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Avachi sur la banquette, Sigmund ronflait légèrement. Elles le laissèrent à sa sieste et s’en allèrent sonner chez Jean Texier. Revoyant le vieil homme, Lola eut un choc. Le temps avait usé le médecin deux fois plus vite que la moyenne. Son visage fripé paraissait gommé, son corps délesté d’une bonne dizaine de kilos. La douleur de perdre son fils unique. Peut-être une maladie en prime ? Quand la vie dénichait une victime de choix, elle ne détestait pas s’acharner.

– Ah, commissaire Jost. Décidément ! Entrez, je vous en prie.

Décidément ? Lola envisageait le pire tandis que Texier, fidèle au vieux gentleman de ses souvenirs, l’assurait de son plaisir de la revoir après toutes ces années. Le pire se manifesta sous les traits d’un gandin mal coiffé, et à qui personne n’avait appris à repasser ses chemises. Le regard ne trompait pas. Flic pur jus.

– Le lieutenant Ménard et moi parlions justement de cette horrible histoire. Florian Vidal avait le même âge que mon fils, c’est atroce.

Un peloton d’anges froufrouta au-dessus de l’assistance. Le jeune flic en profita pour détailler Ingrid d’un air appréciateur. Avant de casser le silence.

– Et vous êtes ?

– L’ancienne patronne de Toussaint.

– La fameuse Lola Jost, accompagnée de sa fille, dit-il en déshabillant Ingrid des yeux.

– Ingrid Diesel, répondit-elle en lui donnant une poignée de main. Aucun lien de parentation.

– Parenté, mais ce n’est pas grave. J’adore votre accent !

Lola rêvait d’un seau d’eau glacée. À renverser d’urgence sur la crête de ce petit coq.

– Et vous êtes ici toutes les deux à titre amical. Bien sûr.

Texier eut la bonne idée d’accompagner le jeune pignouf vers la sortie. Il revint, l’air préoccupé.

– Il y a un malaise ?

– Je serai franche avec vous, Jean. Je suis retraitée et mes ex-confrères n’apprécient pas de me voir remettre le nez dans l’affaire Kidjo.

– Vous n’avez pas confiance en eux ?

– Ils ont leur hiérarchie sur le dos. Je suis libre comme l’air.

Le regard qu’il lui adressa était noyé de chagrin. Texier avait perdu tout espoir que quiconque retrouvât les meurtriers de son fils. Elle se souvint de ce qu’il lui avait confié cinq ans auparavant. Toussaint a mis les pieds dans une sale embrouille politique, Lola. Nous sommes des fourmis face à eux. Il n’avait pas dû changer d’avis.

– Il faut que vous m’aidiez. Grâce à l’affaire Vidal, on peut redémarrer à zéro. Il y a forcément un lien. On ne tue pas deux hommes de cette façon sans raison, même à cinq ans d’intervalle.

– Le lieutenant Ménard m’a demandé si Toussaint connaissait Vidal. Mais la réponse est non, Lola. Du moins, mon fils ne m’a jamais parlé de cet homme. J’ai appris son existence dans le journal, comme tout le monde. Ensuite, Ménard a enchaîné sur Norbert Konata.

Sacha n’était pas tombé de la dernière pluie et n’avait pas perdu son temps.

– J’ai appris moi aussi que Toussaint s’intéressait à la mort de ce journaliste.

– Norbert était son meilleur ami. Quand Toussaint est revenu de Kinshasa, il n’était plus le même. À l’époque, je n’ai pas cru bon d’évoquer le sujet avec vous. Il n’y avait pas de rapport a priori, et je pensais que Toussaint vous avait mise au courant…

– Vous êtes en train de me dire que Toussaint s’est rendu en Afrique à l’enterrement de son ami journaliste ?

– Oui, en avril, quelques mois avant sa mort.

Elle s’échoua sur le premier siège venu. Ces années à côtoyer Toussaint sans le connaître vraiment. Elle pensait avoir tissé un lien. Une amitié. Comment s’était-elle trompée à ce point ? Ingrid lui tapota la main.

– Lola, ça va ?

– Je croyais qu’on se disait tout. Ou presque. Or, il m’avait caché la mort de son meilleur ami. Au commissariat, il prétendait être rentré au pays pour des vacances. Un séjour très agréable. Je l’entends encore.

– Toussaint était aussi secret que sa mère, dit Texier.

– Qu’est-ce que vous savez sur Norbert Konata ? intervint Ingrid.

