PRÉFACE

 

Samuel Beckett a vingt ans lorsqu’en 1926 il découvre dans la Divine Comédie de Dante, parmi les personnages du « Purgatoire », un certain Belacqua condamné à un long séjour pour l’extrême indolence dont il a fait preuve tout au long de sa vie. Ce personnage le séduit et suscite l’étincelle créatrice que va nourrir son imagination. Il commence alors à écrire les épisodes de ses « mésaventures » dont il poursuivra l’écriture jusqu’en 1932.

Depuis 1923, Samuel Beckett est étudiant à l’université de Trinity College de Dublin. Au cours de sa première année universitaire, il a suivi ici des cours de littérature anglaise, là des cours de philosophie. Mais très vite son choix se fixe sur l’étude des langues romanes, français, italien, espagnol, et il approfondit également sa connaissance de la littérature allemande, dont il maîtrise déjà la langue. Il ne sait pas si, comme ses maîtres l’y encouragent, il prépare ainsi une carrière d’enseignant, peut-être en doute-t-il fort déjà. Mais il a dès lors la révélation d’un goût très vif pour ce qu’il nomme « les splendeurs polyglottes » et c’est avec émerveillement qu’il se plonge dans leur univers. Son émerveillement n’est pas tant celui d’un linguiste dont l’intérêt se porterait de façon scientifique sur la genèse du langage et la généalogie des mots. Sans exclure cette approche-là, il s’agit bien davantage chez lui d’un amour des mots. Samuel Beckett écrira beaucoup plus tard : « Les mots ont été mes seules amours, quelques-uns ». À vingt ans, la clause restrictive n’est pas de mise : l’écrivain les aime tous, non pas comme éléments de discours mais comme musique de la pensée et de l’écriture. L’amour des mots s’accompagne déjà chez lui d’un amour du silence. Il exprime une vive impatience à l’égard de la parole : « Qui les fera taire à la fin des fins ? » revient comme un leitmotiv. À ses yeux, le laconisme est sans doute le trait le plus attachant de son personnage. Homme de peu de paroles, Belacqua aime s’adonner à la « cantilène de l’esprit ».

L’amour des mots va de pair chez le très jeune Samuel Beckett avec une curiosité insatiable pour tous les domaines où s’exerce l’esprit humain. Il n’est pas une activité de l’esprit qu’il ne veuille découvrir et explorer en détail. Philosophie et littérature, bien sûr, mais aussi astronomie, physique, beaux-arts, médecine, musique, histoire, arts et métiers les plus divers, architecture, mécanique, mathématiques, botanique, psychologie, entomologie, anatomie... Il approfondit alors également une culture biblique dont il était déjà tout imprégné tant son enfance protestante en a été bercée. S’il s’est révolté dès l’adolescence contre la pratique religieuse qui lui avait été imposée sans susciter chez lui le moindre élan de foi, et si se confirme alors un agnosticisme dont il ne se départira pas, il considère néanmoins la Bible comme l’un des domaines les plus riches de la pensée humaine, et, quelque virulentes que puissent être par ailleurs ses attaques contre la religion, il entretient et nourrit l’influence profonde que la culture biblique exerce sur sa pensée.

Rien de systématique dans la façon dont le jeune Samuel Beckett engrange alors cette vaste culture : cela tient davantage de la jubilation exubérante. Rien de superficiel cependant dans cette boulimie de savoir. Il a déjà l’habitude de consigner dans des carnets de lecture une moisson de concepts et d’expressions : tout ce qui le surprend, l’intrigue ou l’enchante. Il savoure ce qu’il découvre, s’en imprègne, le fait sien. « Il avait lu cette phrase quelque part, l’avait aimée et l’avait faite sienne. » Profondément assimilée, sa culture n’a rien de commun avec le savoir encyclopédique de ce qu’il nomme un « Bartlett mécanique », ce bibliothécaire et lexicographe américain connu pour être capable de situer sur-le-champ n’importe quelle citation, si obscure qu’elle fût. Comme l’amour des mots, la culture considérable du jeune Samuel Beckett devient un principe vital qui nourrit sa pensée, un élément quasi organique de son être. Ce qu’il absorbe ainsi ne devient pas feuilles et fleurs séchées conservées dans un herbier poussiéreux mais plantes vivaces qu’il entretient et nourrit à son tour de sa propre pensée.

