Introduction

Une tête bien pleine

Je n’étais pas prédisposée à travailler sur le thème de l’improvisation.

Mon histoire, mon parcours avaient fait de moi une tête bien pleine, organisée. Pleine de résistances lorsqu’il s’agissait de suivre, de ces natures faites plutôt pour diriger. Et si j’étais d’une certaine façon tyrannique avec l’autre, de par mes exigences, mes attentes, je ne l’étais pas moins avec moi-même.

Pendant longtemps, je me suis ingéniée à organiser ma vie sans trous, sans temps morts, à en traquer les pertes et du même coup les errances. Aucune place vacante pour la dérive, qui me semblait offrir une prise à la folie. C’est sans doute pourquoi j’ai été obnubilée par cette notion d’écart, de jeu.

Tous mes objets de recherche me ramenaient à ces notions.

Je me souviens d’une pièce que l’on donnait à la Comédie-Française1 : Le Savon, de Francis Ponge. Je me souviens de la colère démesurée qui m’avait envahie après le spectacle. J’avais trouvé ce spectacle vain. Pas ennuyeux le moins du monde, mais vain. Autour de moi, mes amis semblaient ravis, tout trouvait grâce à leurs yeux : la mise en scène, le jeu des acteurs, le texte délectable et plein d’une finesse… Cette finesse, certes, ne m’échappait pas, mais je sentais un je-ne-sais-quoi qui me mettait en rage. Je comprends aujourd’hui ce qui me mit alors hors de moi : ce « savon » qui nous glisse sans cesse des mains et sur lequel Ponge offre multitude de variations, n’était qu’un signifiant. Je pourrais aisément le remplacer aujourd’hui par « la vie ».

Bien des personnes restent démunies lorsque les événements ne se déroulent pas comme elles l’auraient souhaité, lorsqu’ils semblent leur échapper, glisser hors de leurs prévisions. Il ne leur reste alors aucune autre ressource que celle d’improviser.

De la nécessité d’improviser

Qui ne désirerait savoir prendre des initiatives, augmenter sa confiance en soi, développer son autonomie quand, à chaque détour de notre vie, nous sommes confrontés à cette nécessité d’improviser ? D’autant plus que bien souvent, les circonstances où nous devons répondre de façon adéquate comportent des enjeux.

Cette rencontre avec la contingence, ces émergences d’actes ou de paroles arrivés par hasard, se produisent quasiment en permanence. Rencontres plus ou moins fortuites avec le réel…

Construit sur la racine de videre (« faculté de voir »),
le verbe latin improvidere signifie « ce qui ne peut être vu d’avance ».

Les situations où nous ne pouvons « pré-voir » et où il nous faut bien alors improviser sont nombreuses :

Un retard pris, un contretemps qui enraye nos prévisions, et nous voilà dans le champ de l’improvisation.

Si les situations qui sollicitent nos capacités d’improviser sont quotidiennes, c’est que l’improvisation est une situation particulière bien que fréquente dans le champ de la communication.

Et voilà les êtres communicants que nous sommes confrontés en permanence à deux types de situations : celles qui se déroulent comme nous l’avions prévu… et toutes les autres.

Au-delà des paradoxes

On peut percevoir comme un paradoxe le fait de vouloir proposer une méthode pour apprendre une pratique dont le caractère fondateur est de répondre à des événements qui ne se produisent qu’une seule fois. Comment se référer à des éléments antérieurs puisque l’acte d’improvisation initie toujours quelque chose d’original qui ne saurait se répéter ? On ne peut ainsi proposer de modèle préalable.

Paradoxe encore si l’on considère l’improvisation comme produite à l’initiative de l’improvisateur, surgissement de son élan. Cela inscrit immédiatement cet acte porteur dans le champ de sa décision, de sa volonté, de son désir. Mais peut-on faire l’apprentissage du désir de commencer ? Peut-on être spontané sur demande ? Ce serait comme lancer à un individu l’injonction d’être naturel !

