CHAPITRE XV
Le prétexte de l’Alcoran
La survie de la controverse médiévale
Jusqu’au XVI e  siècle, les Européens restent dépendants des analyses et des informations recueillies patiemment par leurs prédécesseurs, et peu de savants ou de voyageurs ont été en mesure d’égaler les connaissances sur le Coran et la langue arabe acquises au XIII e  siècle. Malgré le danger militaire ottoman, les querelles confessionnelles entre catholiques et protestants prennent le dessus sur la question de l’islam, considérée comme intellectuellement résolue depuis le XIII e  siècle, infiniment moins urgente que les contestations théologiques sur la nature de l’Église, des Saintes Écritures et sur le salut 1 . On se contente donc souvent d’approximations, d’autant que l’Alcoran est encore peu accessible en Europe.
À la fin du Moyen Âge, les Latins profitent des transferts accrus de manuscrits et de savants depuis le monde byzantin. L’inquiétant rétrécissement territorial de l’Empire et les menaces qui pèsent sur Constantinople sont propices à l’installation en Italie de Grecs orthodoxes parlant le latin. Ils y arrivent riches de leur double culture hellénistique et byzantine, méfiants envers les catholiques qui, à leurs yeux, les ont abandonnés face aux Turcs, et radicalement hostiles à ces derniers. Réfugié byzantin à Rome, Georges de Trébizonde (m. 1484) défend la collaboration avec l’Islam. Célèbre humaniste grec, commentateur d’Aristote , traducteur de Ptolémée , Georges enseigne le grec à la curie où il est aussi secrétaire. Loin d’être pour lui un signe apocalyptique, la chute de Constantinople montre que c’est au sultan ottoman que revient le rôle providentiel d’unifier et de gouverner le monde. Dans son livre Sur la vérité de la foi des chrétiens , il milite pour que soient atténuées les différences théologiques avec l’islam, certifiant que les dogmes chrétiens sont implicitement contenus dans le Coran, qu’il accepte comme écriture révélée 2 . En 1466, il tente même de rencontrer Mehmet II à Constantinople, en vain. Mais son optimisme, qui rappelle celui de Nicolas de Cues à la même époque, lui vaudra l’hostilité du cardinal Bessarion , lui même grec, quelques mois de prison et la suspicion générale.
Sans compétences en arabe, les auteurs occidentaux du XV e  siècle sont réduits à la compilation. C’est le temps des « digestes », genre littéraire qui s’impose en raison de l’urgence du défi ottoman, et qui fournit aux souverains auprès de leur « opinion publique » des justifications pour relancer la croisade, ou faire mine de s’en préoccuper. L’évêque de Châlons Jean Germain (m. 1461) est conseiller du duc de Bourgogne et partisan d’une nouvelle croisade, dont il vante les mérites auprès du roi Charles VII 3 . Il achève en 1450 un Débat du Chrétien et du Sarrasin , un classique du genre, recopiant par bribes Pierre Alphonse , Vincent de Beauvais et l’Alcoran de Cluny. Il y ajoute quelques éléments entendus de la bouche des voyageurs ou diplomates de la cour de Dijon, à propos du jeûne du « ramazan », de la licence sexuelle sarrasine, du pèlerinage à La Mecque où « ils sont tous nus, excepté qu’ils ont à l’entour de leurs reins un linceul 4  ». Rien que de très conforme aux controverses médiévales.
Comme nombre de ses prédécesseurs, Jean Germain constate que la « Loi sarrazine » est une « Loi humaine, civile, tolérable et condescendante en toute guise à la condition et fragilité humaine 5  ». En Islam, point de moines, de privations, de continence, et donc, partant, point d’élévation. L’homme y est laissé sur sa pente naturelle, celle de la chair. Derrière cette critique se joue la différence fondamentale entre une Europe encore très néo-platonicienne et augustinienne, pour laquelle le salut est un arrachement à la terre, et une civilisation islamique qui sacralise le quotidien par le culte. Or ce qui est perçu comme une tare par les Européens, à savoir la nature accessible, concrète et applicable de la réglementation islamique, est vu comme un don divin par la tradition musulmane, qui s’appuie sur le verset 2, 185 (« Dieu veut pour vous la facilité, il ne veut pas la difficulté pour vous » ; ou encore S. 87, 8 ; 22, 78). Le Coran s’oppose directement au christianisme pour ce qui est des dogmes « excessifs », comme la Trinité et l’Incarnation (ex. : S. 4, 171-172 ; 5, 73), mais aussi dans ses pratiques cultuelles déraisonnables : la chatesté, l’ascétisme et le monachisme ( rahbāniyya ), qui ne seraient pas des prescriptions christiques, mais des inventions ultérieures (S. 57, 27). Les hadith sont aussi hostiles à la vie monastique et insistent sur la simplicité de la voie coranique : « Facilitez et évitez toute complexité. Soyez apaisants et ne soyez pas rebutants 6 . » Le jihād est même présenté comme la forme musulmane du monachisme. Pourtant, la civilisation islamique fut porteuse de vie ascétique, à travers des mystiques comme Ibn ʿ Arabī (m. 1240), le soufisme et le dervichisme 7 . Les voyageurs en Orient constatent l’existence de cette piété exigeante, qui leur rappelle les moines chrétiens.
S’il manque d’originalité, le Débat de Jean présente cependant pour intérêt d’être une synthèse polémique en français, et non en latin, et donc accessible à un public plus large, non clérical. Son travail servait au projet d’expédition militaire en Orient du duc Philippe le Bon (m. 1467), projet de nature politique, puisqu’il conférait à ce dernier la stature d’un souverain européen. Mais la croisade bourguignonne contre les Turcs ne vit pas le jour, tout comme celle du pape Pie II .
Confrontés à l’impossibilité de se procurer et surtout de traduire les sources arabo-musulmanes, les lettrés de la Renaissance eurent massivement recours aux textes médiévaux, qu’ils recopièrent, compilèrent et remanièrent à leur goût. Le contenu de l’information était identique, même si l’analyse et le point de vue pouvaient varier. Les ateliers de copie des universités et des grandes cités produisirent de nouveaux manuscrits, moins chers, plus accessibles. Au début du XVI e  siècle, les imprimeurs de Paris, de Suisse et d’Espagne éditèrent les traités de Pierre de Cluny, de Ricoldo da Montecroce et de Raimond Lulle , lequel fascinait les lecteurs modernes après avoir laissé ses contemporains dubitatifs. Alors que le contexte avait complètement changé et que l’Empire ottoman se prêtait volontiers au jeu de la diplomatie, les humanistes paraphrasèrent les analyses de leurs prédécesseurs. « Ils réutilisèrent plutôt les armes intellectuelles forgées aux XII e - XIII e  siècles, en firent des anthologies, les traduisirent et les publièrent 8 . » Et la dispute médiévale de perdurer sous cette forme empruntée.
L’Alcoran de Cluny est le titre sur l’islam le plus reproduit, réimprimé, coupé en extraits et retraduit de la Renaissance 9 . Sur les vingt-quatre manuscrits conservés, seuls cinq datent d’avant le XIV e  siècle. La diffusion du texte se limita tout d’abord aux universités de Paris et d’Oxford, ainsi qu’à la bibliothèque de Cluny, où on le conserva sans le lire. Mais, à partir du XIV e  siècle, il fut reproduit régulièrement et diffusé dans les lieux d’études en France et en Angleterre, avant de gagner l’Italie et toute l’Europe centrale au XV e  siècle 10 . C’est cette version que Charles d’Orléans possédait dans sa bibliothèque ; celle qu’utilisent Nicolas de Cues d’après un exemplaire trouvé à Constantinople en 1437, ou Georges de Hongrie dans son témoignage sur sa captivité.
L’Alcoran de Marc de Tolède resta, lui, dans l’obscurité, bien qu’il fût connu au XIV e  siècle en Italie, notamment de Ricoldo da Montecroce. On signale qu’un manuscrit médiéval de Marc fut annoté au XVII e  siècle par une main anonyme, dont les corrections de l’original permettent de mesurer l’amélioration en Europe de la maîtrise de l’arabe 11 . Mais le succès de l’Alcoran de Cluny fut sans commune mesure. Par l’imprimerie, la traduction de Robert de Ketton circula dans toute l’Europe, constituant le vecteur principal de vulgarisation de l’Alcoran durant l’Époque moderne 12 .
Nicolas de Cues, l’homme de la transition
Nicolas de Cues (m. 1464) se situe à la croisée des chemins en Europe dans son rapport à l’islam et au Coran. Né vers 1400 sur la Moselle, il étudie à Padoue le droit canon et suit une double carrière à la curie et comme prélat en Rhénanie. Il participe au concile de Bâle en 1432 où il rencontre Jean de Ségovie et défend l’autorité pontificale, ce qui lui vaudra en 1450 d’être nommé évêque de Brixen et cardinal. Homme de confiance du Saint Siège, il est envoyé en 1437 à Constantinople pour favoriser l’union des Églises, et en ramènera un Coran arabe 13 . Prédicateur réputé et théologien éminent, l’homme s’initie aussi à la langue arabe et, même s’il ne la domina jamais, il se passionna pour l’Orient 14 .
Contrairement aux hommes de son temps, le contexte dramatique qui touche l’Empire byzantin et le danger ottoman ne lui inspirent aucune réaction polémique. Même s’il s’avoue choqué par l’événement de 1453, Nicolas de Cues transporte son optimisme dans tous ses déplacements diplomatiques pour la curie, prétendant que l’on peut réconcilier l’islam et le christianisme. L’année même de la chute de Constantinople, il écrit La Paix de la foi ( De Pace fidei ), où il confronte les deux religions, retient ce qui leur est commun et élabore « une foi commune à tous les hommes, la foi dans le Dieu unique et tout-puissant, et dans la Sainte Trinité », une impulsion spirituelle unique, une sagesse universelle combinant toutes les autres : « Une seule religion, mais différents rites 15 . »
Dans son autre ouvrage, L’Alcoran au tamis (1461), le cardinal creuse ce sillon syncrétiste. Écrit à la demande de son ami le pape Pie II , et sans doute aidé par Jean de Ségovie, il y décortique l’Alcoran de Cluny – il le passe « au tamis » –, mais pas à la manière belliqueuse des clercs du Moyen Âge 16 . En effet, même s’il critique le Coran, Nicolas fait de l’islam un chemin légitime de connaissance de Dieu :
Mais, puisqu’il peut y avoir plusieurs voies qui semblent bonnes, un doute demeure sur la voie vraie et parfaite nous conduisant en toute certitude à la connaissance du bien, ce bien que nous nommons Dieu pour que, quand nous en conférons, nous nous entendions entre nous. Moïse a décrit une telle voie, mais elle n’a pas été accueillie ni comprise par tous. Le Christ l’a rendue lumineuse et parfaite, mais beaucoup demeurent encore incrédules. Mahomet s’est efforcé de la décrire comme étant plus facile, afin qu’elle soit accueillie par tous, même par les idolâtres 17 .
