs et les commanditaires sont les monarques de la péninsule, et non plus l’Église. Les princes comme Alphonse X
de Castille (m. 1284) rémunèrent d’abord des Espagnols
69
.
La langue arabe n’est pas prisée pour elle-même, mais on la pratique comme un vecteur obligé. À cette époque, deux figures majeures s’imposent : Jean de Séville
(m. vers 1160) pour l’astronomie d’al-Battānī
(m. 929) et de Thābit bin Qurrah
(m. 901), et Gérard de Crémone
(m. 1187), premier grand traducteur d’Aristote
70
. Cet Italien installé à Tolède dirige un atelier de traducteurs et, soutenu par l’évêque de la cité, traduit avec acharnement pendant quarante ans aussi bien des auteurs arabes que des Grecs passés en arabe. Sur les 116 traités répertoriés traduits de l’arabe au latin entre 1116 et 1187, 68 sont dus à Gérard. La liste officielle de ses traductions comporte 71 œuvres, dont 19 de physique, 17 de géométrie, 12 d’astrologie, 11 de philosophie, essentiellement d’Aristote
71
. Une courte notice biographique sur lui a été rédigée au début du
XIII
e
siècle par un anonyme, sans doute un ancien élève. Elle dresse le portrait idéalisé d’un homme assoiffé de science :
Parce qu’il avait été élevé dès l’enfance, au berceau, dans le sein de la philosophie et qu’il avait atteint la connaissance en suivant l’étude des lettres latines, il partit pour Tolède par désir de l’
Almageste
, qu’on ne trouvait plus chez les Latins, et là, découvrant l’abondance de livres en arabe dans ladite faculté [de médecine],
et désespérant de la pénurie de livres latins, il travailla cette langue arabe par désir de traduire
72
.
C’est à Tolède qu’il découvre l’
Almageste
de Claude Ptolémée
(m. 168), célèbre géographe et astronome de langue grecque, dont l’œuvre est connue à Byzance et dans l’Orient musulman, où elle s’est enrichie d’éléments indiens et persans
73
. Sa méthode, d’après la notice, consiste à sélectionner les passages les plus intéressants de chaque œuvre, et non leur ensemble, et les adapter à la langue latine :
Il parcourut les verts pâturages [de la science] et tressa une couronne, non avec toutes les fleurs, mais avec les plus belles. Il dévoila l’écriture arabe et ne cessa plus jusqu’à la fin de sa vie de transmettre à la latinité, comme un de ses héritiers bien aimés, les livres de cette faculté [de médecine], livres qu’il choisit parmi les plus élégants, et cela le plus complètement et le plus intelligiblement possible.
Gérard traduit la version arabe de l’
Almageste
, puis s’attaque à la physique aristotélicienne. Il fait de même avec les versions arabes de Galien
et le
Poème de la médecine
d’Avicenne
, qui deviendra l’ouvrage de référence en Europe sur les questions médicales jusqu’au
XVI
e
siècle. Gérard suit un plan cohérent et systématique de traductions auquel il va s’attacher obstinément pendant toute sa carrière, obéissant à cinq grands domaines scientifiques, ce que confirme son biographe : « Nous avons énuméré l’ensemble des œuvres qu’il a translatées, tant en dialectique qu’en géométrie, tant en astrologie qu’en philosophie, tant en physique que dans les autres sciences. »
Gérard est le premier traducteur occidental à avoir eu conscience qu’il fallait embrasser plusieurs domaines scientifiques dans les traductions. Quarante ans plus tard, Michel Scot
se passionne pour la métaphysique d’Aristote, dont le
De anima
, et les commentaires d’Averroès
, avant de passer à la
cour de Frédéric II
en Sicile. Enfin, au milieu du
XIII
e
siècle, on traduit à Tolède la
Rhétorique
et l’
Éthique à Nicomaque
commentée par Averroès. Sous le patronage du roi de Castille Alphonse X
(m. 1284), ce travail mêle lettrés latins, juifs, mozarabes et musulmans. Les secrétaires royaux contrôlent des équipes rémunérées par la monarchie, corrigent le style des textes, insèrent des titres et un découpage en chapitres, parfois ajoutent des notes pour une meilleure compréhension
74
.
En Espagne, sauf le cas à part de Gérard de Crémone fasciné par Aristote, on s’occupe surtout d’astrologie, indissociable de l’astronomie, de la magie astrale et de la médecine, puisque toutes ces « sciences » coopèrent pour rééquilibrer les humeurs des corps et les dérèglements de la santé
75
. La philosophie n’est pas encore la discipline-reine qu’elle sera chez les traducteurs du
XIII
e
siècle, et l’on préfère s’intéresser aux sciences de la nature, du cosmos et de l’ésotérisme, lesquelles font figure de disciplines initiatiques et gnostiques
76
; 40 % des textes passés de l’arabe au latin aux
XII
e
-
XIII
e
siècles concernent l’astrologie, la divination et la magie qui, pour les Arabes comme les Occidentaux, sont alors de vraies sciences, utiles et prestigieuses
77
. Alphonse X fait traduire deux livres de magie, le
Picatrix
et le
Liber Razielis
. Le corpus d’astrologie représentait plus du tiers des textes circulant dans le monde musulman, supérieur à ceux de médecine. Il faut attendre le
XIV
e
siècle pour voir une séparation de plus en plus nette entre l’astrologie, l’astronomie et les pratiques médicales. Aucun des hommes de savoir du
dār al-islām
et de la chrétienté n’étaient, avant le
XV
e
siècle, ce que nous appelons des « scientifiques ».
C’est encore à Tolède que l’on diffuse en latin les tables astronomiques d’al-Khuwārizmī
, plusieurs fois traduites au
XII
e
siècle, notamment par Gérard de Crémone, tout comme les
Tables de Tolède
, une compilation astronomique basée sur les travaux du Cordouan al-Zarqālī
(m. 1087) et que l’Europe conservera
dans 226 manuscrits, sans compter les adaptations. Ouvrage mystérieux et inaccessible aux non-initiés, c’est pourtant l’un des grands succès du Moyen Âge. Au
XII
e
siècle, le calcul sur abaque fait place à l’arithmétique proprement dite, facilitée par l’écriture des chiffres arabes, l’usage du zéro et la traduction complète des œuvres d’al-Khuwārizmī, sous le titre de
Livre de l’algorithme
, terme dérivé de la déformation du nom du savant
78
.