Le naturel est une qualité que nous attribuons aux enfants. Ne dit-on pas souvent que la vérité sort de leur bouche ? Cette conception entretient le mythe encore tenace de l’enfant baigné dans un monde de naturel et de vérité.

Cela n’est pas sans me faire penser à ce mythe hébreu
qui raconte comment les êtres humains, à l’origine repliés dans le ventre
de leur mère, sont emplis de connaissance comme des rouleaux écrits
d’un Sefer Torah2. Jusqu’à ce qu’un ange, à la naissance, appose un doigt
sur leur bouche, comme un « chut », une invite à tout oublier…
Ce serait le sens de cette marque imprimée dans notre chair,
juste au-dessus de notre lèvre supérieure.

L’action d’un ange poserait ainsi l’être comme un espace vierge sur lequel tout pourrait se réinscrire. Au-delà de la mythologie, cette croyance est peut-être à entendre du côté de l’inscription. Je pense à l’ADN sur lequel s’écrit le patrimoine génétique reliant l’être à venir aux générations d’où il vient.

Cette conception de l’enfant fait la part belle à l’intuition, même si celui-ci ne domine pas toujours ce qu’il émet dans les gestes et les paroles qu’il produit spontanément. Dans cette idée, serait-il alors un modèle, une source où retourner pour retrouver ce que nous aurions peut-être su puis oublié ?

Au-delà de ce paradoxe et des ambiguïtés propres à la spontanéité, il me faut préciser que l’improvisation que je souhaite formaliser concerne l’envol pris avec la conscience et la volonté de l’improvisateur. Avec son attention et son désir. Même si par ailleurs le sens de ce qu’il exprime au cours de l’improvisation peut lui échapper.

Exerçant une prise de pouvoir sur lui et sur le monde, il initie son improvisation en suivant ses intuitions, se laissant guider par elles. Ce qui correspond bien selon moi à la nécessité, pour conduire, de passer alternativement de la position de guide à celle d’être guidé. Ce qui pourrait sembler ici une restriction n’en est en réalité pas une. En effet, l’improvisateur produit de façon spontanée et l’initiative est le marqueur de cet élan, de cette décision prise de commencer. Elle naît de son impulsion, de ce désir qui le porte à initier, par le jaillissement de sa réponse. Elle est à entendre du côté d’une pulsion de vie avec laquelle il se lance dans l’originalité de l’expérience.

Ce don de soi, présent offert au monde, élan jailli du plus profond de son désir, le mène, enthousiaste, vers cette première fois. Ce qui ne réduit pas « le spontané au mécanique ou l’expression au lapsus. Ce type d’improvisation se conquiert contre les habitudes et les automatismes3. »

À quel moment l’être sortirait-il de sa bulle paradisiaque pour entrer dans des réponses conditionnées ? Il ne s’agit pas bien sûr de répondre à cette question mais de considérer que ce que nous prenons le plus souvent pour des réponses spontanées ne sont en réalité que des refuges, des réponses familières, programmées depuis l’enfance par les différentes pressions qui s’exercent sur un individu, par sa famille qui cherche à l’éduquer, par la société qui vise à lui inculquer les normes communes…

Si nous tentons un instant d’inverser les termes de notre projet, nous nous heurtons à un autre paradoxe : si l’on considère que ce qui s’avère dans l’improvisation se construit au fur et à mesure que celle-ci s’élabore et que l’on peut, dans l’après-coup, s’en saisir, alors

En place d’un savoir-improviser se dresse l’improvisation d’un savoir.

De la même façon, il nous arrive parfois de nous lancer dans une tentative d’explication et de trouver, en la formulant, la clé de notre interrogation. L’improvisation crée donc un savoir. Qui se dépose dans l’instant, se recueille et alimente au fur et à mesure la production.

Mais penser cet apprentissage comme un acte paradoxal et relevant de l’utopie, nous garde trop souvent de nous y risquer. Et c’est ainsi que nous demeurons – frileux d’aborder des rives inconnues, celles du changement – rivés à celles, familières, de nos habitudes.