Le vrai sens du Coran est conforme au christianisme :
Si quelque chose de beau, de vrai et de clair se trouve dans l’Alcoran, c’est nécessairement un rayon du très lumineux Évangile, et cela apparaît vrai à celui qui, après avoir lu l’Évangile, se tourne vers l’Alcoran 18 .
La Trinité et l’Incarnation ne sont pas antinomiques avec ce livre, lequel dit que Dieu n’a pas de fils qui soit un autre dieu, et non que Dieu n’a pas de fils 19 … Pour démontrer ces rapprochements, l’auteur suit trois étapes : tout d’abord la pia interpretatio  : il faut lire positivement le Coran en identifiant ce qu’il contient d’acceptable pour un chrétien. Puis vient la manuductio  : il convient de conduire pacifiquement et amicalement le lecteur musulman par la main vers les vérités chrétiennes 20 . Enfin, par la causa rationabilitatis , il faut prouver ces dernières par une argumentation rationnelle, recevable par un esprit éclairé, quelle que soit sa religion.
Malgré un ton toujours cordial, Nicolas n’ignore pas les différences et n’est pas exempt de provocation dans ses deuxième et troisième étapes. L’auteur voit l’islam selon la longue tradition européenne comme une bâtardise religieuse, ni hérésie, ni paganisme, ni monothéisme. « Demandez-vous, Arabes, comment vous pouvez suivre Abraham , vous qui n’avez pas sa foi 21  ? » Malgré l’omniprésence turque en Orient et dans les Balkans, il assimile les musulmans aux Arabes, amalgame ethnico-religieux qui confirme la persistance au XV e  siècle du malaise européen vis-à-vis de la culture arabo-musulmane…
Malgré ces critiques, le prélat se trouve dans le même esprit que Jean de Ségovie et Georges de Trébizonde , preuve que l’effondrement de Byzance n’empêchait pas l’émergence d’esprits pacifistes, voire totalement utopistes 22 . Le drame qui se jouait en Orient imposait aux yeux des élites européennes une solution militaire : le fameux projet de croisade qui avorta, mais ces quelques lettrés, qui étaient tous des religieux, y voyaient un appel providentiel à une « nouvelle donne », une autre manière de voir le monde. Nicolas de Cues se situait en bout de course : la confiance dans le dialogue rationnel s’était déjà émoussée.
Le temps des Réformateurs
« J’aurais bien aimé lire l’Alcoran moi-même, et je me demande comment il est possible qu’on n’ait pas traduit l’Alcoran en latin plus tôt, étant donné que Mahomet domine déjà depuis plus de neuf cents ans et a causé tant de dommages ; personne ne s’est donc soucié de savoir quelle est la croyance de Mahomet : tout le monde s’est contenté de la seule certitude que Mahomet a été un ennemi de la foi chrétienne ».
Martin Luther , Verlegung des Alcoran ,
introduction, 1542 23 .
Dès la fin du XV e  siècle et jusqu’au XVII e  siècle, le Coran entre comme prétexte et argument dans l’affrontement intellectuel et religieux qui déchire l’Europe chrétienne. Protestants et catholiques s’opposent autour de l’islam et s’en servent pour mieux dénoncer les dogmes adverses.
Le précurseur en la matière est John Wycliff (m. 1384), professeur à Oxford 24 . Condamné post-mortem au cours du concile de Constance, le 4 mai 1415, le théologien anglais était considéré comme un continuateur des erreurs de l’averroïsme. Lui-même avait lu l’Alcoran de Cluny, et détourna tous les défauts que la tradition avait trouvés à Mahomet pour les appliquer à l’Église. Il en concluait que la véritable opposition religieuse ne se situait pas entre chrétiens et musulmans, mais entre l’esprit de l’Évangile et l’esprit du Coran, entre la pauvreté et la puissance, entre le détachement et l’égoïsme. Des Européens vivaient donc comme des Sarrasins, et des musulmans étaient dignes d’être appelés chrétiens :
De même que certains qui sont dans l’Église sont damnés, de même d’autres qui sont hors de l’Église sont sauvés. Si vous objectez que, s’il en était ainsi, on ne pourrait appeler les juifs des infidèles, les Sarrasins des hérétiques, les Grecs des schismatiques, et ainsi de suite, je répondrai que quelle que soit la secte à laquelle il appartient, tout homme peut être sauvé, même s’il appartient au groupe des Sarrasins, à condition qu’il ne mette aucun obstacle à son salut 25 .
Wycliff ne connaît pas l’islam et ne le légitime pas, bien au contraire, mais fait sauter les critères extérieurs d’appartenance religieuse. On l’accusa d’avoir été influencé par Averroès , manière de suggérer que sa dissidence était inspirée par les erreurs de la philosophie arabe, et donc qu’elle était étrangère à l’Europe. L’affrontement de la vraie et de la fausse religions entrait dans un combat apocalyptique, et l’islam en était un symptôme : « J’ose avancer que cette antireligion gagnera en importance jusqu’à ce que le clergé revienne à la pauvreté de Jésus Christ et à son état originel 26 . » Par la suite, le recteur de l’université de Prague, Jan Hus (m. 1415), adopta et diffusa les propositions de Wycliff en Bohême et sa définition de l’Église comme « communauté de prédestinés 27  ». Excommunié puis arrêté, il passa en jugement au concile de Constance avant d’être exécuté. Mais ses doctrines participèrent à la naissance de l’Église des Hussites et à l’explosion de leur révolte dans toute la Bohême (1419-1436) 28 . Ainsi, l’islam et le Coran trouvèrent une place naturelle dans cette contestation doctrinale interne au catholicisme européen.
John Wycliff fait figure de chaînon entre la polémique médiévale et celle des grands Réformateurs du XVI e  siècle. Les textes médiévaux sur l’islam et l’Alcoran de Cluny ont été particulièrement recopiés ou imprimés dans les espaces de naissance de la Réforme protestante, et dans les zones de contact avec le catholicisme, dans un but apologétique, afin de fournir aux Églises chrétiennes un argumentaire nourri contre le danger islamique, mais surtout pour aider à comprendre le Turc, voisin de l’Europe dans les Balkans. Pour les premiers Réformateurs, l’islam présente les mêmes traits que le catholicisme dénoncé : l’hypocrisie religieuse, le matérialisme, l’appétit du pouvoir. Il est tentant de développer une controverse antimusulmane dont la principale cible soit l’Église, et non l’islam. Les défenseurs du catholicisme se servent eux aussi de l’image de piété qu’ont les musulmans en Europe pour ranimer la foi et la pratique des fidèles. Ainsi Érasme  : « Si nous souhaitons amener les Turcs à la religion du Christ, il faut que nous soyons d’abord, nous-mêmes, des chrétiens 29  ! » Chacun accuse l’autre de ressembler aux musulmans. La croyance dans l’Immaculée conception viendrait d’une influence musulmane 30  ! Lorsque les 95 Thèses de Luther sont condamnées le 15 avril 1521 par la Sorbonne, les docteurs parisiens les qualifient d’« aussi perverses que l’Alcoran ». Les luthériens voient dans les Turcs le châtiment de Dieu pour punir l’immoralité des catholiques, et ces derniers un signe de la colère divine contre le protestantisme.
En soutenant les calvinistes en Hongrie, la diplomatie opportuniste des Ottomans sème le trouble parmi les Réformés. Istanbul accueille des réfugiés huguenots, quakers et anabaptistes, persécutés par les pouvoirs souverains en Europe, qu’ils fussent catholiques, anglicans ou luthériens 31 . En 1574, le sultan Murād III écrit aux « membres de la secte luthérienne dans les Flandres et en Espagne » pour soutenir leur combat contre les idoles, les cloches, et leur effort pour atteindre la « foi pure », celle du prophète ʿ Isā ʾ (Jésus ) 32 . Et la reine Élisabeth I re de correspondre avec lui sur le même ton. L’Angleterre anglicane ne se prive d’ailleurs pas de nouer des contacts diplomatiques avec le Maroc et la Porte et d’envisager à la fin du XVI e  siècle une alliance maritime contre l’Espagne et la papauté.
Martin Luther, qui a lu L’Alcoran au tamis de Nicolas de Cues , s’est penché avec intérêt sur la question de l’islam, traduisant en allemand et commentant en 1542 la Réfutation de l’Alcoran de Ricoldo da Montecroce ( Verlegung des Alcoran ). La même année, il découvre et dévore la traduction de Ketton , qu’il souhaite faire imprimer. L’homme a donc acquis une certaine connaissance sur l’islam, issue de la vulgarisation médiévale. Mais son approche est indirecte, puisque le Réformateur ignore l’arabe, ne peut repérer les défauts de la traduction de Ketton et doit toutes ses analyses aux partis pris de Ricoldo et des polémistes du Moyen Âge.
Les écrits de Luther sur l’islam sont épars, circonstanciés et jamais systématiques, aussi sa vision a-t-elle pu évoluer. On passe de textes et de prédications où il dénonce l’islam et soutient la guerre contre les Turcs, à d’autres où il souligne les points communs avec la Réforme, notamment le refus de l’idolâtrie et des images ; il conseille aux chrétiens sous domination ottomane d’obéir à leurs maîtres, et avoue même que la prière musulmane n’est pas sans beauté.