Outre Tolède, on relève des espaces de transfert secondaires comme le Mont-Cassin, indissociable de l’école de médecine de Salerne, où se poursuit l’œuvre de Constantin l’Africain
. Ici, les traductions ont un but pratique et médical. La pharmacologie européenne s’enrichit des usages arabo-musulmans, si bien qu’on lit fréquemment dans les manuscrits salernitains la précision : « Comme font les Sarrasins
79
. »
Le royaume de Sicile, repris entièrement à la fin du
XI
e
siècle aux Sarrasins, est sous contrôle de princes normands. La reconquête fait fuir une partie des populations musulmanes vers l’Afrique du Nord et l’Espagne. Pourtant, le climat entretenu par le roi Roger II
(1130-1154) est plutôt tolérant
80
. Arabes et Grecs de l’île ont leur place à la cour et au sein des troupes du roi, sans que l’on exige des non-chrétiens leur conversion ; les savants musulmans se distinguent par leur maîtrise de la poésie, de l’astronomie et de la géographie. De leur côté, les juristes musulmans s’adaptent. À l’époque de Roger II, l’imam de Syracuse, al-Māzari
, autorise dans une
fatwā*
les juges de l’île à être nommés par le pouvoir chrétien :
L’investiture accordée par l’infidèle à un qāḍī probe […] ne porte nullement atteinte à ses jugements qui gardent de la sorte leur caractère exécutoire, tout comme s’il avait été investi par un prince musulman
81
.
Or, justement, les souverains normands laissent les Sarrasins être jugés selon leurs propres lois.
L’attrait intellectuel pour les textes arabes est précoce en Sicile, puisque sous le roi Guillaume I
er
(m. 1166), le Sicilien de langue grecque Henri Aristippe
, qui joue aussi le rôle politique de chancelier du royaume, transpose en latin les dialogues de Platon
, un traité d’optique, l’
Almageste
de Ptolémée
et le quatrième livre des
Météorologiques
d’Aristote
, que Gérard de Crémone
n’a pas traduit. C’est dire que tous ces lettrés communiquent et suivent les travaux de leurs collègues européens
82
. Ils forment même une petite communauté internationale d’arabophones qui voyagent pour parfaire leurs connaissances ou travailler sur un manuscrit inédit. La plupart se fréquentent, se retrouvent à Tolède, point de départ inévitable de leur aventure intellectuelle
83
. Pourtant, aucun n’est à proprement parler un créateur d’œuvre scientifique. Ce sont des passeurs, compétents dans un ou deux domaines, mais sans capacité à modifier et à enrichir leurs sources, utilisant peu l’expérimentation et l’observation, exception faite des médecins de Salerne et Montpellier.
L’atmosphère « tolérante » de la Sicile est ponctuellement interrompue par des émeutes anti-musulmanes, ainsi à la fin du
XII
e
siècle, au moment du changement de dynastie
84
. De fait, en 1189, à la mort du roi normand Guillaume II
, c’est Henri VI
Hohenstaufen, souverain de Germanie, qui s’empare du trône de Sicile, puis le passe à son fils, le célèbre Frédéric II
. Lorsque le fils de ce dernier, Manfred
, est battu par Charles
d’Anjou, champion de la papauté, la Sicile devient une terre angevine jusqu’aux Vêpres siciliennes (1282) ; l’influence aragonaise l’emporte alors. En raison de ces affrontements, l’île est un enjeu géopolitique essentiel dans l’Europe méridionale, aussi est-elle en contact permanent avec les puissances du Nord : la papauté, la France, la Germanie et l’Aragon, autant de royaumes que la Sicile rattache indirectement au monde arabo-musulman et à l’Ifrīqiya. Outre ce rôle d’intermédiaire,
l’île offre des lieux d’étude où le souvenir de la présence musulmane n’est pas négligeable. On voit même des Orientaux s’y installer, comme le chrétien jacobite Théodore d’Antioche
, qui, après avoir étudié la médecine à Mossoul et à Bagdad, se fixe dans l’île en 1238, où il contribuera à traduire Averroès
et les ouvrages arabes de fauconnerie, prisés par Frédéric II
85
.
Sous son règne, la personnalité de Michel Scot
(m. 1236) domine la vie intellectuelle de Sicile. Cet Anglais passé par Oxford, Paris et Tolède, fin connaisseur de l’arabe et de l’hébreu, arrive à la cour de Palerme où il diffuse ses travaux sur Averroès et sur les
Principes d’astronomie
d’al-Biṭrūjī
(ou Alpetrage, m. 1204), qui défend la théorie des orbites épicycles et du mouvement naturel des astres. Il traduit alors Avicenne
, peut-être avec l’aide du juif marseillais Jacob ben Abba Mari Anatolio
, déjà spécialiste d’Averroès. Détail étonnant, dans l’une de ses traductions hébraïques de l’
Almageste
, il précise : « Je l’ai traduit de la bouche d’un chrétien
86
. » Il s’agit probablement de Michel Scot, lequel était proche de Jacob. Le roi Manfred possède ainsi un somptueux manuscrit, le
Tacuinum sanitatis
, un manuel de santé qui traduit vers 1250 le
Taqwīm al-ṣiḥḥa
(
Tableaux de la santé
) du médecin chrétien de Bagdad Ibn Buṭlān
(m. 1066), lui-même reprenant la tradition médicale gréco-latine
87
. L’ouvrage, qui propose des médications autour de l’hygiène, de l’alimentation et de l’équilibre des humeurs, rencontre un énorme succès en Europe jusqu’au
XV
e
siècle. Le texte arabe est connu à travers seize manuscrits et ses versions latines – souvent enluminées – sont au moins deux fois plus nombreuses. Par la suite, les Angevins Charles I
er
(m. 1285) et Robert
(m. 1343) poursuivent cette politique de prestige en faveur des traductions, en s’appuyant notamment sur les juifs polyglottes
88
.
