C’était le matin et Belacqua se trouvait coincé dans la lune aux premiers chants de celle-ci. Il était tellement enlisé qu’il ne pouvait ni reculer ni avancer. La bienheureuse Béatrice était là, Dante aussi, et elle lui expliquait les taches de la lune. D’abord elle lui démontrait en quoi il se trompait, puis elle exposait sa version personnelle. Elle tenait celle-ci de Dieu, il pouvait donc tabler sur son exactitude en tous points. Il lui suffisait de la suivre pas à pas. La première partie, ou réfutation, ne faisait pas un pli. Son argumentation était claire, elle disait ce qu’elle avait à dire sans simagrées ni perte de temps. Mais la deuxième partie, ou démonstration, était d’une telle densité que Belacqua n’y trouvait ni queue ni tête. Réfuter, objecter, ça c’était l’évidence même. Mais ensuite venait la preuve, un compte rendu rapide des faits réels, et Belacqua s’enlisait vraiment. S’ennuyait aussi, impatient d’en arriver à Piccarda. Pourtant il continuait à se concentrer sur l’énigme, il ne voulait pas s’avouer vaincu, il parviendrait à comprendre au moins le sens des mots, l’ordre dans lequel ils étaient proférés et la nature de la conviction qu’ils induisaient chez le poète fourvoyé si bien que, une fois la démonstration achevée, le poète s’en trouvait ravigoté et, relevant sa tête pesante, se disposait à adresser des remerciements et à renier en bonne et due forme son opinion antérieure.

Il se cognait encore la cervelle contre ce passage impénétrable lorsqu’il entendit midi sonner. Il détourna immédiatement son attention de cette tâche. Il glissa l’extrémité de ses doigts sous le livre et le ramena peu à peu vers lui jusqu’à ce qu’il reposât entièrement sur ses paumes. La Divine Comédie ouverte sur le lutrin de ses paumes. Il éleva le livre ainsi disposé jusqu’à hauteur de son nez puis le ferma d’un coup violent. Il le maintint en l’air un certain temps, louchant dessus avec rage, écrasant les plats du gras des pouces. Puis il le posa.

Il se renversa sur sa chaise, attentif à ce que son esprit s’apaisât et que tombât l’agacement provoqué par ce débat scolastique vétilleux. Pas moyen d’entreprendre quoi que ce fût avant que son esprit ne se fût rétabli et calmé, ce qui advint graduellement. Alors il se hasarda à envisager ce qu’il avait à faire ensuite. On a toujours quelque chose à faire ensuite. Trois engagements majeurs se présentèrent à lui. D’abord le déjeuner, ensuite le homard, enfin la leçon d’italien. Amplement de quoi aller de l’avant. Après la leçon d’italien, il n’avait pas de notion très précise. À coup sûr quelqu’un avait dû concocter un programme miteux pour la fin de l’après-midi et la soirée, mais il ne savait pas quoi. En tout cas, peu lui importait. Seuls importaient : primo, le déjeuner ; deuzio, le homard ; tertio, la leçon d’italien. Plus que suffisant pour aller de l’avant.

Si l’on voulait qu’il fût réussi ou tout simplement même qu’il eût lieu, le déjeuner était une entreprise extrêmement minutieuse. Pour que son déjeuner fût agréable, et il arrivait qu’il fût infiniment agréable en vérité, il fallait qu’on lui laissât une paix royale tandis qu’il le préparait. Mais s’il était dérangé maintenant, si quelque jaseur disert déboulait à présent, porteur d’une pétition ou d’une idée géniale, alors autant ne pas manger du tout, car la nourriture n’aurait à son palais qu’un goût d’amertume ou, pis encore, pas le moindre goût. Il lui fallait être strictement seul, il lui fallait un calme et une intimité absolus pour préparer la nourriture qui constituerait son déjeuner.

