Seuls trois de mes livres ont été relus par mon éditeur, le Dr Beer. Il a interrompu son travail sur le quatrième – il me l’annonçait dans une lettre manuscrite – pour « raisons de santé ». J’ai une meilleure explication. Il s’est senti honteux vis-à-vis de moi, à cause de ce qui s’est passé la dernière fois que nous avons travaillé ensemble, à cause de l’histoire du chien. Il est bien possible qu’il n’apprécie pas que je la raconte ici. Mais il n’a pas seulement été mon éditeur ; il a été mon professeur, et en tant que tel il a toujours affirmé qu’une œuvre littéraire qui prenait des gants avec quoi que ce soit ou avec qui que ce soit n’avait aucune valeur.
Quelques jours à peine avant les événements en question, il m’avait offert de le tutoyer. Voilà qui m’avait véritablement pris par surprise ! Je n’aurais jamais imaginé qu’il tutoyât sa propre femme (nous nous connaissions depuis huit ans, et j’ignorais alors jusqu’à son existence). Je ne pouvais associer à cet homme les concepts de femme, d’amie, de maîtresse ou même de famille ; dans mon imagination, je ne lui attribuais même pas de parents ; de la même manière, les catégories désignant certaines phases de la vie, telles que l’enfance ou l’adolescence, se refusaient à mettre sa vie sur le même plan que, disons, la mienne. Que je sois censé, à l’avenir, l’appeler Johannes, promettait de provoquer une crispation, une crispation qui ne cesserait jamais. J’évitai bien entendu de le faire. Et lui ne parvenait pas non plus à s’habituer à mon prénom ; c’était manifeste, tellement manifeste que c’en était presque offensant.
Je n’ai prononcé son prénom qu’une seule fois. Au moment de lui présenter ma femme. « Le Johannes », avais-je dit. Dans le parler alémanique, nous ajoutons un article au nom propre, ce qu’il a certainement trouvé inélégant. Quant à moi, cela me convenait tout à fait ; l’article augmentait nettement la distance entre son corps et le mien – rétablissant un ordre qui me satisfaisait pleinement, parce qu’il avait la constance de la température des fonds marins.
J’avoue toutefois que j’aurais aimé entendre mon prénom dans sa bouche, au moins une fois – comme une mise sur un pied d’égalité, un signe égal tracé entre nos deux positions. Je n’avais jamais pu me débarrasser du sentiment qu’il me soumettait à de petits examens secrets ; non qu’il voulût absolument me convaincre d’un vice quelconque, mais plutôt pour me surveiller à la manière d’un père, donc en toute bienveillance (ce qui était encore plus bête). À peine avais-je prononcé son prénom que j’avais honte de l’avoir fait. Cela ne lui échappa pas. Comme si je l’avais devancé et que j’avais touché son point faible avant qu’il n’eût le mien dans son viseur. Il se tourna vers Monika et – ostensiblement ? – s’adressa à elle en l’appelant par notre nom de famille.
Il avait lâché son premier « tu » au téléphone, et je ne doutai bientôt plus qu’il l’eût fait par mégarde. Peut-être, au moment où j’appelai, y avait-il quelqu’un dans la pièce qu’il tutoyait, et j’avais fait irruption au beau milieu de leur conversation – ce que je ne pouvais pourtant pas imaginer, pour la simple raison que je ne pouvais pas imaginer qu’il eût des amis, et j’étais certain qu’il n’aurait proposé le tutoiement qu’à un ami. Le plus probable me semblait qu’il était en train de lire, dans un livre ou un manuscrit, une scène particulièrement réussie, dans laquelle – qui sait – deux amis étaient en train de discuter, et il était tellement plongé dans ce monde imaginaire que l’espace d’un instant, malgré la sonnerie du téléphone, il n’avait pu se débarrasser du son de ce monde fictif et l’avait emporté dans ses pensées, dans le combiné, puis dans mon oreille.