Luther est toutefois marqué par le contexte militaire inquiétant dans les Balkans, d’autant qu’il a lu le récit de la captivité de Georges de Hongrie . De la guerre contre les Turcs est son premier texte important, publié en 1529, au moment de l’échec du siège de Vienne. Il signe là un appel à la résistance allemande contre les cohortes diaboliques : « Et si vous vous mettez en campagne, à présent, contre le Turc, soyez absolument certains, et n’en doutez pas, que vous ne luttez pas contre des êtres de chair et de sang, autrement dit contre des hommes 33 . » Dès l’année suivante, Luther prononce son Heerpredigt , qui est presque un sermon de croisade. À la suite de Wycliff , et dès 1521, il attribue au Prophète les mêmes défauts qu’au pape, et réciproquement, mais ce dernier lui paraît plus dangereux car il est l’Antichrist qui menace l’Église de l’intérieur. La nouvelle croisade n’est pas de reprendre Jérusalem des mains des Sarrasins, mais de libérer l’Écriture des mains de l’Église 34 . « Laissez les Turcs croire et vivre comme ils veulent, de la même manière que certains laissent la papauté et les faux chrétiens vivre 35 . » Pour lui, citant Érasme , mieux vaut un bon Turc à un mauvais chrétien, d’autant qu’ils « ne tolèrent ni images ni peintures, et sont plus déterminés que nos iconoclastes ». Toutefois, Muḥammad est l’unique auteur du Coran, un « livre blasphématoire », qui sape les bases du mariage, chargé de confusions et totalement contradictoire avec la Bible. « C’est une croyance rafistolée des croyances juive, chrétienne et païenne », comme on le disait déjà au Moyen Âge : « Les nestoriens et les juifs ont certainement contribué à composer l’Alcoran 36 . »
Un progrès majeur est accompli par le camp protestant dans la diffusion d’une islamologie élémentaire, grâce à l’impression de l’Alcoran de Cluny. Avant de lire la traduction de Ketton, Luther doutait de son information, et avouait en 1529 ne pas vouloir « mentionner ce que j’ai entendu de plus, mais dont je ne suis pas certain 37  ». Malgré les qualités qu’il trouvait au traité de Ricoldo da Montecroce, il regrettait « qu’il n’ait extrait de l’Alcoran que ce qui est le plus honteux et le plus affreux afin de rendre les Turcs détestables ». Mais comment mener une dispute efficace sans tenir compte des vertus de l’ennemi 38  ? Luther, fidèle aux théologiens médiévaux, n’a nullement une approche scientifique et neutre du Coran, car son intention est d’en tirer un maximum d’éléments qui serviront dans la guerre intellectuelle contre l’islam, voire aussi contre l’Église. Après sa lecture de l’Alcoran latin en 1542, il décide de promouvoir son édition le plus rapidement possible. Or un projet similaire, mené par l’imprimeur Heinrich Petri , avait déjà échoué à Bâle en 1536 en raison de l’hostilité des autorités municipales.
Cette fois-ci, c’est un bibliste et théologien suisse qui va faire aboutir l’idée : Théodore Buchmann , dit Bibliander (m. 1564). Hébraïsant, spécialiste de l’Ancien Testament, l’homme est un proche de Zwingli , auquel il succède comme professeur d’exégèse biblique à Zurich en 1532 39 . Sa réputation de linguiste est alors reconnue dans toute l’Europe centrale. Pierre Bayle l’appelle « un homme fort universel ». En 1542, il publie déjà un petit texte contre les Turcs : Réflexions adressées à la communauté des chrétiens sur la question de savoir de quelle façon la terrible puissance des Turcs peut et doit être contrecarrée par la Chrétienté . Son propos est de montrer que c’est la tiédeur religieuse des chrétiens qui est la cause des succès ottomans, et non la religion adverse. « Il n’y a qu’une seule vraie religion, la chrétienne, évidemment. » Comme tous les auteurs de son temps, il admet que l’islam est porteur de valeurs positives, sur la famille, l’économie et le respect de la justice 40 .
À Bâle, avec la collaboration de l’imprimeur réformé Johann Oporin , il met en forme le manuscrit de Ketton, commente le texte en s’inspirant des annotations marginales existantes, et rassemble un large éventail de textes apologétiques d’horizons divers : catholiques, luthériens, calvinistes, constituant ainsi une collection polémique dense, utilisable par toutes les confessions chrétiennes 41 . Une telle variété montre une certaine unité de vue et de méthode en Europe contre le Coran. Il recourt aussi à quatre manuscrits arabes du Coran, dont deux rapportés d’Italie, mais, en dépit des affirmations de Bibliander, on doute qu’il ait pu se servir de ces manuscrits, étant donné son faible niveau d’arabe 42 .
Son travail est imprimé à Bâle en trois volumes en janvier 1543, puis connaît une seconde édition en 1550 43 . Dans sa courte adresse au lecteur, Bibliander présente une justification à sa collection, qui n’a rien à envier aux polémistes médiévaux :
[Ce volume contient] les poisons mortels que ce monstre gigantesque, rouge de sang humain, a sécrétés et qu’il a versés dans le cœur des malheureux mortels par l’intermédiaire de Mahomet , et en même temps les antidotes capables de supprimer l’effet du poison ou de soulager immédiatement les gens atteints, avec la grâce agissante de notre Seigneur, qui veut que tous soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité 44 .
Mais l’insistance de l’éditeur sur les « dogmes pervers » qui « règlent la vie des Agarènes, des Turcs et d’autres peuples ennemis du Christ », est aussi une manière d’éviter la censure bâloise, face au scandale d’une telle publication. Bonifacius Amerbach (m. 1562), juriste de Bâle, déconseille vivement cette édition : « L’Alcoran devrait être interdit en tant que livre hérétique. » Johann Oporin est d’ailleurs incarcéré quelque temps et ses exemplaires confisqués sur ordre du Conseil de la ville, après avoir rendu l’arrêt suivant, le 30 août 1542 :
Nous devons dire sans ambages qu’on ne peut apprendre de ce livre ni la vérité, ni la piété, ni la décence, mais rien d’autre que de l’infamie et de la calomnie […]. Et quoique l’Alcoran mentionne, entre autres, quelques vérités […], il ne fait pourtant pas vérité en soi.
Si la diffusion manuscrite de l’Alcoran est déjà assurée, le Conseil espère au moins empêcher son impression à plus grande échelle :
Il serait plutôt dangereux que ce livre, qui se trouve déjà dans plusieurs bibliothèques, depuis longtemps dans celle de Bâle, et actuellement à Zurich et à Wittenberg […], qui n’existe qu’en manuscrit et non imprimé, devienne accessible à n’importe qui 45 .
Or, dans une lettre à Operin du 14 décembre 1542, Bibliander concevait l’édition de l’Alcoran comme une œuvre saine et sainte, qui servirait l’apologétique chrétienne, « pour qu’il pût être débattu d’autant plus pertinemment pour la vraie foi et contre l’hérésie mahométane ».
Afin de détourner l’attention des autorités, Bibliander sollicite la plume de Philippe Mélanchthon (m. 1560), rédacteur de la célèbre Confession d’Augsbourg (1530), et intègre une lettre de Luther dans le 3 e  volume, se protégeant ainsi derrière le nom des deux plus grands Réformateurs de l’époque. Oporin bénéficie aussi d’une campagne de l’opinion publique réformée, à Strasbourg et à Zurich, qui ébranle sans doute les élites bâloises.
Conrad Pellican , philologue hébraïsant et théologien protestant installé à Zurich, écrit le 8 août 1542 en faveur de Bibliander et de son projet, qu’il juge peut-être avec trop d’irénisme :
Je préférerais savoir l’arabe, afin que nous puissions nous entretenir avec ces gens aussi de l’humanité et de la foi ; cependant, on n’est pas loin d’empêcher une telle étude, étude qu’on devrait promouvoir en ce siècle misérable. Et de ce livre, l’Alcoran, unique en son genre, tous les savants chrétiens devraient parler et discuter, eux qui en font un si grand cas à présent 46 .
Enfin, Théodore Buchmann prend soin dans son Apologie en faveur de l’édition de l’Alcoran , qui ouvre le premier volume, de fournir des preuves de l’intérêt d’un tel travail : les auteurs antiques étaient aussi des païens, pourtant ils font l’objet de l’étude attentive des Européens ; tous les Pères de l’Église ont enseigné publiquement contre les hérésies de leur temps. Ou encore, paraphrasant Luther : « Dans toutes les sciences, il est normal de connaître les aspects positifs, ce qui, dans la pratique, est conforme au but visé, mais aussi les erreurs, et de donner des conseils sur ce qu’il faut éviter 47 . »
Le 7 décembre 1542, le Conseil casse son premier jugement, sous réserve que le nom de Bâle n’apparaisse pas et que le livre n’y soit pas vendu 48 . Les prédicateurs reçoivent l’ordre de ne pas en parler en chaire. Lors de la seconde édition, en 1550, la page de titre intègre le mot Alcoran en grosses capitales, et non plus en minuscules, signe que l’ouvrage est désormais accepté 49 .
L’ Apologie de Bibliander développe une critique systématique du Coran, utilisant le texte de Ketton et résumant les principaux arguments des traités édités. L’ouvrage est un labyrinthe inextricable, où « les sujets sont entassés de façon brouillonne », sans style. « Certaines idées sont empruntées aux apocryphes des juifs et des chrétiens », mais Muḥammad les a toutes détournées et perverties.
L’interdit du vin, antérieur à Mahomet, provient de l’hérésie sévérienne et aussi de la manichéenne. Ce sont les ariens qui lui ont appris à poursuivre à la pointe de l’épée les adversaires de sa religion […]. Les hérétiques nazaréens prônèrent la circoncision et l’observance de la Loi, exactement comme Mahomet 50 .
Bref, l’islam est un condensé du pire des hérésies de l’Antiquité… Alors, d’où vient son succès ? De la stupidité des Arabes, de leur obéissance servile aux « gardiens de la Loi », de la probité de leurs magistrats, mais d’abord des divisions chez les chrétiens, indignes de leur foi, perdus dans les vices, l’épicurisme, la vaine gloire. Bibliander dessine donc en creux ce que devrait être l’Église du Christ pour être victorieuse du fléau islamique, une Église renouvelée, pour ne pas dire réformée… L’éditeur avait trouvé là la meilleure parade aux doutes du Conseil de Bâle : imprimer l’Alcoran sert la lutte contre l’Église romaine.