Il expliqua que Toussaint et Norbert avaient grandi ensemble, dans un village près de Kinshasa. À l’époque où la République démocratique du Congo, la RDC, s’appelait encore le Zaïre, Texier travaillait comme médecin généraliste pour une ONG installée en campagne. Le père de Norbert, infirmier de formation, l’assistait. Depuis toujours, Norbert Konata voulait devenir journaliste. Il avait fait ses études au pays, avant d’entrer au Congo Globe, un quotidien d’informations générales. Il s’était spécialisé dans la politique.

– Norbert n’hésitait pas à poser les questions qui fâchent. Malheureusement, il fait partie de la longue liste des journalistes assassinés en Afrique. C’est sans fin. L’an dernier, un reporter et sa femme, parents de cinq enfants, ont été abattus devant chez eux par des hommes cagoulés. Le présentateur d’un journal en swahili, attaqué en pleine rue, est mort à l’hôpital. Norbert travaillait pour un quotidien d’opposition. Il était l’un des hommes les plus courageux que j’aie rencontrés. Et Toussaint n’acceptait pas sa mort.

Submergée par ses émotions, Lola n’avait plus la force de parler. Ingrid prit le relais.

– Vous avez des coupures de presse concernant sa mort ?

Le vieil homme apporta un casier qu’il posa sur la table basse du salon. Il en sortit un dossier cartonné. Ingrid dénicha un article paru dans Congo Globe, quotidien de Kinshasa, et le lut à voix haute.

 

Notre journal s’associe à Reporters sans frontières pour exprimer sa consternation suite à la mort, à vingt-huit ans, de notre ami et confrère Norbert Konata. Son corps sans vie a été découvert le 3 avril dernier vers une heure du matin dans une voiture volée, accidentée sur le boulevard Lumumba, à une quinzaine de kilomètres de Kinshasa. La voiture revenait de l’aéroport de Ndjili ; son vol avait été signalé par son propriétaire, un responsable des équipes au sol de l’aéroport. Des témoins affirment avoir vu les occupants cagoulés d’une voiture grise poursuivre le véhicule de N. Konata, et entendu des rafales d’armes automatiques. Rappelons que notre confrère avait déjà été victime d’un attentat manqué, alors qu’il couvrait les élections présidentielles. Le tribunal militaire du quartier où résidait N. Konata a ouvert une enquête. Rappelons que cet assassinat est le deuxième concernant un journaliste en huit mois. Le Congo Globe présente ses sincères condoléances à la famille et aux proches de notre regretté et talentueux ami.

 

L’article était accompagné d’une photo du journaliste, en costume clair, souriant devant le bâtiment du Congo Globe. Pendant qu’Ingrid faisait sa lecture, Texier avait retrouvé des photos. Toussaint et Norbert au temps de l’innocence et de la paix. Quelques clichés montraient les deux amis en compagnie d’une jolie jeune fille. Certains étaient légendés.

Texier retrouva une série de dessins au fusain. Des portraits de Toussaint et de Norbert, à différents âges de leur vie. L’artiste avait su capter leur caractère. Toussaint, actif, trapu, un rien farceur. Norbert, plus sage, concentré, un physique de liane tranquille mais solide. Au fur et à mesure que les deux amis grandissaient, leurs tempéraments ne s’exprimaient plus avec la même spontanéité mais Toussaint restait l’homme d’action, Norbert l’intellectuel. Ces dessins étaient signés de Myriam Konata, la sœur de Norbert.

– Vous avez ses coordonnées ?

– Non, Myriam a déménagé après la mort de son frère. Elle a même résilié sa ligne téléphonique. Je n’ai jamais réussi à la joindre. Je suis retourné à Kinshasa, il y a deux ans. Myriam était introuvable.

Texier accepta de leur prêter les photos. Ingrid lui demanda pourquoi Toussaint ne portait pas son nom. Lola protesta, s’excusa pour son amie : elle jugeait la question indiscrète. Le vieil homme expliqua que son fils s’était appelé Toussaint Texier jusqu’au moment où il avait décidé, de son propre chef, d’abandonner ses études de droit et de démarrer une carrière dans la police. Il avait alors vingt-quatre ans.

– Vous ne lui en avez pas voulu ?

– Non, ça lui a pris au moment où il choisissait la France. Pour sa carrière. Il avait sans doute envie de marquer ses origines africaines. Sa façon de maintenir l’équilibre.

