Genre et registre

Le roman à l’épreuve du miroir

 

ÉDOUARD AFFIRME dans le roman vouloir écrire la « lutte entre ce que lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en faire ». Quant à Gide, il confie dans le Journal qui accompagne la rédaction du roman : « Il n’y a pas à proprement parler, un seul centre à ce livre, autour de quoi viennent converger mes efforts ; c’est autour de deux foyers, à la manière des ellipses, que ces efforts se polarisent. D’une part, l’événement, le fait, la donnée extérieure ; d’autre part, l’effort même du romancier pour faire un livre avec cela » (août 1921). La question de la représentation du réel n’a rien de nouveau. En fait, elle est au cœur même de la création littéraire. Mais, pour des raisons qui tiennent à la fois à l’histoire du genre et à l’histoire personnelle de l’auteur, elle fonde l’écriture des Faux-Monnayeurs. Les réalistes puis les naturalistes se sont fourvoyés. Le réel qu’ils prétendaient représenter dans leur œuvre est factice, il reste à la surface des choses et n’atteint pas « l’essence de l’être ». Dans Les Faux-Monnayeurs, Gide reprend et subvertit les codes traditionnels du roman. En écrivant le roman d’un roman, il met à l’épreuve les possibilités du genre.

 

1.

Un titre déroutant

 

Le titre d’un roman a une fonction programmatique. Le plus souvent, il indique le nom du personnage principal ou il annonce un ou plusieurs thèmes qui seront développés dans le récit. Il crée un horizon d’attente. Dans le cas des Faux-Monnayeurs, le lecteur songe à une intrigue policière. Le début du roman semble encourager cette interprétation. Au chapitre 2, un juge et un avocat évoquent ensemble une affaire qui pourrait mettre en cause plusieurs représentants de la haute bourgeoisie. Première déception, l’affaire en question ne concerne pas un trafic de fausse monnaie mais une affaire de mœurs. Comme pour se moquer du lecteur qui s’est fait prendre à son propre piège, l’intrigue judiciaire et policière est immédiatement abandonnée au profit d’une intrigue familiale : le fils du juge Molinier, Bernard, a quitté le domicile parental. Il faut attendre la seconde partie du roman pour voir apparaître une fausse pièce de monnaie entre ses mains. Et c’est uniquement dans la troisième partie que le trafic de fausse monnaie organisé par Strouvilhou à des fins anarchistes est véritablement évoqué, sans que le lecteur connaisse jamais le dénouement de l’enquête.

L’interprétation du titre se complique d’un autre fait. Les Faux-Monnayeurs est aussi le titre du roman qu’Édouard est en train d’écrire. Le titre apparaît pour la première fois au chapitre 8 de la première partie dans le journal d’Édouard. Comme Gide, Édouard avait annoncé le titre parmi les ouvrages « en préparation ». D’emblée, il dévalorise le titre : « Il n’est pas assuré que Les Faux-Monnayeurs soit un bon titre. » Au chapitre 3 de la deuxième partie, Édouard s’en explique à la demande de Laura et Bernard. Au grand étonnement de ses deux amis, le romancier indique que le titre ne désigne aucun personnage de l’histoire. Il réfute ainsi l’hypothèse d’une intrigue policière et contredit la genèse du roman de Gide. Le narrateur révèle alors la véritable intention d’Édouard : « À vrai dire, c’est à certains de ses confrères qu’Édouard pensait d’abord, en pensant aux faux-monnayeurs ; et singulièrement au vicomte de Passavant. » Le titre serait donc métaphorique. Le nom « faux-monnayeurs » désignerait les auteurs d’œuvres faciles remplies de procédés artificiels qui trompent et abusent le lecteur.

Ainsi Strouvilhou reprend cette interprétation métaphorique de la fausse monnaie. À Passavant qui lui propose de prendre la direction de sa revue après la défection de Bernard, il précise sa conception de la littérature :

… de toutes les nauséabondes émanations humaines, la littérature est une de celles qui me dégoûtent le plus. […] Nous vivons sur des sentiments admis et que le lecteur s’imagine éprouver, parce qu’il croit tout ce qu’on imprime […]. Ces sentiments sonnent faux comme des jetons, mais ils ont cours. Et, comme l’on sait que « la mauvaise monnaie chasse la bonne », celui qui offrirait au public de vraies pièces semblerait nous payer de mots. (p. 355)

Rappelons ici que certains commentateurs ont vu en « Passavant » un calembour (« passe avant ») qui désignerait l’écrivain Jean Cocteau.