Suivant les principes éditoriaux de la Renaissance, Bibliander distingue sa source de l’apparat critique. Le premier volume contient la Collection tolédane et l’Alcoran traduit, et les deux autres une vingtaine de traités contre l’islam, fournissant un réservoir argumentatif complet. La traduction de Robert de Ketton est recopiée telle quelle, sans correction notable 51 . Théodore Buchmann y a ajouté ses propres annotations marginales, simples, très courtes, parfois reprises de l’Alcoran de Cluny. Elle servent à clarifier la source ou à donner les références des correspondances bibliques (par exemple : « Détournement de l’histoire d’Exode 16 » ; « Genèse 42, etc. » ; « L’Alcoran est l’apogée de la Loi juive », « Il nie le Fils de Dieu », etc.). En face de la première sourate, l’humaniste note : « Symbole mahométique », utilisant la notion de symbole réservée au Credo chrétien. De fait, al-Fātiḥa , « L’Ouvrante », est d’une importance capitale dans l’islam, car elle est répétée cinq fois dans la journée et rassemble les principaux éléments de croyance de l’islam. Son identification à un Credo n’est pas artificielle 52 .
Le second volume publie surtout des textes médiévaux qui s’attaquent au Coran. On y découvre des classiques du genre : Nicolas de Cues , Ricoldo da Montecroce , les Apologies contre la secte mahométique de l’empereur byzantin Jean VI Cantacuzène (1347-1354), traité passé en Europe avec les autres manuscrits grecs 53 . Ce sont encore, pêle-mêle, de courtes disputes de la Renaissance, souvent de simples compilations mises au goût du jour : un texte de l’humaniste romain Raffaele Maffei (m. 1522), une attaque de l’irrationalité musulmane par le prédicateur dominicain Savonarole (m. 1498), et enfin, plus intéressante, une apologie posthume de Juan Luis Vivès (m. 1540), De la vérité de la foi chrétienne , qui justifie la guerre contre les Turcs, pour défendre l’Europe et non baptiser les musulmans.
Juif espagnol, converti, devenu théologien et humaniste proche d’Érasme , Vivès mettait l’expérience et la morale au-dessus du dogme, confiant dans l’éducation par l’école. Inspiré par Raimond Sebon et la philosophie naturelle, il s’initia à l’arabe afin de contribuer au retour des musulmans dans le christianisme, car à ses yeux seule la barrière de la langue – et non la religion – empêchait la compréhension mutuelle. Vivès a une vive conscience de la dimension culturelle de la fracture entre Islam et Europe. « La communauté ( societas ) est unie en raison des besoins humains et en vue d’une bienveillance et d’un ouvrage mutuel. » Or il constate que cette définition européenne de la societas n’a pas cours en Islam 54 . De même pour l’examen critique. La polygamie va à l’encontre de l’égalité homme-femme proclamée dans la Genèse. Son texte fait dialoguer de façon factice un chrétien et un « alfaquin », un juriste musulman, mais ce dernier se refuse à débattre de la Loi de Mahomet et obéit à la tradition dans laquelle il est né, sans la remettre en question : « Mon père fut mahométique, et moi je le suis. » Le musulman refuse donc d’utiliser sa raison naturelle, par crainte d’une contradiction avec la révélation à laquelle il est soumis. Ce n’est pas tant sa foi qui le paralyse que les règlements qui lui ont été imposés. « Dans votre secte, tous sont tenus : les uns par la peur, les autres par la cupidité des richesses, les derniers par les désirs de la volupté. »
Le troisième volume de la collection Bibliander, enrichi pour la seconde édition, comprend des titres plus récents concernant la société turque et l’Empire ottoman 55  : celui de Georges de Hongrie , des textes de l’historien Paolo Giovio (m. 1552), des érudits croates Feliks Petančić (m. 1517) et Bartol Djurdjević (m. 1566), du diplomate français Christophe Richer (m. 1553), tous trois fins connaisseurs du monde turc, et même la lettre du pape Pie II au sultan Mehmet II 56 .
Bibliander intègre donc le meilleur de la polémique européenne, de toutes les confessions. Les titres compilés ne véhiculent pas uniquement une hostilité radicale à l’islam, mais reflètent bien les différentes tendances intellectuelles au sein des lettrés et des réformistes de la première moitié du XVI e  siècle, ce qui explique d’ailleurs le succès de l’œuvre jusqu’au XVIII e  siècle. Au milieu d’un désert de sources traduites sur l’islam et les Turcs, l’édition de Bibliander permet soudain aux lettrés de la Renaissance de pouvoir, à leur tour, entrer dans le jeu de la controverse. Elle offre brutalement et dans toute l’Europe une visibilité inespérée à la Collection tolédane, malgré tous ses défauts, et lui redonne une nouvelle vie, alors même que son argumentaire est déjà vieux de quatre siècles 57
Les milieux réformateurs de Suisse et d’Allemagne s’emparent de l’édition de Bibliander et citent abondamment sa traduction ou les traités qui la composent : Heinrich Bullinger (m. 1575), successeur de Zwingli à Zurich ; Pierre Viret (m. 1571), le réformateur du pays de Vaud, s’en sert dans son traité anticatholique, De la vraie et fausse religion , imprimé à Genève en 1560. Pour tous ces hommes engagés dans la transformation du christianisme, le contenu du Coran rappelle l’hypocrisie et les hérésies pontificales. Les musulmans sont des « Gentils », des « païens » et des « hérétiques », au même titre que les catholiques, qui n’ont pas compris le véritable Évangile. Au moins eux sont-ils capables de distinguer le bien et le mal, selon la loi de la nature, contrairement à l’obscurantisme de l’Église. D’après Zwingli, « celui qui parvient à la connaissance de la vérité est instruit par le Saint-Esprit », ce qui était le cas, à ses yeux, des païens de l’Antiquité. Or les musulmans ne possèdent que des lambeaux tronqués de vérité religieuse, ils ne sont donc pas inspirés, même indirectement, par l’Esprit. Leur foi relève donc de la loi de la nature, au même titre que les animistes 58 .
Certains théologiens, influencés par la philosophie naturelle et le radicalisme évangélique, se refusent toutefois à ce constat amer. Leonardi Giovanni Sartori (m. 1556), ancien fonctionnaire des ducs de Savoie, se convertit à la Réforme, traverse les Alpes et tente de propager dans les terres protestantes une approche universaliste – voire syncrétiste – de la religion, qui se prétend être un retour à l’esprit de l’Évangile 59 . Pour surmonter les divisions religieuses en Europe et dans le monde, il faut envers et contre tout rechercher les affinités doctrinales entre le Coran, la Torah et les Évangiles. En 1553, il publie une Explication lucide (ou éclairée ) sur l’Alcoran, la Loi des Sarrasins et des Turcs . Il y met à disposition des extraits de sources musulmanes, trouvées chez Bibliander, traduites et commentées dans le but d’une réconciliation universelle. Même s’il considère l’islam comme une hérésie, il y découvre une forme religieuse éminemment respectable et digne, expression légitime de la volonté de Dieu. Certes, le Coran est chargé de paroles saugrenues, mais les similitudes avec la Bible l’emportent sur les différences, et l’on peut y retrouver les fundamentalia fidei , les « bases de la foi ». Pour cela, il faut adopter une lecture ésotérique du livre, et ne pas s’attacher au sens immédiat. Plus encore, Sartori assure, en étudiant la vie du Prophète, qu’il faut distinguer deux personnages chez lui :
Deux vies se présentent dans l’Alcoran : la première, qui est celle des vrais croyants, confirme l’Évangile de Notre Seigneur Jésus -Christ à propos de la vie éternelle, et l’autre, qui n’est faite que de fables, de voluptés temporelles, d’un faux Paradis de délices, pour ceux qui choisissent la vie charnelle qui mène à la mort 60 .
Bien sûr, Sartori ne fut pas suivi, même au sein de la Réforme, car son approche relativiste faisait du christianisme une spiritualité sans dogme, purement éthique. L’homme est persuadé de voir la Trinité dans la première sourate, mais sa méthode était très discutable et nullement scientifique. Néanmoins, il contribua à faire du Coran, non plus un texte à condamner, mais à étudier positivement, quitte à le surinterpréter pour le relier au christianisme. « Sachez donc, ô fils d’Israël , fidèles élus, que ce livre de l’Alcoran est le firmament de votre Loi évangélique, Loi de grâce et de foi, et non sa destruction ou sa corruption 61 . » L’humanité a reçu l’Évangile à l’origine des temps, mais les chrétiens l’ont trahi par leur immoralité et leur brutalité en Afrique et en Asie, tandis que les musulmans en ont fait une interprétation charnelle et satanique qu’ils ont appelée l’Alcoran. Mais tous cachent en eux la pureté de la Loi originelle, qu’il suffit d’exhumer, les chrétiens en se reconvertissant et les musulmans en se convertissant. Tel est le plan de Dieu pour l’humanité et telle est la mission que les Réformateurs cherchent à accomplir en libérant l’Église de Dieu de la corruption papale.
Une telle attitude, encore plus novatrice et audacieuse que celles de Nicolas de Cues ou Guillaume Postel , devait aux XVIII e et XIX e  siècles rencontrer un écho nouveau chez les orientalistes européens attirés par le soufisme, certains colons français d’Algérie et même chez les élites musulmanes : tous les hommes ont le même Dieu ; Coran et Bible se valent, pour peu qu’on sache les lire à la lumière d’une tradition de tolérance ; quant au Prophète, on doit le juger sur ses impulsions spirituelles, celles de la période mecquoise, et non sur son rôle de chef politique à Médine.
La majorité des pasteurs est loin de partager l’enthousiasme et l’irénisme de Sartori pour l’islam. Sans surprise, les théologiens protestants sont choqués par la polygamie, la circoncision, l’abandon du baptême, de la Sainte Cène, par le monothéisme musulman, qui refuse la Trinité, l’Incarnation et le sacrifice de la Croix, c’est-à-dire les grands mystères chrétiens. Logiquement, parce que l’islam nie que l’homme soit justifié et pardonné par la seule foi au Christ, il ne peut, pour les Réformés, sauver qui que ce soit. Zwingli suggère que la promesse du salut est offerte aux chrétiens, à tous ceux qui reconnaissent l’Ancien Testament et même aux païens vertueux selon la loi naturelle, mais il s’attire aussitôt les foudres de Luther qui l’accuse d’être devenu païen lui-même 62 . L’islam est une voie sans issue, quelles que soient ses rares valeurs positives. Même les cinq prières quotidiennes sont vaines, puisqu’elles ne sont pas faites au nom du Christ.