Mais cette explication non plus ne me semblait pas plausible : le Dr Beer était mon éditeur, il avait soixante ans, et partout où on connaissait un tant soit peu le monde de l’édition allemand, on le considérait comme l’un de ses acteurs les plus compétents ; nous n’avions jusqu’alors jamais parlé d’autre chose que de littérature, à l’exception de la météo et de la circulation à Francfort, et je ne connais personne qui ait jamais trouvé un sujet autre permettant d’engager une conversation digne de ce nom avec lui. Cependant, je l’avais toujours soupçonné de ne s’intéresser ni aux romans, ni aux récits, ni aux nouvelles, ni aux essais, intrigues, personnages, dialogues ; de ne tout simplement pas s’intéresser à la littérature, mais uniquement à la virtuosité dans le maniement de celle-ci ; j’avais toujours soupçonné que tout autre chose lui tenait à cœur. Je n’avais toutefois pas la moindre idée de ce que cela pouvait être. Un homme avec une double vie ? Il aurait souligné cela d’une vague dans le manuscrit, et lorsque nous serions arrivés à ce passage au cours de notre travail, il m’aurait dit : « Personnellement, j’aime ce genre d’expression, j’aurais donc aimé que vous l’utilisiez dans un contexte adéquat, mais là, je suis obligé de vous demander de la remplacer par une autre. »
Lui-même avait dit un jour : « Je suis le fou du roi Lear. » Mais une question restait sans réponse : qui était son roi Lear ? Qui se comparerait volontairement à cet homme des douleurs ?
Nul ne savait ce qu’il faisait une fois qu’il avait mis son manteau, relevé son col, ouvert son parapluie, dit au revoir à la dame de l’accueil et quitté la maison d’édition. Pas même s’il rentrait chez lui en taxi ou en bus, en métro ou avec sa propre voiture, à pied ou à vélo. Chez lui ? Et à quoi cela ressemblait-il, chez lui ? Les murs de son bureau étaient occupés par des étagères qui allaient jusqu’au plafond, et contrairement aux livres de sa collègue du département des essais (mis à part une étagère avec des ouvrages de référence, ils étaient tous issus de la production de la maison), les siens donnaient l’impression d’une bibliothèque privée. S’y trouvaient des classiques allemands, des poètes russes et des Américains, les œuvres complètes de D.H. Lawrence, Joseph Conrad (son auteur préféré – et le mien) et Luigi Pirandello, des poètes français et irlandais, mais avant tout des textes philosophiques. Il avait lâché un jour – sur un ton bourru, laconique, et seulement après que je lui avais posé la question deux fois – qu’il avait fait des études de philosophie et rédigé une thèse sur un sujet de la phénoménologie husserlienne. Les ouvrages de et sur Husserl constituaient un bon quart de sa bibliothèque. Est-ce seulement ici, dans son bureau, que se déroulait sa vie d’écriture et de lecture, sa vie intellectuelle ? Pourquoi pas ? Et le soir, il jouait aux quilles avec des conseillers fiscaux et des avocats, ou faisait partie d’un club de motards, ou traînait dans les bars avec ses copains ? Pourquoi pas ? Je ne pouvais toutefois pas imaginer que cet homme eût des copains ; je ne voulais pas imaginer qu’il eût une vie privée.
Nul ne sait rien non plus de la vie privée du fou du roi Lear. Et nul ne sait s’il croit à ce qu’il raconte. Les mots sont l’instrument du fou, il n’en connaît pas d’autre.
Et puis, au téléphone – après un « tu » qu’il avait laissé échapper dans un moment d’inattention : « Je propose qu’à l’avenir, nous nous adressions l’un à l’autre de cette façon. »
Le mot ne pouvait être retiré sans offense. Ni par lui, ni par moi. Et pourtant, il avait été assez scrupuleux, en formulant sa proposition, pour ne pas le prononcer une nouvelle fois…
Cette fois, au lieu que je me déplace à Francfort, il pourrait venir chez moi, à Hohenems, pour travailler sur le manuscrit – à peine avait-il terminé sa phrase qu’il s’effraya lui-même de sa proposition, cela ne m’échappa nullement, mais là encore, il était trop tard. Je crois qu’il n’avait pas suffisamment envisagé les conséquences de cette nouvelle situation, à savoir que le tutoiement nécessitait un peu de pratique, si on ne voulait pas qu’il reste une pure option, suspendu à chaque mot à venir comme une menaçante stalactite, et voilà qu’il se retrouvait dans une situation encore plus désagréable.
