CHAPITRE VIII
Commanditaires et traducteurs
Les polémistes latins se servent pour la plupart d’une documentation indirecte sur l’islam, rarement de sources de première main, même traduites. Leur approche du Coran est donc fragmentaire et déformée par leur propre perspective. Le livre n’est perçu que par bribes et en fonction de versets tirés de leur contexte. Ces citations sont d’ailleurs souvent contestables, puisqu’il s’agit d’adaptations, de paraphrases ou de résumés, comme le sont la plupart des traductions latines des textes astronomiques ou philosophiques arabes. Les acteurs des transferts sont toujours des adaptateurs et non de véritables traducteurs
1
.
Mais l’arrivée soudaine entre le
XII
e
et le
XV
e
siècle de trois traductions complètes du Coran va bouleverser la donne, en permettant d’envisager le livre, et donc l’islam, comme un ensemble cohérent, qui génère ses propres références et sa logique religieuse. Encore faut-il que celle-ci soit perceptible aux Européens…
Robert de Ketton
et son équipe (1142)
Nous avons vu que l’Alcoran de Robert de Ketton était une commande de l’abbé Pierre
de Cluny, et que le propos de ce dernier était de placer sur le terrain intellectuel la confrontation avec l’islam, tandis que les chevaliers francs assument la vraie guerre. Dans le prologue de son traité
Contre la secte des Sarrasins
, écrit vers 1155, Pierre se souvient des circonstances qui, dix ans plus tôt, l’ont conduit à faire cette commande :
Les Latins, et plus encore ceux de notre temps, l’ancienne culture ayant péri, ne connaissent que la langue dans laquelle ils sont nés […]. Par conséquent, j’ai réuni des experts de la langue arabique, de laquelle a coulé le poison mortel qui a infesté plus de la moitié de la terre, et je les ai convaincus, par des prières et de l’argent, de traduire de l’arabe au latin l’origine, la vie, la doctrine de cet homme perdu, et cette Loi qu’on appelle Alcoran. Et, afin que cette traduction soit parfaitement fidèle et qu’aucune erreur ne puisse rien enlever à notre connaissance, j’ai adjoint aux interprètes chrétiens un Sarrasin.
La lutte comporte une triple dimension : religieuse, intellectuelle et linguistique. C’est bien par la langue arabe que le poison de l’islam s’est répandu. L’abbé lie intimement la culture et la religion : la chrétienté est latine, l’islam est arabe. Tout part de la maîtrise de la langue. La fragilité de la chrétienté est due à l’effondrement des compétences linguistiques (grec, hébreu…). Ainsi, en promouvant cette petite équipe, Pierre se place dans les pas des anciens gréco-romains et des Pères de l’Église. L’abbé, qui semble avoir été critiqué à Cluny pour son long et coûteux projet, veut le justifier en assurant qu’il constituera un outil de controverse, voire un instrument de mission auprès des musulmans :
Je dis qu’il est possible de traduire ce qui a été écrit dans leur langue, et de faire passer la vérité chrétienne dans des lettres
arabes, ou d’autres, et ainsi que l’on peut traduire cette erreur nuisible à la connaissance des Latins.
Le but de Robert de Ketton est-il bien le même que celui de son mécène ? Dans sa préface, adressée à l’abbé de Cluny, Robert souligne les inconvénients qu’il rencontra, puis explique :
J’ai entrepris de présenter à ta majesté, en vue de ton exigeante complaisance, la matière vile, fragile et mal agencée de ma traduction (
translatio
), en retirant d’une certaine manière le voile de [la langue] arabe […]
2
. J’ai apporté des pierres et des poutres afin que ton édifice se dresse le plus beau possible, le plus plaisant, maçonné et infrangible, sans rien enlever, ni rien modifier du sens, si ce n’est en vue d’une meilleure compréhension, et j’ai voulu dévoiler la fumée mahométique pour que tu la disperses de ton souffle.
