Il présenta son fils aux gens de guerre en le leur recommandant comme son successeur et son héritier.
Démétrios
Tu arrives par le prochain train, je t’attends sur le quai avec le village au grand complet.
Ne me dis pas que c’est une surprise. Tu croyais que j’allais t’oublier ? Drôle d’idée. Si je suis ici, c’est pour toi.
Même les petits voyous, les yankés amateurs de bagarre restent tranquilles, perchés en ligne sur la barrière. Ils connaissent ta réputation, celle d’un brave qu’on croise quand on a beaucoup de chance. Ils me l’ont dit quand j’ai partagé leur chanvre. Tu imagines ça ? Un flic fumant avec des voyous, tu nous aurais fait de l’or avec une histoire comme celle-là.
Dommage que tu sois mort, tu aurais pu l’écrire.
Pour une fois respectueux, les yankés se taisent, évitent de nous jeter aux visages des histoires de sorcellerie. Même eux n’y croient pas. Ils savent qu’on t’a tué pour une raison qui n’a rien à voir avec le diable. C’est parce qu’ils aimeraient en savoir plus qu’ils sont venus. Tu sais ce que je pense ? Je vois les choses comme eux.
Les conversations sont pleines de toi. Je suis le seul à t’entendre, à pouvoir te dire ce que j’ai sur le cœur. Parler avec les morts, je laissais ça aux vieux radoteurs, mais aujourd’hui, c’est différent, une porte s’est ouverte dans mon esprit. Dommage que je connaisse déjà la fable que tu me racontes. C’est le chanvre, il fait tourner en bourrique, ton bavardage roule dans mon crâne…
C’est l’histoire d’un khalife qui voit accourir son vizir affolé. L’homme a croisé la Mort au marché. Cette grande femme maigre portant une écharpe rouge l’a regardé bizarrement, et lui a glacé les sangs. Il implore son khalife de lui donner son meilleur cheval pour fuir très loin, jusqu’à Samarkand. Le khalife apprécie son vizir, il le laisse donc seller sa monture et filer ventre à terre : l’homme compte rallier Samarkand avant la nuit…
Ton train arrive. Les wagons crissent, s’immobilisent. Pour les voyageurs en provenance de Kinshasa, pas moyen de mettre un pied sur ce quai gros de chagrin. Le chef de gare prie la foule de s’écarter. Les yankés s’y mettent aussi, ils insultent « les moutons stupides », leur disent de dégager le chemin.
Les employés des pompes funèbres te poussent dans la lumière, tes cousins et moi agrippons les poignées de ton cercueil. Une fois sur nos épaules, tu es plus léger que ce que j’imaginais. Des femmes sanglotent. Ça te plaît cette sollicitude bien en chair, ces grincements de dents nacrées, n’est-ce pas ? J’en suis certain, ne me raconte pas d’histoires. Ou si, continue la tienne. Je la connais par cœur, mais ça fait tant de bien d’entendre ta voix, et je finirai bien par comprendre ce que tu veux me dire…
Troublé, le khalife enfile un déguisement, se rend au marché et cherche la Mort. Il l’aperçoit ; elle est telle que son vizir l’a décrite : grande, efflanquée, le visage en partie dissimulé sous un voile rouge, elle va, sans se faire remarquer. Le khalife s’approche. La Mort s’incline immédiatement.
– J’ai une question à te poser, dit le khalife à voix basse.
– Mon premier vizir est encore jeune et en pleine santé, il est efficace, probablement honnête. Pourquoi l’as-tu effrayé ce matin au marché ?…
Nous déposons ton cercueil dans la Jeep garée devant la gare, une feuille de palme a été accrochée sur le pare-brise comme le veut la tradition. J’aperçois Papa Wonda et ses musiciens. Ton chanteur favori est venu avec sa mère, la plus grande pleureuse du pays, splendide boubou blanc, visage grave des jours fastes. Le chef du village rôde, comment s’adresser à si grande dame ? Mme Wonda va pleurer pour toi, te rends-tu compte de l’honneur qui t’est fait ? La dernière fois que j’ai entendu ses complaintes, c’était aux funérailles d’un ministre. Quel privilège, l’ami !
La Jeep roule au pas vers la maison de tes parents et nous suivons, les chaussures blanchies de poussière. À l’aube, la pluie d’avril maltraitait les toits, depuis, elle s’est mise de ton côté. Le gris a fondu, la terre a séché, la lumière a gagné la transparence d’un jour parfait. Tu parades dans un monde refait à neuf, mon frère, je voudrais pouvoir te prêter mes yeux.
La procession arrive, nous te faisons pénétrer dans la vieille maison. Les palmes des ventilateurs brassent l’air gavé d’une odeur de ragoût et de riz. Les femmes ont cuisiné toute la nuit ; pour les avoir aidées, je sais de quoi je parle, et pourtant j’étais saoul. J’avais fait un détour par l’épicerie de la vieille Naomi. Elle n’a plus de dents mais encore toute sa tête ; elle a voulu me vendre sa boutique. C’est son vin de palme qui m’intéressait. Couleur de mousse pâle contre âpreté, cette petite querelle acide, je croyais l’avoir oubliée.
