– Commandant, quelqu’un vous attend. Depuis un moment.
Sacha remercia la secrétaire, récupéra le café au distributeur poussif de la Brigade et rejoignit son bureau.
Nadine Vidal fumait devant la fenêtre entrouverte. Profil pâle, tendu, manteau de fourrure sur les épaules qui la faisait paraître plus fragile. Voyant Sacha, elle noya sa cigarette dans un gobelet en plastique d’un geste nerveux.
– Désolée, c’est interdit, mais… je n’arrive pas à m’arrêter.
– Que puis-je pour vous ?
– Me donner l’autorisation d’aller me reposer. Quinze jours pas plus, ce sera… suffisant. Un ami tient une clinique à Neuilly. Il a dit qu’il allait m’aider. Je…
– Il vous est arrivé quelque chose ? On vous a menacée ?
– Le téléphone sonne sans arrêt. Les journalistes font le siège en bas de chez moi. C’est insupportable…
– Loin de moi l’envie de vous empêcher de vous remettre à votre rythme.
– Merci, commandant.
– Donnez-moi l’adresse.
Elle la nota d’une main tremblante et lui tendit. Il s’approcha, pressa son épaule et alla fermer la porte.
– Vous êtes un homme en qui on peut avoir confiance. S’il vous plaît, ne communiquez cette adresse à personne.
Il hocha la tête, s’adossa à la porte.
– Je me doute que Gratien est passé chez vous avant qu’on ne retrouve votre mari.
La peur affleurait sur sa peau pâle ou n’était-ce que la fatigue ? Elle était venue lui confier ses craintes, mais hésitait encore. Maintenant que son mari avait disparu, sans doute n’était-elle plus rien pour Gratien. Sinon une source d’ennuis.
– Laissez-moi vous aider, Nadine.
– J’avais appelé Gratien dans la soirée pour savoir si Florian était chez lui. Gratien est venu dans la nuit. Il était fou d’inquiétude.
– Que voulait-il ? Des documents, n’est-ce pas ?
– Oui, les contrats de leurs dernières affaires…
– Et ses fameux carnets.
– Non, je suis certaine que Florian ne les avait pas au coffre.
– Comment le savez-vous ?
– Je connais le contenu du coffre. Quand j’ai vu que Florian ne rentrait pas, je l’ai ouvert.
– Pour quelle raison ?
– J’ai craint qu’il ne soit parti avec une autre femme. J’étais comme folle. Je voulais vérifier qu’il n’avait pas emporté son passeport.
– Et le passeport était bien là ?
– Oui, mais il n’y avait pas de carnets. Seulement des contrats relatifs aux activités de Gratien et de mon mari.
Il attendit une suite qui ne venait pas. Nadine était bel et bien terrorisée. Et ce n’était pas seulement des journalistes dont elle voulait se protéger.
– En cas de malheur, il n’était pas question que ces documents se retrouvent dans la nature. C’est bien ça ?
– Richard Gratien connaît la combinaison du coffre. Il a pris ce qu’il voulait.
– Il vous a brutalisée ?
– Non…
– Nadine, je vous en prie. Je vois bien que vous me cachez quelque chose.
– Gratien m’a giflée. Il avait deviné depuis un moment que j’essayais de convaincre Florian de le lâcher. Il s’est mis à hurler, m’a demandé où se cachait mon mari, si je comptais le rejoindre quelque part.
Elle ne pleurait plus. Comme si elle avait épuisé sa réserve de larmes mais sa bouche se tordait à l’évocation de ce que Gratien lui avait fait subir.
– Il m’a frappée une seconde fois, je suis tombée… Il m’a donné un coup de pied dans le ventre. Quand il a compris que je n’en savais pas plus que lui, il est reparti. Ce que je viens de vous dire, commandant…
– Oui ?
– Je ne le répéterai à personne officiellement. Ne comptez pas sur une déposition.
Une plainte contre Gratien aurait pourtant bien fait son affaire. Elle lui aurait permis de le déstabiliser et de pouvoir l’interroger plus efficacement. Sous la surface lisse de l’avocat, la violence dénichée, enfin. Il observa un instant Nadine Vidal. Elle avait resserré son manteau sur sa poitrine, semblait transie et épuisée.