L’œuvre est donc une « traduction », comme l’indique le mot
translatio
, fréquemment utilisé dans ce sens au Moyen Âge, par l’abbé de Cluny dans sa préface
3
. Mais le terme implique aussi un transfert, un déplacement sémantique, comme le définit son synonyme grec, la métaphore
4
. Sans renier la tentation d’une traduction littérale, Robert a voulu clarifier en latin la version arabe, lever la difficulté inhérente à la langue étrangère et aider l’abbé de Cluny à construire son « édifice », c’est-à-dire une œuvre apologétique cohérente et imparable. Comme le demandait Cicéron
, Robert traduit pour être lu par Pierre le Vénérable, pour être compris et apprécié selon les critères de la latinité. Cette distorsion est flagrante dès la préface. Il traduit, non pour débattre lui-même, mais pour laisser l’abbé le faire. Le propos hostile de l’abbé est parfaitement assumé par Robert, même s’il souhaite rester neutre dans sa traduction. Bien plus, selon sa préface, on peut déceler dans le Coran de quoi justifier les Évangiles, affirmation que Robert est seul à formuler à cette époque :
Cette Loi, bien que meurtrière par bien des aspects, présente beaucoup de témoignages et une forte défense de la sainteté et de l’excellence de notre Loi. C’est cela – que ta sagesse n’ignorait pas – qui m’a poussé à interrompre mon étude principale de l’astronomie et de la géométrie
5
.
L’Alcoran ne serait donc pas une arme, selon Robert. Contrairement à Pierre le Vénérable, lui n’est pas un moine, mais un clerc séculier, étranger à l’Espagne, qui a obtenu une charge ecclésiastique à Pampelune pour traduire des textes astronomiques et mathématiques. Il n’est ni théologien, ni « islamologue », ni même écrivain. C’est un technicien, dont le centre d’intérêt est « scientifique », et non la lutte contre l’islam, aussi Pierre dut-il insister plusieurs fois pour détourner Robert de sa véritable passion. L’Alcoran n’est qu’une étape dans sa carrière. Cela se ressent forcément sur son travail, lequel n’est pas idéologique.
A contrario
, il emploie pour le Coran les mêmes méthodes de traduction qu’à l’égard des textes astrologiques, pourtant de nature très différente.
Comme pour tout traité arabe, Robert s’est adossé à une équipe, dont on peine à deviner la composition exacte
6
. L’abbé de Cluny, qui parle de plusieurs « interprètres chrétiens », précise que Robert a été adjoint d’un Sarrasin du nom de Muḥammad. La traduction n’est donc pas le fait d’un mozarabe latinisé, mais d’un couple hétérogène constitué d’un chrétien arabophone secondé par un musulman, sans doute peu instruit en latin. C’est dire les innombrables possibilités de détournement du texte à traduire. Leur travail fut probablement mené à Tarragone, et non à Pampelune, où Robert n’était pas encore archidiacre.
À la demande de l’abbé de Cluny, l’ensemble fut supervisé et repris par son secrétaire (
notarius noster
), Pierre de Poitiers
. Sans compétence en arabe, le moine dut se contenter d’améliorer la prose latine, et donc forcément de détourner légèrement
la traduction. Hermann de Carinthie
, auteur de deux petits traités insérés dans la Collection tolédane, est peut-être intervenu dans la traduction, mais pas directement, sans doute comme « conseiller technique ». En revanche, il est certain que Pierre de Tolède
, mozarabe et traducteur de la
Lettre d’al-Kindī
, a laissé son empreinte dans l’Alcoran et auprès de l’abbé de Cluny
7
. Un manuscrit du début du
XIII
e
siècle, conservé à Paris, détaille les circonstances de la rédaction :
Le seigneur Pierre, abbé de Cluny, a fait transférer ce livre de l’arabe au latin par Pierre, maître de Tolède, ayant été aidé [pour le latin] par le moine et scribe Pierre [de Poitiers]. C’était lorsque le seigneur et vénérable abbé séjournait en Espagne et l’année même où le glorieux empereur Alphonse
[VII] prit la cité de Coria et chassa de là les Sarrasins
8
.
L’Alcoran a été inséré dans la Collection tolédane, qui fut présentée à l’abbé de Cluny en 1143, mais la ville de Coria ayant été prise en juin 1142 par le roi Alphonse de Castille, la traduction aurait pu être terminée dès 1142, soit une année pour la réaliser, ce qui est très peu. Le manuscrit indique que le travail de Pierre de Tolède n’était pas seulement de relire, mais bien de participer au « transfert », c’est-à-dire à la traduction. Son rôle aurait donc été plus important que ne le laisse sous-entendre l’abbé de Cluny. Comme mozarabe, il connaissait bien les coutumes musulmanes et savait donc juger le Coran. Il fut donc peut-être à l’initiative de la rédaction des nombreuses gloses en marge de l’Alcoran, toutes de la même main
9
.