Mais Gide semble, une fois encore, refuser cette interprétation. Le narrateur juste après avoir livré une interprétation du titre la dénonce :

Mais l’attribution s’était bientôt considérablement élargie ; suivant que le vent de l’esprit soufflait ou de Rome ou d’ailleurs, ses héros tour à tour devenaient prêtres ou francs-maçons. Son cerveau, s’il l’abandonnait à sa pente, chavirait vite dans l’abstrait, où il se vautrait tout à l’aise. Les idées de change, de dévalorisation, d’inflation, peu à peu envahissaient son livre, comme les théories du vêtement le Sartor resartus de Carlyle — où elles usurpaient la place des personnages. (p. 211)

Gide semble ainsi encourager toutes les interprétations métaphoriques sans en accepter aucune.

 

2.

Une intrigue foisonnante

 

Difficile de résumer Les Faux-Monnayeurs. Les intrigues se coupent et s’entrecoupent sans cesse, sont parfois amorcées puis abandonnées. On est fasciné à la lecture du roman par son caractère foisonnant. Dans son Journal, Gide avait noté :

Je supprimerai plus aisément les éléments parasites (de mon livre) si j’ai la confiance que je les pourrai placer autre part. Dans la matière que je contemple entassée devant moi, il y a de quoi nourrir une demi-douzaine de romans. (18 décembre 1921)

C’est à l’influence de Roger Martin du Gard, à qui le roman est dédié, que l’on doit la convergence des différentes intrigues qui sans lui et selon l’aveu même de Gide « eussent peut-être formé autant de “récits” séparés » (Journal, 17 avril 1928).

Dès 1919, au moment où il débute l’écriture des Faux-Monnayeurs, Gide veut « éviter ce qu’a d’artificiel une “intrigue” » (Le Journal des Faux-Monnayeurs, 11 juillet 1919). Il refuse la linéarité du récit qui ordonne le réel de façon factice. D’une part, il souhaite intégrer au récit « des personnages inutiles, des gestes inefficaces, des propos inopérants ». Ainsi le récit contient des événements inutiles à la progression de l’action, tels la mort du vieux Passavant, le dialogue entre Profitendieu et Antoine ou les hésitations de Marguerite Profitendieu. Le narrateur se plaît à souligner la gratuité de ces événements : « Précisément parce que nous ne devons plus le revoir, je le contemple longuement. » Ce choix pourrait paraître artificiel. Roger Martin du Gard, qui suit presque au jour le jour l’élaboration du roman, y voit un procédé adroit destiné à mettre en valeur l’intrigue principale. Il cite à son ami des propos de Senancour, un romancier du XIXe siècle auteur d’Obermann, qui selon lui explique et justifie ces événements gratuits :

Dans les grandes compositions, il convient de laisser certains traits indéfinis, pour que les masses conservent une harmonie imposante. Alors, l’imagination, occupée surtout des grands effets, sera encore excitée par cette partie vague et inconnue, où il reste, comme dans la nature, des beautés possibles, afin que chacun suppose celle qu’il aime davantage, et puisse découvrir dans les jouissances de tous une jouissance qui lui soit personnelle. (2 août 1921)

Mais pour Gide, son choix est naturel :

La Vie nous présente de toutes parts quantité d’amorces de drames, mais il est rare que ceux-ci se poursuivent et se dessinent comme a coutume de les filer un romancier. Et c’est là précisément l’impression que je voudrais donner dans ce livre. (1924)

D’autre part, Gide s’impose comme autre principe de composition de « Ne jamais profiter de l’élan acquis » (Journal des Faux-Monnayeurs, 3 janvier 1924). Il souhaite que le récit se développe de façon presque autonome sans interventionnisme du narrateur : « La composition d’un livre, j’estime qu’elle est de première importance. Le mieux est de laisser l’œuvre se composer et s’ordonner elle-même, et surtout ne pas la forcer… » (Journal, 1921). Ce qui fait écrire à Roger Martin du Gard :

Gide a une matière admirable, inépuisable qu’il n’a qu’à brasser pour atteindre le chef-d’œuvre. C’est malheureux qu’une certaine disposition tordue de son cerveau l’incite sans cesse à couper net le mouvement, par l’introduction parasite de suppléments « curieux », auxquels on ne pourra prendre qu’un plaisir passager et cérébral !