Un art plus qu’un don

Une fois établies les limites d’un tel apprentissage, tentons de donner une forme à celui-ci. Appuyons-nous sur les notions courantes que nous rencontrons communément sous ce terme d’improvisation : « sur-le-champ et sans préparation » nous indique le Petit Robert. Interrogeons ces deux dimensions afin de cerner ce qui, dans l’acte d’improviser, s’apprend.

Sur-le-champ

Que l’improvisation se produise « sur-le-champ », qu’elle fasse appel à l’immédiateté des ressources de celui qui s’y lance ne fait aucun doute. Activité qui s’initie dans l’instant de la rencontre avec l’accidentel, l’improvisation comme le réel est toujours mouvante, toujours autre. Comme l’écrivait Héraclite, « on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve ».

Ces rencontres avec l’imprévisible de l’instant convoquent l’être ici et maintenant, c’est-à-dire dans une conscience et une attention du temps et de l’espace. « Cette connaissance de l’instant créateur, où la trouverions-nous plus sûrement que dans le jaillissement de notre conscience ? N’est-ce pas là que l’élan vital est le plus actif ?… (Là) où se déroulent sous nos yeux, dans le présent actif, les mille accidents de notre propre culture, les mille tentatives de nous renouveler et de nous créer4 ? »

Des personnes qui possèdent de la repartie, on dit aussi qu’elles ont de la présence d’esprit, et là où Bachelard cerne la présence de la conscience, Montaigne dans ses Essais5 voit un présent divin : « Onc ne furent à tous toutes grâces données… au don d’éloquence les uns ont la facilité et la promptitude, et ce qu’on dict, le boute-hors si aisé, qu’à chaque bout de champ, ils sont prests ; les autres plus tardifs ne parlent jamais rien qu’élabouré et prémédité… »

Une fée ou un ange se seraient ainsi penchés sur le berceau de l’enfant encore endormi et de sa baguette l’auraient touché, lui irradiant la grâce de l’éloquence, de la facilité et de la promptitude ? Il aurait reçu ce don, passivement, sans que son être conscient y soit convoqué ? Je pense au contraire qu’improviser est une attitude on ne peut plus active, de celles qui portent vers l’autre, dans un don de soi soutenu par l’enthousiasme, et qui dans cet élan se risque et s’implique dans une situation qui réclame l’urgence d’une réponse. Cette présence d’esprit, qui nécessite précisément de la présence à soi comme aux autres pour ne pas obturer les dispositions qui viendraient à l’esprit de l’improvisateur, est une qualité indispensable pour apprendre à improviser.

Cette qualité se travaille. Elle me semble même être la première à déployer pour se lancer dans ce face-à-face avec l’imprévu. Pour s’entraîner à rencontrer la contingence, dans une tentative de se libérer des représentations forcément préalables et de ce fait stéréotypées, qui obstruent le plus souvent le présent et confinent l’improvisateur dans des réponses déjà usées mais certainement rassurantes.

Improviser, ce serait finalement accepter cette rencontre avec le réel, en se tenant prêt, en s’évidant de représentations ou plutôt en leur résistant, pour produire de l’original. Pour être créatif, il est ainsi nécessaire d’entrer dans cet état de jeu, entre l’imagination et le réel.

Les aptitudes de l’« être-en-phase-avec-le-réel »

Ainsi, pour transmettre un tel apprentissage, il me faudra rationaliser une pratique irrationnelle, la décomposer en différentes aptitudes qui facilitent l’« être-en-phase-avec-le-réel » : la présence, l’attention et son corollaire, l’écoute.

Tel est précisément l’un des objectifs de ce livre : déployer ces aptitudes, dans une double approche à la fois conceptuelle et pragmatique.

