LE MOT ABÎME ou abyme est un terme technique qui se rapporte à l’art du blason. Il désigne le cœur de l’écu. « On dit qu’une figure est un abîme quand elle est avec d’autres figures au milieu de l’écu mais sans toucher aucune de ses figures » (Littré). Gide, qui découvre l’héraldique en 1891, reprend et enrichit le sens du mot pour l’appliquer à l’œuvre d’art. Il note dans son Journal en 1893 : « J’aime assez qu’en une œuvre d’art on retrouve ainsi transposé, à l’échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre. Rien ne l’éclaire mieux et n’établit plus sûrement toutes proportions de l’ensemble. Ainsi, dans tels tableaux de Memling ou de Quantin Metzys, un petit miroir convexe et sombre reflète, à son tour, l’intérieur de la pièce où se joue la scène peinte. Ainsi, dans le tableau des Ménines de Vélasquez (mais un peu différemment). Enfin, en littérature, dans Hamlet, la scène de la comédie ; et ailleurs dans bien d’autres pièces. Dans Wilhelm Meister, les scènes de marionnettes ou de fête de château. Dans La Chute de la maison Usher, la lecture que l’on fait à Roderick, etc. Aucun de ces exemples n’est absolument juste. Ce qui le serait beaucoup plus, ce qui dirait mieux ce que j’ai voulu dans mes Cahiers, dans mon Narcisse et dans la Tentative, c’est la comparaison avec ce procédé du blason qui consiste, dans le premier, à en mettre un second “en abyme”. » Lucien Dällenbach, qui consacre le premier essai détaillé sur la mise abyme (Le Récit spéculaire, Seuil, 1977), fait de ce texte de Gide la « charte » du procédé qu’il définit ainsi : « est mise en abyme toute enclave entretenant une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient ». Il propose plusieurs points de repère à toute réflexion sur le sujet. Ainsi, on admettra que la mise en abyme apparaît comme une modalité de la réflexion, que « sa propriété essentielle consiste à faire saillir l’intelligibilité et la structure formelle de l’œuvre », qu’elle s’applique à divers domaines et à diverses formes d’art et enfin qu’elle « doit sa dénomination à un procédé héraldique que Gide a découvert en 1891 ».
(trad. Jean-Michel Déprats, Folioplus classiques)
Tragédie en cinq actes, en vers et en prose, Hamlet est une des pièces les plus célèbres du dramaturge anglais William Shakespeare. Le père du héros, roi du Danemark, a été assassiné par son frère Claudius, qui usurpe le trône et épouse sa belle-sœur. Le spectre du défunt apparaît à Hamlet et lui demande de le venger. Celui-ci feint la folie afin de mener à bien la mission qui lui a été confiée. Au début de l’acte III, il organise une représentation théâtrale afin de démasquer le meurtrier. Dans une scène célèbre, Hamlet et Ophélie, en présence du roi, de la reine et de la cour, assistent à un spectacle donné par des comédiens et dans lequel est transposé le meurtre du père d’Hamlet.
HAMLET : Madame, vous aimez cette pièce ?
LA REINE : La dame fait trop de serments, il me semble.
HAMLET : Oh ! mais elle tiendra parole !
LE ROI : Vous connaissez l’argument ? Ne contient-il aucune offense ?
HAMLET : Non, non, ce n’est qu’un jeu, ils s’empoisonnent par jeu ! Aucune offense au monde !
LE ROI : Comment appelez-vous cette pièce ?
HAMLET : La Souricière. Pardi, métaphoriquement ! Cette pièce est l’image d’un meurtre commis à Vienne. Gonzague est le nom du duc, sa femme s’appelle Baptista. Vous allez voir, c’est un chef-d’œuvre de crapulerie, mais qu’importe ? Votre Majesté, et nous qui avons l’âme libre, cela ne nous touche pas. Que bronche la carne écorchée, notre garrot n’est pas blessé. Celui-ci est un certain Lucianus, neveu du Roi.
