L’écrivain

à sa table de travail

 

Un roman carrefour

 

LORSQUE LES FAUX-MONNAYEURS paraissent en librairie, Gide a cinquante-six ans, l’âge de la maturité pour un écrivain. Intronisé « contemporain capital » par André Rouveyre en 1924, adulé par toute une génération, pressenti dès 1922 pour entrer à l’Académie française, il n’a rien d’un jeune débutant. Pourtant, au début des années 1920, il publie ses œuvres les plus provocatrices et les plus courageuses. Il est en pleine possession de ses moyens. C’est dans ce contexte d’affirmation de soi et de remise en cause des fausses valeurs, qu’il écrit Les Faux-Monnayeurs, qui reste à ce jour une de ses œuvres les plus célèbres.

 

1.

Un roman d’amitié

 

L’amitié joue un rôle très important dans Les Faux-Monnayeurs. Elle noue et dénoue les fils entre les principaux personnages du récit. Elle fut aussi décisive dans l’élaboration du projet romanesque de Gide. Dès sa publication, Les Faux-Monnayeurs sont dédiés à Roger Martin du Gard. Dans son Journal, Gide explique en partie les raisons de cette dédicace :

Il fut le seul que je consultai, et dont j’appelai les conseils : je ne notai que ceux contre lesquels je regimbai, mais c’est que je suivis les autres, à commencer par celui de réunir en un seul faisceau les diverses intrigues des Faux-Monnayeurs qui, sans lui, eussent peut-être formé autant de récits séparés. Et c’est pourquoi je lui dédiai le volume. (Journal, 17 avril 1928)

Il avait d’ailleurs reconnu sa dette à son ami dans une dédicace manuscrite qu’il lui avait adressée :

Aurais-je écrit ce livre sans vous ? J’en doute. Et c’est pourquoi je vous le dédie. Votre exemple et votre bon conseil m’ont soutenu de page en page. Je souhaitais que chacune fût digne d’être approuvée par vous et de vous être offerte.

Roger Martin du Gard, comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, avait été bouleversé par la lecture des Nourritures terrestres (1897). En 1913, il avait écrit à Gide pour le remercier « des quelques mots très indulgents » qu’il avait eus au sujet de son roman Jean Barois, qui venait de paraître. Mais c’est après la guerre que débuta véritablement la correspondance entre les deux hommes, un échange fécond qui influença profondément l’œuvre des deux écrivains. Roger Martin du Gard adopte dès 1914 un ton très libre avec son aîné, dont il n’hésite pas à critiquer les partis pris, le goût pour les confessions publiques et un certain exhibitionnisme littéraire. Plus tard, il s’étonnera de « l’outrecuidante désinvolture » dont il fit preuve à l’égard du « Grand prêtre de la N.R.F. ». Mais c’est justement cette franchise et cette liberté qui séduisirent Gide. Les deux écrivains surent dès lors qu’ils pouvaient attendre de l’autre un avis sincère et sans concession. Le 22 juillet 1920, Roger Martin du Gard use de cette liberté de ton d’une manière décisive. Après avoir « manié tout ce qu’il possède » de Gide, il lui écrit :

Chacun de vos livres exprime, avec un art infini (qui nous fait pâlir d’envie la vie), un petit coin de vie […]. Mais aucun n’exprime la vie, je ne dis pas sottement dans sa totalité (je sais bien !), mais la vie dans sa richesse, dans sa magnificence, dans sa complexité. Le jour où vous écrirez l’œuvre large et panoramique que j’attends de vous (que vous m’avez parfois semblé attendre vous-même), tout ce que vous avez écrit jusque-là paraîtra une série d’études préparatoires […]. D’où vient que vous atteigniez bientôt la maturité et que cette œuvre ne naisse pas ?

Cette longue et sévère lettre atteint Gide profondément. Le 10 août, il répond à Martin du Gard : « Vous ne pouvez savoir de quel secours m’a été votre lettre et quelle reconnaissance je vous ai de me parler ainsi. »

Mais sa véritable réponse fut littéraire, ce furent Les Faux-monnayeurs.

 

2.

Une lente élaboration

 

Le Journal des Faux-Monnayeurs tenu par Gide tout au long de l’élaboration de son roman, ainsi que son Journal et sa correspondance avec Roger Martin du Gard, permettent de suivre assez précisément la genèse de l’œuvre.