La première chose à faire était de verrouiller la porte à double tour. Maintenant personne ne pourrait l’atteindre. Il déploya un vieux Herald et l’étala sur la table en le défroissant. Le visage plutôt beau de McCabe, assassin de son état, levait vers lui son regard fixe. Puis il alluma le brûleur du réchaud à gaz, décrocha de son clou le grille-pain carré et plat, une plaque d’amiante, et le posa avec précision sur la flamme. Il s’avisa qu’il lui fallait baisser la flamme. Sous aucun prétexte le pain ne doit être grillé trop rapidement. Pour que le pain soit grillé comme il convient, de part en part, il faut procéder sur une flamme réduite et régulière. Sans quoi vous ne cramez que les surfaces et le cœur reste tout aussi imprégné d’eau que ci-devant. S’il y avait bien une chose qu’il abominait plus que toute autre c’était de sentir ses dents se rencontrer dans la boursouflure emphatique d’une pâte moelleuse. Or il était si facile de s’y prendre correctement. Donc – pensa-t-il après avoir réglé le débit du gaz et posé la plaque bien en place –, le temps que je coupe le pain, la plaque sera chauffée juste à point. Le long cylindre de pain moulé fut alors extrait de la boîte à biscuits métallique et son extrémité tranchée sur le visage de McCabe. Deux coups inexorables pratiqués avec la scie à pain et deux belles rondelles de pain frais, principal composant de son repas, se trouvèrent là devant lui, attendant son bon plaisir. Le tronçon de pain restant réintégra sa prison, les miettes, comme si rien de tel qu’un moineau n’existait de par le vaste monde, furent balayées d’un geste fébrile, les tranches saisies et portées jusqu’à la plaque. Tous ces préliminaires furent pratiqués avec hâte et détachement.

C’était le moment où une véritable dextérité devenait nécessaire, c’était à cet instant précis qu’un individu ordinaire se mettait à bousiller tout le processus. Il posa la joue contre la mie molle du pain, elle était spongieuse, chaude, vivante. Mais il lui retirerait bientôt ce velouté, bon Dieu, il lui retirerait bientôt cette gueule grassouillette et blafarde. Il baissa le gaz d’un soupçon et flanqua une tranche flasque sur la texture rougeoyante, mais pile au milieu très précisément si bien que le tout ressemblait au drapeau japonais. Ensuite, par-dessus la première puisqu’il n’y avait pas de place pour griller les deux uniformément côte à côte – et si on ne les grille pas uniformément, autant s’épargner intégralement le tintouin de les griller –, la seconde rondelle fut mise à chauffer. Lorsque la première candidate fut à point, c’est-à-dire seulement lorsqu’elle fut noire de part en part, elle changea de place avec sa camarade de sorte qu’elle se trouvait maintenant posée à son tour sur le dessus, grillée à mort, noire et fumante, attendant que l’on pût en dire autant de l’autre.

Pour le laboureur des champs la question était simple, il tenait la réponse de sa mère. Les taches, c’était Caïn bardé de son fagot d’épines, dépossédé, banni de la terre, fugitif et vagabond. La lune c’était ce personnage déchu et condamné ignominieusement, portant la marque d’infamie, premier stigmate de la pitié de Dieu afin qu’un proscrit ne connût point une mort subite. Tout cela était quelque peu confus dans l’esprit du laboureur mais qu’importe. Sa mère s’en était contentée, il s’en contentait.

À genoux devant la flamme, concentrant toute son attention sur la plaque, Belacqua contrôlait chaque étape de la grillade. Cela prenait du temps mais, si une chose vaut la peine qu’on l’accomplisse, autant l’accomplir à la perfection, maxime vraie s’il en fut. Bien avant la fin, la pièce était déjà envahie par la fumée et l’odeur âcre de brûlé. Lorsque tout ce dont l’entreprise humaine est capable eut été accompli avec soin et dextérité, il éteignit le gaz puis raccrocha le grille-pain à son clou. Acte de dégradation, car cela cautérisait une large macule sur le papier peint. Du vandalisme pur et simple. Qu’en avait-il à foutre ? Était-ce son mur ? Le même papier peint désespérant depuis cinquante ans. Livide de vieillesse. Rien ne pouvait empirer son état.