Le combiné à la main, je regardais par la fenêtre comme si je pouvais, de cette façon, éviter ce choc d’intimité. Un silence s’était installé entre nous, et c’était comme une course. Je l’écoutais bricoler, il m’écoutait bricoler une phrase dans laquelle le petit mot, chez moi pour la première fois, chez lui pour la seconde, aurait eu l’air d’arriver de manière spontanée. Je le voyais (cet homme pas très grand, mince, qui avait sa façon bien à lui de bouger, rapide, sans hésitation) ; il allait commencer et finir sa phrase avec un léger hochement de tête.
Il neigeait tellement que je ne distinguais que vaguement la maison de nos voisins. Il neigeait depuis des semaines. C’était le mois de janvier 2006, nous avions eu beaucoup de neige cet hiver-là. Je pensai à ce que le Dr Beer m’avait dit un jour, que depuis son trentième anniversaire il faisait une promenade quotidienne, d’une heure au moins.
Je lui dis : « Quand tu viendras… – je ne parvins pas à ne pas accentuer le mot – … emporte de bonnes chaussures de marche pour nos promenades, et puis un manteau bien chaud et un bonnet.
– Je n’y manquerai pas, répondit-il. Aimes-tu cet hiver ?
– Toi, l’aimes-tu ? demandai-je à mon tour.
– Oui, beaucoup, répondit-il. Et toi ?
– Je ne crois pas, non. »
Après la mort de mon père, au début des années quatre-vingt, Monika et moi nous sommes installés avec les enfants dans la maison de mes parents, à Hohenems. Dans notre rue, quasiment rien n’a changé depuis mon enfance. La maison voisine a été crépie entre-temps, c’est tout. Plantée sur son toit, toujours la même petite cheminée en tôle, je ne sais pas à quoi elle sert, je ne l’ai jamais su, pour ma sœur et moi elle était un indicateur du niveau de neige. Je me souviens qu’une seule fois, ce devait être au début des années soixante, on ne la voyait plus du tout, on ne voyait rien qu’un petit monticule. À présent on ne voyait même plus de monticule, la cheminée avait été complètement engloutie dans les masses de neige accumulées sur le toit. Au cours des dernières semaines, je m’étais levé chaque matin à sept heures et, dans l’obscurité, j’avais dégagé le chemin devant la porte de notre maison. Le facteur m’avait laissé entendre que si je ne le faisais pas, il n’apporterait plus le courrier. De part et d’autre de l’étroit sentier auquel je me limitais (à peine aussi large qu’un traîneau) se dressaient des monticules de neige plus hauts qu’un homme. Ce qui était rageant, c’est que le chasse-neige passait après le facteur, bloquant à nouveau notre entrée ; parfois il passait encore une fois dans notre rue l’après-midi, et il n’était pas rare qu’il fît un troisième passage le soir.
Monika et moi ne quittions plus guère la maison. Nous allions faire les courses avec le traîneau, au maximum tous les trois jours. Monter au Schlossberg, comme le fait d’ordinaire Monika par tous les temps, six jours sur sept, était impossible. Elle avait essayé et abandonné lorsque, dès le premier virage, elle s’était enfoncée dans la neige jusqu’à la poitrine. De la fenêtre de notre cuisine, avec des jumelles, on pouvait voir la forêt au-dessus de la paroi rocheuse. Les sapins étaient des boules blanches sans structure qui faisaient davantage penser à une œuvre de Christo et Jean-Claude qu’à une création de la nature.
Je lui demandai si je devais m’occuper de lui trouver une chambre.
Sans la moindre hésitation et sans aucun autre commentaire, il répondit : « Non. »
« C’est évident, interpréta Monika après que j’eus raccroché et rejoué la conversation devant elle jusque dans ses moindres détails, il veut dormir chez nous. C’est tout à fait évident. C’est ton ami maintenant, et on ne fait pas dormir un ami à l’hôtel.
– Mon ami ?
– Évidemment ! Il était temps. À qui t’es-tu davantage dévoué ces dernières années ?
– Comment ça, “dévoué” ?
– Je n’ai pas besoin de t’expliquer ce que ça veut dire. (Lui soumettrait ce mot à un examen approfondi.)
– Je me suis davantage dévoué à toi, par exemple.
– D’accord. Et à part moi ?