Rien d’automatique donc, encore moins de pédant, dans la façon dont il lui arrive de laisser déborder cette culture dans ses écrits de jeunesse, poèmes et récits. Le pédant est celui pour qui le paraître importe plus que l’être, chez qui la culture n’est qu’un vernis dont il jette éclats ou écailles comme poudre aux yeux. Chez Samuel Beckett, déjà et à jamais soucieux uniquement de l’être et non du paraître, la culture est beaucoup trop profondément intégrée pour vouloir jeter ses éclats ou pouvoir s’écailler de la sorte. De même que surgissent au fil de sa plume des mots et des expressions en de nombreuses langues étrangères parce que sa pensée est devenue polyglotte, de même, sans ostentation aucune, non seulement des allusions littéraires mais maintes citations surgissent-elles si spontanément que, la plupart du temps, il ne songe pas à les mettre entre guillemets, encore moins à les annoncer ou à les attribuer.

Traduire Bande et sarabande impliquait donc de suivre Samuel Beckett dans un double labyrinthe. Celui des langues étrangères à l’anglais et à quelques tournures gaéliques : « car il n’utilisait jamais un mot anglais lorsqu’un mot étranger lui plaisait davantage ». Outre le français, il utilise l’allemand, l’italien, l’espagnol, le latin, et quelques mots grecs et hébreux. Sans qu’il soit question de les traduire, puisque tels ils figurent dans le texte anglais, il était essentiel de saisir pleinement le sens de ces expressions étrangères pour mieux sentir comment elles colorent les phrases anglaises dans lesquelles l’auteur les intègre. Autre labyrinthe, sans fil d’Ariane cette fois, celui des citations cachées, très rarement signalées par quelque clin d’œil ironique, totalement incluses dans sa propre écriture. Il fallait d’abord que la curiosité fût piquée par ce qui dans une phrase ou un paragraphe n’avait pas exactement la même sonorité que celle de la musique propre à Samuel Beckett lui-même. Cela discerné, il fallait ensuite s’adonner à un travail de détective pour parvenir à attribuer et situer la citation ainsi débusquée. Explorer donc Chaucer, Baudelaire, Shakespeare, Keats, Dante, la Bible, Dickens, Ronsard, Tennyson, Descartes, Longfellow, Leopardi, Swift... et tant d’autres encore pour enfin découvrir chez eux la gemme que Samuel Beckett avait lue « quelque part » et avait aimée au point de la faire sienne. C’est seulement cette prédilection même, ainsi éprouvée par Samuel Beckett, qui obligeait à cette longue traque afin de mieux suivre la genèse de sa pensée, car il n’était pas question d’alourdir de notes une œuvre qu’il n’a surtout pas voulue « savante ». Les références de ces citations subtilement intégrées ne manquent pas au lecteur anglais, elles ne manqueront pas davantage au lecteur français.

Il est pourtant une référence à Dante sur laquelle il convient de revenir. C’est dans les années 24-26 que naît et s’affirme chez Samuel Beckett une passion qui ne s’atténuera jamais au cours de son existence : celle qu’il nourrit pour la Divine Comédie, qui demeurera jusqu’à la fin le livre dont il ne se séparait jamais, dont l’influence se fera de plus en plus voilée sans doute mais de plus en plus profonde et subtile au long de sa vie et de son œuvre. Il est probable que chez le jeune Samuel Beckett c’est la découverte de l’œuvre de Dante qui a suscité la première étincelle créatrice. C’est en tout cas au chant IV du « Purgatoire » de la Divine Comédie qu’il découvre donc Belacqua, ce luthier de Florence réputé pour ses beuveries et sa paresse, que Dante place parmi les « indolents » :

« ... des gens étaient là,

qui se tenaient à l’ombre de ce roc

dans des postures nonchalantes.

Et l’un d’entre eux qui semblait las,

était assis, embrassant ses genoux,

et tenant entre eux son visage baissé.

