Oyez, oyez, c’est la saison des festivités et de la philanthropie. Les emplettes battent leur plein, les bambocheurs encombrent les rues, la municipalité a offert une récompense pour la plus belle vitrine, chez Hyam ils ont encore baissé leurs pantalons.

Mistinguett voudrait proscrire les chalets de nécessité. Elle estime qu’ils ne sont pas nécessaires. Belacqua n’est pas de cet avis. Émergeant un peu gris des chaudes entrailles de chez McLoughlin, il leva les yeux et admira les justes proportions du cou de taureau de Moore, pas un poil trop court, soit dit sans vouloir offenser les critiques. Sémillante, allègre au-dessus du tumulte du Green, comme guidée par l’étoile de Bethléem, l’enseigne Bovril égrenait ses sept phases en une danse sans fin.

Le jaune de la foi bilieuse, annonciateur de la ribambelle, passait à la désespérance d’un vert vénéneux, se réduisait en pustules et disparaissait. Après quoi la lumière s’éteignait en hommage aux victimes des massacres. Le suintement sournois d’un rouge héraldique, le carmin du racolage soulevant les jupes vertes afin que la prophétie pût s’accomplir et choquant Gabriel jusqu’au rouge cerise, inondaient l’enseigne. Mais les longues jupes retombaient en cascades, l’obscurité voilait leur honte, le cycle était terminé. Da capo.

Bovril mué en Salomé, songea Belacqua, et Tommy Moore bien planté, la tête sur les épaules. Le Doute, le Désespoir et la Truanderie, vais-je atteler mon fauteuil d’invalide à la plus grande de ces étoiles ? De l’autre côté de la rue, sous l’arcade, le paralytique aveugle était à son poste, il était bien confortablement enveloppé dans ses couvertures, il attaquait goulûment son dîner comme tout autre prolétaire. Son accompagnateur arriverait bientôt et pousserait son fauteuil jusqu’à sa demeure. Nul ne l’avait jamais vu arriver ou partir, il était là et l’instant d’après il avait disparu. Il partait et revenait. Lorsqu’on truande il convient de disparaître et de reparaître, c’est la toute première règle du code de la truanderie chrétienne. Nul ne peut s’établir truand en terre étrangère. Les Wanderjahre ne furent que sommeil et oubli : l’orgueilleux point mort. On en revient assagi et l’on joue son va-tout en un lieu abrité, la mitraille s’amasse sou à sou et l’on devient un personnage respecté dans le quartier des logements ouvriers.

L’offrande d’un signe lui avait été faite, Bovril avait fait signe à Belacqua.

Où se rendre ensuite ? Vers quel débit de boissons ? Vers celui où, primo, la bière brune était de qualité ; où, deuzio, la présence d’une pauvresse solitaire était pareille au nuage chargé d’une pluie d’arrière-saison dans un désert de poètes et de politicailleurs ; où, tertio, il ne connaissait personne et n’était connu de quiconque. Un établissement humble apprécié des pauvresses, où la bière brune était de qualité et où il pourrait rester en tête à tête avec lui-même, juché sur un haut tabouret doté d’un repose-pieds élevé, et feindre de s’immerger dans les billets de Moscou du Twilight Herald. Lesquels avaient un piquant tout particulier.

Des deux établissements qui remplissaient tout naturellement ces conditions, l’un, sis Merrion Row, était un second chez-soi pour les cochers de fiacre. Tout comme certaines personnes à l’égard des gallinacés, Belacqua répugnait à fréquenter les cochers. Des hommes brutaux, revêches, pour ainsi dire grouillants de vermine. De Moore à Merrion Row, qui plus est, le trajet à cette heure-ci était périlleux, hérissé de poètes, de ploucs et de politicailleurs. L’autre était situé dans Lincoln Place, il pourrait s’y rendre tranquillement par Pearse Street, rien ne l’arrêterait. Pearse Street, longue et toute droite : elle favorisait en lui la simple cantilène de l’esprit, ses trottoirs peuplés de gens calmes isolés dans leur lassitude, sa chaussée déshumanisée par le tumulte des autobus. Les tramways étaient des monstres qui avançaient en gémissant sous les gesticulations impétueuses de leur poulie de contact. Mais les autobus étaient plaisants, pneus, verre et fracas, rien de plus. Et puis passer devant le Queens, demeure consacrée à la tragédie, était chose charmante à cette heure-ci, passer entre le vieux théâtre et la longue file des pauvres et des petites gens faisant la queue pour leurs cinq sous d’images. Car Florence alors ferait son entrée dans la cantilène, la Piazza della Signoria et le tramway de la ligne no 1 et la fête de la Saint-Jean lorsqu’on allumait les flambeaux de résine au sommet des tours et que les enfants – tout éblouis encore par le souvenir des fusées lancées à la tombée de la nuit au-dessus des Cascine – libéraient de leurs petites cages les cigales ivres de réclusion prolongée, et baguenaudaient avec leurs jeunes parents longtemps après l’heure habituelle d’aller se coucher. Puis, en longeant les sinistres Uffizi, imaginer descendre lentement jusqu’aux berges de l’Arno, et ainsi de suite encore. Ce plaisir était procuré par la caserne des pompiers, en face, qui semblait avoir été copiée ici et là sur le Palazzio Vecchio. Par respect envers Savonarole ? Ha, ha ! En tout cas c’était une façon aussi valable qu’une autre de savourer l’heure homérique, l’obscurité gagnant les rues, etc., et, en raison de sa soif dévorante, plus agréable que bien d’autres de se rendre à l’humble débit de boissons qui le happerait à la rue par la porte de son épicerie, si par chance c’était encore ouvert.