Marc de Tolède
et la Reconquista (1210)
Le second Alcoran latin du Moyen Âge est celui de Marc de Tolède (m. après 1216). Chanoine de la cathédrale de Tolède, membre de l’Église mozarabe en cours de libération
par la Castille et l’Aragon, Marc était arabophone de naissance, contrairement à Robert de Ketton
10
. Traducteur de médecine, il séjourna à Montpellier et Salerne, qui représentaient les deux grands pôles européens d’études médicales. On lui connaît des traductions latines d’œuvres d’Hippocrate
(
Traité de l’air, des lieux et des eaux
) et de Galien
passées en arabe. En préface à sa traduction du
Traité du pouls
de ce dernier, il rappelle son parcours :
Alors que j’étais à étudier l’art de la médecine, les maîtres régents et les étudiants, apprenant que la langue arabe ne m’était pas inconnue, me demandèrent par des prières incessantes que je transpose en langue latine, par considération de Dieu et pour l’avantage des étudiants, les livres de cette faculté et les lettres de Galien et des autres docteurs, et que je choisisse pour les traduire parmi les nombreux manuscrits que les Arabes ont tirés de la source des Grecs dans leur langue
11
.
Ses compétences en arabe étaient si rares là où il étudiait (Montpellier ?) que ses maîtres firent appel à lui. Contrairement à Robert de Ketton, Marc a pu travailler seul, parce qu’il était suffisamment instruit dans les deux langues. Il interrompit ses travaux pour se consacrer à cette traduction, qu’il acheva entre juillet 1209 et juin 1210 à la demande de Rodrigo Jiménez
de Rada, archevêque de Tolède, et de l’archidiacre Maurice
de la cité et futur évêque de Burgos
12
.
Tous les deux travaillèrent d’un même mouvement à ce que je traduise en latin ce livre, dit-il en préface, de sorte que, confondus par les chrétiens au travers des desseins détestables de Mafomet
, certains Sarracènes soient attirés à la foi catholique […]
13
.
Ni l’archevêque ni Marc n’ont connaissance de la Collection tolédane ou de l’Alcoran de Robert de Ketton, signe que, soixante ans ans après, la diffusion du texte est particulièrement
limitée. À l’époque de Marc, l’Andalus est sous la domination des Berbères almoḥades
, qui ont réussi à reconstituer l’unité du Maghreb et de la péninsule par leur dynamisme militaire, leur doctrine religieuse rigoriste et la proclamation d’un califat indépendant. Pourtant, lorsque ce second Alcoran est achevé, l’Empire almoḥade est déjà menacé de délitement : les cités et les provinces recherchent leur autonomie, les monarchies chrétiennes du nord se fédèrent pour lutter contre les califes berbères. En 1212 est remportée par l’armée croisée d’Espagne la grande victoire de Las Navas de Tolosa, qui voit l’effondrement militaire almoḥade, prélude au recul définitif de la domination islamique en Espagne.
L’archevêque Rodrigo (m. 1247) a lui-même été pendant près de quarante ans un artisan de la Reconquista par ses prêches et son rôle politique auprès du roi de Castille, Alphonse VII
, vainqueur de Las Navas de Tolosa. Dans ses écrits, il réinvente toute l’histoire de l’Espagne au profit de la dynastie castillane et de sa victoire contre les Sarrasins, qui ne représentent pour lui qu’une parenthèse dans la longue histoire nationale hispanique
14
. Il rédigera par la suite une
Histoire des Arabes
pour dénoncer la « fourberie » de ce peuple et la peste que représente l’islam. À ses yeux, la prise de Cordoue par la monarchie castillane est moins une conquête qu’une libération et une revanche qui implique une purification
15
. La grande mosquée de la ville est d’ailleurs nettoyée par une cérémonie avec de l’eau bénite, puis convertie en église. En haut du minaret sont installés une croix et le blason royal, car la victoire appartient à Dieu par le bras de la monarchie.
Le travail de Marc s’inscrit dans ce contexte triomphateur. À présent que les Sarrasins sont politiquement soumis, il reste à les convertir par la prédication et à leur montrer l’inanité de leur Coran, but ultime fixé par Rodrigo à Marc. Trois ans plus tard, en juin 1213, à la demande de Rodrigo, le
chanoine achève une traduction de la
ʿ
aqīda
, la profession de foi sur l’unicité divine d’Ibn Tūmart
(m. 1130), fondateur du mouvement almoḥade
16
. En cherchant à mieux comprendre les origines théologiques du califat ennemi, l’archevêque de Tolède veut nourrir la polémique chrétienne, alors même que les Almoḥades sont en pleine déliquescence.