Ensuite une bonne giclée de Savora, de sel et de Cayenne sur chaque rondelle, le tout pénétrant bien tandis que les pores étaient encore dilatés par la chaleur. Pas de beurre, à Dieu ne plaise, juste un bon cataplasme de moutarde, de sel et de poivre sur chaque rondelle. Du beurre ? Quelle bévue, cela ramollissait les rôties. Les rôties beurrées convenaient parfaitement à messieurs les universitaires et Salutistes, lesquels n’ont que râteliers en bouche. Tout à fait inadéquat pour un jeune phénix relativement robuste tel Belacqua. Ce repas, qu’il se donnait tant de mal à préparer, il allait le dévorer avec une sensation d’extase et de victoire, ce serait comme s’il écrasait les traîneaux polonais sur la glace. Les yeux fermés il y planterait les dents, il actionnerait rageusement ses mandibules et le réduirait en pulpe, triomphe inexorable de ses crocs. Alors, les affres de la saveur piquante, le supplice des épices tandis que chaque bouchée succombait, lui brûlant le palais, faisant monter les larmes aux yeux.

Mais il n’était pas encore prêt, il avait encore fort à faire. Il avait brûlé son offrande sans avoir achevé de la parer. Oui, il avait mis la charrue avant les bœufs.

D’un coup sec il joignit les rondelles grillées, il les réunit prestement comme deux cymbales, l’onguent visqueux de la Savora les fit adhérer l’une à l’autre. Puis il les emballa pour le moment dans un bout de papier quelconque. Après quoi il s’apprêta à se mettre en chemin.

À présent l’essentiel était d’éviter d’être accosté. Être bloqué à ce stade et que l’on déversât sur lui, de la tête aux pieds, les immondices de la conversation, voilà qui serait un désastre. Son être tout entier était tendu vers la liesse en perspective. Qu’on l’accostât à présent et il ferait aussi bien de jeter son déjeuner dans le caniveau puis de rentrer tout droit chez lui. Parfois la faim – davantage cérébrale, ai-je besoin de le préciser, que physiologique – éprouvée pour ce repas atteignait une telle frénésie qu’il n’eût pas hésité à frapper quiconque eût été assez téméraire pour le cramponner et lui mettre des bâtons dans les roues ; d’un coup d’épaule il l’eût écarté de son chemin, sans cérémonie. Malheur au fâcheux qui le contrariait lorsque son esprit était tout entier à ce repas.

Tête penchée il se fraya rapidement un chemin à travers un labyrinthe de ruelles familières et soudain pénétra en trombe dans une petite épicerie de quartier. Nul ne fut surpris dans la boutique. Presque tous les jours, environ à cette heure-ci, il déboulait ainsi de la rue.

La portion de fromage était préparée. Séparée de la masse depuis le matin, elle attendait que Belacqua vînt la chercher. Du gorgonzola. Il connaissait un homme originaire de Gorgonzola, prénommé Angelo. Né à Nice, celui-ci avait cependant passé toute son enfance à Gorgonzola. Il savait où trouver sa portion. Tous les jours elle était là, dans le même coin, attendant qu’il passât la prendre. De braves gens, très prévenants.

D’un air sceptique il inspecta la tranche de fromage. Il la retourna, histoire de voir si l’autre face avait meilleure mine. L’autre face était pire. Ils l’avaient posée face affriolante en l’air, ils s’étaient laissé aller à cette petite supercherie. Qui les en blâmera ? Il la frotta. Elle suait. Ça au moins. Il se pencha pour la humer. Une vague senteur de putréfaction. Vague senteur, mais encore ? Aucun intérêt, il n’était pas un foutu gourmet, il lui fallait une franche puanteur. Ce qu’il voulait c’était un bon morceau de gorgonzola bien vert, puant, pourri, grouillant en somme et, bon Dieu, il l’aurait.

Il lança un regard féroce à l’épicier.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? », questionna-t-il.

L’épicier se crispa.

« Alors ? », s’enquit Belacqua, rien ne pouvait l’effaroucher lorsqu’il était courroucé, « est-ce là ce que vous pouvez produire de mieux ? »

« Pouvez chercher dans tout Dublin de long en large », dit l’épicier, « z’en trouverez pas un morceau mieux pourri à c’t’heure. »

Belacqua était furibond. Ce tas de lard insolent, pour un peu il lui tomberait dessus à bras raccourcis.

« Rien à faire », cria-t-il, « vous m’entendez, rien, mais alors rien à faire. Je ne le prends pas. » Il grinça des dents.

Au lieu, tel Pilate, de s’en laver tout simplement les mains, l’épicier, crucifié impétueux, étendit brusquement les bras en un geste de supplique. De mauvaise grâce, Belacqua défit son paquet et glissa la plaque de fromage cadavérique entre les planches noires, dures et froides de pain grillé. Il se dirigea en clopinant vers la porte où, malgré tout, il se retourna brusquement.