Enfin, il faut mentionner des lieux qui ont pu jouer un rôle ponctuel dans l’élan des traductions depuis la langue arabe :
Hereford au
XII
e
siècle, puis l’Angleterre dans la seconde moitié du
XIII
e
siècle, où l’on révise des traductions déjà réalisées ; Montpellier et Narbonne pour la médecine, grâce surtout à la présence de juifs et d’Espagnols expatriés
89
. C’est le cas d’Arnaud de Villeneuve
, médecin arabophone et enseignant à l’université de Montpellier à la fin du
XIII
e
siècle. Traducteur d’Avicenne, il instruit son neveu Armegand Blaise
qui devient lui-même un traducteur réputé. Un manuscrit parisien du
Poème de la médecine
d’Avicenne, copié en 1284, note : « Traduction des cantiques d’Avicenne avec le commentaire d’Averroès, faite de l’arabe au latin par le maître Armegand Blaise de Montpellier, maître en médecine
90
. »
Les cités d’Italie du Nord ne sont pas en reste et des personnalités isolées ont été partie prenante des échanges, directement avec l’Orient. À Padoue, vers 1280, le juif Bonacosa
met en latin l’œuvre médicale d’Averroès en passant par l’hébreu. À Pise se démarque le juriste Burgondio
(m. 1193), arabophone et traducteur, ayant vécu en Orient. Jacques de Venise
, clerc italien passé par Constantinople au milieu du
XII
e
siècle, est l’un des rares européens à avoir étudié l’ensemble du corpus aristotélicien, traduit à la source, sur des manuscrits grecs trouvés dans l’Empire byzantin, mais sa lecture était difficile et son vocabulaire complexe
91
. Ses manuscrits, qui ont circulé en Europe dès la seconde moitié du
XII
e
siècle, seront utilisés par Roger Bacon
, Albert le Grand
et Thomas d’Aquin
92
. Le vecteur arabe n’était donc pas inévitable à cette époque
93
…
Ne se contentant pas de traductions, certains Européens traversent la Méditerranée pour se former dans les villes maghrébines où se trouvent des maîtres en mathématiques. C’est le cas de Leonardo de Pise, dit Fibonacci
(m. 1250). Son père étant officier des douanes de la colonie pisane de Bougie, le jeune garçon grandit au Maghreb. Il y découvre la « numérotation de position » qui utilise les chiffres indo-arabes pour
le calcul arithmétique. Devenu à la fois marchand et savant, membre de l’entourage de Frédéric II
, Leonardo poursuit ses voyages en Méditerranée orientale, lit Euclide
, Pythagore
et al-Khuwārizmī
. À son retour en Italie, il rédige en 1202 le
Livre de l’abaque
, le premier traité latin d’arithmétique à généraliser les méthodes algébriques tirées des sources grecques et indiennes passées par les Arabes
94
. Fibonacci y résoud le problème de la reproduction des lapins : « Combien de couples de lapins obtiendrons-nous à la fin de l’année si, commençant avec un couple, chacun des couples produisait chaque mois un nouveau couple lequel deviendrait productif au second mois de son existence
95
? » Au troisième mois, on aura deux couples, au quatrième 3, au cinquième 5, soit la suite de chiffres : 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, etc., suite dont chaque terme est la somme des deux précédents. À partir de ce problème, Fibonacci déduit le « nombre d’or », soit 1,618
96
… Mais ces études restent théoriques et peu appliquées, malgré la parution par Fibonacci en 1220 de la
Pratique de la géométrie.
Les hommes à l’initiative de ces traductions sont toujours des Européens. Alors qu’aux
X
e
-
XI
e
siècles, c’étaient pour la plupart des clunisiens ou des moines, la période suivante voit un changement dans les milieux qui font la promotion des transferts. Ce sont désormais des cercles diocésains, les universités, les cours royales et plus encore les dominicains et les franciscains, car la mission auprès des musulmans exige d’apprendre l’arabe. L’attrait pour un certain exotisme se mêle à l’exigence du mécénat en faveur de la culture, trait caractéristique de la figure princière. En quittant les cloîtres monastiques, le monde des traducteurs devient moins spirituel, moins porté sur la fin des temps, mais gagne en capacité à argumenter, à critiquer, et se veut plus combatif contre l’islam.
Comme pour les documents diplomatiques, les textes scientifiques et philosophiques sont traduits par l’intermédiaire
d’une autre langue au sein de petites équipes
97
. À Tolède, les méthodes tâtonnent durant toute la première moitié du
XII
e
siècle, puis, progressivement, une pratique se fixe. Généralement, un arabophone – juif ou mozarabe, plus rarement musulman – lit à voix haute la source et la traduit oralement dans une langue vernaculaire : de l’ibéro-roman, du romance, de l’arabe dialectal, voire de l’hébreu ; pendant ce temps, un clerc espagnol en la traduisant vers le latin note ce qu’il entend. Puis on vérifie le résultat, du moins quand on en a les compétences. Gérard de Crémone
aurait été un faible arabisant et aurait surtout eu pour mérite de coordonner des collaborateurs, notamment mozarabes de Tolède, d’où la présence de termes mozarabes dans son
Almageste
, traduit avec un certain Galip
98
.
Les distorsions entre ce qui est obtenu et le texte original sont légion, d’autant que la source arabe est souvent elle-même une traduction du grec passée par le syriaque ou l’araméen aux
VIII
e
-
IX
e
siècles. Ainsi traduit, Aristote
se révèle n’être qu’une pâle copie de l’original, rarement clair, souvent expurgé, coupé, reformulé, ce qui explique la faveur donnée aux nombreuses traductions directes du grec au latin à compter du milieu du
XIII
e
siècle, grâce à des manuscrits récupérés à Constantinople après la conquête latine de 1204
99
. Au-delà de la décennie 1270, même la
nova logica
est dépassée par ces traductions « à la source », sans intermédiaire.
Le vecteur juif n’est pas négligeable en Espagne, puisque dès le
XI
e
siècle de nombreux lettrés juifs collaborent à ces équipes, dont les noms ne sont pas inconnus. Certains sont même des convertis : Jean de Séville
, ou l’archidiacre de Cuéllar (près de Ségovie) Dominique González
(m. 1181), en latin Gundisalvi
100
. Vers 1152-1166, le savant et philosophe juif Avendauth
(Ibn Dawud), réfugié à Tolède, participe avec Gundisalvi à une traduction à quatre mains du
De anima
d’Avicenne
, sur commande de l’archevêque
101
. Car González ignore l’arabe, aussi doit-il utiliser le castillan comme truchement et se faire aider d’un juif arabisant. Avec cette méthode, il traduit encore le
Livre de la guérison
d’Avicenne et le
Traité sur le recensement des sciences
d’al-Fārābī
(m. 950), qui a pour fonction de classer et de hiérarchiser les savoirs, « car celui qui veut acquérir un peu de science, précise Gundisalvi dans son prologue, doit apprendre à les distinguer et à choisir d’étudier en priorité celle qui lui offrira le plus d’utilité
102
». D’où l’intérêt pour la science venue des Arabes.
