Il arriva à son bureau vers six heures, joignit Ménard à son domicile et lui ordonna de venir immédiatement à la Brigade.
Il lui raconta une partie de ses découvertes de la nuit. Estéban était bel et bien l’informateur privilégié de Mars. Le diplomate savait que Fabert avait manipulé Konata pour le pousser à voler les carnets de Gratien. Après l’assassinat du journaliste, c’était à Mars que Kidjo avait demandé son aide pour démasquer les meurtriers de son meilleur ami. Kidjo avait les carnets. Il en avait donné une copie à Mars.
– Mars connaissait Kidjo ? Et il a balancé les carnets ? Je n’en reviens pas.
– Remets-toi, Ménard, et fais parler tes petits papiers, tu es le procédurier, tu t’en souviens ?
– Ne vous inquiétez pas, patron, je focalise.
– Le lien existe forcément quelque part. Apporte-nous tes infos, on se partage le travail.
Ménard courut chercher ses dossiers, les déposa sur le bureau de Sacha. Les deux hommes s’attelèrent à la tâche. Vers huit heures, Ménard poussa un « BUUUTTT !!!! » retentissant en brandissant le poing vers le plafond.
– C’est écrit là, noir sur blanc, patron ! Calixte Kidjo, la mère de Toussaint, était employée à l’ambassade de France à Kinshasa. Au secrétariat du consul.
– Et Mars travaillait à l’ambassade à la même époque. C’est bien ça ?
– Tout juste. Kidjo a dû se rendre à l’ambassade, sa mère lui a présenté Mars…
– Ça se tient.
Il avait envie d’ajouter : mais ça ne nous explique pas pourquoi Mars a fait flamber Vidal et a probablement éliminé Antonia. Les révélations viendraient en leur temps. Il fallait qu’il puisse assimiler ce qui s’était passé.
Et une partie de moi ne comprend pas, ou ne veut pas comprendre.
Gratien a connu sa grande époque. Les temps changent. Tu as les épaules pour prendre ma place, un jour. Pas de fausse modestie avec moi, Sacha. Je t’ai choisi.
C’était la fin de la matinée. Un soleil blanc, haut dans le ciel. Il avait tout lâché pour venir là. Ça ne lui ressemblait pas.
Direct, crochet, coup de pied à l’épaule. Crochet, rotation, coup de pied arrière. Agilité, puissance, rapidité. Il était la vigilance même, les attaques de l’adversaire jaillissant de tous côtés. Elle était arrivée en avance à leur rendez-vous, s’était glissée dans la salle en catimini pour apprécier ce qu’il donnait sur un ring. Aux prises avec un partenaire coriace, le corps en sueur brillant sous les néons, muscles ciselés, volonté mordante à fleur de peau, il se battait comme s’il en allait de sa vie. Un miracle que son partenaire soit encore debout. Il recula, gagnant l’espace pour un coup de pied sauté. Impeccable. Retour immédiat, crochet, direct, crochet. Il serait vainqueur. À l’adversaire plus grand, plus baraqué manquait le supplément d’envie. Ou plutôt de rage. Coups de genoux, direct, uppercut. Et un tibia claquant sur une épaule. Et un nouvel uppercut. L’adversaire vacillait, animal engourdi qu’on menait à l’abattoir. Lola était à deux doigts de prier pour lui. L’entraîneur siffla la fin du round. Gagnant : Sacha Duguin.
Soulagement de Lola. Sifflement épaté de l’entraîneur.
– T’as bouffé du lion élevé aux amphètes, mon coco !
– Ouais, surtout pour un type qui n’a pas fermé l’œil de la nuit, articula le partenaire au bord de l’asphyxie.
– Dommage que tu sois flic, Sacha, on te brancherait sur des combats illégaux. On se ferait un max de tunes !