Elles lui promirent de le tenir au courant de leur enquête et prirent congé. Sigmund jappa en les voyant arriver.

– Je me demande si ce chien ne perd pas sa bonne éducation à notre contact, commenta Ingrid.

Antoine Léger l’avait habitué à assister aux séances avec ses patients. Évidemment, le psychanalyste avait exigé du dalmatien une discrétion exemplaire. En échange, et entre-temps, ils sillonnaient Paris pour de longues promenades par tous les temps.

– Sigmund perd ses manières à ton contact, grogna Lola.

– What ?

– C’était gonflé de poser ces questions intimes. J’en étais rouge de honte.

– Il faudrait savoir ce que tu veux ! Quand on remue les secrets du passé, inutile d’y aller à moitié.

Lola fourra les photos dans la boîte à gants en maugréant. Ingrid mit le contact et prit la direction du canal Saint-Martin. Lola se calma une fois dans le parking.

– Je te demande pardon. Apprendre que Toussaint me faisait des cachotteries m’a secouée.

– Pas de problème. Je comprends ça. Mais réponds franchement à ma question.

– Vas-y, shoote.

– Tu es vraiment sûre de vouloir continuer ?

– Certaine. Pourquoi ?

– Et si tu découvrais pire que ce que tu imagines ?

La minuterie arriva en bout de course. Et délivra Lola de la nécessité de répondre. Le parking fut plongé dans le noir. Ingrid éteignit les feux de croisement de la Twingo.

– Qu’est-ce que tu fais ?

– La méthode Toussaint, Lola. Je nous mets dans la boîte. Pour réfléchir. Ce n’est pas ce que tu voulais ?

– Pas la peine, rallume. Au diable les histoires de boîte. Changement de méthode. Ce qu’il nous faut, c’est un bon coup de projecteur. Même si ça devait éclairer les pires saloperies. Allons réfléchir chez toi au grand jour.

– Pourquoi chez moi ?

– Parce que tu as sûrement de la bière mexicaine au frais. Le porto, ça commence à bien faire.

– Il n’est même pas onze heures.

– J’en suis parfaitement consciente.

Lola ouvrit sa portière, déclenchant la lumière du plafonnier, marcha d’un pas décidé jusqu’à l’interrupteur de la minuterie. Ingrid crut voir une ombre bouger, ralluma les feux de croisement. Un chat gris juché sur le toit d’un 4  4 noir prit la fuite si vite qu’elle se demanda un instant si elle n’avait pas rêvé sa présence.

 

Elles se retrouvèrent face à face sur les canapés psychédéliques. Lola armée d’une bière, Ingrid d’un verre d’eau. La première dressait le bilan pour le bénéfice de la seconde. Il en ressortait que peu de temps avant sa mort Toussaint Kidjo avait mené une enquête à l’insu de ses collègues. Une initiative déclenchée par l’assassinat de son ami d’enfance, Norbert Konata, journaliste politique dans un quotidien d’opposition au pouvoir en place. Jean Texier pressentait que son fils avait mis les pieds dans une embrouille liée aux transactions obscures de la Françafrique, mais ne possédait aucune preuve. En revanche Aimé Bangolé admettait que Toussaint l’avait questionné au sujet de Konata, mais aussi de Gratien.

– Il faut creuser la piste Konata.

– Si tu as l’intention de m’embarquer en Afrique, c’est non. Timothy est le plus compréhensif des patrons, mais c’est aussi un homme d’affaires. Pas question de perdre mon job au Calypso.

– Qui te parle de l’Afrique ? Toussaint aurait pu enquêter en RDC, mais c’était bel et bien à Paris qu’il cherchait une piste. Remettons nos pas dans les siens.

– C’est quoi la prochaine étape ?

– Adeline Ernaux. La fiancée de Toussaint. Il a forcément dû lui parler de son ami d’enfance.

– S’il lui avait fait des confidations à l’époque, elle te l’aurait dit, non ?

– On dit confirmations, confessions, certes, mais confidations est pure invention de ta part, Ingrid. Et fait très mal à l’oreille, excuse-moi. Le terme exact est « confidences ».

– Whatever. Dans mon pays, « confidence » signifie « confiance ». Il y a de quoi s’emmêler les chapeaux.

– Non, plutôt les pinceaux. On dit « porter le chapeau » et « s’emmêler les pinceaux ».

– Trop compliqué.

– Mais non.