Entre Lucianus.
OPHÉLIE : Vous faites bien le chœur, mon seigneur.
HAMLET : Je pourrais même servir d’interprète entre vous et votre amant si je pouvais voir se trémousser les marionnettes.
OPHÉLIE : Vous êtes piquant, mon seigneur, vous êtes piquant.
HAMLET : Il ne vous en coûterait qu’un petit cri d’émousser ma pointe.
OPHÉLIE : Encore meilleur, et encore pire.
HAMLET : C’est ainsi que vous méprenez vos maris : pour le meilleur et pour le pire. Commence, meurtrier. Par la vérole, laisse là tes maudites grimaces et commence. Vas-y : le croassant corbeau vocifère : Vengeance.
LUCIANUS :
Noires pensées, main experte, drogue sûre, heure propice.
Nul être n’est témoin hormis l’instant complice,
Toi, fétide mixture, concoctée avec des herbes de la minuit,
Par la malédiction d’Hécate trois fois infectées et trois fois flétries,
Que ta magie native et tes propriétés
Usurpent en un instant sa vie et sa santé.
Il verse le poison dans l’oreille du dormeur.
HAMLET : Il l’empoisonne dans son jardin pour s’emparer de sa couronne. Son nom est Gonzague. L’histoire est parvenue jusqu’à nous, écrite dans un excellent italien. Vous allez voir maintenant comment le meurtrier gagne l’amour de la femme de Gonzague.
OPHÉLIE : Le roi se lève.
HAMLET : Quoi, effrayé par un coup de feu à blanc ?
LA REINE : Êtes-vous souffrant, mon seigneur ?
POLONIUS : Arrêtez la pièce.
LE ROI : Donnez-moi de la lumière ! Partons.
POLONIUS : Lumière, lumière, lumière !
Tous sortent, excepté Hamlet et Horatio.
(Acte III, scène 2)
(traduction R. Rovini, « 10/18 »)
Chef-d’œuvre inachevé de l’écrivain romantique allemand Novalis, Henri d’Ofterdingen est un roman dont l’action se situe dans un univers médiéval mythique. Le héros, Henri d’Ofterdingen, est l’auteur présumé des Nibelungen. Un jour, il voit en rêve la fleur bleue, le but idéal de sa vie. Il décide de parcourir le monde pour aller à la rencontre de son destin de poète. En chemin, il rencontre un ermite chez qui il découvre un livre étrange qui contient sa propre histoire.
L’ermite, remarquant le plaisir que prenait Henri à ses livres, l’engagea à rester là pendant ce temps pour continuer à les regarder. Henri, heureux de ne pas quitter les livres, le remercia chaleureusement de cette permission. Et c’est avec une joie infinie qu’il se mit à fureter et à feuilleter. Il finit par lui tomber entre les mains un ouvrage écrit dans une langue étrangère qui lui parut avoir quelque ressemblance avec le latin et l’italien. Il aurait souhaité de toute son âme connaître cette langue, car le livre lui plaisait entre tous sans qu’il en comprît une syllabe. Il n’avait pas de titre, mais en cherchant bien Henri y trouva quelques images. Il s’émerveilla tant elles lui parurent déjà familières, et en regardant mieux il découvrit, assez reconnaissable parmi les autres, sa propre figure. Il sursauta, effrayé, croyant rêver, mais quand il l’eût examiné à plusieurs reprises il ne lui resta plus de doute, la ressemblance était parfaite. Il n’en crut pas ses yeux quand il découvrit sur une autre de ces miniatures à côté de lui dans la grotte, l’ermite et le vieux mineur. Feuilletant toujours, il trouva d’image en image l’Orientale, ses parents, le landgrave de Thuringe et sa dame, son ami le chapelain de la cour, et plusieurs autres de ses connaissances ; toutefois leurs vêtements avaient changé et semblaient d’une autre époque. Sur beaucoup de ces figures il n’aurait su mettre un nom, mais elles ne lui en semblaient pas moins connues. Il vit sa propre image dans diverses situations. Vers la fin, il