L’idée que Jésus soit un prophète ne contente nullement les Réformés, d’autant qu’ils retrouvent dans le respect pour la Vierge Marie quelque chose qui sent le catholicisme, tout comme l’insistance du Coran sur les actes extérieurs et l’accomplissement des gestes, à travers les cinq piliers (les arkān al-islām  : profession de foi, prière, jeûne, aumône, pèlerinage). Or le grand combat de Luther avait été justement de redéfinir la justification, c’est-à-dire l’accès au salut, en réévaluant le rôle de la foi pure, placée au-dessus des œuvres de piété, tandis que le catholicisme soutenait une coopération équivalente entre la foi et les actes 63 . La papauté se serait-elle liée à l’islam pour défendre les œuvres contre la grâce, même dans l’Alcoran ?
Ces inquiétudes des Réformateurs ne prenaient nullement en compte la réalité de la théologie musulmane, qu’ils méconnaissaient, malgré la publication du recueil de Bibliander . En effet, la tradition des VIII e - X e  siècles fait une différence entre l’ imān , la foi, et l’ islām , l’accomplissement des rituels. L’objet de la foi n’est pas un savoir sur Dieu ou une participation à la vie divine, mais un ensemble de règles cultuelles et comportementales qui valide le statut juridique de la personne au sein du groupe des croyants 64 . Les différentes écoles du fiqh , la science du droit, et du ʿ ilm al-kalām , la « science de la Parole » ou théologie de l’islam, ont une approche complexe du problème de la foi, chacune essayant de hiérarchiser ses trois éléments constitutifs : l’adhésion intérieure et sincère, le contenu dogmatique de la croyance, l’acte public de foi dans sa forme verbale – le qawl – ou dans l’accomplissement des œuvres prescrites. Le qawl l’emporte dans l’école ḥanafite apparue dès la fin du VIII e  siècle et devenue officielle sous les ʿ Abbāsides . L’école aš ʿ arite, fondée au X e  siècle et défendant l’absolue volonté et puissance de Dieu, relie la foi au taṣdīq , à un jugement intérieur, lequel doit toutefois s’exprimer verbalement 65 . Les tendances ḫārijites, nées au VII e  siècle, parce qu’elles valorisent l’action politique, définissent les œuvres comme constitutives de la foi 66 . Fondamentalement, les différentes écoles n’ont pas cherché à éclairer l’acte de foi par la question des rapports de l’intelligence et de la volonté. Le Coran n’écarte pourtant pas l’hypothèse de la liberté : « Quiconque le veut qu’il soit croyant, et quiconque le veut qu’il soit infidèle » (S. 18, 29), mais ce dernier est alors voué à l’Enfer. Quant à la liberté humaine, le Coran insiste sur l’omnipotence de Dieu et éclipse le libre arbitre de l’homme au nom d’une prédestination de tous ses actes 67 . Pourtant, de nombreux théologiens musulmans, notamment au IX e  siècle, ont défendu la responsabilité de la personne, dans laquelle Dieu a placé une autonomie d’action et de décision, la qudra . Personne en Europe ne perçoit encore cette complexité de l’approche musulmane de la « justification », aussi diverse que dans les débats du XVI e  siècle autour de la Réforme.
Même les points communs avec l’esprit du protestantisme – l’iconoclasme par exemple – sont jugés avec suspicion. Les Réformateurs comprennent l’islam comme la pire des hérésies, chargée de fables. Son instrumentalisation dans les querelles religieuses est récurrente. Le célestin Pierre Crespet (m. 1594), proche de la Sainte Ligue catholique, est certain que les Corans qui circulent grâce aux imprimeries des Réformés ont été manipulés à dessein 68  : « Les protestants ont mis leur griffe à l’Alcoran pour faire les marques à leur dévotion ! » ( Instruction de la foi chrétienne , 1589).
La controverse luthérienne au XVI e  siècle reprend le long malentendu des lettrés du Moyen Âge, mais elle y ajoute une nouveauté : l’Alcoran est une invention de la raison humaine. Or, jusqu’au XV e  siècle, la confiance des théologiens dans la raison ne permettait pas de douter de ses capacités, aussi l’islam était-il irrationnel. Un siècle plus tard, le désenchantement intellectuel autorisait les humanistes à suggérer que l’islam était une religion matérialiste et faussée, parce que rationnelle. « Dans l’Alcoran, ou Loi au nom de laquelle Mahomet gouverne, affirme Luther dans sa Heerpredigt de 1530, il n’y a pas d’étincelle divine, mais uniquement la raison humaine, sans la Parole ni l’Esprit de Dieu 69 . » La raison qui pousse les mahométans à croire aux inepties coraniques n’est pas une sana ratio , mais un esprit faux et antireligieux.
Enfin, la Réforme conçoit l’islam comme un danger pour la civilisation, qui dépasse la question confessionnelle. L’autorisation de la lutte armée dans la propagation de la foi, le jihād , est perçue comme contraire à toutes les règles religieuses, et antinomique avec ce que sont les prophètes bibliques et, plus encore, le Christ. « L’instrument de la doctrine de Mahomet est non seulement le Coran, mais encore le glaive et les armes », confirme Bibliander . L’ordre social européen est touché au cœur du continent par la puissance turque, et c’est l’ensemble des pouvoirs temporels de l’Occident – le Weltlich Regiment (le « gouvernement séculier ») selon Luther – qui pourrait s’effondrer 70 . En juillet 1545, le théologien se scandalise en apprenant que des diplomates européens envoyés à Istanbul se sont grimés en musulmans, abandonnant leurs propres coutumes par intérêt : « Pour ne pas blesser les yeux des Turcs, ils ont tous quitté le costume de leur pays, et se sont parés de longues robes à la mode turc. » Ce qui pourrait passer pour un détail revêt, chez Luther, un sens plus profond, apocalyptique : « J’espère que ce sont les signes bienheureux de la fin imminente de toutes choses 71 . »
Ainsi, la controverse protestante confirme que la lutte contre l’Alcoran revêt une dimension culturelle et politique : il faut préserver la civilisation autant que le christianisme…
Le pape contre l’impression du Coran arabe ?
Les difficultés de Bibliander à mener à bien son entreprise d’impression de l’Alcoran latin illustrent la gêne des autorités religieuses et politiques, quelle que soit leur confession, à accepter le libre accès à la doctrine musulmane. Le prestige de l’imprimerie et les possibilités de diffusion qu’elle permettait faisaient craindre, outre le risque du désordre public et du scandale moral, qu’on offrît à l’ennemi des armes contre le christianisme. La question s’était d’ailleurs déjà posée en 1530, lorsque le typographe et éditeur Alessandro Paganino de Brescia (m. 1538) avait tenté de publier une version arabe du Coran à Venise 72 . L’ouvrage fut immédiatement confisqué et brûlé, et il fallut attendre 1694, à Hambourg, pour que le pasteur luthérien Abraham Hinckelmann puisse publier la première édition arabe du Coran en Europe, et dans le monde. Et encore dut-il se justifier auprès de ses coreligionnaires en arguant que son propos était uniquement scientifique, et qu’il ne s’intéressait réellement qu’à l’hébreu.
L’affaire Paganino relève toutefois de la légende, car les sources divergent sur la date de publication : 1500, 1517 et 1530, et l’orientaliste hollandais, calviniste, Thomas Van Erpe (1584-1624) accusa le pape Paul III d’être à l’origine de l’autodafé, alors que son pontificat s’étale de 1534 à 1549. Enfin, le texte coranique n’est pas mentionné dans l’inventaire des livres mis à l’Index par le Saint Siège ( Indices librorum prohibitorum ), lequel se préoccupe surtout des écrits hérétiques et protestants, non d’islamologie 73 . Van Erpe avait-il voulu suggérer que la Réforme avait eu une attitude plus pertinente à l’égard du Coran que Rome ? Depuis qu’on a retrouvé et identifié en 1987 un unique exemplaire du fameux Coran, le doute a été levé 74 . L’étude de la source indique qu’elle fut imprimée entre août 1537 et août 1538, avec l’autorisation du vicaire de l’Inquisition romaine de Crémone, avant de passer dans la propriété de Teseo Ambroglio degli Albonesi (m. 1540), orientaliste proche de Guillaume Postel et chanoine du Latran.
Ce n’est donc pas la censure pontificale qui explique la perte des autres exemplaires du Coran arabe, mais le désintérêt du public européen, incapable de lire l’ouvrage en dehors d’un cercle très restreint. L’éditeur Paganini espérait exporter les copies dans l’Empire ottoman, où le lucratif marché arabo-turc aurait pu s’en porter acquéreur. Malheureusement, la commercialisation fut un échec, parce que cette nouveauté semblait blasphématoire pour la clientèle musulmane – le Coran avait toujours été transcrit à la main –, et surtout parce qu’Alessandro avait laissé d’innombrables fautes dans le texte, et avait négligé les règles scrupuleuses de typographie et de mise en page du livre dans la tradition islamique.
L’écriture a été réalisée selon le procédé xylographique et non avec des caractères mobiles. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une impression typographique. La graphie ne manque pas d’élégance et de lisibilité. Pourtant, le texte ne compte aucune pagination, aucune marque de verset, ni kasra [ i ], ni damma [ u ], ne laissant dans le texte qu’une seule voyelle, la fatḥa [ a ]. Il ne comporte en outre ni les signes diacritiques hamza [ أ ] et madda [ آ ] ; il confond [ d ] avec [ ] ; l’éditeur ajoute – semble-t-il au hasard – des points diacritiques comme s’il s’agissait d’ornements superflus. Plus grave, le texte change brutalement de qirā ʾ a , de mode de récitation, or ces modalités faisaient l’objet d’un contrôle officiel depuis le IX e  siècle. Le premier Coran arabe imprimé était illisible. Pour tout fidèle instruit, il y avait falsification ( taḥrīf ), et donc trahison. Teseo degli Albonesi raconte d’ailleurs dans son Introduction aux langues chaldéenne, syriaque et arménienne (1539) que Paganino aurait été condamné à Istanbul à avoir la main coupée, et ses exemplaires à être brûlés.
L’éditeur fut probablement victime des conseillers arabophones dont il s’était entouré, peut-être des chrétiens orientaux 75 . Il conserva sa marchandise et la mit au pilon pour en récupérer le papier.
Illustration. Titre de la seconde sourate dans le Coran de Paganino : sawaraẗ alabqra maāytān […], au lieu de : sūraẗ al-baqara māʾitāni […] : « Sourate La Vache, de deux cent (quatre-vingts six versets…) ».