Le prologue de Marc présente une notice complète sur le Prophète, laquelle reprend les éléments déjà classiques en Europe, mêlant les légendes fantaisistes aux faits avérés par la tradition islamique
17
. Il ne semble pas utiliser la correspondance d’al-Kindī
, pourtant fort connue à son époque. Le prélat s’afflige que la « fausseté » et les « illusions » du magicien Mahomet
aient pu se répandre à travers toute la Méditerranée, convertissant même des prêtres et transformant les églises en « temples », c’est-à-dire en mosquées avec leur muezzin :
Dans les lieux où les évêques offraient autrefois les saintes hosties à Jésus
-Christ, maintenant le nom du pseudo-prophète est vénéré ; dans les tours des églises où retentissaient autrefois les cloches, maintenant les oreilles des fidèles sont étourdies par des cris profanes !
Par différentes litotes, la préface concède que les musulmans n’ignorent pas Dieu (« ils n’ont pas une totale connaissance de Dieu »), ni le monothéisme (« ils sont comme les juifs qui vénèrent un seul Dieu, mais pas comme les chrétiens qui professent une trinité de personnes »). Selon Marc, Mahomet a récupéré des extraits de l’Ancien Testament de la part de juifs, les Évangiles chez des Grecs et d’autres textes en syriaque lors de ses voyages en Syrie, qu’il adapta aux Arabes et mêla dans une troisième « Loi », unique :
À partir des deux Testaments, il récolta de nombreux commandements et, les assemblant à d’autres, il rédigea un seul ouvrage, qu’il ordonna d’appeler de deux façons différentes, à savoir Alcoran,
qui signifie « lectionnaire », et Alforcan, qui signifie en arabe « séparé », parce qu’il permet de séparer l’Ancien et le Nouveau Testament, ou de séparer le blasphème des païens de la foi qu’il annonce.
Dans ce court passage, Marc prouve la précision de son information par rapport aux autres auteurs de son époque. Depuis le
VII
e
siècle, le Coran est en effet surnommé
al-Furqān
(S. 25, 1 ; 8, 29), « la distinction » ou « le critère », car il permet de discriminer le bien du mal, les sauvés des damnés. Mais le mot désigne aussi la délivrance permise par la révélation au Prophète et par le Jugement dernier
18
. Quant au terme de lectionnaire appliqué au Coran, il est particulièrement juste selon les recherches philologiques contemporaines. Les lectionnaires sont utilisés dans la liturgie chrétienne : ils compilent des prières, des chants et des récits sacrés (psaumes, péricopes…) qu’il faut proclamer durant l’office. Or le mot
qur
ʾ
ān
désignant une proclamation orale d’un texte sacré, il a valeur de lectionnaire
19
. Le rôle de Muḥammad aurait été de traduire en arabe un ouvrage liturgique auparavant en langue étrangère, c’est-à-dire, comme l’explique Marc, en grec, en hébreu et en syriaque
20
. Le Prophète aurait fondé sa prédication sur des traductions de textes bibliques ou apocryphes.
Le travail de Marc est d’autant plus remarquable qu’il fut assuré seul. Mais il n’eut aucun succès, puisqu’il n’est conservé que dans sept manuscrits, dont cinq sont postérieurs au début du
XV
e
siècle, et seulement deux comportent le prologue
21
. Il fut toutefois utilisé au moins une fois par Ricoldo da Montecroce
dans sa
Réfutation de l’Alcoran
, qui le préfère à la version de Cluny
22
. Son travail aurait donc mieux circulé que ne l’indiquent ses rares manuscrits ?