« Vous m’avez entendu ? », cria-t-il.

« M’sieur », dit l’épicier. Ce n’était pas une question, ni même l’expression d’un assentiment. Ce fut dit sur un tel ton que l’on ne pouvait absolument pas deviner quelles pensées l’homme nourrissait. C’était une riposte des plus astucieuses.

« Je vous dis », continua Belacqua avec véhémence, « rien à faire. Si vous ne pouvez rien produire de mieux que ça », il leva la main qui tenait le paquet, « je me verrai obligé d’aller me fournir en fromage ailleurs. M’avez-vous compris ? »

« M’sieur », dit l’épicier.

Il s’avança jusqu’au seuil de sa boutique et regarda le client indigné s’éloigner clopin-clopant. Belacqua avait la démarche d’un canasson atteint d’éparvin, ses pieds n’étaient que ruines et le faisaient souffrir de façon quasi permanente. Même la nuit, prenant le relais des cors et des orteils en marteaux, ils lancinaient sans trêve. En sorte qu’il avait coutume d’appuyer désespérément la face latéro-externe de ses pieds contre le barreau à l’extrémité de son lit ou, mieux encore, en tendant les mains pour les saisir, de les tirer vers lui tant bien que mal, forçant les muscles pédieux à s’infléchir. Dextérité et patience parvenaient à dissiper la douleur, mais le problème demeurait, compliquant son repos nocturne.

L’épicier, sans cligner des paupières ni quitter des yeux la silhouette qui s’éloignait, se moucha dans le pan de son tablier. Homme tout ce qu’il y a d’humain, au cœur chaleureux, il éprouvait de la sympathie et de la pitié pour ce client bizarre qui avait toujours l’air malade et abattu. Cependant c’était un petit commerçant, n’oubliez pas cela, doté comme tout petit commerçant du sens de la dignité personnelle et des convenances. Trois pence – il lança la pièce en l’air –, trois pence de fromage par jour, un shilling six pence par semaine. Non, il n’allait pas faire des courbettes à qui que ce fût pour cette somme, non, pas même au gratin du pays. On a sa fierté.

Tout en se dirigeant d’un pas mal assuré et par des voies détournées vers le modeste troquet où on l’attendait, au sens où l’apparition de sa personne grotesque ne provoquerait ni commentaires ni rires, Belacqua parvint peu à peu à dominer sa bile. À présent que le déjeuner était pour ainsi dire un fait accompli – car les freluquets incontinents appartenant à son milieu, qui grillent d’envie de vous communiquer une pensée sublime ou de vous infliger un rendez-vous, hantaient rarement ce quartier pouilleux de la ville –, il était libre d’envisager de plus près les rubriques numéro deux et trois, savoir le homard et la leçon.

À trois heures moins le quart, il fallait qu’il fût à l’école. Disons trois heures moins cinq. Le troquet fermait, la poissonnerie rouvrait, à deux heures et demie. À supposer que sa vieille charogne de tante ait passé sa commande assez tôt ce matin-là – leur enjoignant strictement de la tenir prête en sorte que l’on ne fît attendre sous aucun prétexte son vaurien de neveu lorsqu’il viendrait la chercher dès l’ouverture de l’après-midi –, cela lui laissait largement le temps s’il ne quittait le troquet qu’à l’heure de la fermeture, il pouvait donc y rester jusqu’au dernier moment. Benissimo. Il avait une demie couronne. Ça faisait de toute façon deux chopines à la pression et peut-être une bouteille pour terminer en beauté. Leur bière brune en bouteille était particulièrement bonne, elle avait du corps. Il lui resterait alors assez de mitraille pour s’acheter le Herald et prendre le tram s’il était fatigué ou pressé par le temps. Toujours en supposant, bien sûr, que le homard fût fin prêt à lui être remis. Foutus boutiquiers, pensa-t-il, on ne peut jamais compter sur eux. Il n’avait pas fait son exercice, mais ce n’était pas grave. Sa Professoressa était si charmante, si remarquable. Signorina Adriana Ottolenghi ! Impossible, à son avis, qu’existât femme plus intelligente ou mieux avertie que la petite Ottolenghi. Il l’avait donc mentalement installée sur un piédestal, au-dessus des autres femmes. La dernière fois, elle lui avait dit qu’ils liraient ensemble Il Cinque Maggio. Mais elle ne verrait pas d’inconvénient s’il lui disait, comme il se proposait de le faire – en italien, il concocterait une phrase éblouissante en revenant du troquet –, qu’il préférerait remettre à plus tard le Cinque Maggio. Manzoni était une vieille commère, Napoléon en était une autre. Napoleone di mezza calzetta, fa l’amore a Giacominetta. Pourquoi estimait-il que Manzoni était une vieille commère ? Pourquoi être de la sorte injuste envers lui ? Pellico, en voilà encore une. Tous des vieilles filles, des suffragettes. Il lui faudrait demander à sa signorina d’où pouvait bien lui venir ce sentiment que le dix-neuvième siècle italien était bourré de vieilles dindes qui s’évertuaient à glouglouter comme Pindare. Carducci, encore une. Et puis aussi les taches de la lune. Si elle ne pouvait pas lui expliquer là, sur-le-champ, elle se rattraperait, ô combien volontiers, la prochaine fois. À présent, tout collait parfaitement, tout était bien en place. Compte non tenu du homard, évidemment, facteur qu’il fallait bien intégrer comme impondérable. Il ne restait plus qu’à espérer que tout se passât au mieux. Et s’attendre au pire comme d’habitude, pensa-t-il gaiement en s’engouffrant dans le troquet.