Titre de la seconde sourate dans le Coran de Paganino : sawaraẗ alabqra maāytān  […], au lieu de : sūraẗ al-baqara mā ʾ itāni […] : « Sourate La Vache, de deux cent (quatre-vingts six versets…) ».
Illustration. Le premier Coran arabe imprimé, par Abraham Hinckelmann, à Hambourg, 1694. L’impression du frontispice est xylographique, contrairement au texte intérieur qui est typographié (avec l’aimable autorisation de la médiathèque des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan).
Le premier Coran arabe imprimé, par Abraham Hinckelmann , à Hambourg, 1694. L’impression du frontispice est xylographique, contrairement au texte intérieur qui est typographié (avec l’aimable autorisation de la médiathèque des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan).
Les derniers feux des Alcorans latins (1480-1698)
C’est durant la Renaissance que le Coran connaît ses dernières versions latines, portées par le succès de l’Alcoran de Cluny, relancé par Bibliander . Toutefois, en mettant à la portée des lettrés d’Europe la traduction de Ketton , restée finalement assez confidentielle, l’imprimerie en dévoile aussi toutes les lacunes, alors même que l’érudition arabe s’améliore.
Le juif converti Guglielmo Raimondo Moncada , réputé pour ses connaissances en hébreu, en arabe et dans la cabale, traducteur d’astronomie, est sollicité par le célèbre duc d’Urbino, Frédéric III Montefeltro (m. 1482), condottiere redoutable, mécène fastueux, animateur dans son palais d’une brillante cour d’artistes, d’humanistes et d’architectes. Le prince commande vers 1480 au meilleur spécialiste de langues orientales ce qui aurait dû être le plus grand monument de philologie de la Renaissance : une édition complète du Coran en arabe, traduit en cinq langues, sur plusieurs colonnes, outil exceptionnel offrant des comparaisons infinies entre les idiomes. Mais la tâche était immense et les difficultés trop grandes. Moncada n’ira pas plus loin que deux sourates (les 21 et 22), et uniquement en arabe et latin. Six manuscrits en gardent mémoire 76 .
Les deux sourates latines ont souvent été jugées bâclées et erronées par les historiens, défauts probablement dus au fait que Moncada était plus à l’aise en hébreu qu’en arabe. De fait, toute sa perception du Coran est orientée par son érudition dans le domaine du judaïsme et de l’hébreu 77 . En outre, il semble s’être trop reposé sur l’Alcoran de Cluny dont il disposait à Rome. La colonne de la version arabe est particulièrement bien transcrite et respecte le cadre scrupuleux de la copie du livre sacré, ce qui indique qu’un musulman en est certainement à l’origine. Si le titre des sourates manque, en revanche les séparations de versets sont indiquées, ainsi que les groupes de dix versets par le mot arabe ʿ ašara (dix), transcrit « Haxra » ; de même, les ḥizb sont indiqués par le mot « Hisbi ». La traduction latine elle-même est plus douteuse. Relevons un seul exemple caractéristique au début de la sourate 22, Al-ḥajj (Le Pèlerinage) :
CORAN  : [Verset 1] Ô les hommes, craignez/soyez pieux envers votre Seigneur, le séisme de l’heure [dernière] est une chose terrible/immense […]. [5a] Ô les hommes, si vous êtes dans le doute du Rappel/de la Résurrection, nous vous avons créés de poussière, puis d’une éjaculation, puis d’une adhérence, puis d’une masse flasque / un embryon, bien formé autant qu’informe, pour vous montrer/dévoiler.
MONCADA  : Peuple des hommes, craignez votre Dieu qui [vous] fera trembler en cette heure admirable […]. Peuple des hommes, parce que vous avez dans votre intelligence ce qui concerne la sortie des sépulcres, et que nous vous avons créés de la terre, d’abord avec du sperme et aussi avec des menstrues, puis de leur mélange, et avec cela tous ceux qui sont prématurés ; nous vous le déclarons : nous formons dans la matrice ce que nous voulons au temps prévu […].
Desservi par un texte coranique qui prête à confusion dans sa formulation nébuleuse et allusive, Moncada reste à la surface du texte. Sa paraphrase ne manque pas d’intérêt, mais apporte peu de progrès par rapport à celle de Robert de Ketton , guère plus approximative (S. 22, 1 : « Peuple des hommes, crains Dieu, parce qu’il faut craindre la grande heure du tremblement de terre, le jour de la Résurrection »). On se prend à se demander l’intérêt d’un tel travail, qui n’ajoute aucune amélioration notable à ce qui a été fait depuis quatre siècles.
Toutefois, à la suite des deux sourates, Guglielmo ajoute un lexique d’une cinquantaine de termes arabes utilisés dans le Coran, par exemple bayt (« baith, c’est-à-dire maison ou temple… »), furqān (« furcan, c’est-à-dire qui libère [ sic ], désigne les deux livres en un donnés à Moïse et contenant les dix commandements… »), ou muslimūna (« muslamin, c’est-à-dire qui sont sauvés et tous ceux qui croient en Mahomet … »). Même si ces définitions laissent à désirer, elles ont le mérite d’apporter une complexité et des nuances à une traduction inégale 78 .
Moncada serait toutefois jugé trop sévèrement si l’on ne se référait pas à son travail préparatoire. Celui-ci a été conservé de sa main pour l’ensemble du livre dans un manuscrit étonnant du Coran, copié vers 1406, écrit en langue arabe mais en caractères hébraïques 79 . Cette manière de faire, dite « judéo-arabe », était fréquente en Méditerranée chez les juifs, généralement polyglottes. La version utilisée provenait de la petite communauté juive de Sicile, qui avait longtemps joué un rôle d’intermédiaire culturel entre la chrétienté et l’Islam, et qui avait gardé des compétences en arabe depuis la libération de l’île à la fin du XI e  siècle. Moncada, lui-même sicilien et converti, avait utilisé ses réseaux juifs pour obtenir le manuscrit et sans doute d’autres documents musulmans. À même le texte, il insère entre les lignes sa traduction latine 80 . Or celle-ci fait preuve de connaissances approfondies en islamologie, puisque Moncada ajoute des milliers de commentaires personnels et des explications tirées de la Sīra , des traités de tafsīr et des autorités de la Sunna 81 . L’érudit s’est acharné sur le texte arabe pour le rendre plus clair, notant les voyelles, ajoutant les marques de versets, prévoyant d’insérer des explications. Contrairement à sa traduction des sourates 21 et 22, qui indiquent l’influence malheureuse de l’Alcoran de Cluny et des compétences incertaines en arabe, ce travail interlinéaire est le résultat évident d’une collaboration et d’un recours systématique à plusieurs exemplaires arabes du livre. Cependant, l’influence de l’hébreu est très forte sur nombre de traductions. En outre, bien qu’arabophone depuis l’enfance, Moncada domine surtout la culture judéo-arabe de Sicile, qui n’est pas celle de l’arabe coranique « classique 82  ». Cette seconde version, plus exacte, plus complexe, ne fut pas achevée ni diffusée, contrairement à la première, très fautive. Elle réclamait une mise en forme qui représentait un énorme labeur, sans aucune garantie d’être reçue par le public lettré, bien incapable de la lire, même chez les juifs de Sicile…
Une autre tentative de traduction latine restée manuscrite est due à l’humaniste italien Gilles de Viterbe . Cet ecclésiastique de renom, qui fut cardinal et légat au Portugal et en Castille, réformiste actif au concile de Latran V en 1512, se passionnait pour le grec et l’étude de la cabale. C’est dire que, durant toute la Renaissance, l’attrait pour la langue arabe et le Coran était indissociable des milieux humanistes hébraïsants et de la philologie de l’Ancien Testament. Le prélat supervise en 1518 une traduction du Coran, conservée dans deux manuscrits. Le premier, incomplet, est daté de 1530 et fut propriété de l’humaniste et réformateur anglais William Tyndale (m. 1536). Le second fut copié en 1621 par l’orientaliste écossais David Colville . Gilles fait travailler deux musulmans convertis rencontrés en Espagne : une première traduction est effectuée par un homme de Teruel (Aragon), du nom de Juan Gabriel , déjà connu pour avoir collaboré en 1521 avec le prédicateur Martín de Figuerola contre ses anciens coreligionnaires 83 . Son travail est corrigé par Léon l’Africain , musulman passé par Bougie, capturé par des corsaires chrétiens, donné au pape puis converti. S’y joint enfin un protestant génevois, Isaac Casaubon , qui ajoute ses propres annotations.
Le résultat se présente sur quatre colonnes : deux versions arabes, dont l’une en caractères romains, le latin et les commentaires explicatifs dus à Juan 84 . Les remarques visant à clarifier la lecture font état d’une connaissance d’éléments issus du tafsīr , même s’il est peu probable que les collaborateurs du prélat aient eu directement accès à des volumes d’exégèse coranique 85 . Le rédacteur explique ainsi que « le lieu de prosternation éloigné ( al-masjid al-aqṣā ) » où Dieu a fait voyager son serviteur [Muḥammad ] est bien Jérusalem, ce que le livre sacré ne précise pas (cf. S. 17, 1). Mais le texte du Coran arabe n’est pas toujours bien retranscrit, puisque des erreurs de copie se sont glissées, et les caractères ne sont pas vocalisés, ce qui représente une gêne pour tout lecteur qui ne connaît pas déjà par cœur les sourates.
En dépit de cette riche collaboration, l’ensemble reste inspiré par l’Alcoran de Robert de Ketton . On en retrouve les défauts ou, du moins, la méthode si particulière qui vise à acculturer la source dans le registre de langage et de mentalités propre à l’Europe chrétienne et latine. Les masjid , les « lieux de prosternation », ou les mosquées (S. 2, 114), deviennent des « églises ». Lorsque le verset 2, 112 promet à « quiconque se soumet ( aslama ) à Dieu et fait le bien ( muḥsin ), alors il aura sa rétribution auprès de son Seigneur », Gilles de Viterbe détourne totalement le terme muḥsin (vertueux, faiseur de bien, synonyme de musulman) : « Oui, il est celui qui a été catholique, pour Dieu et dans sa Loi, il est bienveillant » ! On ne peut faire contresens plus grave. Le commentaire marginal tente toutefois de rétablir le sens coranique de aslama , qui a donné muslim (pacifié, soumis) : « Pacifique, or dans l’Alcoran on dit catholique, c’est leur foi, ou encore musulmans. » Mais le latin traduit systématiquement muslim par « catholique », et même par « Maures » (« Nous sommes tes Maures », S. 2, 133, au lieu de : « Nous sommes pour toi les soumis –  muslimūna . ») 86 . Sa traduction de la première sourate est juste dans le mot à mot, mais les termes « bienheureux » et « grâces » sont trop marqués par le vocabulaire chrétien. Enfin, les auteurs de la version de Gilles, surtout Juan Gabriel, commettent de nombreuses petites confusions, dues à l’influence chez eux de la langue castillane, qui intègre dans son lexique des termes issus des dialectes arabes de l’Andalus, mais dont le sens avait pu s’éloigner de l’arabe classique 87 . Sans être rédhibitoires, ces contresens s’ajoutent aux autres, et l’ensemble apparaît, sur le plan du sens et de la méthode, comme un retour en arrière, plus conforme au projet de Robert de Ketton qu’à l’esprit de la philologie de la Renaissance.