Jean de Ségovie
(1456) et la chute de Constantinople
Il faut enfin évoquer la traduction de Jean de Ségovie (m. 1458), aujourd’hui perdue, mais dont nous conservons la préface, riche d’informations
23
. Né vers 1393 en Castille, peut-être d’une famille de juifs convertis, Juan Alfonso de Segobia devient maître en théologie à l’université de Salamanque et s’initie très tôt à l’islamologie. Il finira par posséder quelques rudiments de langue arabe. En 1431, « désirant attirer les Sarrasins à la conversion des sacrements de la foi catholique par le chemin de la paix et de l’enseignement
24
», il débat à Cordoue avec des mudéjares, musulmans sujets de la Castille, et fait même office de prédicateur de la cour espagnole envers les ambassadeurs de l’émirat de Grenade. Il part à Rome, puis est envoyé par son université et par le roi Jean II
au concile de Bâle en 1432-1433, où il participe activement aux débats, notamment pour défendre l’autorité du concile contre le pape Eugène IV
. Le conflit explose en 1437, car les défenseurs du concile nomment un antipape, Félix V
, qui désigne Jean comme cardinal. Celui-ci appartient donc à la frange réformiste du clergé, orientation qui influence ses travaux sur l’islam. Durant son séjour bâlois, le Castillan noue une amitié avec un personnage étonnant, Nicolas de Cues
(m. 1464), évêque de Brixen, cardinal, défenseur de l’autorité du pape
25
. Lui aussi versé dans l’islamologie, Nicolas est animé d’un optimisme sans limite pour le débat interreligieux. Dans son ouvrage
La Réconciliation des religions du monde
, il se déclare persuadé que musulmans et chrétiens prient le même Dieu sous des noms et des cultes différents, car l’humanité est une unique création de Dieu :
Les noms qui sont attribués à Dieu sont dérivés des créatures, bien qu’Il soit ineffable en lui-même et transcende tout ce qui peut être nommé ou dit […]. Tous les hommes, en tant que créatures d’un
même Créateur, concordent dans leur nature et donc aussi dans l’adoration de Dieu
26
.
Selon cette perspective généreuse, Muḥammad
a été l’un des apôtres de la « voie vraie et parfaite » de Dieu : « Mahomet s’est efforcé de la décrire comme étant plus facile, afin qu’elle soit accueillie par tous, même par les idolâtres. » Le Coran s’avère donc compatible avec la Bible !
Nicolas de Cues fournit à Jean de Ségovie toute une documentation sur l’islam et un exemplaire du Coran de Robert de Ketton
, dont l’Espagnol regrettera que les chrétiens ignorent l’existence. Peut-être influencé par Nicolas de Cues, Jean croit à la possibilité de convertir les musulmans, à condition toutefois de renoncer à l’usage de la force – qui est leur manière à eux de s’étendre, selon lui – pour préférer la prédication et la conviction
27
. Il écrivit donc au pape Pie II
(1458-1464) pour réunir une
Contraferentia
, une sorte de conférence mondiale des religions qui étudierait de façon objective et critique les livres de chaque culte, et prouverait qu’il n’y a qu’un seul esprit de religion dans le monde, malgré des vocabulaires et des cultes distincts. Le pape, bien sûr, ne donna pas suite à ce projet idéaliste qui ne pouvait agiter que des clercs isolés et hors normes.
Quittant ses responsabilités ecclésiastiques, retiré dans le monastère d’Aiton, en Savoie, Jean apprend la chute de Constantinople face aux Turcs, en 1453, événement qui provoque en lui un choc
28
. Pour ouvrir les yeux de ses contemporains qui, selon lui, méconnaissent tout de l’islam et du Coran, il décide de procéder à une nouvelle traduction du livre, car celle de Robert lui paraît trop fautive :
Plus je considérais le style de cette première traduction, sa manière de faire, l’ordre et le contenu du livre, plus je me doutais qu’elle n’était pas fiable, ce qui me fut confirmé par des témoins d’Espagne auxquels j’avais envoyé des morceaux de
l’Alcoran. C’est pourquoi je cherchai à Bâle l’Alcoran que j’avais vu là-bas dans la bibliothèque des frères prêcheurs [les dominicains] et qui fut écrit à Constantinople, mais il était conforme au mien
29
.
Jean de Ségovie se lance donc dans une quête documentaire à travers toute l’Europe, mais constate que les exemplaires latins du Coran disséminés dans les couvents et les universités sont des copies de Robert de Ketton, même la version que son ami Nicolas de Cues a découverte à Byzance. Toutefois, sachant que « d’autres avaient fait leur propre traduction », il écrit en Espagne à tous ses contacts et, deux ans plus tard, apprend qu’une version a été réalisée « en langue courante espagnole » (castillan ? romance ?) par un évêque de Jaén (Andalousie), du temps de l’occupation musulmane. Mais elle aurait disparu. Il cherche à comprendre la langue arabe, mais constate rapidement que « très peu de Sarrasins vivant chez les chrétiens connaissent la grammaire que l’Alcoran utilise ». Il se met alors à écrire contre l’islam : d’abord
Des erreurs de la Loi de Mahomet
, puis en 1453 le
Livre de la grande autorité
, contestant toute valeur au Coran. Il entame ensuite la rédaction d’un énorme traité,
Du glaive spirituel qu’il faut planter dans le cœur des Sarrasins
, argumenté d’innombrables passages coraniques, et voulant rétablir la vérité sur l’islam, mal compris selon lui par les Européens. Pour assurer la conversion des musulmans selon ce qu’il appelle « la voie de la paix et de l’enseignement », il ne faut pas inventer de fausses accusations contre Mahomet et la doctrine sarrasine, mais au contraire coller au texte
30
.
