8

 

Lola était trop mal en point, Ingrid n’avait pas le cœur de la laisser seule. Elle la sentait partie pour une nuit sans sommeil, et considérait que son amie n’avait rien à perdre. Elle lui proposa donc de l’accompagner à Pigalle. Lola accepta, à condition que Sigmund, qui s’ennuyait à périr entre ses quatre murs, soit du voyage : impossible de folâtrer dans les prés, il était donc temps pour lui de changer d’air, même s’il s’agissait d’un cabaret. Timothy Harlen, le très strict patron d’Ingrid, n’admettant pas d’animaux dans son établissement, on trouverait un stratagème sur place.

Une fois en route, Ingrid posa la question qui l’intriguait.

– Folâtrer, ça signifie devenir fou ?

– Non, ça signifie qu’on se fait plaisir en gigotant. Vu de l’extérieur, on peut avoir l’air bizarre. Mais ça n’a pas d’importance.

Ingrid se demanda si ses danses au Calypso ne tenaient pas un peu de la folâtrie. Je folâtre depuis des années sans le savoir, pensa-t-elle en accélérant à un feu. Le spectacle de cette nuit allait plus que jamais dans ce sens. Inspirée par Halloween, Ingrid avait mijoté un numéro inédit avec l’aide de Marie, sa fidèle et géniale costumière. Elle espérait que les clients de Timothy allaient apprécier, qu’ils soient des compatriotes ou pas. Elle savait que son pays d’adoption avait une coutume proche, le mardi gras, d’ailleurs encore célébré en Louisiane, mais pour Ingrid les deux fêtes restaient dissemblables. Halloween possédait une dimension supplémentaire, une façon de jouer avec la mort, sans doute pour mieux la tenir à distance. Elle gara la Twingo dans la rue Victor-Massé, réussissant un impeccable créneau qui suscita un commentaire de Lola.

– J’avais oublié que tu conduisais si bien. C’est intéressant.

Une réflexion anodine aux allures de mauvais présage. Lola avait une idée en tête, même si elle ne l’admettait pas encore. La vigilance s’imposait, il fallait trouver un stratagème pour détourner le cours inquiétant de ses pensées. Autre solution : un aller simple pour la Mongolie. Un endroit qui avait à n’en pas douter follement besoin de folâtries.

Elles firent un détour pour accéder à l’entrée des artistes sans être vues d’Enrique, le redoutable portier du Calypso. La présence de Sigmund aurait suffi à déclencher une délation immédiate. Enrique vouait à Timothy une obéissance sans faille, le patron l’ayant toujours tiré des ennuis grâce à ses relations bigarrées. Timothy traitait son personnel trié sur le volet avec respect et payait rubis sur l’ongle. Il avait la réputation de produire les meilleurs strip-teases de Paris, et Ingrid le bénissait de la laisser s’exprimer sans restriction. Sa conception de son deuxième métier était très différente de celle de ses consœurs. Elle ne se déshabillait pas, elle offrait une danse sacrée où le désir était contrôlé au millimètre, tel un jaguar tenu en laisse.

Sa loge sentait le papier d’Arménie. Rachida, la femme de ménage aussi efficace que têtue, était une adepte des désinfectants d’atmosphère en tous genres. Elle ouvrit la fenêtre sur la nuit brouillée par la pluie et observa la lune pendant quelques secondes, la remerciant secrètement d’être pleine le soir où elle inaugurait sa danse d’inquiétude.

Lola s’était installée dans un fauteuil Chesterfield vert et inconnu. Ingrid paria pour un cadeau de Timothy, grand fan, avec son épouse Angela, d’antiquités européennes. Son amie appréciait, semblait-il, le confort de ce siège vénérable. Elle descendit au bar et remonta avec un verre et une bouteille de porto. Elle remplit un bol d’eau, l’offrit à Sigmund, glissa un CD dans son mini-lecteur. Les Suites pour violoncelle de Bach par Paul Tortelier sauraient accaparer l’attention de Lola tout en l’apaisant. Une gageure qui n’était pas à la portée du premier venu.

On frappa à la porte. Deux coups brefs, un long. La signature de Timothy. Ingrid cria « One moment, please ! », ouvrit le placard, fit signe au dalmatien de s’y cacher. Docile, il obéit. En découvrant Lola, Harlen passa au français qu’il maîtrisait à la perfection, malgré un accent prononcé, et lui serra chaleureusement la main. C’était un homme carré qui évaluait vite ses contemporains et se trompait rarement lorsqu’il accordait sa confiance. Lola Jost faisait partie du cercle des élus.