 

Belacqua approchait de l’école, fort guilleret car tout avait marché comme sur des roulettes. Le déjeuner avait été un succès éminent dont il garderait le souvenir comme d’un modèle d’excellence. En vérité, impossible d’imaginer que ce repas pût jamais être surpassé. Et dire qu’un morceau de fromage tellement blême et cireux s’était avéré aussi sapide ! Il ne pouvait que conclure qu’il s’était lourdement trompé au fil des ans lorsqu’il établissait une corrélation directe entre la sapidité du fromage et sa teinte verte. On apprend à tout âge, maxime vraie s’il en fut. En outre ses dents et ses mâchoires avaient connu le septième ciel, des esquilles de pain grillé vaincu se dispersant à chaque coup de crocs. Comme s’il avait mangé du verre. Sa bouche endolorie brûlait de l’exploit accompli. Et puis la nourriture s’était trouvée davantage pimentée encore par la nouvelle impartie dans un murmure tragique par-dessus le comptoir par Oliver l’apprenti serveur, comme quoi le recours en grâce du meurtrier de Malahide, assorti d’une pétition signée par une bonne moitié du pays, ayant été rejeté, l’homme allait être pendu à l’aube à Mountjoy et rien ne pouvait plus le sauver. Ellis, le bourreau, était déjà en chemin. Belacqua, mordant férocement dans son sandwich et éclusant la précieuse bière brune, méditait sur le sort de McCabe dans sa cellule.

Le homard était prêt, après tout, l’homme le lui remit illico, avec un sourire si gentil qui plus est. Vraiment, un peu de politesse et de bonne volonté ça n’est pas négligeable en ce bas monde. Un sourire et un mot aimable de la part d’un simple prolétaire et la face du monde en était illuminée. Et c’était si facile, une simple question de contrôle musculaire.

« Un gardon », dit-il gaiement, en le lui tendant.

« Un gardon ? », dit Belacqua. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

« Frais comme un gardon, m’sieur », dit l’homme, « arrivé tout frais de c’matin. »

Or Belacqua, par analogie avec les maquereaux et autres poissons dont il avait entendu dire qu’ils étaient frais comme gardons lorsqu’on venait de les pêcher une ou deux heures auparavant, supposa que l’homme voulait dire que le homard avait été trucidé très récemment.

La signorina Adriana Ottolenghi attendait dans la petite salle du devant donnant sur le hall d’entrée que Belacqua eût plus volontiers nommé vestibule. C’était là que se situait la salle de cours de l’Ottolenghi, la salle d’italien. Du même côté mais donnant sur l’arrière-cour se trouvait la salle de français. Dieu sait où nichait la salle d’allemand. Du reste, qui se souciait de la salle d’allemand ?

Il accrocha son pardessus et son chapeau à la patère, posa sur la table de l’entrée le long paquet bosselé enveloppé de papier brun et rejoignit presto l’Ottolenghi.