« Mon doux seigneur », dis-je, « jette les yeux

sur cet homme-ci, à l’air plus indolent

que si la paresse était sa sœur. »

Alors il se tourna vers nous et nous considéra,

en levant les yeux le long de sa cuisse,

et dit : « Va donc en haut, toi qui es si vaillant. »

[…] et lorsque

je fus tout près, il leva un petit peu la tête,

et dit : « As-tu bien vu comme le soleil

mène son char ici de la main gauche ? »

Ses gestes paresseux et ses brèves paroles

me portèrent un peu à rire

puis je dis : « Belacqua, je ne te plaindrai plus

désormais ; mais, dis-moi : pourquoi es-tu assis

en ce lieu ? attends-tu une escorte ?

ou bien as-tu repris ton ancienne habitude ? »

Et lui : « Ô frère, monter là-haut, qu’importe ? […] »1

 

Samuel Beckett est frappé par ce personnage. Il souligne l’attitude de Belacqua recroquevillé sur lui-même, sa lassitude, ses « brèves paroles », la nonchalance de son « qu’importe ? » et la ronde senestrorsum du soleil. Il adopte désormais ce personnage qui préfigure un « épuisement » ultérieur si bien décrit par Gilles Deleuze. De 1926 à 1932 – années durant lesquelles Samuel Beckett voyage en France, en Italie et en Allemagne, écrit de nombreux poèmes et des essais critiques (Dante... Bruno. Vico.. Joyce en 1929, Whoroscope en 1930, Proust en 1931), termine ses études universitaires à Dublin et séjourne deux années à Paris en tant que lecteur à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm –, il tient en quelque sorte le journal des pérégrinations et des pensées de Belacqua, alter ego peut-être, en tout cas ombre fraternelle qui ne le quitte pas.

En 1932 il a ainsi accumulé autour de son héros Belacqua un matériau littéraire important, abondance dans laquelle il décide de puiser pour composer d’abord un roman, puis un recueil de récits. Ce sera d’une part Dream of Fair to middling Women, qu’il parachève à Paris en 1932. Dans ce roman, le cadre des mésaventures de Belacqua s’étend de l’Irlande à la France et à l’Allemagne. Quelques chapitres du roman contiennent, soit mot pour mot, soit légèrement modifiés, certains passages des récits qui figureront aussi dans le recueil, quoique dans un autre ordre. Si la mise en forme du roman précède d’un an celle du recueil, les deux ouvrages, pourtant de natures très différentes, sont issus d’un fond commun, en sorte qu’il est vain de vouloir déterminer exactement la chronologie de leurs écritures respectives comme de celle des divers épisodes qui les composent. Dream of Fair to middling Women est considéré par tous les éditeurs qui le refusent en 1932 et 1933 comme un roman beaucoup trop « d’avant-garde » et Samuel Beckett renoncera définitivement à sa publication, qui n’aura finalement lieu que de façon posthume en 1992.

C’est d’autre part Bande et sarabande, recueil de récits dont Samuel Beckett rassemble les éléments et qu’il parachève à Dublin en 1933. Le récit qui figure en tête de ce recueil, « Dante et le homard », a été publié isolément en décembre 1932 dans This Quarter V, revue en langue anglaise publiée à Paris par Edward Titus. L’ordre dans lequel Samuel Beckett dispose ces récits suit l’ordre chronologique de la vie de Belacqua, pas nécessairement l’ordre chronologique de l’écriture dont l’auteur lui-même disait avoir perdu le fil. Quelques détails montrent, par exemple, que l’écriture de « Amour et Léthé » a précédé celle de « Rincée nocturne ». Mais seule importe la cohésion d’un ensemble tel que finalement voulu par l’auteur.