– C’est un grand plaisir de vous revoir, ma chère Lola. Vous vous faites trop rare, ces derniers temps.

Veste de smoking blanche, simple T-shirt gris et jean. Lola avait confié à Ingrid qu’elle appréciait l’élégance de son patron, son goût pour les associations osées mais qui sur lui semblaient une seconde peau.

– Ingrid s’imagine que les sorties ne sont plus de mon âge. Elle me préserve comme une vieille confiture.

– Alors que vous êtes une coupe de champagne. À propos, puis-je vous en offrir une ?

– Merci, non. Ce porto sexagénaire me convient parfaitement.

– Thank you, boss, intervint Ingrid. Ce fauteuil est adopté. Je n’avais rien pour asseoir mes invités.

– C’est bien ce que j’ai pensé, Darling. Comment sens-tu ton nouveau numéro ?

– Je l’ai rodé hier devant Betsy, Marie et Enrique. Ils ont aimé. J’ai regretté que tu aies un rendez-vous d’affaires…

– Je leur fais confiance. Ils sont pires qu’un jury de Nobel. Et puis, je ne pouvais pas annuler. C’était un déjeuner avec un copain du Herald Tribune.

Lola suivait la conversation d’un œil gourmand. Ingrid étudia deux secondes son visage, se mordit les lèvres en devinant ce qui allait suivre.

– Timothy, connaissez-vous Richard Gratien et son jeune partenaire, Florian Vidal ?

Harlen passa ses mains dans ses mèches grises. Sa façon de faire le tri dans ses souvenirs. Ingrid s’accorda un soupir.

– Gratien vient au Calypso de temps à autre. Il est toujours accompagné de personnalités africaines. La dernière fois, c’était un ministre ivoirien. Un homme charmant. Vidal était là, bien entendu. Personne ne sort sans son ombre, n’est-ce pas ?

Lola lui apprit la mort de l’avocat. Harlen avala l’information sans broncher. En tant que vétéran du Vietnam, il en avait vécu d’autres.

– Alors Gratien doit être dans un sale état.

– C’est-à-dire ?

– Il n’a pas d’enfant. Vidal était quasiment son fils adoptif. D’ailleurs, pas mal de gens le surnommait « l’héritier ». Il avait commencé au bas de l’échelle. Comme chauffeur de Mister Africa.

– Mister Africa ?

– C’est comme ça que mes amis de la presse américaine appellent Richard Gratien. Eh bien, Mister Africa a fait de son driver un avocat réputé et riche !

– Grâce aux ventes d’armes, lâcha Ingrid avec une mine dégoûtée.

– Il faut bien que quelqu’un s’en charge, Darling. Inutile de faire dans l’angélisme. Tous les grands pays vendent des armes. C’est même une partie essentielle de leur PNB. Chacun sait que c’est un marché très spécial, et que les commissions font partie du système. La question est de savoir si les deals sont légaux ou pas. Et si les bénéficiaires des commissions ont légalement le droit de les toucher.

– Et Mister Africa fait dans le deal illégal ? demanda Lola.

– J’aimerais être dans le secret des dieux, ma chère. Ce que je sais, comme tout un chacun, c’est que Gratien a comparu comme témoin à plusieurs reprises dans l’affaire EuroSecurities, la chambre de compensation internationale impliquée dans un scandale financier. Certains de ses contacts intéressent la justice.

– Une chambre de compensation, ça a l’air d’être un machin vaguement érotique, mais je parie que c’est autre chose, plaisanta Ingrid.

– En effet, Darling. Officiellement, EuroSecurities est à la fois une banque et une société spécialisée dans l’échange de titres. Son travail, c’est le clearing, un système qui simplifie et sécurise les transferts financiers internationaux. Le problème, c’est que ses dirigeants sont accusés d’avoir mené deux activités parallèles : les transactions transparentes et contrôlées, et des opérations dissimulées, et illégales. Par exemple, en oubliant d’intégrer certains comptes clients dans la comptabilité d’EuroSecurities. En d’autres termes, en montant une opération de blanchiment qui s’évaluerait en milliards de dollars.