Gide songeait depuis longtemps à écrire un roman. Comme certains critiques l’ont justement remarqué, Les Cahiers d’André Walter, la première œuvre publiée par Gide, étaient déjà le journal d’un roman. Pourtant c’est aux seuls Faux-Monnayeurs que l’auteur a accordé le nom de roman, un quart de siècle après sa déclaration à Valéry. Le projet en remonte au mois de juin 1919. Gide envisage alors d’écrire un récit dont Lafcadio, personnage des Caves du Vatican (1914), serait le narrateur. La rédaction est souvent interrompue par d’autres travaux, Si le grain ne meurt (1926), son autobiographie, qui paraît la même année que Les Faux-Monnayeurs, des traductions et des conférences. Gide travaille « à sauts et à gambades », comme l’écrivait Montaigne. Le 10 décembre 1921, il annonce à Roger Martin du Gard : « Le travail a ronflé pendant 10 jours, et j’ai écrit 40 pages de mon livre currente calamo. » Le 22 juillet 1922, Roger Martin du Gard se félicite que Gide abandonne enfin la traduction d’Hamlet pour se consacrer aux Faux-Monnayeurs. Mais dans une lettre du 27 avril 1923 : « Je corrige les épreuves de mon Dostoïevski, de Corydon et de Si le grain. Peut-être ne me remettrai-je sérieusement aux F.-M. qu’après que nous aurons causé. » Au mois de février 1924, il est encore occupé à tout autre chose : « Suis déchargé de ma préface à Tom Jones. La traduction proposée se découvre détestable et D. renonce à la publication. Ouf ! Je me retrouve donc en face de mes Faux-Monnayeurs. »

Roger Martin du Gard lui enjoint de se consacrer plus sérieusement à l’écriture de son roman. Le 17 février 1924, il lui intime :

Il faut que cet été, Les Faux-Monnayeurs fassent un pas décisif, et c’est possible maintenant : tous les éléments y sont. Il vous faudrait seulement abstraction et recueillement. Jamais vous n’arriverez à construire ce livre comme il est indispensable qu’il le soit, tant que vous continuerez à l’écrire sur les tables branlantes de vos successives auberges. Il s’agit maintenant de choisir une table robuste, fixée, et de vous « attabler » sérieusement !

Ses injonctions semblent avoir eu quelque effet puisque le 29 juillet 1924 Gide lui annonce : « J’avais remis à Gallimard la première partie des Faux-Monnayeurs, désireux de la faire paraître avant mon départ pour l’A.E.F. Mais je l’ai ressaisie et crois préférable d’attendre, pouvant être appelé à la modifier. » Enfin, au mois de mars 1925 : « J’ai enfin pu remettre en mouvement la lourde machine, avec des efforts infinis. […] Je crois que la Fin du livre est très proche. » Le 3 juin 1925, il lui annonce :

J’ai mis au net les derniers chapitres écrits des Faux-Monnayeurs ; c’est-à-dire que, surtout, j’en ai fait tomber les surcharges ; à présent ils me paraissent assez bons. Je crois qu’il n’en manque plus que deux ou trois — sur lesquels, depuis avant-hier, je m’efforce… Ce serait si beau si je pouvais ne m’embarquer qu’après le point final !

Finalement le 8 juin, il note dans le Journal des Faux-Monnayeurs : « Hier, 8 juin, achevé Les Faux-Monnayeurs. » Gide aura mis six ans pour rédiger son premier roman.

 

3.

Un nouveau roman ?

 

Dans sa préface au Portrait d’un inconnu de Nathalie Sarraute (1900-1999), Jean-Paul Sartre classe Les Faux-Monnayeurs parmi les « antiromans ». Ce jugement, qui a souvent été repris, a conduit certains critiques à faire de Gide un précurseur du « nouveau roman », mouvement littéraire de l’après-guerre dont les principaux représentants sont Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet (né en 1922) et Michel Butor (né en 1926). On peut trouver entre les deux générations d’écrivains des points communs comme le refus du réalisme, du récit discursif et du point de vue omniscient, la place accordée au lecteur et la dénonciation du mensonge et de l’illusion romanesque. Toutefois, les représentants du nouveau roman n’ont jamais revendiqué Gide comme leur précurseur.

En fait, bien des éléments amènent à voir dans le premier roman de Gide une synthèse de son œuvre personnelle. On retrouve dans Les Faux-Monnayeurs de nombreux thèmes et motifs empruntés aux œuvres précédentes. Ainsi Pierre Masson a relevé dans son étude de nombreux parallèles avec elles, telle la tragique aventure de Vincent et de Lilian qui n’est pas sans rappeler « l’entêtement dans le pire » qui, dans L’Immoraliste, poussait Michel à entraîner Marceline au fin fond du désert ou bien encore Laura et Rachel qui symbolisent dans le récit la femme mal mariée et la solitaire mystique qui sont au cœur de La Porte étroite. Dans une lettre à Roger Martin du Gard du 13 janvier 1923, Gide avait lui-même reconnu les liens qui unissaient les personnages des Faux-Monnayeurs avec ceux de ses précédents textes : « Je vis encore avec Bernard, avec Olivier. Édouard, c’est Paludes, un peu. Et Bernard c’est Lafcadio ; Paludes et Les Caves ! » Des thèmes centraux de l’œuvre y sont repris tels l’homosexualité ou le rejet de la famille.