Péniblement donc, sous les remparts de l’université, passée l’élégante rangée de taxis, il se mit en route, faisant place nette dans son esprit afin que pût y surgir la cantilène. La caserne des pompiers fonctionna sans anicroche et tout se déroulait aussi parfaitement que l’on pouvait l’espérer compte tenu de ce que la soirée lui mijotait, lorsque le coup lui fut assené. Lui tomba pile dessus un certain Chas, intello casse-pieds de nationalité française à la mine diabolique (un composé de celles de Skeat et de Paganini), dont l’esprit ressemblait à un opuscule de concordance tout éculé. Chas en personne, qui ne savait ou ne voulait pas savoir que le mieux est l’ennemi du bien, alors que Belacqua était tout absorbé par ses pieds en feu et sa cantilène dont la ritournelle se déroulait dans sa tête.

« Halte-là », piaula le pirate, « où vas-tu si allégrement ? »

À l’abri du magasin d’exposition des monuments funéraires, Belacqua fut contraint de s’arrêter et d’affronter ce trucmuche. Lequel était chargé de beurre et d’œufs en provenance de la crémerie Hibernienne. Belacqua, cependant, n’allait pas se laisser éviscérer.

« Une balade », dit-il vaguement, « au crépuscule. »

« Une simple cantilène », dit Chas, « le crépuscule venu. Hein ? »

Belacqua se tordit les mains dans la pénombre. L’avait-on arrêté en chemin, avait-on violé le murmure de son esprit pour écouter pareil Bartlett mécanique ? Apparemment.

« Comment va le monde », dit-il néanmoins et malgré tout, « et quelles nouvelles du vaste monde ? »

« Potables », dit Chas prudemment, « à médiocres. Le poème tourne, eppure. »

S’il ose citer ars longa, Belacqua fit ce pacte avec lui-même, il aura l’occasion de le regretter.

« Limæ labor », dit Chas, « et mora. »

« Bon », dit Belacqua, levant l’ancre sans avoir failli à la bienséance, « à bientôt. »

« Trrrès bientôt même, ce me semble », cria Chas, « Casa Frica au plus noir de la nuit. Hein ? »

« Hélas », dit Belacqua, toutes amarres larguées.

Et voici la Frica qui s’abat comme un châtiment sur le talent à hauteur des logements ouvriers. La voici qui débarque, chantant Havelock Ellis d’une voix grave, brûlant carrément de mener à bien l’inconvenance. Ouvert sur sa poitrine concave comme sur un lutrin gît Penombre Claustrali de Portigliotti relié en amnios chamoisé. Dans ses serres elle agrippe avec zèle les Cent vingt jours de Sade et l’Anterotica d’Aliosha G. Brignole-Sale, non ouverts, reliés en amnios chagriné. Une protubérance infectée lui met un bandeau sur l’œil, lourd turban de douleur qui enrobe son visage chevalin. L’orbite est obstruée par l’abcès bulbeux, pâle le globe sphérique saille, exposé. La méditation solitaire l’a dotée de narines d’un calibre généreux. La bouche mâche un mors invisible, l’écume s’accumule aux commissures amères. Le bréchet cratériforme, bardé des replis d’une bedaine, se blottit malicieusement derrière une tunique de grossesse. Des entrées de clavettes ont blessé le garrot peu attrayant, la croupe osseuse lance des appels de détresse sous la jupe fourreau. Des bourres de bombasin bleu signalent les pâturons. Aïe !

Dans un hennissement aux sonorités d’absinthe, cet être avait convié Belacqua et, qui plus est l’Alba, à un pince-fesses mâtiné de sangria et d’intelligentsia. L’Alba, actuelle seule-et-unique de Belacqua, avait accepté avec plaisir en raison de sa robe écarlate et de son large visage pétri d’ennui. La belle du bal. Aïe !