Au bout d’une demi-heure de propos divers ayant trait à ceci et à cela, elle le complimenta sur sa maîtrise de la langue.

« Vous faites des progrès rapides », dit-elle de sa voix dévastée.

Il subsistait de l’Ottolenghi juste ce que l’on peut s’attendre à voir d’une dame d’un certain âge qui avait estimé qu’être jeune, belle et pure était plutôt lassant qu’autre chose.

Belacqua, dissimulant le vif plaisir éprouvé, exposa l’énigme de la lune.

« Oui », dit-elle, « je vois le passage. C’est un casse-tête bien connu. Je ne peux pas vous répondre au pied levé mais je vais regarder ça de près quand je serai rentrée chez moi. »

Suave créature ! Elle allait regarder ça de près dans son gros Dante une fois rentrée chez elle. Quelle femme !

« L’idée m’est venue », dit-elle, « à propos de je ne sais plus quoi, que ce ne serait pas si mal si vous ferez » – son usage des temps était toujours affligeant – « un relevé des rares élans de compassion qu’éprouve Dante en Enfer. Un problème jadis très couru. »

Il se composa une expression de méditation profonde.

« Dans cet ordre d’idées », dit-il, « je me souviens en tout cas d’une pirouette merveilleuse : “Qui vive la pietà quando è ben morta...” »

Elle ne pipa mot.

« N’est-ce pas une formule formidable ? », lança-t-il pompeusement.

Elle ne pipa mot.

« D’ailleurs », dit-il niaisement, « je me demande comment on pourrait bien traduire cela ? »

Elle ne pipa pas davantage. Puis :

« Croyez-vous », murmura-t-elle, « qu’il soit absolument nécessaire de le traduire ? »

Des bruits, comme d’un conflit, leur parvinrent en provenance de l’entrée. Silence ensuite. On tambourina à la porte, elle s’ouvrit brusquement et qui donc apparut alors si ce n’est mademoiselle Glain, la répétitrice de français, étreignant son chat, les yeux hors de la tête, en proie à la plus vive agitation.

« Oh », suffoqua-t-elle, « pardonnez-moi. Je vous importune mais qu’y avait-il dans le sac ? »

« Le sac ? », s’enquit l’Ottolenghi.

Mademoiselle Glain, plus française que nature, fit un pas en avant.

« Le paquet », elle enfouit son visage dans le chat, « le paquet dans l’entrée. »

Belacqua intervint calmement.

« À moi », dit-il, « un poisson. »

Il ne savait pas comment se dit homard en italien. Poisson ferait parfaitement l’affaire. Le poisson avait suffi à Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur. Il suffirait bien à mademoiselle Glain.

« Oh », dit mademoiselle Glain, indiciblement soulagée, « je l’ai attrapé juste à temps. » Elle administra une tape au chat. « Il l’aurait déchiqueté en lambeaux. »

Belacqua commença à ressentir une légère inquiétude.

« S’y est-il attaqué pour de bon ? », dit-il.

« Non, non », dit mademoiselle Glain, « je l’ai attrapé juste à temps. Mais je n’imaginais pas », avec un petit ricanement de bas-bleu, « ce que ça pouvait bien être, j’ai donc pensé qu’il valait mieux que je vienne m’en enquérir. »

Sale fouine fureteuse.

L’Ottolenghi était vaguement amusée.

« Puisqu’il n’y a pas de mal... », dit-elle avec une lassitude et une élégance extrêmes.

« Heureusement », mademoiselle Glain, cela sautait aux yeux, était une grenouille de bénitier, « heureusement. »

Tout en donnant de petites taloches au chat pour le calmer, elle décampa. Les poils grisonnants de son pubis virginal hurlaient des invectives à l’encontre de Belacqua. Une grenouille de bénitier, vierge et bas-bleu, venue mendier plaintivement pour deux sous de potins scandaleux.

« Où en étions-nous ? », dit Belacqua.

Mais la patience napolitaine a ses limites.