Mais beaucoup de motifs empruntés aux œuvres précédentes le sont de façon ironique ou critique. Ainsi, comme le note Pierre Masson, la scène du mariage de Laura peut être rapprochée de celle de La Porte étroite dont elle constitue le renversement. Gide reprend les thèmes et les personnages de son œuvre pour mieux les mettre à distance. En écrivant Les Faux-Monnayeurs, Gide exprime un formidable désir de renouvellement à la fois de son œuvre et du genre romanesque. Il y revient à de nombreuses reprises : « J’ai soigneusement écarté de mes Faux-Monnayeurs tout ce qu’un autre aurait aussi bien que moi pu écrire, me contentant d’indications qui permissent d’imaginer tout ce que je n’étalais pas » (Journal, 1er août 1931).

 

4.

Le roman d’une vie

 

Comment interpréter ce désir de renouvellement ? Plusieurs réponses peuvent être apportées. Tout d’abord, il y a probablement une raison personnelle. Madeleine, sa cousine et épouse, avait dominé toutes ses premières œuvres. Mais en 1917 Gide est amoureux de Marc Allégret, avec qui il voyage en Suisse. Sa femme, apprenant sa liaison avec le jeune homme, brûle toutes ses lettres à l’été 1918. Cette destruction fut pour Gide un choc terrible : « C’est le meilleur de moi qui disparaît, et que ne contrebalancera plus le pire » (Et nunc manet in te, 1938). Cet acte scelle la séparation des deux époux. Comme il le note dans Et nunc manet in te : « Jusqu’aux Faux-Monnayeurs (le premier livre que j’aie écrit en tâchant de ne point tenir compte d’elle), j’ai tout écrit pour la convaincre, pour l’entraîner. Tout cela n’est qu’un long plaidoyer ; aucune œuvre n’a été plus intimement motivée que la mienne — et l’on n’y voit pas loin si l’on n’y distingue pas cela. »

Le contexte historique a lui aussi probablement joué dans ce désir de renouvellement. Le projet des Faux-Monnayeurs remonte à 1919, un an après la fin de la Première Guerre mondiale. On sait quel traumatisme le conflit a été pour la société française mais aussi pour les artistes. Outre les nombreux écrivains disparus prématurément (Alain-Fournier, Louis Pergaud, Charles Péguy…) ou gravement blessés (Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars), l’horreur des combats, le recours à la science pour la fabrication d’armes mortelles fait vaciller tous les idéaux positivistes qui avaient prévalu jusque-là. Gide n’a pas participé directement au conflit. Démobilisé en raison de sa santé, il s’est néanmoins rendu pendant près d’un an et demi au « Foyer franco-belge » chargé d’aider les réfugiés des territoires envahis par l’armée allemande. Impossible de créer et d’écrire sans tenir compte de ce bouleversement profond des consciences :

Ce ne serait vraiment pas la peine d’avoir combattu pendant cinq ans, d’avoir tant de peine d’avoir combattu, d’avoir tant de fois supporté la mort des autres et vu remettre tout en question, pour se rasseoir ensuite devant la table à écrire et renouer le fil du vieux discours interrompu. (Dada)

En 1922, André Gide tient trois conférences qui ont pour sujet l’œuvre du romancier russe Fedor Dostoïevski (1821-1881), qui reste, à cette époque, largement méconnu du public français. Il y analyse longuement les caractéristiques de l’œuvre et rend compte du processus de création chez l’auteur de Crime et Châtiment (1866) et des Frères Karamazov (1880). À propos de cette dernière œuvre, il note :

Elle naît d’une rencontre de l’idée et du fait, de la confusion (du blending, diraient les Anglais) de l’un et de l’autre, si parfaite que jamais l’on ne peut dire qu’aucun des deux éléments l’emporte, […] chaque œuvre de Dostoïevski est le produit d’une fécondation du fait par l’idée.

Ainsi l’idée des Frères Karamazov était ancienne, « mais cette idée reste flottante dans son cerveau aussi longtemps qu’elle ne rencontre pas le fait divers (en l’espèce une cause célèbre, un procès de justice criminelle) qui la vienne féconder ». Gide avait lui-même emprunté le sujet de la fausse monnaie et du suicide final à deux articles de presse parus en 1906 et 1909. Gide portait Les Faux-Monnayeurs depuis longtemps en lui, comme une « idée flottante dans son cerveau ». Il fallut l’amitié de Roger Martin du Gard et une libération personnelle et douloureuse à l’égard du passé pour que se concrétise un projet dont on peut suivre la trace à travers toute l’œuvre. On ne peut aujourd’hui encore qu’admirer cette extraordinaire force de renouvellement qui guida Gide tout au long de sa vie.

 

Bibliographie gidienne

Le Journal des Faux-Monnayeurs (1927), Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 2002.

 

Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1948.

 

Dostoïevski (1923), Paris, Gallimard, « Les essais », 1981.

 

André GIDE — Roger MARTIN DU GARD, Correspondance 1913-1951, Paris, Gallimard, 1968, 2 volumes.