Nous te déposons sur une natte. Le chef du village fait un discours. Il essaie de raconter tous tes accomplissements et s’emmêle dans les anecdotes. Un yanké rigole, donne des coups de coude à ses copains. Tout le monde est soulagé quand les palabres se terminent et que Mme Wonda dénoue ses bras et commence à pleurer. Ses assistantes déversent leurs chaudes rivières sur ton souvenir, comme si elles te connaissaient depuis mille ans. Une jeune pleureuse est belle, je voudrais pouvoir te prêter ma peau pour que tu effleures la sienne.
Je vais d’un groupe à l’autre, j’écoute. On te dresse des couronnes, tu es leur héros. Mort pour la liberté. Je ne suis pas d’accord, mais je me garde d’intervenir. Au lieu de ça, je t’écoute terminer ta fichue rengaine…
Surprise, la Mort répond :
– Khalife, loin de moi l’idée de l’effrayer. Ton vizir et moi, nous nous sommes bousculés dans la foule. Je ne l’ai pas regardé d’un air menaçant, simplement j’étais étonnée.
– Pourquoi étonnée ?
– Parce que je ne m’attendais pas à le voir là… j’ai rendez-vous avec lui, la nuit prochaine, à Samarkand…
Samarkand, Samarkand. Oublie Samarkand, Norbert. Tu veux me dire que ce vizir est un imbécile, c’est ça ? Mais c’est toi l’inconscient, l’ami. Tu aurais dû fuir sans demander ton reste. Plusieurs de tes confrères sont morts ces dernières années, la rivière de sang n’est pas près de tarir. Le destin t’avait pourtant prévenu. Combien d’hommes ont cette chance ? Dis un chiffre pour voir. Rien qu’un chiffre. Tu ne réponds pas. Je comprends ça. Ce chiffre, c’est le zéro de l’infini. Tu aurais dû mourir dès le premier attentat, sous l’efficacité des salopards à cagoules. Tu veux que je te raconte la bonne histoire ? Tais-toi et écoute.
Tu n’avais aucune chance et pourtant un dieu t’en a donné une. Un dieu, pas une vieille maquerelle efflanquée. Il devait être aussi saoul de vin et de chanvre que moi, il s’était trompé de quartier. Ces types t’avaient raté une première fois, mais ils allaient revenir. Le dieu t’a soufflé de déguerpir. Il n’y avait aucun détour à faire par Samarkand, Kinshasa ou Tombouctou. Mais tu as mélangé les scénarios. Tu as répondu que tant qu’à mourir, mieux valait mourir chez soi. Tu attendais de revoir l’écharpe rouge sans t’énerver.
Tu n’es pas un héros, tu es un orgueilleux. Voilà ta sœur qui s’approche. Myriam ne comprend pas plus que moi, elle aurait voulu que tu prennes le premier avion. Elle te l’a répété, tu ne l’as pas écoutée. C’était écrit, alors à quoi bon ?
Ça ne marche pas.
En fait, tu ne sais rien de plus que le nouveau-né que ta voisine trimballe sur son dos. Rien de plus.
– Tu ne manges pas, Toussaint ?
– Merci, je n’ai pas faim.
– Tu devrais te nourrir un peu, tu as passé la nuit à boire…
Bien sûr, ta sœur a raison. D’ailleurs, Myriam a toujours raison. Mais tu t’en moques bien, Norbert Konata, le plus grand journaliste du Congo-Kinshasa et de l’Afrique réunis. Papa Wonda s’en fout aussi apparemment, parce que sa musique interrompt Myriam et ses conseils. La voix haut perchée hypnotise l’assistance, et bientôt quelques femmes ondulent, discrètes, boubous qui balancent. Elles ne dansent pas, pas vraiment, mais elles aimeraient. Et ce serait peut-être la meilleure façon de te dire adieu. Dommage que tu sois mort, l’ami, ah oui, vraiment dommage ! sinon tu aurais dansé avec elles sur Papa Wonda. Mais je dois te dire la vérité. Même si son orchestre est sacrément bon, il est incapable de réveiller les morts endormis dans de beaux cercueils ou sous les terres craquelées. C’est ainsi.
Oui, les morts dorment profondément, Toussaint mon ami, et pourtant eux aussi étaient partis au loin en espérant…
Tu parles, tu parles, Norbert, mais tu ne dis rien. Qui as-tu gêné ? Quel puissant as-tu fait frétiller dans ta poêle à mots ?
Si j’étais à ta place, j’utiliserais ce foutu Papa Wonda et je lui volerais sa bouche. À la place de ses « passé qui refleurira » et de son « amitié qui jamais ne mourra », je chanterais la violence. Je raconterais les visages derrière les cagoules, les méthodes et les raisons. Je lancerais des noms. Et toi tu me racontes que la Destinée t’a donné un rendez-vous que tu n’avais pas les moyens de refuser ?
Je ne suis pas prêt à avaler tes fables.
Toi aussi, un jour, tu auras rendez-vous là-bas, Toussaint…
Foutaises.
Toi aussi, un jour…
Et maintenant, si tu n’as ni visage ni nom à me donner, par pitié, Norbert Konata, le plus grand journaliste du Congo-Kinshasa et de l’Afrique réunis, tais-toi…