L’employé lui fit remplir un formulaire pour le retrait du dossier. Il choisit le bureau près de la fenêtre. Le ciel violacé déployait une lagune de nuages anthracite. Rive gauche, les toits se soudaient dans un aplat argenté.
Sacha n’avait pas oublié le patronyme : Toussaint Kidjo. Pas plus qu’il n’avait oublié le lieu : Le Plessis-Robinson, au sud-ouest de Paris, une commune paisible des Hauts-de-Seine comme Colombes. La sauvagerie du traitement infligé au jeune lieutenant était d’autant plus saisissante.
Les enquêteurs s’étaient orientés un temps vers une éventuelle piste néonazie. Sans résultat. Certes, Kidjo était métis, français d’origine congolaise, né à Kinshasa, toutefois le crime raciste avait été écarté. Malgré un travail titanesque, l’affaire n’avait jamais été élucidée. La dernière personne ayant vu Kidjo vivant était un certain Aimé Bangolé, correspondant pour divers journaux africains, et indicateur notoire.
Son témoignage était d’une platitude parfaite. Il affirmait avoir rencontré Kidjo le matin de sa disparition, dans leur café habituel, à deux pas de l’hôpital Saint-Louis. Le tonton lui avait fait part de rumeurs concernant le cambriolage d’un appartement du quartier, propriété d’une styliste d’origine africaine. La styliste sortait avec un musicien. Ledit musicien avait une seconde vie de dealer de ganja. Et des problèmes de liquidités qu’il avait cru résoudre en taxant sa petite amie. Le tuyau de Bangolé était bon. Par la suite, il avait permis aux confrères de Kidjo de coffrer le musicien.
Une femme avait remué ciel et terre pour tenter de découvrir la vérité : Lola Jost. Le lieutenant travaillait sous ses ordres au commissariat du 10e arrondissement. Toutes les pistes avaient été investies mais la commissaire s’était entêtée, mobilisant du personnel pendant des mois. La hiérarchie avait mis le holà, considérant qu’elle délaissait les affaires courantes, ponctionnait l’argent des contribuables pour courser des chimères. Du coup, Lola avait pris la porte, non sans balancer quelques phrases assassines. Son départ, un an avant sa retraite officielle, avait dû en soulager plus d’un. Et en chagriner pas mal d’autres, à commencer par ses équipiers.
Lola ne se laissait pas oublier facilement. Sacha avait fréquenté l’ex-commissaire, et surtout sa meilleure amie, l’Américaine Ingrid Diesel. Une histoire courte et intense qu’il croyait avoir remisée dans un recoin de sa mémoire, occupé qu’il était à ses nouvelles fonctions. Qui eût cru qu’Ingrid et Lola débouleraient une fois de plus dans sa vie ? Il n’était pas persuadé que ce soit une bonne nouvelle.
Il reprit sa lecture.
Un employé municipal avait découvert le corps dans une usine de pièces mécaniques désaffectée, par une journée d’octobre aussi pluvieuse que celle d’aujourd’hui, au point qu’il avait été impossible de prendre des empreintes de pneus concluantes. Plus de papiers d’identité, Smith & Wesson disparu, holster retrouvé à proximité : le lieutenant avait été identifié grâce aux analyses dentaires. Dans son sang, le labo avait décelé un puissant décontractant. Kidjo avait été drogué, séquestré, torturé puis éliminé avec la même cruauté que celle déployée à Colombes. Le pneu qui enserrait son cou avait été incendié à l’essence, comme pour l’autre homicide.
Différence notable : l’intensité de la torture infligée avant la mort. Elle ne semblait que mentale pour Vidal. Kidjo, lui, avait été retrouvé à moitié nu, torse et bras tailladés au cutter, brûlés à la lampe à souder. Sans compter les doigts mutilés. S’il détenait une information intéressant ses bourreaux, nul n’avait repéré dans ses affaires en cours la raison d’un tel acharnement.
Il relut le compte-rendu d’autopsie signé par Thomas Franklin. Carle obéirait strictement à ses ordres. Et réussirait à obtenir le Dr Franklin pour l’autopsie de Vidal.
La meilleure méthode pour gagner du temps dans la comparaison des deux homicides.
Reconnaissant la voix de Carle, il interrompit sa prise de notes. Elle ne pouvait pas le voir depuis l’accueil et s’adressait à l’employé : elle désirait le dossier Kidjo. Il se leva pour aller à sa rencontre, le dossier sous le bras. Elle cacha sa surprise. Ils marchèrent en silence jusqu’à son bureau. Celui de Mars était entrouvert ; le divisionnaire s’entretenait avec le commissaire Serge Clémenti, pour qui Sacha éprouvait estime et sympathie. Ils discutaient de l’affaire Nungesser.