Vers 1140, l’Italien Platon de Tivoli
s’installe à Barcelone où il apprend l’arabe au contact des milieux juifs de la ville. Ses traductions de l’
Almageste
ont été réalisées avec un collaborateur juif, Abraham bar Hiyya
103
. À la fin du
XII
e
siècle, mis en danger par les Almoḥades
ou attirés vers le nord après la Reconquista, on voit des juifs d’al-Andalus gagner la Catalogne, la Provence, le Languedoc, où ils apportent leurs connaissances en médecine et en philosophie, ainsi à Montpellier. Certains, comme Maïmonide
(m. 1204), préfèrent aller en Orient, au Caire ou en Afrique du Nord. Dans les années 1230, une petite communauté juive fuit
Garbum
(Gerba en Tunisie ?
Ġarba
, c’est-à-dire le Maroc ?), à cause des troubles liés au califat almoḥade, et s’installe à Palerme, participant ainsi au phénomène de transferts culturels en Sicile
104
. Le seul défaut de ces intermédiaires juifs est de ne jamais dominer vraiment la langue latine avant la fin du
XIII
e
siècle, et donc d’être dépendants de collaborateurs chrétiens. Le premier exemple d’un traducteur juif totalement compétent en hébreu, en arabe et en latin est Faraj ben Salem
, qui reçut des mains de Charles I
er
d’Anjou
la version arabe de l’encyclopédie médicale du chirurgien cordouan Abū al-Qāsim al-Zahrāwī
(m. 1013), offerte par le prince de Tunis. Il en réalisa tout seul la traduction latine, achevée en 1279 et aujourd’hui conservée dans un unique manuscrit
105
.
Le débat sur ce mouvement de traductions a suscité des polémiques au
XX
e
siècle, selon qu’on voulait affirmer ou contester le rôle des musulmans dans l’invasion de la science grecque en Europe. Plusieurs faits sont avérés : il est certain que c’est bien l’Europe chrétienne qui est allée chercher et a commandé les traductions de ces manuscrits. L’objectif n’était nullement d’établir un « dialogue des cultures » mais de retrouver la science hellénistique que l’on croyait perdue. De l’autre côté, la philosophie grecque a peu influencé l’évolution de la doctrine islamique, en dehors de la crise mu
ʿ
tazilite du
IX
e
siècle. Passée cette période, qui est aussi celle de la Maison de la Sagesse, les individus qui se passionnent pour Aristote
dans les terres d’Islam sont rares, car un raidissement religieux se produit contre les débats rationalistes
106
. Le fameux Averroès
fut médecin, juge et spécialiste du droit musulman, mais aussi un commentateur inlassable d’Aristote, car il pensait concilier l’interprétation du Coran avec la raison philosophique. Son étude vint à démontrer qu’il n’y avait pas désaccord entre les deux, même si le Coran restait premier et la philosophie devait être le domaine des savants. Mais Averroès lui-même ignorait le grec et défendait le
jihād
, tout philosophe qu’il était. Dans son
Discours décisif
, il demande que le prince réserve la philosophie à la classe lettrée. Sans soutien parmi la population de Cordoue, il fut exilé en 1198 et ses livres brûlés, de sorte que sa postérité intellectuelle fut plus grande dans l’Europe latine que dans l’Islam arabophone
107
.
Plutôt que de défendre que les « musulmans » ou même les « Arabes » transmirent la culture grecque, il faut préférer l’idée d’un enrichissement des savoirs anciens et de leur transmission vers l’Europe à travers une chaîne de langues véhiculaires (persan, syriaque, hébreu…), dont l’arabe, et ce dans des espaces dominés par l’islam, essentiellement la Perse, Bagdad et l’Andalus. Le principal apport de longue durée de
la « science arabe » n’est pas sur les contenus, qui furent tous remis en cause dès le
XVI
e
siècle et pour la plupart invalidés par les sciences modernes, sauf pour ce qui concerne les mathématiques. En revanche, la confrontation avec l’Islam obligea l’Europe à quitter les définitions intellectuelles acquises à la fin de l’Antiquité, et à redécouvrir les sources grecques, en identifiant et en critiquant les apports ultérieurs, notamment arabo-persans. Ce travail déboucha sur de nouvelles méthodes, utilisant la dialectique et l’argumentation critique
108
.
L’héritage aristotélicien fut déterminant dans les sciences naturelles
109
. Avant le
XII
e
siècle, le regard sur la nature, qu’elle soit humaine, animale ou végétale, était d’abord symboliste. Très inspirés par Platon
, les auteurs voyaient dans la nature un livre allégorique dans lequel on puisait des représentations, des ornements et des symboles. Pourtant, au contact des traductions de la
Physique
d’Aristote et des traités médicaux antiques, notamment dans l’école de Salerne, la connaissance de la nature devint plus concrète, plus précise et, ce faisant, plus expérimentale : au
XIII
e
siècle, on s’intéresse désormais au mouvement, aux changements de matière, à l’observation des sphères célestes. En revanche, dans le domaine métaphysique, Aristote suscita une méfiance grandissante au fur et à mesure qu’on le découvrait. La marque de l’ancien paganisme semblait trop forte sur le philosophe, dont les textes avaient transité par le monde musulman et inspiré des formules maladroites chez trop de théologiens. Les débats philosophiques sur la Monade, un principe divin unique, étaient jugés sans rapport avec la Trinité chrétienne. Enfin, Aristote croyait en l’éternité de l’univers, thèse qui allait à l’encontre de l’idée de création. En 1215, le légat pontifical Robert de Courçon
fit interdire l’étude des trois premiers livres de la
Métaphysique
d’Aristote. Mais cette prohibition n’avait d’autorité qu’à l’intérieur de l’université de Paris, si bien que l’ouvrage continua d’être étudié en dehors de
l’institution et même par les maîtres d’Oxford et de Toulouse. En 1277, l’évêque de Paris, Étienne Tempier
, s’insurgea contre les textes d’Aristote transmis par Averroès
et le condamna, car, disaient ses adeptes, la vérité religieuse avait une force inférieure à la vérité philosophique :
À Paris, certains hommes d’étude dans les Arts [libéraux] […] disent que cela est vrai selon la philosophie, mais non selon la foi catholique, comme s’il y avait deux vérités contraires, et comme si, contre la vérité de l’Écriture sainte, il y avait du vrai dans les dires de ces païens damnés
110
.
