ANNEXE
Un exemple de traduction d’Aristot
e
La
Rhétorique
d’Aristote fut composée vers 329-323 av. J.-C. Intégré dans l’
Organon
, son ensemble de logique, l’ouvrage définit l’art de convaincre. Dans ce passage du premier livre (§ 7, 1355b), le Stagirite oppose la dialectique, qui vise à démontrer objectivement par des techniques oratoires, à la sophistique, qui est une argumentation fallacieuse fondée sur l’assentiment (
proairesis
), l’intention personnelle, c’est-à-dire la subjectivité.
Le texte arabe a été réalisé à la hâte à partir du syriaque par le chrétien Isḥāq bin Ḥunayn
(m. 910), qui travaillait comme médecin à la cour de Bagdad. Il a ensuite été révisé par le médecin et traducteur Ḥasan bin Suwār
(m. 1017), avant d’être recopié en 1027 sur ce manuscrit.
La version arabe suit pas à pas le texte original, mais sans l’éclairer, puisque, au contraire, les notions clés sont simplement transcrites du grec (dialectique, syllogisme, sophiste, etc.), même lorsque l’arabe possède un terme équivalent :
ḫaṭāba
(« éloquence ») pourrait traduire
rhêtorikê
. Les transferts de
proaieresis
à
mušabbah
et de
dunamai
à
quwwa
manquent de
clarté et poussent le lecteur à des contresens, sauf si le traducteur accompagne son texte d’un lexique explicatif ou de notes dans les marges. Enfin, alors qu’
epistêmê
indique la science comme art et activité de l’intelligence,
ʿ
alam
en Islam désigne la connaissance des hadith, il s’agit donc d’une science religieuse. Le contresens est frappant…
La version latine est l’œuvre d’Hermann l’Allemand
(m. 1272) qui, installé à Tolède, acheva en 1256 la première traduction de la
Rhétorique
depuis l’arabe, mais en s’aidant d’intermédiaires musulmans, avec lesquels il parlait peut-être en castillan
1
. Les notions clés qu’il choisit l’éloigne encore plus de la source grecque (notamment
probabilis
pour
pithanos
et
muqni
ʿ
), même s’il cherche à respecter l’arabe (ex. :
potentia
pour
qawa
). Ces difficultés de compréhension expliquent pourquoi Hermann renonça à traduire la
Poétique
d’Aristote
2
.
Le propre de la rhétorique (rhêtorikê
) est de distinguer ce qui est persuasif (pithanos
) de ce qui a l’apparence de la persuasion ; de même, le propre de la dialectique (dialektikê
) est de distinguer le syllogisme de ce qui n’en a que l’apparence. Car [l’argument] sophistique ne vient pas de la faculté (dunamai
) [d’argumenter], mais de l’assentiment (proairesis
).
Cependant, ici [dans le cas de la rhétorique], l’orateur (rhêtor
) s’appuie soit sur la science (epistêmê
) [c’est-à-dire l’art oratoire] soit sur l’assentiment, mais le sophiste repose [uniquement] sur l’assentiment, et le dialecticien repose, non sur l’assentiment, mais sur la faculté [d’argumenter].
De même que dans la rhétorique (rīṭūriya
) [on distingue] ce qui est convaincant (muqni
ʿ
) de ce qu’on croit être convaincant, de la même manière [on distingue dans] la dialectique (diyāliqṭīqiya
) le syllogisme (musaljas
) de ce qu’on croit être un syllogisme. Quant au sophiste (sūfisṭī
), ce n’est pas avec la puissance (quwwa
) qu’il agit comme sophiste, mais avec la ressemblance (mušabbah
).
Pour ce qui est de la rhétorique ici : les uns sont du côté de la science (ʿ
alam
) et les autres sont du côté de la ressemblance, alors dans ce cas les sophistes sont du côté de la ressemblance, tandis que les dialecticiens ne sont pas du côté de la ressemblance mais du côté de la puissance…
En outre, il revient à celle-ci [la rhétorique] de connaître ce qui est probable (probabilis
) et de connaître ce qui apparaît probable ; ainsi dans la dialectique il y a le syllogisme et le syllogisme apparent. En effet, la sophistique n’est pas dans la puissance (potentia
) mais dans la volonté (voluntas
).
Le vrai rhéteur l’est selon la science (scientia
) ou l’est selon la volonté, alors que le sophiste l’est selon la volonté, et le dialecticien non selon la volonté mais selon la puissance.