Et d’ajouter : « C’est par là que son œuvre sera “de mode”, c’est par là qu’elle vieillira. » Il y voit à la fois un goût de l’artifice et une incapacité profonde qui tient à la personnalité même de Gide. Le 17 juillet 1921, il écrit à son ami : « On dirait bien souvent que vous n’êtes pas pris par votre sujet, et que vos exercices acrobatiques vous captivent bien davantage. » Et de s’interroger : « Quel démon critique vous retient toujours, à califourchon sur les vannes de l’écluse, et qui s’amuse à doser avec une science espiègle les échappements de l’eau ? »

En fait, cela tient à deux conceptions différentes de la composition. Plus tard, lorsqu’il écrit les notes sur André Gide, Martin du Gard se souvient d’une anecdote révélatrice :

Il a pris une feuille blanche, y a tracé une ligne horizontale toute droite. Puis, saisissant une lampe de poche, il a promené lentement le point lumineux d’un bout à l’autre de la ligne : voilà votre Barois […]. Moi, voilà comme je veux composer mes Faux-Monnayeurs. Il retourne la feuille, y dessine un grand demi-cercle, pose la lampe au milieu et, la faisant virer sur place, il promène le rayon tout au long de la courbe, en maintenant la lampe au point central.

3.

Des personnages autonomes

 

André Gide a longtemps hésité sur le choix du narrateur des Faux-Monnayeurs. Dès 1919, lorsqu’il commence à écrire, il envisageait son roman comme un prolongement des Caves du Vatican (1914) et souhaitait reprendre le personnage de Lafcadio pour en faire le narrateur :

J’hésite depuis deux jours si je ne ferai pas Lafcadio raconter mon roman. Ce serait un récit d’événements qu’il découvrirait peu à peu et auxquels il prendrait part en curieux, en oisif et en pervertisseur. (17 juin 1919)

Un mois après, il se demande si ce n’est pas « folie de vouloir éviter à tout prix le simple récit impersonnel » (26 juillet 1919). Mais quelques jours plus tard le principe de la multiplicité des points de vue s’impose :

La journée d’hier je l’ai passée à me convaincre que je ne pouvais faire tout passer à travers Lafcadio ; mais je voudrais trouver des truchements successifs : par exemple ces notes de Lafcadio occuperaient le premier livre ; le second livre pourrait être le carnet de notes d’Édouard ; le troisième, un dossier d’avocat, etc. (28 juillet 1919)

Il sera repris puis précisé l’année suivante lorsque Gide décide de mettre en avant les différents points de vue des personnages :

Je voudrais que les événements ne fussent jamais racontés directement par l’auteur, mais plutôt exposés (et plusieurs fois, sous divers angles) par ceux des acteurs sur qui ces événements auront eu quelque influence. (21 novembre 1920)

La multiplicité des points de vue est un principe présent depuis longtemps dans l’esprit de Gide. Déjà dans un projet de préface pour Isabelle (1910), il écrivait :

Un roman tel que je le reconnais ou l’imagine, comporte une diversité de points de vue, soumise à la diversité des personnages qu’il met en scène ; c’est par essence une œuvre déconcentrée. Il m’importe du reste beaucoup moins d’en formuler la théorie que d’en écrire.

L’idée d’un récit impersonnel est complètement abandonnée au profit d’un récit polyphonique et subjectif qui suppose une collaboration active du lecteur chargé de rétablir ce que les personnages n’auraient pas pu ou voulu dire. Les interventions du narrateur relaient cette volonté de faire de ses personnages « des bobines vivantes », comme Gide l’écrit admirablement. Le narrateur intervient très souvent dans le récit de façon directe. Ses interventions peuvent sembler contradictoires.

Certaines d’entre elles ont une fonction explicative traditionnelle. Le narrateur commente les actions des personnages et explique certaines situations afin de faciliter la compréhension du lecteur :

L’illogisme de son propos était flagrant, sautait aux yeux d’une manière pénible. Il apparaissait clairement que, sous son crâne, Édouard abritait deux exigences inconciliables, et qu’il s’usait à les vouloir accorder. (p. 207)

Il exhibe avec un certain plaisir sa supériorité par rapport au lecteur : « la raison secrète de Robert, nous tâcherons de la découvrir par la suite ; quant à celle de Vincent, la voici… »

D’autres interventions sont des aveux d’ignorance qui semblent faire du narrateur un double du lecteur : « Je ne sais quelle secrète réserve, quelle pudeur, tient ses camarades à distance. » « Je ne sais trop comment Vincent et lui se sont connus. » De façon plus originale, il porte sur les personnages le regard d’un spectateur amusé et ironique. Ainsi, à propos d’Olivier, le narrateur indique : « Il n’a pas encore compris que Bernard est parti pour de bon. » Il dénonce le mensonge de la fiction :

Passons. Tout ce que j’ai dit ci-dessus n’est que pour mettre un peu d’air entre les pages de ce journal. À présent que Bernard a bien respiré, retournons-y. Le voici qui se replonge dans sa lecture.