L’éditeur londonien Chatto and Windus accepte Bande et sarabande en décembre 1933 et le livre paraîtra sous le titre More Pricks than Kicks au mois de mai 1934 à Londres, où il recevra un accueil favorable même si sa diffusion demeure sur le moment relativement confidentielle. La jeune République d’Irlande, qu’un catholicisme exacerbé rend extrêmement frileuse, a établi une censure tatillonne et féroce. Bande et sarabande sera interdit en Irlande à partir de 1935 et jusqu’en 1952. Le titre au double sens scabreux et volontairement provocateur y est pour quelque chose. Mais surtout l’on sait en Irlande que Samuel Beckett gravite à Paris dans l’orbite de Joyce et c’est un motif suffisant pour classer son œuvre, comme celle de Joyce, parmi celles qui sentent dangereusement le soufre. S’il en regrette vivement le principe, qu’il fustigera en 1935 dans un pamphlet vigoureux Censorship in the Saorstat, cette censure n’affecte pas Samuel Beckett outre mesure. Que son livre soit banni par de tels censeurs pour qui, écrit-il, « la stérilisation de l’esprit et l’apothéose des portées nombreuses vont bien ensemble », c’est en somme à ses yeux un honneur appréciable. Sur la liste des œuvres qui font l’objet d’une interdiction en 1935, Bande et sarabande se trouve en compagnie d’œuvres d’auteurs aussi divers que Dos Passos, Boccace, Jarry, Faulkner, Jules Romains, Stephan Zweig, Casanova et Gorki, entre autres : « Mon propre numéro d’enregistrement [sur la liste de la censure] est le 456, numéro quatre cent cinquante-six, si je puis me permettre de le signaler. Nous nourrissons à présent nos porcs avec de la pulpe de betterave à sucre. Ils n’y voient aucune différence. »

Samuel Beckett choisit d’inclure dans Bande et sarabande uniquement les récits qui se situent en Irlande. À propos de ce recueil on a pu parler de « vignettes dublinoises ». De fait, Samuel Beckett y est le peintre sensible de la ville de Dublin et de ses environs, comme de la vie qui s’y déroule. Bande et sarabande n’a pas pris une ride : à peine si quelques détails permettent d’en dater l’écriture – ici un modèle d’automobile des années 20, là une « femme en cheveux », là encore des cochers de charrois citadins. L’animation des rues de Dublin située entre les paisibles « montagnes pourpres » et la mer où s’étendent « comme une supplique » les « bras des jetées du port » de Dun Laoghaire ; les hauts-fonds bleus de la Liffey et les feux follets des lumières reflétées dans l’eau lisse du canal ; la campagne si proche où les petites routes grises serpentent parmi les collines émeraude ; les « théories de cygnes et les foulques » près de Portrane : depuis plus de soixante ans l’urbanisation s’est très peu étendue et n’a pas provoqué de ravages. Tout a si peu changé dans cette ville et cette nature décrites ici avec amour et poésie qu’aujourd’hui encore on peut suivre sur place, pas à pas dans le moindre détail, les déambulations de Belacqua. Cette contrée, « le plus délicieux petit giron de terre que vous ayez jamais vu », avec ses paysages, ses jeux de lumière, sa faune et sa flore, deviendra pour Samuel Beckett l’épure d’une topologie intérieure que l’éloignement n’effacera jamais, rémanence si forte qu’elle abolit même la nostalgie.

L’œuvre la plus ancienne de Samuel Beckett que le lecteur français connaisse depuis que l’auteur l’a traduite en français en 1947, c’est le roman Murphy, écrit entre 1934 et 1937, publié en 1938, où déjà une évolution s’est produite dans l’écriture. Bande et sarabande, où l’on trouve les germes de toute l’œuvre future, permet aujourd’hui au lecteur français de découvrir l’étape précédente : les racines mêmes de l’activité créatrice du grand écrivain. Découvrir ainsi l’œuvre de jeunesse d’un auteur dont on connaît l’écriture en son âge mûr peut se révéler de prime abord un peu déconcertant. Mais au cours de ce voyage à rebours dans le temps les deux lectures peu à peu s’imbriquent, l’œuvre de la fin explique celle d’un passé qui s’accomplit, l’œuvre de jeunesse éclaire celle du futur déjà révolu. Jeux possibles du temps aboli : sans doute est-ce bien en cela aussi que consiste l’éternité d’une grande œuvre.

 

E. F.

octobre 1994


1Dante, La Divine Comédie, Le Purgatoire, chant IV, vers 103 à 132. Traduction de Jacqueline Risset (Flammarion).