Sacha offrit un siège à Carle, posa le dossier sur son bureau, et rejoignit la fenêtre. Cinq étages plus bas, la Seine brassait une furie de vagues verdâtres, la densité de la pluie diluait la masse du Châtelet. Éclate comme l’orage, Carle, allez, qu’on en finisse… ou plutôt qu’on commence enfin à travailler ensemble. C’était la raison pour laquelle il avait gardé par-devers lui le lien avec l’affaire Kidjo : lui faire comprendre que s’il était le dernier débarqué à la Brigade, il n’était pas le plus mauvais.
Elle avait l’air d’un roc dans son grand imper beigeasse.
– Alors ?
Il poussa vers elle le dossier Kidjo.
– Franklin autopsie Vidal demain, patron. J’ai fait ce que vous m’avez demandé.
Irréprochable capitaine Carle.
– Et tu as deviné pourquoi je voulais Franklin.
– C’est lui qui a autopsié Kidjo.
À la bonne heure.
– Le dossier est à toi. Mais tu peux gagner du temps. J’en ai tiré l’essentiel. Photocopie mes notes. Les points communs ne manquent pas. Modes opératoires similaires avec une belle dose de sadisme, lieux isolés, à quelques kilomètres de Paris, périodes de l’année identiques. Les victimes étaient trentenaires et leur profession avait un rapport avec la loi. L’un était né en Afrique, l’autre y consacrait l’essentiel de son activité professionnelle. Mais un élément manque.
– Savoir s’ils se connaissaient.
– Exact. Je veux que tu me retrouves Aimé Bangolé, un tonton de Kidjo. Au moment des faits, il était journaliste indépendant et habitait avenue de Clichy.
– Je pensais interroger la veuve Vidal avec vous. Et ensuite la secrétaire.
– Je m’en suis occupé. Ménard est encore chez la veuve.
Elle devait penser : plutôt que de m’inviter à rencontrer Nadine Vidal et Alice Bernier, on me fait courser un indic minable. Il lui résuma ce qu’il avait appris rue de Vaugirard.
– Nadine Vidal était effondrée par l’annonce de la mort de son mari. Mais quelque chose cloche.
Il raconta. Agacée par le retard de son mari, elle imagine lui rendre la monnaie de sa pièce, prépare une valise puis renonce à partir. Elle s’angoisse au point de se remettre à fumer.
– D’après sa secrétaire, Vidal et sa femme essayaient d’arrêter depuis des mois. L’avocat travaillait beaucoup. Nadine devait être accoutumée à ses retards. Alors pourquoi s’angoisser au point d’oublier sa petite vengeance et de se remettre à fumer ?
– Parce qu’elle n’arrivait pas à le joindre au téléphone, proposa Carle. Parce que Vidal avait sans doute l’habitude de l’appeler en cas de retard.
– La secrétaire est formelle : Vidal était du genre à éteindre son portable pour ne pas être importuné pendant ses rendez-vous. Ses réunions avec Gratien et leurs clients se déroulaient à toute heure du jour et de la nuit. Rien d’inhabituel pour Nadine Vidal.
– Vous auriez pu lui demander directement.
– Je lui demanderai le moment venu. En attendant, notre objectif, c’est Bangolé.
Haussement d’épaules et sourire ironique : vous êtes le chef, et moi votre humble esclave.
J’ai le job dont j’ai toujours rêvé, ce n’est pas une pissefroid dans ton genre qui m’en dégoûtera, lui signifia-t-il d’un regard.
– Son témoignage est trop lisse. Retrouve-moi ce type. Au besoin, embarque un inspecteur.
Carle récupéra le dossier, s’apprêta à sortir.
– Tu oublies mes notes.
Elle se retourna :
– Je préfère me faire ma propre idée.
– C’est-à-dire ?
– Tous les détails sont importants, vos notes seront un filtre. Au besoin, je finirai la lecture du dossier dans la nuit.
Première fois qu’on me traite de filtre, pensa Sacha en composant le numéro du procureur. Il lui fit un bilan détaillé de l’enquête. Le magistrat recommanda la plus grande prudence face aux médias et annonça que le juge Maxence dirigerait l’enquête. Il n’en fut pas étonné. Benoit Maxence avait la réputation d’être on ne peut plus circonspect. Une qualité qui ne serait pas du luxe dans l’affaire Vidal.