Partenaires et entraîneur échangèrent quelques bourrades amicales. Et il repéra Lola. Il agrippa une serviette, épongea son torse ruisselant, son visage qui n’avait pas croisé de rasoir depuis un moment, quitta le ring. Lui offrit son sourire craquant. Mais elle décela une nuance qu’elle ne connaissait pas dans ses yeux. Le regard de qui s’est fait piétiner la confiance. L’origine de ses attaques déchaînées sur le ring n’était pas difficile à deviner : Arnaud Mars.
Seul point positif : il ne lui reprocherait pas d’être entrée chez un particulier par effraction. Il était désormais au-delà de ce genre de détails. Ils convinrent de se retrouver au Marquis, le café du coin. Malgré le ciel menaçant, elle s’installa en terrasse ; celle-ci mangeait une bonne partie du trottoir déjà étroit. Les passants pressés rasaient sa chaise. Concentrés, nombre d’entre eux n’évitaient la collision qu’au dernier moment. Oubliée la douce ambiance transalpine de la place du Marché-Sainte-Catherine : le moment de grâce est par définition rare et fugitif.
Quand Sacha la rejoignit, décontracté en apparence mais avec la même tension dans le regard, elle lui livra sans détour ses découvertes. Les mensonges d’Adeline. Le fait que Toussaint et la jeune femme connaissaient Arnaud Mars et qu’après la mort de Toussaint, Adeline rencontrait régulièrement le divisionnaire dans un restaurant africain du quartier Montorgueil. Sacha faillit l’interrompre. Les mots se bloquèrent dans sa gorge. Il se contenta de passer une main nerveuse sur des joues aussi rugueuses que son moral. Lola s’interrompit pour le laisser digérer l’information. Il lui fit signe de poursuivre. Elle ajouta qu’Adeline était introuvable, mais qu’une fouille de son studio avait fait émerger un test de paternité commandé par Toussaint.
– Il voulait vérifier qui était son père.
Elle lui tendit le courrier de SearchDNA. Comme prévu, il le lut sans faire de remarque quant à la méthode utilisée pour le dénicher.
– Il date de sept ans, précisa-t-elle.
– L’époque où Toussaint a perdu sa mère. C’est ça ?
– Exact. Adeline s’est bien gardée de m’en parler il y a cinq ans.
– Le test est positif.
– Jean Texier n’est pas au courant.
– Vraiment ?
– Je l’ai appelé et suis passée chez lui hier soir. Impossible que Toussaint ait prélevé sa salive à son insu.
– Texier peut mentir. Il ne sera pas le premier…
– Non, Jean est effondré. On ne feint pas ce genre d’émotion.
– Admettons.
– Qui plus est, il affirme que Calixte a souhaité parler en tête-à-tête avec son fils avant de mourir. Toussaint aimait Jean. Le connaissant, je suis certaine qu’il n’a pas voulu le faire souffrir avec les révélations de Calixte.
– Elle lui aurait appris que Jean n’était pas son père ?
– C’est plus que probable.
– Et Toussaint aurait vérifié avec ce test. Manque de chance, le document ne précise pas qui est le père.
– Il faut croire que ce quelqu’un aimait la discrétion pour que Toussaint ait gardé le secret.
Glissement de terrain dans ses yeux sombres. Le commandant Duguin assimilait une vérité qui ne lui faisait aucun bien.
– Tu disais que Mars était amoureux de l’Afrique, Sacha. C’était un euphémisme.
Il réfléchissait. Lola l’observait en silence.
– Calixte Kidjo était secrétaire du consulat de France à Kinshasa, dit-il.
– Et Mars, patron de la sécurité de cette même ambassade ? À la même époque ?
– Tout juste.
– Mars aurait eu une aventure avec Calixte, juste avant qu’elle épouse Jean Texier. Maintenant que j’y pense… il y avait quelque chose dans leurs manières d’être… ce petit rien…
Elle revoyait Toussaint lorsqu’il racontait une histoire. Sa façon de rire, mains croisées sur le ventre, bouche fermée, juste avant de libérer un rugissement joyeux, les épaules tressautant. Mars avait la même mimique. Et leurs démarches. Similaires. Un écho plus qu’une ressemblance, certes, mais c’était possible.