L’enjeu était de parvenir à assimiler l’héritage aristotélicien sans dénaturer le christianisme. Ce tour de force fut l’œuvre de deux grands théologiens dominicains
111
: Albert le Grand
(m. 1280) et Thomas d’Aquin
(m. 1274) : « Il faut rendre intelligible aux Latins les diverses branches de la philosophie d’Aristote
112
», écrivait le premier. À brève échéance, les apports conjoints de la logique, des méthodes universitaires et des démonstrations des maîtres dominicains bouleversèrent le rapport des Européens au réel, comme les y invitait l’aristotélisme. En acceptant l’idée d’une connaissance de Dieu possible par la Création, les sens et la raison naturelle, Thomas d’Aquin légitimait par avance l’observation scientifique, l’analyse des faits visibles et les sciences expérimentales de l’Époque moderne. En outre, les outils dialectiques qui étaient devenus courants au
XIII
e
siècle offriraient aux générations ultérieures des mécanismes rigoureux de formulation des hypothèses, qu’elles fussent mathématiques, astronomiques ou médicales.
Enfin, il faut souligner combien les Européens ne se sont intéressés qu’à des domaines précis du savoir en langue arabe, tous ceux qui pouvaient être utiles pour la construction d’une raison universaliste compatible avec le christianisme romain, c’est-à-dire des concepts scientifiques et philosophiques
avant tout. « Le mouvement de traduction, s’il fut essentiel à la construction intellectuelle de l’Europe, ne créa pas pour autant une réelle curiosité pour le monde arabe. Les clercs latins cherchaient à capter, là où ils savaient qu’elles coulaient, les sources dont ils avaient besoin, mais ne portèrent pas leur attention au-delà
113
. » Les traducteurs ne firent preuve d’aucun intérêt pour la riche géographie arabe, la théologie musulmane, l’histoire, la littérature ou la poésie. Toutefois, l’accès à des sources demandées (Aristote, l’astronomie, la médecine…) et leur traduction étaient déjà très compliqués et coûteux pour justifier de ne pas s’investir dans des domaines où l’utilité immédiate paraissait moindre aux yeux des Européens. De plus, aucun des auteurs arabes concernés n’était postérieur au
XI
e
siècle, et donc contemporain des traducteurs. L’actualité de la recherche dans le monde de l’Islam ne préoccupait pas les Latins
114
.
Frédéric II
, l’islam et la langue arabe
Avant d’être roi de Germanie en 1212 et empereur en 1220, Frédéric II (m. 1250) fut roi de Sicile dès sa jeunesse. Éduqué à la cour de Palerme dans des milieux ouverts sur la Méditerranée, au sein de populations mêlant Normands, Latins, Grecs et Sarrasins, le jeune prince manifestait une curiosité bienveillante envers la langue arabe et le monde musulman
115
. On le présente comme ayant assisté à des débats autour de Maïmonide
et d’Aristote entre Michel Scot
et le juif Jacob Anatolio
116
. Toutefois, les témoignages établissant sa connaissance du grec et de l’arabe sont tous postérieurs à sa mort et contestables. Frédéric II accueillit à sa cour Michel Scot, qui se montra un traducteur acharné de l’œuvre médicale d’Avicenne
,
marquant ainsi le début des traductions de l’arabe en Sicile. Dans la cité de Lucera, dans les Pouilles, l’empereur aurait assuré la sécurité et la prospérité de la communauté musulmane, jusqu’à y installer des mercenaires lui servant de garde personnelle. L’historien cairote Jamāl al-Dīn
(m. 1470) affirme que les musulmans y observaient librement et publiquement leurs rites et profitaient même d’un lieu d’enseignement de l’astrologie, construit par l’empereur
117
. Dès 1221 et jusqu’en 1240, Frédéric II impose aux émirs de Tunis un tribut. Mais cette suzeraineté l’oblige à correspondre avec ses nouveaux obligés, aussi ordonne-t-il en 1239 des dépenses afin qu’un certain « Abdolla » (
ʿ
Abdallāh), esclave de sa Chambre impériale, enseigne à ses scribes à lire et à écrire les lettres arabes
118
. Le souverain disposait donc à sa cour d’une petite clientèle de captifs musulmans servant comme secrétaires.
L’intérêt personnel de Frédéric pour la science l’aurait invité à soulever des débats philosophiques sur Aristote auprès de juristes musulmans du Maroc. Un manuscrit d’Oxford contient en effet un texte arabe appelé
Livre des questions siciliennes
, attribué au lettré et mystique soufi Ibn Sab
ʿ
īn
(m. 1269), à l’époque où il vivait à Bougie ou Tunis. La préface explique que Frédéric cherchait la réponse à quatre problèmes posés par Aristote : le monde est-il éternel ? Comment comprendre et diviser les sciences ? Comment définir les catégories dialectiques, c’est-à-dire la substance, la quantité, la relation, etc. ? Et, enfin, comment prouver l’immortalité de l’âme ? Il envoya pour ce faire plusieurs ambassades en Ifrīqiya, chargées de cadeaux, sans doute vers 1238-1242, avant de se tourner vers Ibn Sab
ʿ
īn. Celui-ci répondit sur le fond, en faisant preuve d’un excellent niveau de connaissance de la philosophie grecque et de ses concepts, mais non de la langue grecque elle-même.
Pourtant, il manifesta un profond mépris pour cet échange intellectuel et son interlocteur, se moquant de son inculture :
Je veux faire comprendre à tout le monde que tes questions sont frivoles, et que tes démonstrations n’appartiennent ni à la rhétorique, ni à la sophistique, ni à la dialectique, ni à la poésie, mais qu’elles sont de pures futilités, sans aucun sens
119
.
L’échange fut donc infructueux et n’est pas évoqué dans les sources latines. Il est même possible qu’il n’ait jamais eu lieu.
Frédéric II devait aussi manifester son originalité lors de la croisade. Débarqué à Acre en 1228, il négocia rapidement avec le sultan d’Égypte al-Mālik al-Kāmil
(m. 1238). Conclu en février 1229, et rédigé en arabe et en français, le traité de Jaffa permit à Frédéric d’occuper Jérusalem sans combats
120
. Auréolé du prestige de la libération de la cité, l’empereur partit aussitôt, laissant croire que la Terre sainte était définitivement récupérée. Pour s’être arrangé avec les chrétiens, al-Kāmil fut jugé sévèrement, tout comme Frédéric II car il avait traité avec les musulmans comme avec n’importe quel autre ennemi.
