AVANT-PROPOS

Pourquoi l’Italie ?

Existe-t-il une âme italienne ? La question prête à sourire dans un pays où l’individualisme forcené interdit de penser collectif. Cela fait 154 ans que les Savoie ont proclamé l’avènement du Royaume d’Italie. On connaît le mot célèbre du marquis Massimo d’Azeglio, l’une des grandes âmes du Risorgimento : « On a fait l’Italie. Il faut faire les Italiens ». Mais ni le fascisme centralisateur, ni la Démocratie chrétienne d’après-guerre, ni le communisme qui l’a accompagnée comme un frère jumeau, encore moins Silvio Berlusconi qui a régenté le pays pendant vingt ans en flattant ses faiblesses n’ont eu raison de cet atavisme anti-État. Ce qui faisait dire au chancelier autrichien Von Metternich au début du dix-neuvième siècle que l’Italie « n’était qu’une expression géographique ». En 2011, les Italiens se sont émus quand le président Giorgio Napolitano a célébré les 150 ans de l’Unité du pays. Mais pas au point de reléguer au second plan leurs particularismes.

C’est un fait acquis. L’Italien se distingue sur l’échiquier européen par son refus de considérer son pays comme une nation. Il nourrit une profonde méfiance à l’égard de l’État centralisateur et du bien public. Les valeurs dominantes sont la casa, la famille, le clan, les amis proches, la ville d’origine. Accessoirement l’Europe, mais vue comme une bouée de sauvetage pour prendre ses distances de la capitale, d’une Rome que personne ne respecte, « Rome la voleuse », disent les séparatistes de la Ligue du Nord. Ce sont pourtant ses particularismes, ses milliers de clochers, ses dialectes encore vivaces, ses tables colorées et son provincialisme solidement ancré dans les mœurs qui font le charme de l’Italie. Un pays tout en complexités, en oppositions, en paradoxes contradictoires, fier de ses différences qu’il étale et cultive à l’excès. La diversité est sa première richesse. Diversité de ses paysages, de ses cultures, de ses habitants. Il n’y a pas un caractère italien, comme il existe un caractère français. Il existe des traits communs, l’optimisme, l’allégresse, une certaine insouciance, réelle ou feinte, un goût immodéré pour la bella figura. Mais un nationalisme, un sentiment collectif d’appartenance, l’acceptation d’une autorité supérieure qui serait celle de l’État, bien peu. Le Milanais ne ressemble en rien au Sicilien, qui se démarque du Vénitien, du Toscan et du Piémontais.

Je n’ai jamais rêvé d’être Italien. Peut-être aurais-je pu chercher à en acquérir la nationalité. Mais j’aime trop mon pays : sa culture, son histoire. Et pourtant le bel paese ne manque pas de me fasciner. Sa lumière, la beauté de ses sites, l’enjouement de ses habitants, leur amitié immédiate, cette admirable tolérance mêlée de fatalisme, et cet art inné, si profond, de s’en sortir dans les situations les plus compliquées, de s’arranger, au besoin en passant outre les règles : aucune rigidité nordique ici, aucun rationalisme non plus. La moindre formalité administrative est un véritable parcours du combattant. Et pourtant, l’Italien s’en sort toujours. Cette « esthétique du miracle » peut irriter, paraître absurde, éreintante, grotesque même. Elle constitue néanmoins l’essence même de l’italianité.

Ce pays est trop complexe, trop inattendu, trop fantasque pour se laisser enfermer dans quelque livre ou archive. Cela fait plus de trente ans que je le parcours du Haut-Adige délibérément germanophone à la pointe méridionale la plus arabisante de la Sicile. Je ne manque jamais d’être surpris ni ne me lasse de le découvrir.

L’Italien n’est ni secret ni méfiant. Il est à la fois chaleureux et débonnaire, extraverti et sans arrière-pensée. Aucune réticence à confier sa pensée ou ses opinions politiques, toujours très tranchées. L’important est de paraître. C’est cette spontanéité naturelle et immédiate que j’aime par-dessus tout. L’Italien cultive un véritable culte pour l’esthétique, pour la beauté. Citons en vrac : les « belles italiennes » carrossées par des designers de génie, les couturiers célèbres, les griffes de prestige qui ont conquis la 5e avenue à New York, les créateurs, l’immense talent des restaurateurs d’art, l’audace de ses architectes contemporains comme Renzo Piano. Je vis en phase avec ce pays, sans jamais me sentir dépaysé. J’aime marcher dans les rues. Admirer les vieilles pierres, l’empilement des styles, l’agencement des époques, de la Renaissance au néoclassique de la période fasciste qui côtoie sans jurer l’église la plus baroque ou les vestiges soigneusement entretenus de l’époque romaine, le travertin, la blancheur du marbre, les murs en briques rouges de l’époque romaine. J’aime ces foules élégantes, tumultueuses, désordonnées, ces femmes insouciantes qui traversent les rues avec légèreté, avec un plaisir évident à se montrer, à se mettre en scène comme pour une parade, cette sensation de liberté qui émane de leur corps, cette joie de vivre omniprésente.

Le cinéma, on le verra, fournit une clé de lecture tout aussi précieuse. Du néoréalisme à la comédie à l’italienne la plus hilarante, c’est le même peuple qui se met en vedette avec joie, spontanéité et touchante humanité.