Arnaud Mars, père de Toussaint Kidjo.
Mars quelques années avant la Scandinavie, quelques années avant Karen. Mars qui rencontre Calixte Kidjo. Est-elle déjà fiancée à Jean Texier ? Quoi qu’il en soit, Arnaud et Calixte ont une liaison. Il lui fait un enfant. Elle lui cache sa grossesse, ou bien la vie les sépare avant que Calixte n’ait eu le temps de se rendre compte de son état. Plus tard, elle épouse Texier alors qu’elle est enceinte de Mars. Et décide de cacher la vérité à son mari. Cette vérité reste enfouie jusqu’à la maladie de Calixte. Au seuil de la mort, elle avoue à son fils que son père biologique est sans doute Mars.
Le reste est facile à imaginer : Toussaint prend contact avec Mars qui accepte de faire le test de paternité. Résultat positif. Les deux hommes font plus que se découvrir un lien génétique. Ils se reconnaissent. Et s’adoptent mutuellement. Toussaint abandonne ses études de droit pour entrer dans la police, comme son vrai père. Délaisse le patronyme de Texier pour celui de sa mère. Cependant, les deux hommes conviennent de garder leur relation secrète. Toussaint ne veut pas heurter Jean Texier qui a toujours été bon avec lui, et qui l’a élevé.
– Seule Adeline était au courant, reprit Lola.
– Et peut-être Karen.
– Tu connaissais bien l’épouse de Mars ?
– Je connaissais bien toute la famille.
Il aurait pu ajouter : du moins, je le croyais. Lola percevait son amertume. Mars les avait laissés, lui et son équipe, dans le noir. Il leur avait délivré des informations au compte-gouttes. Avec soin, pour les orienter exactement là où il le souhaitait.
– Lola, ce que vous venez de me communiquer…
– Eh bien ?
– C’est ce qui me manquait.
– C’est-à-dire ?
– Le mobile. Maintenant, je sais que c’est lui…
Ce fut à Lola d’en avoir le souffle coupé. Il lui expliqua comment il avait ressuscité le BlackBerry de Vidal, et ce qu’il avait découvert dans sa mémoire électronique.
– Tu es sûr qu’il s’agit de la voix de Mars ?
– Certain. Comme je suis sûr à présent que c’est lui qui a balancé les carnets aux médias.
Les éléments disparates se mettaient en place pour former une figure cohérente. L’ex-commissaire imaginait les dernières années de Toussaint. Des années intenses en émotions. Il découvre que son vrai père est Arnaud Mars. Il choisit de s’établir pour de bon en France, entre dans la police, rencontre Adeline. Juste après avoir appris l’assassinat de son meilleur ami, il reçoit par la poste un message posthume de Norbert Konata, dont une clé de consigne d’aéroport. Il se rend à son enterrement en Afrique, enquête sans succès auprès des autorités locales, et découvre ce que contient le casier de consigne.
– Ce sont les carnets secrets de Richard Gratien que Toussaint a trouvés dans cette consigne à Kinshasa, n’est-ce pas, Sacha ?
– Oui, je suis arrivé à la même conclusion.
De retour en France, avec les carnets dont il ne sait ni quoi penser ni quoi faire, si ce n’est qu’ils sont à l’origine de la mort de son ami, Toussaint cherche la vérité. Il réalise que la seule personne qui fait le lien entre ses vies africaine et française est son amie d’enfance, Isis Renta, l’ex-grand amour de Norbert. L’hôtesse de l’air était d’ailleurs mystérieusement absente à l’enterrement. Toussaint la joint à Paris. Elle admet que c’est elle qui a posté la lettre. Il la force à raconter ce qu’elle a vu. Norbert cerné par les miliciens, et qui a juste le temps de lui confier une clé et un nom de code avant de mourir dans une course-poursuite désespérée. Toussaint ne croit plus désormais que son ami a été tué parce que ses enquêtes politiques déplaisaient dans son pays. La raison de sa mort est à chercher ailleurs. Du côté d’un nom de code qu’il doit déchiffrer : Oregon.