– Il se pourrait naturellement aussi, argumentai-je faiblement, qu’il préfère demander à sa secrétaire de lui réserver une chambre. Qu’il ne veuille pas me déranger. Que ce soit pour ça qu’il a dit non.
– Faire réserver une chambre depuis Francfort ? À Hohenems ? Y a-t-il seulement un hôtel ici ? À part l’auberge Schiffle, dont le patron a failli te casser le nez il y a quarante ans ? »
Il me semblait toutefois encore plus improbable que cet homme cultivé pût soudainement s’immiscer autant dans ma vie, en l’espace des quelques minutes qu’avait duré cette seule conversation téléphonique, et que cela ne fût nullement le fruit du hasard, mais qu’il l’eût fait intentionnellement. Ou bien y avait-il eu des signaux que j’avais ignorés ?
Comment ça, dévoué ?
Lui dirait : « Prenez bien garde à ce mot ! » ou, depuis notre conversation téléphonique : « Prends bien garde à ce mot ! Ne l’emploie que si tu es conscient de sa dichotomie, à savoir la fusion entre douleur et désir. Celui qui se dévoue à quelqu’un souhaite, tout en le craignant, qu’on lui fasse mal. Si sa signification paraît trop riche pour l’usage que tu veux en faire, ne l’emploie pas. Remplace-le par un mot plus faible et décris à la place un vêtement, un geste ou une expression – attention toutefois de ne pas en faire trop avec les mimiques ! –, place entre parenthèses une petite considération théorique, ou ajoute un souvenir, en passant pour ainsi dire, sans oublier d’y revenir plus en détail par la suite, sinon il aura l’air bancal, arbitraire. »
Analyser un texte avec lui était une aventure qui pouvait vous plonger dans une obscurité inconnue, imprévisible, et c’était un travail de longue haleine. Certains collègues, publiés par d’autres maisons d’édition, m’enviaient de travailler avec lui. Chez eux, la relecture d’un roman de deux cents pages prenait au maximum une journée. Dans la plupart des cas, l’éditeur envoyait le manuscrit corrigé par la poste, l’auteur – à supposer qu’il soit d’accord avec les corrections – les entrait sur ordinateur, on discutait les points litigieux au téléphone, terminé. En entendant cela, le Dr Beer ne pouvait que secouer la tête (doucement, comme le voulait son caractère). Maxwell Perkins, l’éditeur d’Ernest Hemingway, F. Scott Fitzgerald et Thomas Wolfe, était son modèle. La légende dit qu’en une année de travail, Perkins avait réduit les mille cinq cents pages de Look Homeward, Angel à la version d’un peu plus de sept cents pages que connaît le public. Le Dr Beer évoquait également volontiers Gordon Lish, l’éditeur de Raymond Carver. Il me montra un jour la dernière page d’une nouvelle dans la version originelle de Carver, puis posa à côté d’elle la version retravaillée par Lish, qui, premièrement, ne faisait qu’un quart de la version d’origine, et deuxièmement, ne reprenait pas un seul mot de celle-ci, et avait donc été complètement réécrite par Lish, et ce, comme me l’assurait le Dr Beer, sans qu’il eût demandé son autorisation à Carver. Oui, il jugeait criminelle une telle conception du travail d’éditeur, m’assura-t-il avec un sourire – dont l’ironie pouvait avoir un aspect combatif, ou de camaraderie, tout dépendait de la manière dont on l’interprétait, comme s’adressant à Carver ou à Lish (je pariais pour la camaraderie ; je pariais qu’il se sentait proche de Gordon Lish, qui s’était toujours vanté auprès des critiques d’être le ventriloque de Raymond Carver, que le minimalisme radical, le style si typique de Carver, était le résultat de son travail à lui sur le texte, et donc son invention – ce que les critiques n’avaient pas cru, car tous les livres écrits par Lish avaient été des flops).
À l’occasion du soixantième anniversaire du Dr Beer, la Frankfurter Allgemeine Zeitung publia, dans son supplément du samedi, un long entretien avec lui (titre : « Mister Exactitude »), dans lequel il décrivait sa méthode de travail. Il expliquait qu’il avait compris très tôt la chose suivante : « Ce qui ne sonne pas bien est également médiocre du point de vue du contenu. » C’est pourquoi il insistait pour que l’auteur lui lise à haute voix les passages problématiques, une fois, deux fois, trois fois.