Toutefois, malgré ses défauts, le recueil de Gilles de Viterbe est caractéristique d’un esprit humaniste, pour lequel l’étude du texte l’emporte sur la polémique. Comme Moncada , le cardinal se garde de toute exégèse négative, laissant sans doute le lecteur juger par lui-même, en lui fournissant tout le matériau explicatif tiré de son étude du livre et d’une certaine tradition musulmane. En cela, le travail des deux hommes représente une avancée considérable dans la perception du Coran par rapport au Moyen Âge, quand bien même la traduction est sujette à critiques. La passion de la langue étrangère l’emporte sur le conflit 88 .
C’est par la mort de Guillaume Postel en 1581 que se clôt symboliquement la renaissance des lettres arabes et de l’étude du Coran au XVI e  siècle, car son rôle ne s’arrête pas à la philologie et à l’imprimerie arabes. Ses publications se réfèrent fréquemment au texte coranique, dont il utilise la grammaire et le lexique pour illustrer ses commentaires linguistiques 89 . Ce faisant, il contribue à la vulgarisation du livre en Europe. Dans son recueil édité en 1543, Bibliander intègre d’ailleurs la traduction latine de la première sourate, éditée l’année d’avant par Postel dans sa Grammaire arabique 90  :
[1] Au nom du Dieu miséricorideux, pieux. [2] Louange à Dieu, roi des siècles, [3] miséricordieux et pieux, [4] roi du jour du jugement. [5] Ô, que tous nous le servions, oui, que nous soyons aidés. [6] Dirige-nous, Seigneur, vers l’orifice droit, [7] toujours vers l’orifice de ceux en qui tu as bien mis ta complaisance, non ceux contre qui est ta colère, et que nous ne nous égarions pas.
Juste retour des choses, en 1544, Postel publie De la concorde sur la terre , à Bâle, chez l’imprimeur Johann Oporin , l’ami de Bibliander. Les arabophiles, humanistes orientalistes et « islamologues » sont donc en lien les uns avec les autres, quelle que soit leur confession.
Le livre se divise en quatre parties : la première est une apologie de la doctrine chrétienne et la seconde une étude critique de la vie de Muḥammad , de l’Alcoran et des croyances musulmanes. L’auteur y retrouve le ton acerbe des polémistes latins, en s’appuyant sur l’immense masse de connaissances en islamologie qu’il a acquise au cours de sa vie mouvementée. Le Prophète y est systématiquement ridiculisé, « pirate, larron, fratricide, séducteur, imposteur, perfide, lascif ». Il distingue le contenu du Coran de celui de la « Suneh » (la Sunna) et des « livres mahométiques », c’est-à-dire l’exégèse et la Sīra . Il en conclut que seuls les soldats, les tyrans et les brutes peuvent être attirés par le Coran et sa Loi, qui n’est que matérialisme et ridicule. Et de lancer un défi aux princes musulmans :
Faites que dans vos provinces soit lu l’Évangile et qu’on en dispute, et vous verrez sa victoire sur l’Alcoran, sans verser le sang, uniquement par la raison. Opposez les sourates de l’Alcoran aux chapitres de l’Évangile et, s’il l’emporte, tous deviendront musulmans. Mais ici tous les chrétiens peuvent lire l’Alcoran et il est lu fréquemment, mais nul ne peut y croire, parce qu’il est manifestement écrit contre Dieu et la nature, et toute autre Loi lui est préférable, comme le démontre la raison 91 .
En dépit de ce ton agressif, Postel tente d’établir un lien universel entre le christianisme et l’islam à travers le Coran, dont il extrait quelques sourates en latin pour justifier son propos. Il y donne ainsi une nouvelle traduction de la Fātiḥa , différente de la précédente 92  :
Première Asuar. Phatehet elchitabi [Fātiḥaẗ al-kitābi ], c’est-à-dire ouverture du livre. Voici la prière commune des musulmans, au début de l’Alcoran, qui comporte sept miracles [aya , ou verset en arabe, signifie aussi signe, miracle], ou périodes. Je veux montrer au lecteur ce qu’est une Aiet [aya ], pour qu’il comprenne ce qui suit. Parlons de la première Aiet :
[1] Au nom de Dieu, miséricordieux, bienveillant.
Ce prologue est toujours récité pour guérir les maladies et provoquer l’extase, c’est pourquoi on constate qu’il est placé avant le début de tous les chapitres de l’Alcoran, et même au début des œuvres des religieux et des philosophes. Mais attendez de lire ces autres miracles :
[2] Louange à Dieu, Seigneur roi des siècles, [3] c’est-à-dire miséricordieux, bienveillant. [4] Deuxièmement, roi du jour du jugement. [5] Troisièmement, nous le servons et il nous aide. [6] Quatrièmement, dirige-nous vers l’orifice droit. [7] Cinquièmement (après une grande pause), l’orifice de ceux en qui tu as bien mis ta complaisance. Sixièmement, non ceux contre qui est ta colère, et que nous ne nous égarions pas. Septièmement, voici les miracles, contemplez ces sentences.
Ici tient tout l’Alcoran, c’est pourquoi ils disent que chaque sentence complète ou même inachevée est un miracle, ce qui est absurde à mon avis.
Mais sa traduction ajoute une réelle confusion par des commentaires qui se mêlent à la sourate. Postel perd ici le bénéfice acquis par les méthodes humanistes, où la source devait être distincte de son apparat critique.
Ce nouveau travail de l’extravagant érudit, même s’il est nourri par ses compétences linguistiques, n’est pas une analyse neutre ou orientaliste du Coran, mais un livre très personnel, où il pioche les versets les plus assimilables aux mentalités religieuses européennes, séparant dans la doctrine musulmane le bon grain de l’ivraie. D’ailleurs, sa troisième partie fixe les caractéristiques de la vie commune des êtres humains, comme la religion, le droit, les relations sociales, afin d’en dégager des critères universels, applicables aux chrétiens, aux musulmans et aux juifs. Ces derniers font l’objet de la quatrième partie, qui démontre comment les convaincre de la vérité divine révélée par le Christ.
Le prélat est capable d’écrire au même moment des textes dont l’esprit est totalement différent. En 1547, il soutient que juifs, chrétiens et ismaélites, « tous recherchent un seul Jésus , encore qu’ils prétendent que ce n’est pas le même 93  ». Le Coran serait la fameuse « loi de nature », celle qu’Abraham connaissait avant son appel par Dieu et sa circoncision, celle que partage toute l’humanité sans le savoir. Vingt ans plus tard, l’Empire turc n’apparaît plus aussi menaçant à Postel, son érudition et ses propres déboires auraient assagi son caractère bien trempé. Il souhaite désormais, à sa manière, contribuer à un dialogue des civilisations, quitte à prendre le risque de niveler les différences et de paraître aveugle ou utopiste. C’est le cas dans son livre paru à Paris en 1571, l’année de Lépante : Divinations, ou discussion de la souveraine vérité divine sur la guerre contre les Turcs , où il prédit par l’astrologie les victoires chrétiennes. Il y dévoile une « âme du monde » ( anima mundi ), partagée par tous mais aussi menacée par tous, même par l’Église romaine. Cette âme doit être restaurée au cours du nouvel âge de la Création, l’âge de la Restitution : l’homme va être « restitué » dans son état d’Adam avant le péché originel. Proposition dangereuse, en contradiction avec le catéchisme, puisque plus rien – sauf la Parousie et le Jugement dernier – n’est attendu depuis que la grâce est venue par le Christ.
Mais son rêve universaliste d’une paix religieuse et d’un accord doctrinal avec les musulmans se révèle encore vivace, ainsi dans ce passage écrit en arabe, mélange de Credo chrétien minimaliste et de šahāda islamique hétérodoxe :
Certes Dieu est Dieu, il n’y a pas d’autre Dieu que Lui, il est le connaissant, le connu, la connaissance. Il est le créateur, l’architecte, le maître d’œuvres. Il a pouvoir sur toutes choses. Il a créé le monde d’ici-bas, les cieux, ce qui est sur la terre. Il est en nous et nous en lui. Il est l’Un en lui-même et trois en son essence et substance 94 .
Au cours du XVII e  siècle, les érudits orientalistes continuent de s’intéresser à l’Alcoran pour le diffuser au public latiniste. Il semble toutefois que leurs travaux n’aient pas rencontré le succès attendu. La collection de Bibliander aura toujours une préférence auprès du public lettré, en raison de la clarté de son latin, de son argumentaire nourri, et du fait même que la traduction de Robert de Ketton acculturait efficacement sa source, à défaut de lui être vraiment fidèle. L’Alcoran de Cluny était bien plus agréable à lire et compréhensible à un Européen latiniste de l’époque de Richelieu que les obscurs contours de la langue râpeuse de Guillaume Postel .
D’autres tentatives louables sont donc lancées pour traduire en latin le texte, mais rares sont les auteurs qui achèvent un tel labeur, et très peu parviennent à le faire imprimer en vue d’une large diffusion. C’est le cas de la traduction de Johann Zechendorff (m. 1662), philologue, orientaliste et enseignant à Zwickau. Connu pour avoir publié des poèmes arabes en 1623, il édite en 1647 les sourates 61 et 78 en arabe avec une traduction et des commentaires en latin 95 . Puis, il décide de s’occuper de l’ensemble du texte arabe, dont il a obtenu une version de bonne qualité qu’il a lui-même recopiée. Inachevé, son travail est délicat à lire puisqu’il procède à une traduction interlinéaire, insérant sous l’arabe les mots latins, qu’il faut suivre de droite à gauche. En outre, une comparaison avec l’Alcoran de Marc de Tolède montre que Zechendorff se sert de ce précurseur pour élaborer ou corriger son ouvrage, ce qui en limite l’originalité. Sans que l’on sache comment ni pourquoi, son manuscrit fut envoyé au Caire – peut-être chez un correspondant ou un diplomate européen sur place –, où il fut découvert récemment.