En avril 1454, il écrit à l’« alphaquin » (
al-faqīh
) Yça Gidelli
(
ʿ
Isā al-Jabīrī), juge et responsable des mudéjares de Castille, qu’il rémunère pour le rejoindre à Aiton. « C’était un écrivain puissant, aussi bien en arabe qu’en langue espagnole courante », précise Jean dans sa préface. Entre 1455 et 1456, les deux religieux, l’un musulman, l’autre chrétien, nouent une
collaboration fructueuse et originale. Reclus en Savoie durant quatre mois avec Jean de Ségovie, Gidelli commence le premier mois par recopier de mémoire le Coran sur une colonne, « au moins douze heures par jour sur sa chaire, sauf les jours de fêtes sarrasines ». Il met ensuite un autre mois à inscrire les voyelles arabes sur le texte, puis le traduit le troisième mois en castillan sur une deuxième colonne. Jean engage toutefois un autre scribe pour vérifier cette version. Le quatrième mois, lui et Gidelli contrôlent les deux textes en se les récitant l’un à l’autre. Le clerc cherche alors un franciscain arabisant capable de faire une traduction latine depuis l’arabe en s’aidant du castillan, mais il n’en trouve aucun, même auprès des dominicains. Cet échec montre une fois de plus la rareté en Europe des compétences en arabe écrit. Les mozarabes connaissaient bien l’arabe oral, mais sans doute peu l’écriture et encore moins la langue du Coran. De leur côté, les mudéjares ignoraient totalement le latin. Jean se résoud donc à faire lui-même le transfert mot à mot du castillan au latin, quitte à faire des vérifications sommaires sur la partie arabe. En autodidacte brillant, il parvient à comprendre le fonctionnement interne de la langue et du Coran. Il en résulte un ouvrage où les trois versions cohabitent, chacune sur une colonne. Le castillan en fait partie intégrante, même si au départ il ne devait être qu’un truchement. L’exemplaire unique est alors transmis à son université, afin de servir de support d’enseignement et d’apologétique contre les mudéjares, mais le codex malheureusement disparaît, sauf le prologue, conservé dans deux manuscrits
31
.
Le but de Jean de Ségovie est commun aux autres Alcorans de son époque : « dévoiler ouvertement au regard l’irrationalité et la nuisibilité du dogme contenu dans le livre de l’Alcoran », même si, sur la forme, il souhaite un débat argumenté et respectueux. L’homme est donc, lui aussi, un polémiste, choqué par la violence du livre, sa licence, ses déformations
de la Bible : « Les Sarrasins croient que c’est une Loi divine, mais ils n’ont qu’une autre vérité, ce qui se démontre par son contenu chargé d’erreurs. »
Les trois traductions du Moyen Âge ont la même intention : informer les chrétiens en mettant à leur disposition une source majeure de l’islam, convertir les musulmans en montrant que leur livre ne répond pas aux exigences de la raison
32
. Or ce second but nécessite une démonstration supplémentaire, car traduire en latin ne suffit pas à prouver l’erreur. Les Alcorans des
XII
e
-
XV
e
siècles étaient donc des produits inachevés dans l’esprit de leurs auteurs, et c’est la raison pour laquelle seule l’œuvre de Robert de Ketton
trouva son public, car ses gloses et la Collection tolédane fournissaient toutes les explications nécessaires. Le lecteur européen avait besoin d’une orientation de lecture, et non d’une source brute, sans commentaire
33
. Or Marc de Tolède
et Jean de Ségovie, s’ils assumaient parfaitement la polémique, souhaitaient un Alcoran le plus proche de l’original, épuré des charges interprétatives. Mais le sérieux de leur propos ne répondait pas au besoin du lectorat.