La personnalité hors norme de Frédéric II suscita dès son vivant de multiples critiques. Lui-même participa à l’élaboration de cette image – sans doute exagérée – de prince arabophile. L’historien Jamāl al-Dīn affirme que « beaucoup de ses familiers et de ses secrétaires étaient musulmans
121
». La bulle de déposition lancée par le pape Innocent IV
en 1245 suggère qu’il avait une sympathie pour les musulmans, ce que confirme le
Manuscrit de Rothelin
, une continuation française de la chronique latine de Guillaume de Tyr
:
Si grand amour et si grande familiarité il avait aux mécréants et si grandes accointances que, devant tous les gens, il les honorait eux et leurs biens. Il fit des mécréants mahométois ses chambellans et ses plus proches sergents […]. Souvent il envoyait au sultan de beaux présents et riches, et tout autant faisait le sultan envers lui.
On en vint même à douter de sa foi : « C’est pourquoi, sachant cela, l’Apostolique [le pape] et tous les autres chrétiens avaient grand doute et grand soupçon qu’il ne fut chû en la Loi de Mahomet
122
. » Mais l’accuser d’islamophilie était une manière indirecte de dénoncer sa politique envers la papauté et ses ambitions en Europe. De fait, loin d’être un esprit irénique, Frédéric II écrasa sans broncher les révoltes des musulmans siciliens de 1219-1222, déporta des milliers d’entre eux dans les Pouilles, et anima la croisade comme les autres souverains chrétiens, mais fut plus pragmatique que ses contemporains, moins « idéologue » dirait-on
123
…
De la mission à l’enseignement de l’arabe
L’intérêt pour l’adversaire et son salut au
XIII
e
siècle conduit les franciscains et les dominicains – sur les traces des clunisiens – à se lancer dans des missions de conversion vouées à l’échec et au martyre
124
. La fin des croisades incite aussi à développer une prédication pacifique pour vaincre l’islam. Dans ce domaine, le plus bel exemple vient de François d’Assise
(m. 1226) qui accompagne les troupes croisées en 1219 jusqu’à Damiette en Égypte, puis passe côté musulman pour aller convertir le sultan al-Mālik al-Kāmil, bien connu de Frédéric II
125
. Il est arrêté mais, pris pour un ambassadeur, il est présenté au souverain, qui finit par le laisser aller, impressionné par sa foi
126
. Dans quelle
langue se sont déroulés ces échanges ? Des truchements polyglottes devaient exister en Égypte, où les marins et marchands italiens étaient fréquents. Mais le but de François était-il la conversion ou la recherche du martyre ? Revenu en Europe, il fait inscrire en 1221 dans la règle des franciscains l’obligation de la conversion des Sarrasins en proposant deux approches :
Une manière est de ne faire ni disputes ni querelles, mais d’être soumis à toute créature humaine à cause de Dieu et de confesser qu’ils sont chrétiens. L’autre manière est, lorsqu’ils voient que cela plaît au Seigneur, d’annoncer la parole de Dieu, pour qu’ils croient au Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit
127
.
En al-Andalus et au Maroc, des controverses publiques ont lieu, sans succès. En 1220, des franciscains subissent le martyre à Marrakech et six autres en 1227 à Ceuta. La papauté a bien du mal à tempérer leurs ardeurs missionnaires, et Grégoire IX
écrit en mars 1226 aux franciscains pour leur demander « d’éviter les disputes
128
». On suppose que leur condamnation à mort, voulue avec réticence par les pouvoirs locaux, était due aux blasphèmes lancés en public contre l’islam
129
. Or les provocations sont, pour le Saint Siège, des freins au rachat des captifs chrétiens. Les musulmans ne sont plus considérés comme les annonciateurs de l’Apocalypse, mais comme des ennemis à ménager, avec lesquels user de diplomatie. Vers 1228, le théologien anglais Thomas de Chobham
justifie cette prudence dans la
Somme sur l’art de prêcher
:
Il est établi entre les Sarrasins que, dès que quelqu’un, comme un prédicateur, nomme le Christ, il doit être tué immédiatement sans être entendu. Et pour cette raison, on dit qu’aller chez eux n’est pas aller prêcher, mais plutôt aller mourir sans prêcher
130
.
La mission en Islam équivaut donc à un suicide répréhensible, car les musulmans n’ont aucune capacité d’écoute,
encore moins que les païens du temps des Apôtres. Thomas confond toutefois les blasphèmes contre le Prophète, vraie raison de l’exécution des missionnaires, avec une simple évocation de Jésus
.
Les dominicains ont une approche plus intellectuelle de la mission auprès des musulmans. Les franciscains ont une connaissance de détail assez minime de l’islam, stéréotypée, manichéenne ; leur prédication est fondée sur la pauvreté, l’émotivité et le témoignage, contrairement aux dominicains, tout en rationalité. Depuis l’Aragon, véritable laboratoire de leurs méthodes, ces derniers partent pour le Maroc dès 1225. Avec la recommandation du roi Jacques I
er
, ils arrivent à Tunis en 1230 où, jusqu’au début du
XIV
e
siècle, l’annonce de l’Évangile ne leur est pas interdite. Ils supplantent partout les franciscains. Le pape Alexandre IV
(1254-1261) les soutient par trois lettres qui fixent leur zone d’action : « Les terres sarrasines d’Espagne, tout le royaume de Tunis et toutes les nations infidèles. » Il autorise même les convertis à garder leurs épouses, pour ne pas les isoler de la société. Les dominicains prêchent tout d’abord avec des interprètes puis apprennent l’arabe, le Talmud, le Coran, des éléments de théologie musulmane et développent une controverse argumentée. Mais les résultats tangibles sont maigres et les convertis rares, en raison des pressions du pouvoir politique, et même des marchands européens, inquiets de la présence de ces religieux qui pourraient remettre en cause les échanges commerciaux
131
.