Après une formation à Rome où il apprend l’arabe, le franciscain Dominique Germain de Silésie (m. 1670) séjourne en Orient à la demande du Saint Siège (1630-1636), voyage en Perse en 1647, où son ordre avait deux couvents, et étudie quelque temps à Ispahan. Retiré à la fin de sa vie dans le monastère de Saint-Laurent de l’Escurial, il s’y livre entièrement à la traduction latine du Coran entre 1650 et 1669, corrigeant et reprenant ses premières versions avec un acharnement peu commun, si bien qu’il en produira six exemplaires différents. L’homme connaît parfaitement la civilisation musulmane ; ses compétences en arabe, en turc et en persan sont frappantes, et, malgré un contexte intellectuel surestimant le latin par rapport aux autres langues parlées, le religieux ne craint pas de qualifier « le verbe arabe de pur et d’élégant, mais dans un genre très bref et nerveux », ce qui est assez bien vu dans le cas de l’arabe coranique. En 1639, la De Propaganda Fide publie à Rome sa petite étude en italien, Fabrique de la langue arabe , une explication morphologique systématique de la langue, avec un guide de lecture, une grammaire, une conjugaison, un lexique et même des exerices de lecture à réaliser. Son usage était destiné aux étudiants de langue arabe de Rome, qui seraient un jour envoyés au Levant, en Égypte ou au Maghreb. Clair, accessible en langue commune, imprimé dans un petit format (126 pages), c’est probablement la première méthode de langue arabe pour Européens…
Son Alcoran achevé est volontairement littéral ( Interpretatio Alcorani litteralis , précise le titre), c’est-à-dire mot à mot, ce qui ne manquait pas d’audace à une époque où la règle d’or de la traduction était de respecter le sens tout en offrant un latin classique. Mais frère Dominique préfère suivre la phrase arabe, quitte à manier un latin laborieux :
Je présente tous les mots et toutes les phrases simplement, purement et fidèlement. Je ne me rallie pas par convention à la coutume de ma patrie allemande, ni ne souhaite voir de petits mots affectés, des propos liminaires ou des variations pour initiés. Mais, ce qui me semble le meilleur choix, est de retrouver les phrases propres à l’Alcoran, et d’en montrer la manière de moduler les voix, avec son style simple, rustique, et ses paroles, telles qu’elles sont placées 96 .
Son texte ne porte pas la marque de l’influence de Robert de Ketton , que Dominique utilisa pourtant comme base de travail. Il en prit rapidement ses distances, en constatant ses faiblesses, préférant s’inspirer de Marc de Tolède, ainsi qu’il apparaît dans la traduction de la première sourate 97 . L’auteur parvient à respecter le sens du texte, pour autant que le permettait le latin. Il assume néanmoins dans son prologue et ses commentaires un propos polémique, dénonçant comme tous les autres la « loi sacrilège et pernicieuse » de l’Alcoran, s’étonnant des « fables » qu’on y découvre, de son mode rédactionnel peu compréhensible et de ses références tronquées à la Bible 98 . Ce monument de travail fut imprimé à Padoue en 1698, mais ne rencontra pas le succès qu’il méritait, car le lectorat s’était déjà tourné vers les versions de l’Alcoran en langue vulgaire.
L’ultime Alcoran latin fut publié par Ludovico Marracci (m. 1700), prêtre de l’Ordre de la Mère de Dieu, orientaliste toscan spécialiste d’hébreu, de syriaque, d’araméen et d’arabe ! Dès 1645, alors qu’il n’a que 33 ans, il entre dans le comité pontifical de traduction de la Bible en arabe. Celle-ci sera achevée et imprimée à Rome, en trois volumes, en 1671. Professeur à l’université romaine de La Sapienza, clerc impliqué dans la congrégation De Propaganda Fide au service de la mission dans le monde, il est encore confesseur du pape Innocent XI , et un acteur de la curie, pour laquelle il participe à la rédaction de l’Index, la fameuse « liste noire » des livres prohibés. Lui aussi commence son étude de l’islam par la lecture du recueil de Bibliander et surtout par l’Alcoran de Ketton. Mais il éprouve le besoin d’une traduction plus « scientifique », imparable, en vue d’une portée missionnaire 99 . Le but de Marracci est donc apologétique. Pourtant, l’exactitude de son information et le sérieux de son édition font de lui un des pionniers de l’orientalisme moderne, consciencieux, précis. Sa bibliothèque personnelle se compose de nombreuses sources islamiques, achetées lors de ses voyages ou glanées en Europe au cours de sa longue carrière 100 . À la demande de l’Inquisition romaine, qui avait besoin d’un érudit inattaquable, il examina les Plombs du Sacromonte, analysa leurs inscriptions, fit des recoupements philologiques et conclut à une falsification 101 . C’est sur la foi de son rapport que le pape Innocent X condamna les tables « miraculeuses ».
En 1694, la De Propaganda Fide édite à Padoue le Prodrome à la réfutation de l’Alcoran , où Marracci étudie les principales doctrines de la « secte mahométane » et les compare aux dogmes chrétiens pour mieux les démonter. Indirectement, il s’agit aussi de défendre le catholicisme contre les attaques protestantes. Le prélat s’inscrit dans la longue lignée d’opposition à l’islam par les armes de l’intelligence :
Cède-moi, lecteur, que nul homme ne puisse parvenir à cette folie [qu’est l’islam], ni moi en être touché […]. Nous ne pourrons jamais repousser leurs assauts ni détourner leurs ruses, si ce n’est en prenant nos flèches de leurs carquois et en retournant contre eux leurs techniques. C’est-à-dire que sans le secours de l’Alcoran, nous ne pourrons jamais les atteindre. Il nous est nécessaire et suffisant pour parvenir à vaincre totalement la superstitution mahométane 102 .
L’ouvrage, malgré ses quatre épais volumes, n’est qu’une entrée en matière de la véritable entreprise suivie par le prélat et qui l’occupera toute sa vie (il meurt à 88 ans). Quatre ans plus tard paraît l’ Ensemble du texte de l’Alcoran d’après les meilleurs exemplaires corrigés de l’arabe et d’une grande fidélité , en deux gros volumes, qui seront réimprimés à Leipzig en 1721. Le premier tome est une reprise augmentée du Prodrome . L’auteur y détaille les rites musulmans, le rapport au mariage, à la guerre, et les cinq piliers, auxquels il ajoute très justement la purification, qui est de fait au cœur de la pratique.
Le second volume est une somme d’islamologie impressionnante, comprenant le Coran en arabe, vocalisé, et sa nouvelle version latine, des réfutations polémiques, des notes explicatives sur l’histoire du texte, du Prophète, de la langue. Il y ajoute des commentaires directement repris de sources musulmanes en arabe, dont il donne certains passages traduits, par exemple Al-Kašāf , le traité d’exégèse coranique du Persan al-Zamaḫšarī (m. 1143), ou encore le Muḫtaṣar du juriste d’al-Andalus, Ibn Abī Zamanīn (m. 1008), pourtant difficiles à lire 103 . Chaque sourate est elle-même annotée et expliquée en bas de page. Un tel travail d’érudition implique que Marracci a lu la Sīra et des dizaines de tafsīr complets, dans leur langue d’origine, puisque aucun n’était disponible en latin. Chez lui, le propos apologétique est noyé sous l’exactitude et la masse d’informations authentiques 104 . Autre avantage : il prend soin de distinguer la source des notae , les éléments explicatifs, eux-mêmes séparés des refutationes , c’est-à-dire les notes polémiques. Le lecteur peut donc ainsi savoir à quoi s’en tenir sur chaque commentaire. En 1750, le bibliographe allemand David Clément (m. 1760), qui s’emploie à identifier et évaluer les livres rares en circulation en Europe, écrit que les notes « sont absolument nécessaires pour l’intelligence d’un grand nombre de passages difficiles ou inintelligibles qu’on y rencontre à chaque pas ». Mais il les distingue des « réfutations, qui doivent servir d’antidote aux erreurs du mahométisme. Cependant elles sont la plupart faibles, hors de propos et incapables de persuader ». Le lectorat postérieur n’est donc plus séduit par la controverse 105 .
Au regard de ce monument, la traduction latine en elle-même n’offre qu’un intérêt secondaire. Comme Germain de Silésie et la plupart des orientalistes, Marracci avoue dans sa préface avoir opté pour le mot à mot, « à la lettre et en suivant le mot, autant qu’il était possible de faire, ce qui rend la chose peu élégante et d’un petit latin ; mais j’ai mieux aimé ne rien censurer de la moindre forme barbare 106  ». Sa traduction aboutit aux mêmes effets et travers que celles de Marc de Tolède et Gilles de Viterbe , que l’on peut considérer comme les meilleures – ou les moins mauvaises – de l’histoire de l’islamologie européenne de langue latine.
Mais le mérite de Marracci n’est pas là. Car l’homme est à l’origine d’un bond qualitatif sans précédent pour l’étude du Coran. Il met en valeur la langue originelle, identifie clairement l’apparat exégétique islamique. La controverse passe au second plan, tout comme la traduction latine elle-même, qui n’est plus qu’un véhicule d’explication, et non le centre du livre comme elle l’avait toujours été depuis le Moyen Âge. Ce déclassement du latin était confirmé par l’impossibilité d’améliorer les traductions depuis l’arabe avec cette langue. Les nombreux parallèles constatés entre les versions de Germain de Silésie, Gilles de Viterbe et Marracci démontrent que le latin avait atteint au XVI e  siècle toutes ses possibilités de transcrire l’arabe. Non qu’il fût plus inadéquat qu’un autre idiome indo-européen à exprimer un langage sémitique, mais les méthodes n’avaient plus assez évolué, et les lettrés étaient toujours enfermés dans la dispute vaine opposant le littéralisme au respect du sens.
La connaissance de l’Alcoran devait désormais passer par d’autres voies…