se trouva une figure plus grande, plus noble. La guitare à la main, il recevait une couronne de la landgrave. Il se vit à la cour impériale, sur un vaisseau, entre les bras amoureux d’une svelte beauté, aux prises avec des hommes d’aspect farouche, enfin tenant d’amicales conversations avec des Sarrasins et des Mores. Un homme d’allure importante se montrait souvent en sa compagnie. Il se sentait une vénération profonde pour cette grande figure, et il fut heureux de le voir à côté de lui, le bras passé au sien. Les dernières images étaient obscures et incompréhensibles ; mais il fut surpris, et ravi en son cœur, d’y trouver certaines figures de son rêve ; la fin du livre semblait manquer. Henri en fut fort chagrin, et ne brûlait que du désir de pouvoir lire et posséder ce volume en entier. Il se remit à contempler les miniatures, chacune à plusieurs reprises, et fut consterné d’entendre revenir le petit groupe. Une étrange pudeur l’envahit. Il ne se sentit pas le cœur de trahir sa découverte et ferma le livre, affectant l’indifférence pour en demander le titre et la langue à l’ermite. Il apprit ainsi qu’il était rédigé en provençal. — Il y a longtemps que je l’ai lu, dit l’ermite. Je n’ai plus en mémoire le détail de ce qu’il contient. Autant qu’il m’en souvienne, c’est le roman d’un poète à la destinée prodigieuse, et la poésie y est exaltée et représentée dans ses formes diverses d’existence. La fin manque à ce manuscrit que j’ai rapporté de Jérusalem, l’ayant trouvé dans l’héritage laissé par un de mes amis et conservé en souvenir de lui.
Poésies (1899)
(Poésie/Gallimard)
« Le Sonnet en X », initialement intitulé « Sonnet allégorique de lui-même », est sans doute le poème le plus difficile et le plus fascinant de Stéphane Mallarmé. Il se démarque des autres modèles de mise en abyme reproduits ici car il n’obéit pas au principe d’inclusion défini par Gide et repris par Lucien Dällenbach. Toutefois Mallarmé a maintes fois insisté sur le caractère réflexif de son poème. Il le définit comme un « sonnet nul se réfléchissant de toutes les façons » et où « le sens, s’il en a un […], est évoqué par un mirage interne des mots mêmes ».
Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est aller puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore).
Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe,
Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.
(Gallimard, « Quarto »)
Somme romanesque publiée de 1913 à 1927 en sept volumes, À la recherche du temps perdu est l’œuvre d’une vie. Marcel Proust consacra à l’écriture de son roman les quinze dernières années de son existence, marquées par la maladie et l’isolement. Le Temps retrouvé constitue le dernier volet de cette œuvre monumentale. Au terme d’un long parcours initiatique et d’une lente réflexion sur l’art et le temps, le narrateur trouve finalement en lui la volonté d’écrire un livre semblable aux Mille et Une Nuits et dont le thème principal serait le Temps.
Ce serait un livre aussi long que Les Mille et Une Nuits peut-être, mais tout autre. Sans doute, quand on est amoureux d’une œuvre, on voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment, ne pas penser à son goût, mais à une autre vérité qui ne vous demande pas vos préférences et vous défend d’y songer. Et c’est seulement si on la suit qu’on se trouve parfois rencontrer ce qu’on a abandonné, et avoir écrit, en les oubliant, les « Contes arabes » ou les « Mémoires de Saint-Simon » d’une autre époque. Mais était-il encore temps pour moi ? N’était-il pas trop tard ?