Fort de l’expérience acquise par ses frères dominicains, Humbert de Romans
, maître général de l’ordre, généralise en 1255 l’enseignement des langues orientales, afin de convertir « les nations barbares, les païens, les Sarrasins, les juifs, les hérétiques ». Il fixe en outre un programme missionnaire complet, basé sur la connaissance des erreurs adverses et la maîtrise des méthodes de prédication
132
. Raimond (ou Ramòn)
de Peñafort
(m. 1275), lui aussi maître général, conseiller du roi d’Aragon, sollicite du dominicain Thomas d’Aquin
un vademecum pour les missionnaires envoyés à Tunis
133
. Mais, au lieu de répondre par un manuel pratique, le théologien compose la
Somme contre les Gentils
, un vaste ouvrage apologétique sur la foi chrétienne, dans les faits totalement inapproprié au but fixé par Raimond. Thomas refuse d’utiliser la Bible contre le Coran, afin de donner toute la place à la raison, même s’il affirme que la foi ne peut être entièrement justifiée. Il y fait pourtant preuve d’une confiance absolue dans l’intelligence humaine éclairée par Dieu, « la raison naturelle à laquelle tous les hommes sont obligés de donner leur assentiment » (I, 2). Ce faisant, il débat dans ses traités de façon abstraite avec des musulmans imaginaires qui, à ses yeux, doivent nécessairement adhérer aux preuves avancées en faveur de l’Évangile. S’ils sont vraiment pieux et sincères, les musulmans seront convaincus
134
. Thomas d’Aquin ne dialogue pas avec les Sarrasins, car il ignore l’arabe et rêve son adversaire.
La connaissance presque intime de l’islam et de la langue arabe chez un nombre croissant de dominicains et de franciscains espagnols fait émerger à la fin du
XIII
e
siècle des personnalités étonnantes, partagées entre la fascination et l’hostilité, entre la polémique et la relation cordiale. Le franciscain Raimond Lulle
(m. 1315) fonde un centre de formation d’arabe à Majorque, s’élance comme missionnaire à Tunis, Chypre, Bougie, mais il est expulsé à chaque fois. Il meurt en martyr, peut-être à Tunis, ayant achevé une œuvre de plus de 250 ouvrages, dont l’objectif était d’amener les musulmans à la foi chrétienne par une argumentation positive, dénuée d’attaques personnelles
135
.
À la même époque, Ricoldo da Montecroce
(m. 1320) est un dominicain de haute volée. À la suite de la bulle de septembre 1288 du pape Nicolas IV
appelant à la mission
en Orient, il est envoyé à Bagdad afin d’étudier les doctrines musulmanes et de promouvoir l’unité des Églises chrétiennes
136
. Dans le récit de son voyage, il s’étonne de la bonté des infidèles rencontrés et de la sympathie qu’il suscite : « Ils nous recevaient comme des anges de Dieu dans leurs écoles et leurs universités, dans leurs monastères et leurs églises ou synagogues, et dans leurs maisons
137
. » Mais son voyage tourne court en raison de la chute d’Acre en 1291 et des révoltes anti-chrétiennes. Il retourne définitivement en Europe en 1301. Cette expérience directe de l’islam suscite des sentiments mêlés chez Ricoldo. S’il noue des amitiés avec les musulmans, il conclut à l’impossibilité de les convertir et au peu de place que tient la philosophie dans leurs discussions : « Nous avons constaté qu’ils savaient peu de chose tant sur la vérité de la théologie que sur la subtilité de la philosophie
138
. » Sans illusion, dépité par la défaite des croisés, Ricoldo s’avoue troublé que Dieu ait permis la survivance de l’islam.
La maîtrise de l’arabe dans certains cercles européens transforme profondément le statut de cette langue entre le
X
e
et le
XIII
e
siècle. Elle entre peu à peu dans le canon étroit des langues de science et de sagesse, avec l’hébreu, l’araméen, le grec et le latin. Désormais, l’arabe est non seulement légitime mais chargé de mystères, de secrets à percer. C’est l’idiome du vainqueur en Orient, des tables astronomiques, de l’astrologie, des tentatives alchimistes. Ceux qui le parlent et l’écrivent sont recherchés et bien rémunérés. L’Anglais Roger Bacon
(m. vers 1295), philosophe franciscain, se passionne pour les recherches expérimentales, les mathématiques et les langues : « La connaissance des langues est la porte d’entrée vers la sagesse
139
. » Il dénigre les missionnaires qui risquent leur vie sans parler un mot du pays où ils prêchent. Esprit méthodique, fin connaisseur d’Aristote
, d’Averroès
et d’Avicenne
, il s’initie à l’arabe sans le dominer : « De l’arabe, j’ai touché à ses mots, mais sans rien en écrire
comme je le fis pour l’hébreu, le grec et le latin
140
. » À ses yeux, cette langue véhiculait une véritable sagesse mais non une religion légitime, car seules les langues mentionnées sur l’épitaphe du Christ avaient une puissance sacrale. Pourtant, Roger Bacon voit derrière l’arabe des champs sémantiques plus riches que le latin et plus adaptés à la discipline philosophique. Le seul atout du latin concerne le droit, mais il est la plus inférieure des langues sacrées, car trop proche du vulgaire :
Les Latins n’ont composé aucun texte, je veux dire ni de philosophie ni de théologie. Tous les textes ont été faits d’abord en hébreu en deux fois, troisièmement en grec, quatrièmement en arabe. Je ne nie pas que les Latins ont composé le droit canonique et civil
141
.
Gundisalvi
, traduisant le
Traité sur le recensement des sciences
d’al-Fārābī
, va plus loin que Bacon : « La science de la langue est naturellement la première des sciences. » Or celle dont il est question chez lui est bien la langue arabe, c’est dire que Gundisalvi, en tant que traducteur, accepte que l’arabe soit une clé vers les sciences transmises par le monde musulman
142
.
L’intérêt pour cette langue, son nouveau statut et les innombrables traductions, tout concourt à faire naître en Europe un besoin de formation dans les études arabes, afin de se passer des truchements et des interprètes. Dès 1249, le pape Innocent IV
, originaire de Gênes, cité ouverte sur le Maghreb, envoie dix étudiants à Paris pour apprendre les langues orientales. La curie romaine soutient les efforts dans ce sens
143
. À partir du milieu du
XIII
e
siècle, la création d’institutions d’enseignement pour arabisants devient une problématique courante pour les franciscains, les dominicains et la papauté, qui voudrait constituer une interface entre la chrétienté et les terres infidèles, un pont relationnel facilitant l’évangélisation. Aussi les pontifes hésitent-ils entre la promotion de la mission et les projets d’expédition militaire, souvent avortés.
Des initiatives locales sont prises. En 1254, le roi de Castille Alphonse X
accorde une charte de privilège pour créer l’université de Salamanque, au sein de laquelle des cours d’arabe seront dispensés. Son objectif était d’accompagner les conversions, faciliter les échanges commerciaux et l’étude des mathématiques et de l’astronomie
144
. Au
XIII
e
siècle, à Paris, non loin de la place Maubert, aurait existé un collège abritant une poignée de clercs chrétiens orientaux, parlant l’arabe et le syriaque. Mais il s’agissait d’un lieu d’études religieuses et d’hébergement, et non d’enseignement de l’arabe. Ces jeunes gens ont pu toutefois avoir une influence auprès de leurs camarades latins
145
.