Que l’on considère Dieu ou l’Inconscient comme cet Autre qui régirait nos actions, en travaillant à la maîtrise de ces aptitudes qui permettent de répondre à l’accidentel, nous posons plus souvent nos actes même si l’on ne peut, de toute façon, qu’être déposé par eux. Car ce qui nous échappe concerne souvent moins des actes ponctuels que tout un parcours dans lequel l’être s’inscrit en lien direct avec son histoire et celle des signifiants qui l’agissent.

Des cadres pour cerner les contours

Sans préparation

Reprenons le deuxième élément de la définition du Petit Robert : « sans préparation ». Il me laisse plus sceptique…

Certains auteurs ont déjà loué la richesse des improvisations un tant soit peu préparées : « La liberté, c’est la faculté de choisir ses contraintes6 » ou encore « Mes plus belles improvisations sont celles que j’ai le plus longtemps préparées à l’avance7 ». Et pourtant, il reste un fond d’utopie qui véhicule l’idée que pour improviser réellement, il faudrait ne partir de rien, ne s’inscrire dans aucun cadre.

Croyance qui renvoie, me semble-t-il, à l’idéologie des années soixante qui revendiquait avec naïveté un certain désir d’inventer hors cadres, hors limites. Il était alors de bon ton d’interdire l’interdiction, de se soulever contre des contraintes vécues comme des carcans oppressants, des modèles dans lesquels notre spontanéité allait perdre son ressort.

Nous avons depuis, goûté avec la littérature à contraintes initiée par les surréalistes puis par Perec, Queneau, l’Oulipo…, la richesse et le dynamisme que ces contraintes engendrées par des cadres, offraient à l’imagination et à la création.

Partons alors d’une autre définition, celle de Michel Bernard8 : « Improviser (…) c’est composer, exécuter ou faire dans l’instant (…) quelque chose d’imprévu, de non préparé, étant bien entendu que cette absence même de préparation peut être elle-même préparée… et que la marge de variation possible peut (…) être programmée relativement à un canevas plus ou moins précis comme on le voit dans la Commedia dell’arte. »

Ou encore de celle proposée par Michel Corvin dans le Dictionnaire du théâtre9 : « Il faut distinguer l’improvisation pure de l’improvisation à canevas préétabli. Dans le premier cas, en principe, l’acteur part de rien. Dans le second, il s’appuie comme dans la tradition soit sur une situation définie plus ou moins grossièrement, soit sur un thème qu’il est chargé d’explorer. (…) Sans appuis préalables, l’improvisateur entend se placer en dehors de toute influence sociale, culturelle ou psychologique, méconnaître même la puissance de son propre inconscient… Mais lorsqu’il existe un canevas d’autres limites se font sentir. »

Comment en effet offrir des cadres à l’improvisateur sans pour autant avoir recours à des « stéréotypes préfabriqués10 » ?

En improvisant, l’individu est déjà pris dans des cadres. Cadre spatio-temporel, cadres de références… Le danger, c’est qu’il ne sache faire la part des habitudes, des réflexes conditionnés et, plutôt que d’offrir à chaque fois un prototype de réponse, qu’il s’enferme dans des stéréotypes, dans des paroles et des actes familiers qui le sécurisent, de peur d’affronter le réel, l’inconnu. Et c’est ainsi qu’il agit le plus souvent de façon automatique, fuyant l’ici et maintenant.

L’apprentissage se définit comme le fait d’initier à une pratique. Or on ne peut initier à la pratique de l’improvisation puisque celle-ci engendre toujours quelque chose de nouveau. Mais si l’on ne saurait la préparer au sens traditionnel, on peut néanmoins s’y préparer.

Prenons l’exemple du candidat qui se prépare à un examen. Connaît-il à l’avance le contenu des questions qui lui seront posées ? Non, et pourtant il se prépare. Comment ? En bordant les contours d’un savoir sur lequel il risque d’être interrogé. L’apprentissage de l’improvisation est de cet ordre-là : un travail en amont et à la périphérie.