Cette mise à distance des personnages contribue à défaire l’illusion romanesque tout en accordant aux personnages une autonomie accrue. Gide insiste sur l’autonomie de ses personnages. Lui-même avoue faire connaissance avec eux au fur et à mesure de l’écriture du récit. Par exemple, de Profitendieu il écrit : « Profitendieu est à redessiner complètement. Je ne le connaissais pas suffisamment quand il s’est lancé dans mon livre. Il est beaucoup plus intéressant que je ne le savais » (Le Journal des Faux-Monnayeurs, 6 juillet 1924). De même, il prête à son narrateur l’aveu d’une étonnante responsabilité d’auteur à l’égard de certains personnages secondaires : « […] que faire avec tous ces gens-là ? Je ne les cherchais point ; c’est en suivant Bernard et Olivier que je les ai trouvés sur ma route. Tant pis pour moi ; désormais, je me dois à eux » (p. 244).

 

4.

Le roman du roman

 
1. Le journal d’Édouard
 

De nombreux critiques expliquent la richesse et l’originalité des Faux-Monnayeurs par l’utilisation de la mise en abyme, procédé consistant à faire d’une œuvre son propre sujet. Dès 1893, Gide a le projet d’une œuvre dont le sujet serait l’œuvre elle-même. Il écrit dans son Journal (août 1893) : « J’aime assez qu’en une œuvre d’art, on retrouve ainsi transposé, à l’échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre. Rien ne l’éclaire mieux et n’établit plus sûrement toutes les proportions de l’ensemble. » On trouve dans le récit des Faux-Monnayeurs plusieurs objets ou symboles qui matérialisent cette mise en abyme du roman. Par exemple, une des gravures qui ornent la chambre d’Armand et qui représentent les différents âges de la vie évoque un thème qui est développé dans la fiction.

Mais c’est la présence au sein du récit du journal d’Édouard qui correspond le mieux à l’objectif que Gide s’était fixé. Il occupe une place centrale et massive dans l’œuvre. Quinze chapitres sur les quarante-trois que compte le roman sont consacrés au journal d’Édouard. De plus, son importance croît au fur et à mesure que le lecteur progresse. Enfin, c’est par la lecture du journal d’Édouard que s’achève le roman. Le principal sujet du journal d’Édouard est l’écriture de son roman, Les Faux-Monnayeurs, et les théories littéraires qui président à son élaboration. C’est là essentiellement que réside le procédé de mise en abyme dont beaucoup de critiques ont signalé l’originalité.

Pourtant le roman d’Édouard n’est pas le roman de Gide, pas plus qu’Édouard n’est Gide. Certaines déclarations de l’auteur ont pu prêter à confusion. Ainsi Gide a écrit à propos d’Édouard : « Il est certain que si Je, romancier, porte en moi le personnage d’Édouard, je dois porter également le roman qu’il écrit. » Il est vrai que l’on retrouve dans la correspondance de Gide ou dans son Journal beaucoup de théories qu’Édouard développe dans son propre journal. Mais, nous explique l’auteur, il les pousse à l’extrême : « J’ai soin qu’il manque, à chacun de mes héros (donc Édouard) ce peu de bon sens qui me retient de pousser aussi avant qu’eux certaines idées » (lettre à Roger Martin du Gard, 29 décembre 1925). Gide réfute toute identification avec son personnage :

« Je n’ai jamais rien pu inventer. » C’est par une telle phrase du journal d’Édouard que je pensais le mieux me séparer d’Édouard, le distinguer… Et c’est de cette phrase au contraire que l’on se sert pour prouver que, « incapable d’invention » c’est moi que j’ai peint dans Édouard et que je ne suis pas romancier. (Journal, 20 octobre 1929)

Mais il précise :

Il entre, dans chacune de ses réflexions ce léger biais qui fait que c’est Édouard qui la pense, et non moi. À mon avis, je dirai même que l’indice de réfraction m’importe plus que la chose réfractée. Et je ne puis imaginer un individu sans biais ; mais ce qui me gêne (et me sert) c’est que tour à tour, ou simultanément, je les ai tous. Allez donc faire comprendre et admettre cela aux critiques !!