« Où en sommes-nous jamais ? », s’écria l’Ottolenghi. « Au même point, dans le même état. »

Belacqua approchait de la maison de sa tante. Disons que c’était l’hiver, afin que le crépuscule puisse tomber maintenant et qu’une lune se lève. Au coin de la rue, un cheval était à terre et un homme était assis sur la tête de l’animal. Je sais, songea Belacqua, que c’est là ce que l’on est supposé faire. Mais pourquoi ? Juché sur son vélo, un allumeur de réverbères passa en trombe, fonçant sur les pylônes la perche inclinée en avant, tournoi qui suscitait une petite lueur jaune dans la pénombre du soir. Un couple vêtu pauvrement se tenait dans le renfoncement d’une porte cochère cossue, elle, affaissée le dos contre la grille, tête penchée, lui, debout, face à elle. Il restait planté tout près d’elle, les bras ballants le long du corps. Au même point, songea Belacqua, dans le même état. Il poursuivit son chemin, serrant son paquet. Pourquoi la piété et la pitié ne se rejoindraient-elles pas, même ici-bas ? Pourquoi pas la miséricorde et la foi ? Un peu de miséricorde dans la tourmente du sacrifice, un peu de miséricorde pour se réjouir en dépit du jugement. Il pensa à Jonas et au ricin et à la miséricorde manifestée à Ninive par un Dieu jaloux. Et le pauvre McCabe, il l’aurait autour du cou à l’aube. Que faisait-il en ce moment, qu’est-ce qu’il ressentait ? Il allait savourer encore un repas, encore une nuit.

Sa tante se trouvait dans le jardin au chevet des fleurs, quelles qu’elles soient, qui meurent à cette époque de l’année. Elle l’embrassa et ils descendirent ensemble dans les entrailles de la terre jusqu’à la cuisine en sous-sol. Elle s’empara du paquet qu’elle défit et brusquement le homard se trouva là, sur la table, sur la toile cirée, à découvert.

« Ils m’ont garanti qu’il était frais », dit Belacqua.

Soudain il vit la créature bouger, cette créature de sexe indéterminé. Le homard avait nettement changé de position. Belacqua porta vivement la main à la bouche.

« Seigneur ! », dit-il, « il est vivant. »

Sa tante considéra le homard. Celui-ci bougea de nouveau. Il y avait un vague frémissement nerveux de vie, là, sur la toile cirée. Debout au-dessus de lui, les yeux baissés, ils le regardaient, exposé en forme de croix sur la toile cirée. Il tressaillit encore. Belacqua sentit monter la nausée.

« Mon Dieu », gémit-il, « il est vivant, que faire ? »

La tante ne put s’empêcher de rire. Le laissant les yeux exorbités fixés sur le homard, elle se dirigea d’un air affairé vers l’office pour y chercher son beau tablier puis, l’ayant revêtu et retroussé ses manches, elle revint, prête à la besogne.

« C’est bien le moins, j’espère », dit-elle.

« Tout ce temps-là », balbutia Belacqua. Puis, prenant soudain conscience du funeste accoutrement de sa tante : « Qu’est-ce que tu t’apprêtes à faire ? », s’écria-t-il.

« Bouillir l’animal », dit-elle, « quoi d’autre ? »

« Mais il n’est pas mort », protesta Belacqua, « tu ne peux pas le mettre à bouillir tel quel. »

Elle le regarda, éberluée. Avait-il perdu la raison.

« Un peu de bon sens », dit-elle d’un ton acerbe, « on plonge toujours les homards tout vifs dans l’eau bouillante. Indispensable. » Elle saisit le homard et le reposa, ventre en l’air. Le homard eut un soubresaut. « Ils ne sentent rien », dit-elle.

Au fin fond des profondeurs de la mer il s’était faufilé dans le casier cruel. Des heures durant, au milieu de ses ennemis, il avait respiré secrètement. Il avait survécu à l’attaque du chat de la Française et à sa propre constriction inconsidérée. À présent il allait être plongé dans l’eau brûlante. Il le fallait. Emporte vers les cieux mon souffle apaisé.

Belacqua scruta le visage de sa tante, vieux parchemin gris dans la pénombre de la cuisine.

« Tu fais un tas d’histoires », dit-elle, courroucée, « et tu me retournes les sangs, après quoi tu le dévores de bon cœur pour ton dîner. »

Elle souleva le homard et le maintint en suspens au-dessus de la table. Il lui restait environ trente secondes à vivre.

Après tout, songea Belacqua, Dieu nous vienne en aide, vive la mort subite.

Bernique.