Le premier axe de cette méthode porte sur les aptitudes à développer pour répondre à l’imprévu – l’improvisateur se tient « prêt-paré » à répondre à l’accidentel –, le deuxième sur l’organisation, les cadres de l’improvisation, la structure. Car c’est celle-ci qui permet au fond d’advenir.

Ce livre propose donc une méthode d’entraînement visant à se préparer à l’événement et à en définir les contours.

Plan de l’ouvrage

Quel que soit l’ordre dans lequel les mouvements seront proposés, il appartiendra aux formateurs – dont la pratique est pétrie d’improvisation – d’utiliser cet ouvrage en fonction de leurs besoins et de ceux des stagiaires.

De même, pour chaque thème, plusieurs exercices seront proposés. Au formateur de revenir, à chaque fois que cela lui semblera nécessaire, dans un champ précis avec un exercice différent.

Je propose d’explorer deux grands mouvements ;

I – Le corps, qui regroupera deux champs de compétences :

II – L’imagination, en la distinguant, par le biais d’une réflexion sur les représentations, de l’imaginaire.

J’ai eu de nombreuses fois le loisir de constater à quel point les exercices d’imagination engendrent peurs et blocages en formation. J’entends souvent des participants résister en arguant du fait qu’ils n’ont pas d’imagination. Ce qui, à mon sens, revient à affirmer que l’on n’a pas de nez ni d’oreilles…

Quatre chapitres composent ce deuxième mouvement :

Pour chacun de ces deux mouvements (corps et imagination) divers champs de compétences à mettre en œuvre sont proposés pour apprendre à improviser. Ces compétences feront à leur tour l’objet de trois étapes :

1° La première propose un volet théorique, afin d’offrir quelques pistes de réflexion.

2° La deuxième permet des applications ludiques (fiches-exercices), moments d’implication, prises de risque, mise en jeu de la présence.

Pour chaque exercice, des notions approximatives sur le temps et le nombre de personnes impliquées sont données.

Certains exercices sont empruntés et proposés tels que je les ai trouvés. D’autres sont des variantes, des transformations que la pratique m’a amenée à adopter : soit ils provenaient d’erreurs d’interprétations de la consigne par des participants et m’ont paru intéressants ainsi ; soit il me semblait plus judicieux de les réaliser de cette manière. D’autres enfin que j’ai imaginés, essayés puis adoptés.

Mais l’objectif de ce livre n’est pas de multiplier les propositions d’exercices, car un exercice n’est rien sans les commentaires qui l’accompagnent.

3° Ces deux étapes seront donc suivies de commentaires. Ceux des individus d’un groupe, ceux du formateur. Cette circulation de la parole afin que s’échangent ressentis, émotions, perceptions, représentations, questions… s’inscrit dans une logique de formation avec cette nécessité d’échanger après l’implication. Elle permet, de plus, de mettre au travail la compétence d’écoute de chacun. Cette phase de commentaires, sortes de conseils affinés à ma pratique, tant dans le champ du théâtre que dans celui de la formation, s’appuie le plus souvent sur des critères d’observation et fera l’objet d’un déroulé minutieux qui permettra aux formateurs d’exploiter au mieux les exercices proposés.

Une éthique du formateur

L’objet de la formation, qu’elle soit tendue vers d’autres formateurs ou qu’elle s’adresse à l’être qui, seul, expérimentera ce livre, c’est de proposer des champs d’apprentissage. Quand ces champs ouvrent vers des savoirs plus ou moins fermés comme l’informatique ou les mathématiques, la transmission se fait autour de savoirs plutôt constitués mais certes toujours en devenir, même s’ils sont scientifiques. Mais lorsque cet objet s’inscrit dans les champs de l’être, des aptitudes ou des compétences à développer, où le savoir – puisqu’il part de soi – se situe plus du côté de l’apprenant que du côté du formateur, alors je considère qu’il n’est rien que ce dernier puisse véritablement lui apprendre au sens strict. Tout au plus peut-il l’aider à se souvenir ou à se ressaisir de ce qu’il savait déjà, intuitivement.