– Toussaint s’adresse naturellement à Mars, dit Sacha. Parce qu’il a confiance en lui. Et parce que Mars connaît l’Afrique et les milieux de la diplomatie et du renseignement.
– Et Mars découvre qui est Oregon.
– Oui, il identifie Olivier Fabert. Un type obsédé par la récupération des carnets noirs de Gratien. Un homme pour qui tous les moyens sont bons. Mars comprend que Fabert a manipulé Konata pour qu’il vole ces carnets. Et qu’en toute logique, Gratien a fait tuer Konata pour essayer de les récupérer.
Ils se replièrent sur leurs pensées respectives un long moment. Sacha n’avait pas touché à son café.
– La Crim’ ne va pas s’en sortir indemne.
– C’est certain.
– Si ça peut te consoler, tu n’es pas le seul qu’il a manipulé. Il a pris son temps pour venger la mort de son fils.
– Oui, celui de nous choisir, comme de bons petits pions. Avec soin et méthode.
– N’oublie pas qu’il avait une famille à protéger. S’il s’était attaqué en direct à Gratien…
– Gratien s’en serait pris à Karen et Aurélie. Certainement, mais…
– Mais ?
– Tant de morts, Lola. Et de cette façon. Œil pour œil, dent pour dent.
– Il voulait faire endurer à Gratien ce qu’il avait lui-même enduré. La perte d’un être cher. La perte d’un fils. Ce fils unique qu’il avait découvert sur le tard, mais appris à aimer. Et crois-moi, Toussaint était attachant.
– Vidal n’était coupable que d’être l’assistant de Gratien. Si on devait éradiquer tous les intermédiaires du trafic d’armes planétaire, on n’aurait pas fini… Et surtout de cette façon. Dégueulasse. Inhumaine.
Il crispait les poings sans s’en rendre compte. Elle savait qu’il lui faudrait des séances et des séances de boxe thaï acharnées pour évacuer de son système Mars et ses saloperies. Si tant est que ce soit possible.
– Vidal était le fils de substitution de Gratien, l’être qu’il aimait le plus au monde apparemment. Mais si la femme meurt, tu paieras, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, plaie pour plaie. Tu viens de suggérer toi-même que la loi du Talion n’avait pas pris une ride.
– Mars ne s’est pas arrêté là. Il a tué Antonia. Une balle entre les deux yeux. Il lui a fait sentir le goût de la mort, et il l’a exécutée. Elle allait être jugée…
Et s’il ne s’était pas arrêté à Antonia ? Lola connaissait désormais les rencontres régulières d’Adeline et de Mars depuis la mort de Toussaint, et un scénario nauséeux se dessinait. Elle lut dans les yeux de Sacha qu’il venait de parvenir aux mêmes conclusions.
– Pour Bangolé, le SDF a parlé d’un couple, dit-elle. Si ce n’est pas Antonia et Honoré…
– Antonia avait sa façon à elle de cacher la vérité. Mais de fait, elle ne m’a jamais menti. Gratien savait où se cachait Bangolé. Depuis des années. Il aurait pu le faire éliminer. N’importe quand. En tout cas, bien avant que vous ne le retrouviez.
C’était un problème de timing pour Mars.
Lola venait de mettre le doigt sur un élément qui lui avait échappé. Bangolé devait savoir que Toussaint était le fils de Mars. Il était terrorisé par Gratien. À tort. Il ne craignait pas les bonnes personnes. Adeline a pu l’approcher sans qu’il se méfie. Bangolé n’avait aucune raison d’avoir peur d’un commissaire divisionnaire et d’une jeune femme.