Je me disais non seulement : « Est-il encore temps ? » mais « Suis-je encore en état ? » La maladie qui, en me faisant, comme un rude directeur de conscience, mourir au monde, m’avait rendu service « car si le grain de froment ne meurt après qu’on l’a semé, il restera seul, mais s’il meurt, il portera beaucoup de fruits », la maladie qui, après que la paresse m’avait protégé contre la facilité, allait peut-être me garder contre la paresse, la maladie avait usé mes forces, et comme je l’avais remarqué depuis longtemps notamment au moment où j’avais cessé d’aimer Albertine, les forces de ma mémoire. Or la recréation par la mémoire d’impressions qu’il fallait ensuite approfondir, éclairer, transformer en équivalents d’intelligence, n’était-elle pas une des conditions, presque l’essence même de l’œuvre d’art telle que je l’avais conçue tout à l’heure dans la bibliothèque ? […]
Alors je pensais tout d’un coup que si j’avais encore la force d’accomplir mon œuvre, cette matinée — comme autrefois à Combray certains jours qui avaient influé sur moi — qui m’avait, aujourd’hui même, donné à la fois l’idée de mon œuvre et la crainte de ne pouvoir la réaliser marquerait certainement avant tout, dans celle-ci, la forme que j’avais pressentie autrefois dans l’église de Combray et qui nous reste habituellement invisible, celle du Temps.
(Éditions de minuit)
La mise en abyme est dès l’origine un procédé privilégié du nouveau roman. Selon Jean-Paul Sartre, les œuvres de Nathalie Sarraute, Michel Butor et Alain Robbe-Grillet « marquent seulement que nous vivons à une époque de réflexion et que le roman est en train de réfléchir sur lui-même » (préface à Portrait d’un inconnu [1948] de N. Sarraute). Dans le roman L’Emploi du temps de Michel Butor, le narrateur, Jacques Revel, passe un stage d’un an à Bleston, une ville anglaise imaginaire. Il décide de raconter son séjour et expose les difficultés qu’il rencontre dans la réalisation de cette entreprise. Le texte transforme le récit d’une aventure en aventure d’un récit.
J’ai devant les yeux cette première page du jeudi 1er mai, que j’ai écrite tout entière à la lumière de ce jour finissant, voici trois mois, cette page qui se trouvait tout en bas de la pile qui s’est amassée lentement devant moi depuis ce temps-là, et qui va s’accroître dans quelques instants de cette autre page que je raye de mots maintenant ; et je déchiffre cette phrase que j’ai tracée en commençant : « Les lueurs se sont multipliées », dont les caractères se sont mis à brûler dans mes yeux quand je les ai fermés, s’inscrivant en flammes vertes sur fond rouge sombre, cette phrase dont j’ai retrouvé les cendres sur cette page quand j’ai rouvert mes paupières, ces cendres que je retrouve maintenant. Le soleil avait quitté ma table ; il s’était enfoncé derrière les cheminées de la maison qui est à l’angle de Dew Street, et j’ai écrit cette seconde phrase : « C’est à ce moment que je suis entré, que commence mon séjour dans cette ville, cette année dont plus de la moitié s’est écoulée », m’enfonçant de plus en plus dans ce mois d’octobre, dans cette première nuit, « lorsque peu à peu, je me suis dégagé de ma somnolence, dans ce coin de compartiment où j’étais seul face à la marche », comme je m’y enfonce de nouveau en la lisant en la copiant, comme je m’y réveille de nouveau « près de la vitre noire couverte à l’extérieur de gouttes de pluie ».
Le cordon de phrases qui se love dans cette pile et qui me relie directement à ce moment du 1er mai où j’ai commencé à tresser, ce cordon de phrase est un fil d’Ariane parce que je suis dans un labyrinthe, parce que j’écris pour m’y retrouver, toutes ces lignes étant les marques dont je jalonne les trajets déjà reconnus, le labyrinthe de mes jours à Bleston, incomparablement plus déroutant que le palais de Crète puisqu’il s’augmente à mesure que je le parcours, puisqu’il se déforme à mesure que je l’explore.