Raimond de Peñafort
et Humbert de Romans
(m. 1277), qui ont chacun été maître général des dominicains, font la promotion des études arabes. Ils fondent des écoles de langue où l’on approfondit aussi la doctrine musulmane, l’argumentation apologétique, la philosophie et la théologie chrétienne. Mais ce n’étaient sans doute pas des lieux d’initiation à la traduction, car là n’était pas leur objectif. Il fallait apprendre à prêcher et à débattre en arabe, même si des éléments pratiques sur la vie quotidienne et les coutumes musulmanes étaient probablement enseignés.
Raimond Martin
et le studium arabicum
Le dominicain barcelonais Ramón Martí, ou Raimond Martin (m. 1284), disciple de Raimond de Peñafort, est un contradicteur redoutable et fin connaisseur du judaïsme, de la philosophie arabe, du Coran et même de la Sunna. À l’appel du pape Alexandre IV
, il participe aux missions dominicaines en Ifrīqiya afin de rétablir, en vain, une chrétienté africaine
146
.
Il part à Tunis en 1250, sans doute à l’initiative du chapitre provincial d’Espagne qui, la même année, programme l’ouverture d’un
studium arabicum
, une école d’arabe. Rien ne précise où cette institution originale devait s’installer, mais Raimond, qui se trouvait alors à Tunis, est mentionné parmi les fondateurs. Autour de lui se réunissent huit étudiants dominicains, et même quelques musulmans. On y apprend l’arabe, l’islamologie et les textes de controverse. En quelques années, le
studium
passe à une vingtaine de frères, mais les conditions de vie sont difficiles pour eux. En raison des risques à Tunis, le
studium
est déplacé à Barcelone en 1259 ; on en ouvre un nouveau à Murcie en 1265, puis à Valence en 1276, lesquels intègrent aussi une section d’études hébraïques. Raimond s’intéresse d’ailleurs aux juifs plus qu’aux musulmans, dont l’opiniâtreté lui paraît irréductible. Le centre est fermé dans les années 1270
147
. Conformément à l’esprit du temps, le prélat est partisan d’une mentalité de ghettos, c’est-à-dire qu’il préconise dans ses ouvrages une séparation stricte des communautés et l’interdiction des mélanges.
Raimond rédige à Tunis ses deux grands ouvrages d’évangélisation,
De la secte de Mahomet
et une
Explication du Symbole des Apôtres
, le premier critiquant l’islam, le second – qu’il traduit en arabe – justifiant le dogme chrétien, peut-être au profit des musulmans convertis
148
. On sait qu’il aurait écrit une
Somme contre le Coran
, ainsi qu’un lexique arabe-latin, mais les manuscrits n’ont pas été conservés
149
.
Au cours de ses années à Tunis, Raimond se serait lié d’amitié avec le roi de Tunis al-Mustanṣir
(m. 1277). Se méprenant sur la générosité et l’ouverture du prince, il est persuadé de sa conversion prochaine et se retrouve impliqué dans la croisade de saint Louis
, qu’il rejoint à Aigues-Mortes,
prêchant contre l’émirat des Ḥafṣīdes
150
. À la fin de sa vie, en 1278, revenu à Barcelone, il achève le
Pugio Fidei
(
Le Combat de la foi
) qui cherche à montrer les failles du judaïsme et de l’islam pour aider les dominicains lors des disputes publiques. Très instruit sur ces deux religions, il évite l’agressivité et la moquerie. Pour lui, l’islam appartient au domaine de la foi, distinct de « ceux qui n’ont pas de Loi », à savoir les matérialistes (
temporales
), les philosophes et les « esprits naturels » (
naturales
), c’est-à-dire les animistes :
Tous ceux qui s’écartent de la vérité de la foi [chrétienne] appartiennent soit à ceux qui ont une Loi, soit à ceux qui ont au moins une Loi naturelle […]. Parmi ceux qui ont une Loi, soit ils s’arrogent injustement le mot de Loi, soit ce sont des juifs, des chrétiens ou des Sarrasins
151
.
Il contredit l’islam en utilisant des extraits ou des résumés de sources arabes (al-Kindī
, Avicenne
, al-Fārābī
, Averroès
), dont il montre les incohérences internes, et même le Coran dont il donne des citations complètes
152
.
La dynamique des études arabes et islamiques en Europe trouve son couronnement lors du concile de Vienne, où ont pesé les expériences dominicaines. Ouvert en octobre 1311, non loin du royaume de France avec lequel la papauté sortait d’un lourd conflit, le concile avait pour but d’en finir avec la querelle autour des templiers. Mais il s’acheva en mai 1312, sans avoir réglé la question de la réforme de l’Église et de l’aide à la Terre sainte. Par le canon 24, le concile prit toutefois une décision importante en créant plusieurs écoles d’arabe dans la chrétienté :
Nous n’ignorons pas que les choses [de la foi] sont ignorées, vainement annoncées et ne conduisent à rien, si elles sont proférées par des gens qui ignorent la langue de ceux qui les écoutent […]. Nous
désirons que la sainte Église soit remplie de catholiques ayant une connaissance des langues dont se servent les infidèles, et qu’ils soient capables d’instruire ces mêmes infidèles des saints enseignements […]. Afin donc que l’habileté dans les langues puisse être facilement acquise par une instruction efficace, nous ordonnons, avec l’accord du concile, de fonder des écoles dans les susdites langues partout où la curie romaine ira séjourner [sous-entendu à Rome ou à Avignon], mais aussi dans les universités de Paris, d’Oxford, de Bologne et de Salamanque, décidant que, dans chacun de ces lieux, se trouvent des catholiques ayant une connaissance suffisante des langues hébraïque, arabe et chaldéenne [syriaque], experts dans deux d’entre elles ; qu’ils exercent dans ces écoles et traduisent fidèlement en latin les livres de ces langues […]
153
.
Et le concile d’organiser la rémunération de ces « experts », forcément des clercs, en leur octroyant des prébendes ecclésiastiques. L’objectif est à la fois d’envoyer des missionnaires en terre d’Islam et de faire des traductions, d’où l’importance de connaître aussi l’hébreu et le syriaque, langues essentielles dans les transferts culturels. Le concile de Vienne propose donc un programme complet, organisé et financé, qui démontre l’intérêt de l’Église pour le monde arabo-musulman, sans plus passer par la croisade
154
.