Ça, ma chère Monika, c’est se dévouer à quelqu’un !
Lorsque j’écoutais ma voix, qui n’était, lors de cette procédure, rien d’autre qu’un instrument de mesure permettant de détecter mes propres insuffisances, il arrivait que je commence à avoir peur de cette mystérieuse (il détestait vraiment ce mot) personne que j’étais, qui était connue sous mon nom et qui avait manifestement plus de consistance que moi, simple assistant du Dr Johannes Beer. Il préparait un champ opératoire autour de certains mots, isolant l’objet de l’examen de tous les autres organes afin de mieux étudier sa signification et, partant, son rayonnement à l’intérieur d’une phrase, d’un ensemble de phrases. Comme s’il était possible selon lui que nous parlions des langues différentes, qui par hasard seulement se ressemblaient. C’était mon texte ; il lui faisait confiance, mais ne me faisait pas confiance à moi, son auteur. Quant à moi, je faisais confiance à mon éditeur, mais je perdais confiance en mon texte. J’avais toujours à l’esprit qu’une harmonie apparente pouvait s’avérer trompeuse, puisque notre accord lui-même ne se basait sur rien d’autre que « des mots, des mots, des mots… ». Et pourtant, c’est toujours moi qui avais été en position de demande : rends-moi meilleur !
Et voilà qu’enfin, c’était lui qui était en position de demande ? Qui demandait qu’on pose ce signe égal entre nos deux positions ? Insistait-il maintenant pour se dévouer à moi ? Pour faire de longues promenades dans la neige, par exemple, promenades que – loin du regard d’un autre être doué de raison – nous finirions en nous donnant l’accolade, une main sur la nuque de l’autre, en un geste suffisamment viril pour que cela n’ait pas l’air d’une caresse – deux hommes d’âge mûr avec des principes plus ou moins arrêtés, deux amis.
« Si ça se trouve, c’est exactement ça, dit Monika. Ça me paraît tout à fait plausible. Tu représentes tous les auteurs dont il s’est occupé au cours de sa vie. C’est tombé sur toi par hasard. Son dernier auteur, son dernier livre.
– Tu crois vraiment ? lui demandai-je.
– Je pense que ça te fait du bien à toi de le croire. Et peut-être que c’est vraiment ça. »
Je partis le chercher à la gare le lendemain après-midi. Il hissa sa valise sur le traîneau – un grand machin en aluminium qui était aussi lourd que s’il avait prévu de rester trois semaines chez nous –, et nous tirâmes le traîneau ensemble pour traverser la route qui ressemblait chaque jour davantage à une piste sur laquelle il y avait plus de traces de sabots et de skis que de pneus de voitures.
« S’il recommence à neiger, nos promenades risquent d’être compromises », lui dis-je.
Monika nous attendait devant la maison. Elle avait mis sur les épaules ma vieille Lumberjack vert mousse aux empiècements en cuir, et elle agitait la main. Depuis le matin, il faisait nettement plus chaud. On avait eu toute la journée un ciel bleu comme en avril. À présent, des nuages arrivaient, mais ils n’annonçaient pas de neige. J’espérais l’arrivée du foehn. Mais il avait du pain sur la planche s’il voulait remettre de l’ordre dans tout ça.
Le Dr Beer posa brièvement la main sur mon bras (ce qui me donna une impression de déjà-vu, comme si un autre, dans une autre vie, avait voulu par ce même geste m’avertir d’un malheur imminent). À voix basse, pour que Monika n’entende pas, il me dit : « Je ne voudrais pas que tu le prennes mal, vois-tu, mais j’ai besoin de marcher au moins deux heures par jour, seul. Il faut que je sois seul. À tout prix. J’ai besoin de marcher, et de marcher seul. »
Puis il me toucha à nouveau, à la taille cette fois, et m’abandonna la corde du traîneau pour s’avancer à grands pas, bras tendus, vers Monika. Il la salua si chaleureusement qu’elle me regarda en fronçant les sourcils. Car je l’avais prévenue : le Dr Beer ne riait jamais.
Je compris au ton de sa voix qu’elle l’appréciait déjà. Et c’était réciproque.