Cette femme avait la fragilité de la statuette en verre ornant le bureau de Mars. Mais il sentait qu’elle ne céderait pas. Il téléphona à Ménard, lui ordonna d’accompagner Nadine Vidal à la clinique. Il l’intercepta avant qu’il n’entre dans le bureau.
– Je ne pense pas qu’elle essaie de nous filer entre les doigts, mais vérifie qu’elle est bel et bien enregistrée. Si c’est le cas, je veux que sa chambre soit gardée vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Ménard embarqua Nadine Vidal sans faire de commentaires.
La porte du bureau commun était entrouverte. Carle était occupée à passer un coup de fil personnel, à son mari apparemment. Il frappa, entra. Elle raccrocha sur une formule rapide.
Un rayon de soleil providentiel perçait le plomb des nuages. Sacha proposa de prendre un verre sur le boulevard Saint-Michel. Il comptait lui parler de Nadine Vidal. Elle refusa, le bruit des brasseries la saoulait.
Ah, Capitaine Carle, tu es du cuir le plus coriace, celui dont on fait les valises sans poignets. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ?
– Je peux emprunter cette grosse valise ?
– Mais elle est pleine d’accessoires bien pliés, fit remarquer Ingrid. Du polyester mou, comme ça pas de froissement.
– Intéressant.
– C’est Marie qui décide. Gare à ne pas troubler les méthodes de rangement de ma costumière.
– Je serai précautionneuse, annonça Lola en saisissant les accessoires froufroutants pour les déposer sur le Chesterfield. Roissy, nous voici !
– Attention, tu m’as promis qu’on n’irait nulle part. No Africa, OK ?
– No Africa, comme tu voudras. Cette valise a une utilité qui t’apparaîtra une fois au cœur de l’action.
Elles quittèrent le Calypso avec Sigmund, évitant à nouveau l’œil mirador d’Enrique le portier. Ne rentrant pas dans le coffre de la Twingo, la valise envahit l’espace vital du dalmatien. Ingrid mit la radio pour le détendre et fut enchantée de tomber sur I Feel Love de Donna Summer. Lola protesta, elle n’aimait pas les musiques répétitives. L’amie américaine lui fit remarquer que les grands moments méritaient d’être répétés à l’infini.
Ooohh / It’s so good, it’s so good / It’s so good, it’s so good / It’s so good / Ooohh…
Elles rallièrent Roissy Charles-de-Gaulle en une demi-heure. Armée d’une patience en acier et de sa valise en polyester, Lola s’entretint avec un jeune homme de mauvaise humeur du service client. Elle se lança dans une histoire osée de bagage oublié par Isis Renta, réussit par miracle, et en tablant sur l’épuisement rapide du jeune homme, à récupérer quelques informations. Leur croisement habile lui permit de tirer une conclusion fatale : l’hôtesse faisait partie de l’équipage du vol ayant décollé depuis longtemps vers le Cameroun. Elle serait de retour demain par le vol Douala-Paris atterrissant à 06 h 10. Lola prit la situation avec bonhomie. Et proposa à Ingrid de lui payer l’hôtel : elles seraient à pied d’œuvre, l’aube venue, pour cueillir la fille de l’air.
– Et s’ils n’acceptent pas Sigmund ?
– J’ai mon plan, répliqua Lola en désignant la valise.
Tandis qu’Ingrid la dévisageait sourcils froncés, elle interrogea un employé de l’aérogare qui lui indiqua l’Hôtel Ibis, accessible au bout de trois kilomètres par une navette. Si les renseignements de cet homme étaient exacts, l’hôtel acceptait les animaux.
– Tu vois, Ingrid, pas de raison de s’énerver.
– Si les hôtels du coin avaient refusé les chiens, tu aurais forcé ce pauvre Sigmund à se cacher dans la valise ?
– Bien sûr. Cet animal a le sens du devoir. Dix minutes de valise n’ont jamais tué personne. Et si les détecteurs à fumée existent bien, ceux à chiens sont à inventer. Trois arguments inattaquables. Bon, allons nous coucher, la matinée sera sportive.