« Si je réussis à rallumer en celui qui m’écoute le souvenir
de ce qu’il sait déjà, j’aurais fait beaucoup. »

C’est avec cette phrase de Socrate que j’ouvre chaque session. Cela est bien plus qu’une formule. Elle porte en elle toute la maïeutique avec laquelle Socrate enseignait la philosophie.

Cette façon de faire ou d’être s’appuie sur un questionnement judicieux : le formateur fait advenir les réponses de l’apprenant qui éprouve ainsi qu’il les connaissait déjà. Se profile ici la figure de l’ange qui imprime la marque de ce savoir.

Cette éthique du formateur permet à l’apprenant de se ressaisir de ces intuitions qui le font souvent agir avec justesse lorsque la situation ne l’inhibe pas ou que ses craintes ne l’enferment pas dans une sorte de prêt-à-penser plus rassurant que le fait de se risquer.

Et c’est ainsi qu’il peut valider et réexpérimenter en conscience ce qu’intuitivement il sentait, et continuer à puiser en lui, en toute confiance. Ce qui nécessairement augmentera sa créativité.

Ainsi en va-t-il de l’improvisation qui s’appuie sur la mise en œuvre d’aptitudes et de compétences qu’une vie – fût-elle dirigée avec la vigilance de l’instant dont nous verrons avec Bachelard combien elle est précieuse – ne saurait pourtant épuiser.

Une méthode en trois temps

Notons dès à présent la récurrence d’éléments incontournables, qui forment une méthode en trois temps porteuse de cette éthique.

Un premier temps d’implication : un stagiaire (ou un groupe) se lance dans un exercice.

Un second temps d’échange : c’est l’occasion pour la personne qui s’est impliquée d’éprouver sa propre écoute d’elle-même afin de livrer ses ressentis. La régularité de cette pratique lui permet de s’habituer à les traduire par la parole. Après ce passage, je demande donc à la personne qui s’est impliquée :

La liste de ces questions n’est bien sûr pas exhaustive.

Je demande ensuite à chaque membre du groupe de faire part de ce qu’il a ressenti, constaté, en commençant toujours par les points positifs. Cela aide à instaurer une écoute bienveillante entre les individus d’un groupe. Le formateur est le garant de cette écoute active et réciproque. Il permet de cadrer la parole dans le sujet, le temps imparti et de façon impartiale. Il favorise le juste positionnement des forces en présence dans le processus de communication autant pour celui qui produit que pour celui qui reçoit.

De sa juste place le formateur note les ouvertures à autrui ou les résistances. Il procède avec vigilance au repérage des jugements quand ils s’expriment (induits souvent par les différences et ressemblances entre les individus d’un groupe) et il recadre le discours vers l’expression de perceptions. Il veille ainsi à ce que les commentaires des membres du groupe ne glissent pas vers des jugements ou vers des interprétations.

Deux attitudes permettent de s’en garantir :

a) définir des critères d’observation aussi précis que possible ;

b) veiller à l’emploi des pronoms personnels : Etre attentif au fait qu’un stagiaire qui exprime ses impressions, perceptions… n’emploie pas une tournure impersonnelle pour en faire part et ne dise pas par exemple : « on a eu l’impression » ou « on a le sentiment … », mais « j’ai l’impression », « j’ai le sentiment que… ». Cela engage la responsabilité de celui qui parle que de porter son propre discours.

De la même manière il ne s’adresse pas au formateur ou au groupe en employant le « il » pour désigner le stagiaire qui s’est impliqué dans un exercice, mais le « tu » ou le « vous » en s’adressant directement à lui. « Il » désigne en effet l’absent, alors que la personne dont on parle est présente.

Ce point est capital et lorsque j’anime une formation, je reprends systématiquement les participants lorsqu’ils ne font pas une utilisation juste des pronoms personnels, ceci souvent du premier jour jusqu’au dernier. La prise de conscience que cela permet m’incite à cette vigilance.