On trouverait dans le roman beaucoup de points communs entre les événements et les personnages de la fiction et ceux de la réalité. Comme le remarquait justement François Mauriac dans son propre Journal en 1939 :

Nul doute que ne soit très grande dans ce « roman » la part du journal authentique. […] Tout ce que Gide m’a avoué, je le retrouve ici, à peine transposé. Ce sont les mêmes termes, bien souvent, que ceux entendus de sa bouche…

Ainsi Valentine Rondeaux, cousine et belle-sœur de Gide, avait rencontré au sanatorium de Pau celui qui devait devenir le père de son enfant. Gide était alors intervenu pour régler au mieux le divorce. Gide a été lui aussi dans une école privée où il avait comme instituteur un certain M. Vedel et dont il fut renvoyé pour « mauvaises habitudes », c’est-à-dire pour s’être adonné au plaisir solitaire. On pourrait ainsi multiplier les parallèles. Mais Les Faux-Monnayeurs ne sont pas un roman à clé. Les personnages ne sont que « l’incarnation des divers êtres possibles de Gide », selon l’expression de Pierre Chartier.

 
2. Quid du Journal des Faux-Monnayeurs ?
 

Reste à examiner Le Journal des Faux-Monnayeurs que Gide a écrit parallèlement à l’œuvre et où il a consigné « inch by inch, tous les progrès de [son] roman » (Journal, 7 août 1919). Gide avait dans un premier temps envisagé d’intégrer ce journal au roman : « Somme toute, ce cahier où j’écris l’histoire même du livre, je le vois versé tout entier dans le livre, en formant l’intérêt principal, pour la majeure irritation du lecteur. » Mais il a finalement abandonné ce projet et a décidé de les publier séparément. Le Journal des Faux-Monnayeurs est un texte fragmentaire et composite. On y retrouve beaucoup de théories qui sont reprises par Édouard dans le roman et des passages qui ont été finalement supprimés. On y trouve aussi des explications sur les choix stylistiques et narratifs de Gide et des éclaircissements sur la genèse de l’œuvre, notamment les deux articles du Figaro et du Journal de Rouen faisant état d’un trafic de fausse monnaie organisé par un groupe anarchiste et du suicide d’un jeune lycéen de Clermont-Ferrand mis en scène par ses camarades de classe.

Si l’on en croit Gide, Le Journal des Faux-Monnayeurs serait destiné à « ceux que les questions de métier intéressent ». Ce Journal n’a rien d’un dossier regroupant des notes de travail ou des brouillons écrits sur le vif. Il est au contraire bien structuré et son écriture très contrôlée. Ce n’est pas vraiment Gide qui parle à l’amateur de « questions professionnelles » mais plutôt le romancier des Faux-Monnayeurs tel que Gide voudrait qu’il soit. Nouveau palier dans la mise en abyme et nouveau décalage aussi. Le roman d’Édouard n’est pas le roman de Gide et Le Journal des Faux-Monnayeurs est une recomposition savante et déjà critique de la genèse de l’œuvre.

Dans ce jeu de miroitements incessants, le lecteur s’égare avec délices ou irritation. Il contemple l’œuvre avec un mélange de curiosité et d’étonnement. Dans Les Faux-Monnayeurs, Gide subvertit les codes traditionnels du roman et il refuse l’illusion romanesque. Grâce à un dispositif complexe de mise en abyme, il fait de son roman un reflet d’un possible roman. Les Faux-Monnayeurs sont peut-être le premier roman de l’air du virtuel. « Le génie même du roman fait vivre le possible ; il ne fait pas revivre le réel », écrit Gide. C’est en cela peut-être qu’il réussit à « être futur ».

 

Bibliographie

Pierre CHARTIER, Les Faux-Monnayeurs d’André Gide, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 1991.

 

Lucien DÄLLENBACH, Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Le Seuil, 1974.

 

Olivier GOT, Les Faux-Monnayeurs, Paris, Nathan, coll. « Balises », 1991.

 

Alain GOULET, Fiction et vie sociale dans l’œuvre d’André Gide, Lettres modernes, Minard, 1985 ; André Gide. Les Faux-Monnayeurs. Mode d’emploi, SEDES, 1991.

 

Éric MARTY, André Gide. Qui êtes-vous ?, La Manufacture, 1987.

 

Pierre MASSON, Lire Les Faux-Monnayeurs, Lyon, P.U.L., 1990.