HENRI DE TOULOUSE-LAUTREC (1864-1901)

 

 

Non content d’« immobiliser la vie », Henri de Toulouse-Lautrec immobilisait dans ses toiles, dessins et lithographies, la vie d’un Paris singulier et unique, qui n’existait pas avant lui et qui disparut après lui. Sous la Troisième République, le nouveau Paris conçu selon les plans du baron Haussmann était déjà une réalité, avec ses boulevards, ses grands magasins, ses galeries commerciales, ses gares et marchés aux structures d’acier et les luxueux hôtels particuliers des nouveaux bourgeois autour des Champs-Élysées. La ville s’étendait de plus en plus loin du centre, prenant d’assaut les dernières hauteurs qui lui résistaient. Il ne restait plus que les îlots distincts du village de Montmartre, où poussaient des vignes et où Auguste Renoir trouvait son plein-air tandis que sa femme et ses enfants ramassaient des escargots sur les pavots. Les lieux de plaisir, où tous les laissés-pour-compte et les déshérités trouvaient refuge, montaient toujours plus haut sur les pentes de la colline. L’un après l’autre apparurent de nouveaux restaurants, des maisons closes, des cabarets et des cafés-concerts. Dans les années 1860-1870, Maupassant, les frères Goncourt, Daudet et Renoir se retrouvaient au restaurant campagnard du père Fournaise, sur les berges de la Seine, à Chatou. Le monde des arts se réunissait désormais au « Chat noir », un cabaret fondé en 1881 par Rodolphe Salis sur le boulevard de Rochechouart. On pouvait y croiser Hugo, Zola, Anatole France, Wagner, Gounod, Massenet. Dans ces cabarets, on voyait des étoiles de la danse, et les premiers chansonniers parisiens éclore tout à coup avant de disparaître aussi brusquement sans laisser de trace. Cependant, si c’est là que l’on trouvait les peintres, seuls Forain et Steinlein restèrent dans l’histoire de l’art comme chantres de ce petit monde. Beaucoup noyaient leur vie dans un verre d’absinthe et se réfugiaient dans l’obscurité. En fait, dans l’art figuratif du Montmartre de la fin du xixe siècle, une seule étoile brillait avec éclat : celle de Toulouse-Lautrec.

Henri Marie Raymond de Toulouse-Lautrec-Monfa naquit le 24 novembre 1864 dans le Sud de la France, dans le château familial du Bosc à Albi. Il était issu d’une vieille lignée : ses ancêtres comptaient parmi les Croisés qui étaient entrés dans Jérusalem au xie siècle ; Ses parents, le comte Alphonse et la comtesse Adèle, étaient cousins ; leur mariage avait pour objectif de consolider la lignée des Toulouse-Lautrec qui s’appauvrissait. L’arrivée de leur fils Henri était une joie pour toute leur famille, d’autant plus qu’il resta le seul héritier mâle. Les père, grand-père et oncles du futur artiste peignaient admirablement, et Henri commença très tôt à dessiner des chevaux, des chiens et des oiseaux. Avec l’aide de son oncle, il peignit une nature morte avec ses trophées de chasse. Henri travaillait très bien. La seule chose qui chagrinait la famille du jeune garçon était sa santé. La proche parenté de ses parents joua un rôle tragique : Henri grandissait peu et marchait avec difficulté. À l’âge de quatorze ans, il se cassa le col du fémur en tombant dans le salon du château ; quinze mois plus tard, il tomba dans une ravine et se cassa l’autre jambe. Henri resta estropié. Ses jambes cessèrent de grandir, tandis que son torse atteignit sa taille normale. En grandissant, son nez grossit et ses lèvres se déformèrent, entraînant un défaut d’élocution. Il n’était désormais plus question d’équitation, de chasse ou de chevaux. Il lui fallut renoncer à une vie normale. Des jeunes filles, il ne pouvait attendre que dégoût ou pitié. Il ne restait à Henri de Toulouse-Lautrec que ses mains, capables de réaliser des merveilles. Ce fut un don pour le peintre, qui consacra dès lors sa vie à développer son talent. À seize ans, il réalisa en une année trente dessins et près de cinquante toiles.