Cette phase du travail qui permet de faire circuler la parole est extrêmement importante car elle met l’accent sur le fait qu’aucune vérité ne s’énonce jamais sur un stagiaire. Seules s’échangent des perceptions.

En effet, concernant ce qu’elle vient de réaliser, une personne entend parfois des propos extrêmement différents voire contradictoires d’un membre du groupe à un autre. Elle est ainsi prise au centre de représentations diverses et ce qui se dit peut alors faire écho en elle.

Cela peut l’éclairer sur les différentes facettes de ce qu’elle dégage dans l’instant. Cela peut la surprendre, elle peut accepter ce qui est dit parce qu’une résonance se produit, mais elle peut aussi le refuser parce qu’elle ressent la perception de façon projective, voire au travers de ses propres résistances. Mais en aucun cas cette personne ne devra entendre ce qui est dit comme résultant d’une vérité. Car s’il en existait une, elle se situerait au carrefour de toutes ces représentations qui s’échangent.

Si le stagiaire se perçoit comme captif, enfermé, étiqueté dans une représentation ou dans une image de lui, qu’il y croit ou qu’il y colle, il est susceptible de vivre ce que j’appelle une « panne de représentations » c’est-à-dire une mort, certes momentanée, du mouvement.

Si des impressions renvoyées par le groupe ou par le formateur résonnent et si ces retours sont récurrents, alors le stagiaire peut commencer, s’il le désire, à s’interroger.

Il me semble également important d’expliciter aux participants cette méthodologie et ses effets avant d’organiser ce premier échange de paroles.

Une fois que tout le monde s’est exprimé, dans un troisième temps, le formateur fait la synthèse des propos échangés et ajoute ce qui n’aurait pas été relevé et qui lui semble important.

Cette méthode peut paraître un peu longue et il est vrai qu’il faut réguler le temps de parole pour que les participants s’expriment de façon synthétique. Mais la richesse de ce qui se vit dans le groupe, l’intérêt d’exprimer ses perceptions, de les traduire puis de les offrir ou de recevoir celle des autres lorsque l’on s’est impliqué, permet de saisir les différentes manières dont les gens perçoivent celui qui s’est engagé.

Cela permet aussi de mesurer l’écart entre les représentations qu’un stagiaire conçoit de lui-même et celles qui lui sont renvoyées. Cela instaure dans le groupe une écoute bienveillante et une confiance qui sont les garants de l’implication.

Je conclurai ce livre sur l’improvisation comme un jeu entre un projet et sa mise en acte. Il faut considérer ce terme de « jeu » comme un espace vide, un espace provisoire d’incertitude, un espace ouvert. C’est dans cet espace, dans ce jeu même que se love la spontanéité, que se produit le mouvement, qui lui-même dynamise l’action.

Contre une vie soigneusement organisée où rien ou si peu ne cède la place à l’imprévu, où des réponses trop promptes emplissent cet espace vide et qui apparaît comme une vie éteinte, l’improvisation garantit la vie, la surprise, la fraîcheur, le renouvellement.

N’improvisons-nous pas finalement le cours de notre existence elle-même ? Le fait d’apprendre à réagir face aux imprévus peut nous aider à faire des choix de façon plus attentive, plus présente et garantit d’une certaine façon notre libre arbitre.

 

1.Le Savon de Francis Ponge, monté à la Comédie-Française par Christian Rist en 1986.

2.Ensemble de lois énoncées dans l’Ancien Testament.

3.Jean-François de Raymond, L’improvisation. Contribution à la philosophie de l’action, Vrin, 1980.

4.Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, Stock, 1931.

5.Montaigne, Essais, livre I, chapitre X.

6.Jean-Louis Barrault.

7.Winston Churchill.

8.« Le mythe de l’improvisation théâtrale ou les travestissements d’une théâtralité normalisée », in Revue d’esthétique, L’Envers du théâtre, 10/18, 1977.

9.Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde, Bordas, 2008.

10.Jean-François de Raymond, L’improvisation. Contribution à la philosophie de l’action, op. cit.