– Arrêtez-moi si je me trompe, Timothy, mais je crois me souvenir que les patrons d’EuroSecurities sont soupçonnés d’avoir permis la circulation de commissions et de rétrocommissions occultes dans le cadre de ventes d’armes.

– Vous ne vous trompez pas, Lola. Mais si c’est le domaine d’activités de Richard Gratien, les juges n’ont jusqu’à présent pas réussi à prouver qu’il avait quoi que ce soit à se reprocher. Ses clients sont des marchands d’armes, pas des trafiquants. Il connaît sans doute les secrets de bien des gens, mais il a peut-être pu garder le nez hors de la boue. Qui sait ?

– Et quelque chose me dit qu’une rétrocommission n’a rien à voir avec le fait de faire ses courses dans les années cinquante, ajouta Ingrid.

– Tu sais qu’on va peut-être finir par faire quelque chose de toi, ma grande ! répondit Lola. Une rétrocommission, c’est la rencontre d’un énorme paquet d’argent et d’un effet boomerang. Admettons qu’un pays producteur d’armes veuille vendre ses missiles et ses avions de combat sophistiqués à des pays dans le besoin. Ces clients potentiels sont courtisés par tous les pays producteurs d’armes de la planète. Comment faire le tri ? Il est possible que le vendeur capable de proposer un petit cadeau en plus, une gentille commission, emporte le marché. Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Une partie de la commission revient à la case départ, au pays vendeur donc, et cette rétrocommission sert alors, par exemple, à financer un parti politique ou une campagne électorale. Ni vu ni connu.

– Comme ça, tout le monde est content. Militaires et politiques.

– Exactement, ma grande. Bienvenue dans le monde réel.

– Je crois que je préfère celui du Calypso. Ici, il est clair qu’on n’a rien à cacher.

 

Lola leva le nez de son magazine et écarquilla les yeux en découvrant le costume d’Ingrid. Perruque argentée, peau et lèvres de geisha, robe noir et blanc froufroutante qui ne laissait aucune place à l’interprétation. Ingrid était déguisée en squelette. Un cadavre ultra-sexy grâce aux mensurations de la jeune Américaine, mais un cadavre tout de même. Et Marie n’avait pas lésiné en dessinant, sans en oublier aucun, les deux cents os qui composaient le corps humain. Un travail de professionnelle.

– Alors ? demanda Ingrid.

– Tu crois vraiment que les types qui piaffent en salle sont venus assister à un enterrement ?

– Je suis la Mort, c’est un fait. Mais en me dépouillant de mon linceul, c’est la vie que je libère.

– Ah, vu sous cet angle, pourquoi pas. Bon, eh bien, toutes mes condoléances !

– Tu n’assistes pas au spectacle ?

– Non merci. Il faut que quelqu’un tienne compagnie à Sigmund. Je crois qu’il est encore vexé d’avoir été mis au placard.

Ingrid avait choisi Thriller de Michael Jackson, misant sur les hurlements de loup en arrière-fond. Betsy avait chauffé la salle avec un numéro classique de nu intégral et pole dancing, où la danseuse se contorsionne comme un serpent autour d’une barre en métal, donc dans un espace restreint. Ingrid préférait évoluer sur toute la scène, la conversation avec une barre en Inox lui semblant limitée. Mathieu était en train d’annoncer son numéro vedette. Il y mettait de l’émotion.

– Et maintenant, and now ladies and gentlemen, mesdames et messieurs, le numéro unique et inimitable de celle que vous attendez tous. La flamboyante, la pétulante reine de Paris. I give you the one and only… Gabriella Tiger !

Betsy la félicita pour son costume. Timothy lui fit un signe d’encouragement. Marie réajusta sa perruque et lui souhaita bonne chance.

Ingrid prit une grande inspiration et déboula sous les vivats. Les projecteurs étaient braqués dans sa direction, elle ne discernait aucun visage. Elle perçut la stupéfaction du public. Pendant une seconde la foule se tut, médusée. Elle s’avança d’un pas chaloupé jusqu’au-devant de la scène et cria de toutes ses forces :

– HAPPY HALLOWEEN EVERYBODY !