– Sacha ?
– Oui ?
– À mon avis, ils ont tué Bangolé parce qu’il ne fallait à aucun prix que la police ou Gratien découvre trop tôt que Toussaint était le fils de Mars. Et que Mars était donc susceptible de le venger.
– Bien d’accord. Et je suppose qu’ils l’ont éliminé de cette manière atroce pour détourner les soupçons sur Antonia et Honoré.
L’injection d’un anesthésiant dans le cou de Bangolé était un bon moyen de faire croire à un lien entre les meurtres. Toussaint avait été enlevé de cette façon par Antonia et Honoré. Par la suite, Mars avait utilisé la même méthode pour Vidal. Un effet de résonance pour secouer Gratien, pour l’amener à commettre une erreur. Et une façon magistrale de brouiller les pistes de la police.
Lola voyait clair à présent. Mars couvait sa vengeance. Mais dans les derniers mois, la belle mécanique mise en place s’accélérait. Un faux mouvement et son plan capoterait.
Il se servait de Fabert pour manipuler Sacha. Et il se servait d’elle en l’invitant dans son enquête, en lui faisant des confidences. Je vous offre une place aux premières loges, Lola. Vous ne serez pas de trop… Une splendide manipulation, dosée au millimètre. Même Gratien s’est fait avoir. Mars a tout fait pour l’inciter à sortir de son trou. Il fallait que Gratien ordonne à Antonia de tuer Fabert. J’ai contacté quelques amis efficaces. Ils trouveront les bons canaux pour que Gratien imagine Fabert dans le rôle de l’assassin de Vidal. Et le plan de Mars avait fonctionné à merveille. Gratien vacille. Sinon, pourquoi envoyer sa femme coincer Sacha ? Ses choix ressemblent à ceux d’un désespéré.
– Mars nous a sélectionnés pour traquer Antonia.
– Il voulait que je l’arrête. Et que j’éloigne Honoré, le fidèle garde du corps.
– Et il a pu tuer Antonia sans risque, pendant sa garde à vue.
– C’était bien plus que la loi du Talion, Lola. Son objectif ultime était de prendre à Gratien les deux êtres qu’il aimait. Et de le laisser en vie pour qu’il crève de douleur. Mission accomplie. Gratien n’est plus qu’une loque.
Elle savait ce qu’il en déduisait. Elle le savait trop bien. Mars avait insisté pour avoir Sacha dans son équipe. Les jeunes officiers qui rêvaient d’intégrer la Brigade la plus prestigieuse du pays étaient légions. Mars avait dû l’embobiner. Lui expliquer qu’il l’avait choisi pour ses qualités particulières. Opiniâtreté. Sens du commandement. Contrôle de soi. Bien sûr, il les possédait toutes. Mais il n’était pas le seul. Concernant sa nouvelle recrue, les critères de Mars étaient d’un autre ordre.
Il n’ignorait rien de l’ambition en béton de Sacha Duguin. Un bon levier pour amener un homme à forcer ses limites.
Il savait qu’il avait eu une aventure avec Ingrid, strip-teaseuse à Pigalle, une tache dans une carrière de flic. Et une arme pour qui saurait l’utiliser à bon escient. Mars avait monté Fabert contre Sacha. Il avait cultivé leur animosité afin que Sacha ne lâche pas prise. Et pour que l’homme de la DCRI perde pied, commette des erreurs et se dévoile enfin à Gratien. Fabert avait perdu le contrôle, il avait voulu se venger de Sacha en faisant arrêter Ingrid. Il était sorti de son trou, trop tôt, et trop fort.
La méthode Mars. Un grand numéro de funambulisme à cent mètres au-dessus du vide. Personne n’en était sorti indemne. Même Candichard à qui Mars devait reprocher d’avoir profité du système qui lui avait tué son fils. En livrant les carnets à la presse et aux juges, Mars faisait perdre la face à Candichard. Il lui enlevait le peu d’honneur qui lui restait.