Il y eut enfin des rires, des sifflets admiratifs et le public s’unifia dans une clameur qui réchauffait le cœur. Ingrid arracha sa manche droite avant de la faire tournoyer puis de la lancer vers l’assistance. Un humérus et un radius en moins. Un admirateur hurla GABRIELLAAAAA ! à pleins poumons. Trompant son monde, Ingrid virevolta quelques secondes puis arracha son bas gauche révélant une jambe fuselée et crémeuse. Un fémur et un tibia envolés. Le reste glissa comme dans un rêve syncopé. Disparition d’une crête iliaque. Dissolution de sacrum. Naufrage de côtes flottantes. Évaporation de sternum. Un swing de clavicules et puis s’en va. Et en échange, apparition d’une épaule à la rondeur de soie, joyeuse cambrure de rein, ventre de satin, seins ensoleillés. En se dépouillant, en revenant du Royaume des morts, Ingrid se gorgeait de sang et de fibres et redessinait des contours de plénitude.

You know it’s thriller, thriller night / You’re fighting for your life inside a killer, thriller tonight…

Elle leur avait fait peur, puis les avait gagnés à sa cause. C’était toujours la même chose. Elle souhaitait leur faire du bien, car elle savait qu’ils en avaient terriblement besoin.

 

Comme toujours, elle quitta la scène à regret. Elle avait l’impression de faire corps avec eux, savait que c’était une illusion, s’en moquait. Marie attendait, le peignoir argenté avec l’inscription Calypso grand ouvert, signe doux mais ferme du retour à la normale. Ingrid s’y enveloppa et prit le chemin de sa loge.

Elle baignait encore dans la griserie de son show. Lola siégeait toujours dans le Chesterfield couleur trèfle, Sigmund à ses pieds tel un sphinx gardant une déité morose. Le niveau du porto avait diminué de manière significative. Ingrid savait qu’en faisant du sur-place, sa vieille complice avait progressé sur un sentier périlleux. Celui de la dette aux amis défunts.

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis : / Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire / Et dans l’ombre qui s’épaissit

– Tes admirateurs ne se sont pas sauvés en hurlant ?

– Mission accomplie, Lola. Ils ont survécu.

– Incroyable. Quelquefois, je me demande si tu n’es pas la grande prêtresse d’un culte qui n’existe pas encore.

Ingrid enleva sa perruque, la disposa sur le mannequin de bois. Elle s’installa devant le miroir et entreprit de se démaquiller. Maintenant qu’elle avait dansé, tout allait mieux. L’inévitable pouvait se déployer.

– J’essaie de réfléchir comme lui, commença Lola. Si j’étais à sa place, tu sais ce que je ferais ?

– Non.

– Je réquisitionnerais le même médecin légiste que pour Toussaint. Les traces sont écrasées par le temps, alors il ne faut laisser aucune chance au hasard.

– Tu as sûrement raison.

– Tu m’en veux de te parler de Sacha ?

– Tu n’y es pour rien. Personne ne pouvait imaginer qu’un autre homme mourrait comme Toussaint Kidjo. Tu as l’intention de rechercher Aimé Bangolé ?

– Barthélemy affirme qu’il est introuvable. À l’époque, Bangolé n’avait rien eu à m’apprendre. Sacha pense qu’il en savait plus que ce qu’il prétendait, mais c’est parce que notre cher commandant n’a que des nèfles à se mettre sous la dent.

– Tu aurais pu lui dire que tu n’en savais pas plus.

– Il m’a énervée.

– Tu veux faire la course avec lui, c’est ça ?

– Bien sûr que non, et puis tu me vois courir après un tonton avec une minerve et un bras en capilotade ?

– Capilotade, un mot qui fait mal. Je visualise de petits os tout écrasés.

– Forcément, après pareil numéro. Vivement décembre que tu te déguises en Mère Noël. Ingrid ?

– Lola ?

– Je crois que je vais faire ce que j’ai très envie de faire…

– Really ?

– Je compte téléphoner à Thomas Franklin, le légiste. C’est un vieux copain. Même s’il n’est pas en charge de l’autopsie, il aura des tuyaux en direct. Il me doit bien ça.

– Et que feras-tu de cette tuyauterie ?

– C’est juste histoire de me tenir au courant, tu vois ? Ensuite, je laisse faire les professionnels. C’est décidé.

Ingrid hocha la tête avec un air de compréhension assez réussi. Il arrivait que Lola se racontât des histoires, elle savait même y mettre une belle conviction. L’Américaine échangea un regard avec le dalmatien. Les grands yeux noirs de Sigmund étaient des digues contenant mal une mer de sagesse et de compassion. Ce chien a envie de découvrir la Mongolie intérieure, pensa-t-elle en lui adressant un clin d’œil.