– Nous ne sommes peut-être pas au bout de nos peines avec ces carnets. Candichard est passé à la moulinette. Mais il y a d’autres noms, d’autres notables ont profité des rétrocommissions des ventes d’armes. Mars a le moyen de faire sauter le système. Ni plus, ni moins.
– Je crois que ça m’est égal.
La tristesse et l’amertume couvaient sous sa peau, son visage n’en était que plus troublant. Mars avait repéré cette grâce. Dernier point, et non des moindres dans sa stratégie, il avait sélectionné Sacha pour son physique. Antonia, le maillon faible. Mars l’avait si souvent répété. C’était son obsession. Une obsession justifiée. Antonia avait obéi à son mari, elle lui vouait une fidélité quasi robotique après toutes ces années où son sauveur l’avait patiemment modelée pour en faire une arme redoutable. Mais Antonia avait éprouvé une émotion pour Sacha.
Et c’était ce qu’avait prévu Mars.
Le candidat idéal.
Pour le moment, pensa-t-elle, le candidat idéal mesure toutes les implications de ce qu’il vient d’apprendre après avoir croisé ses informations avec les miennes. Il y aura un long travail de deuil à la clé. Un travail que personne d’autre ne pourra faire à sa place.
– Je suis désolée, Sacha. Vraiment désolée.
– Je sais, Lola.
– Si ça peut te consoler un tant soit peu, je crois que n’importe qui se serait fait prendre. Mars nous a eus au sentiment. Nous n’avions aucune chance. Et il a eu des années pour mettre en place sa vengeance. Sacha ?
– Oui.
– Trois sous pour tes pensées.
– Je pense à un détail précis. À ce moment où j’ai demandé à Luce Chéreau de la Financière d’utiliser tous les moyens pour faire pression sur un notaire. Grâce à ça, j’ai fait basculer Antonia. C’est là-dessus que comptait Mars.
– Sur cette capacité que tu as à faire ployer la règle. Eh oui, j’appelle ça une capacité.
– Je me suis demandé longtemps pourquoi il m’avait choisi plutôt que Carle. Maintenant, j’ai la réponse.
Elle aurait pu trouver d’autres phrases apaisantes. Elle aurait pu. Mais sous ce ciel de mauvaise humeur et à deux doigts des passants vêtus de l’indifférence du quotidien, elle sentait à quel point il était seul, et à quel point elle serait impuissante à le réconforter. On apprend de ses erreurs. L’affaire était entendue. Mais qu’apprend-on de la trahison ?
– Et le plus drôle de l’histoire, Lola…
– Oui ?
Elle observait son profil tendu. Il fixait la façade du club de boxe. Lola vit l’entraîneur passer le porche. Il fit signe à Sacha, mais celui-ci ne sembla pas le voir, ne marqua aucune réaction. L’entraîneur ravala son sourire, remonta le col de sa gabardine et poursuivit son chemin.
– C’est qu’il m’a laissé des repères.
– Lesquels ?
– Une facture d’une statuette achetée à Nungesser, la puce électronique du mobile de Vidal dans une boîte de CD, le nom de son ami diplomate lâché à Ménard, mine de rien.
– Pour quelle raison ?
– Sans doute pour que je ne meure pas idiot.
Il se tourna vers elle. Ses yeux étaient secs mais débordaient de rancune. Lola se revit dans le bureau de Mars. Elle lui parlait de Cocteau. Elle lui parlait de la peur qu’elle s’était faite, elle avait failli passer de l’autre côté, être avalée par la vague. C’est donc que vous croyez « à l’autre côté », lui avait-il dit. Il jouait la vertu, mentait à la perfection.
Pour une fois, Lola Jost se trouvait à court de mots utiles.