Mais rarement un sans deux et, à peine Chas eut-il été semé, voici que s’élança hors du Grosvenor le Poète aborigène qui s’essuyait la bouche, accompagné, pour le mettre en valeur, d’un anonyme saprophile mi-politicard mi-valet de charrue. Le Poète se lécha les babines à ce plaisir inattendu. Aucun couvre-chef n’atténuait le paysage blond doré d’aube de sa tête de mule. Sous son complet en cheviotte de Donegal genre Wally Whitman en miniature, on pouvait supposer la présence d’un corps. Il donnait l’impression d’avoir égaré une herse et dégoté une métaphore. Belacqua fut anéanti.

« À boire », décréta le Poète d’une voix tonitruante.

Belacqua le suivit furtivement dans le Grosvenor, les yeux perçants du saprophyte lui sondaient les reins.

« Bon », exulta le Poète comme s’il avait fait franchir la Bérésina à toute une armée, « annoncez la couleur et cul sec. »

« Excusez-moi », bredouilla Belacqua, « juste un petit instant, s’il vous plaît. » Il sortit du bar en se dandinant comme un canard, gagna la rue, la remonta à toute allure et s’engouffra dans l’humble débit de boisson par la porte de l’épicerie comme une petite saleté s’engouffre dans un aspirateur Hoover. C’était grossier d’agir de la sorte. Lorsqu’on le menaçait, il se faisait outre mesure grossier, non pas d’une insolence timide comme le comte de Thaler chez Stendhal, mais carrément d’une grossièreté sournoise. D’une insolence timide lorsqu’il était exaspéré comme par Chas ; carrément d’une grossièreté sournoise lorsqu’on le menaçait, outrageusement grossier derrière le dos de son oppresseur. C’était l’une de ses petites bizarreries.

Il acheta un journal à un charmant petit pouilleux, non mais vraiment un petit page exquis, de toute évidence un franc-tireur, aucune menace à craindre là, qui était entré en sautillant sur ses pieds nus maculés de boue, trois ou quatre journaux seulement à vendre coincés sous l’aisselle. Belacqua lui donna une pièce de trois pence et une image de paquet de cigarettes. Puis il s’isola, prenant place sur un tabouret dans l’aile centrale du triptyque principal, les pieds sur un repose-pieds si élevé que ses genoux dépassaient le rebord du comptoir (posture admirable pour un homme affligé d’une faiblesse de la vessie et d’une tendance à la ptôse des viscères), but une bière mélancolique (mais il n’osait pas broncher) et dévora le journal.

« Une femme », lut-il avec un frisson d’excitation, « est soit : une courte en dessous de la taille, une large des hanches, une cambrée du dos, une avantagée de la poitrine, ou bien moyenne en tout cela. Que la poitrine soit trop fermement bridée, alors on verra la masse graisseuse osciller d’une omoplate à l’autre. Que le maintien soit modéré ou léger, alors on verra l’abdomen ballonner et ce sera peu seyant. Pourquoi donc ne pas investir, chez un corsetier réputé, dans l’achat d’un soutien-gorge-décolleté-à-corset-intégré coupé dans les brochés, coutils et élastiques de la plus belle qualité, surpiqué au centuple aux endroits soumis à l’usure, armé de baleines métalliques à ressort inamovibles ? Il confère un maintien prodigieux de l’abdomen et des hanches, il met en valeur la robe du soir sans manches, sans dos et sans encolure... »

Ô Amour ! Ô Feu ! quoi, toutes ces parties manqueraient-elles à la robe écarlate ? Était-elle une courte en dessous de la taille ou une cambrée du dos ? Elle n’avait pas de taille et ne daignait pas davantage se cambrer. Impossible de la classer. Impossible de la corseter. Elle n’était pas femme de chair.

Le visage du serveur s’évanouit et celui de Grock apparut à sa place.

« Répète ça », dit la balafre rouge dans la masse de pâte blanche.

Belacqua répéta tout cela et en ajouta bien davantage encore.

« Nisscht mööööööglich », gémit Grock, puis il disparut.

Or Belacqua commença à se mettre martel en tête, craignant que les choses n’en vinssent au pire et que la robe écarlate ne fût dépourvue de dos, tout compte fait. Non pas qu’il eût le moindre doute que le dos ainsi dénudé fût un baume pour des yeux malades. Le contour des omoplates serait nettement dessiné, elles auraient un beau mouvement bien dégagé des rotules dans leurs cotyles. Au repos elles seraient les palettes d’une ancre, le délicat sillon de la colonne vertébrale en serait la hampe. Son esprit ne pouvait se détacher de ce dos qui lui inspirait une terreur respectueuse. Il le voyait telle une fleur de lis, une feuille spatulée dont les lobes, de part et d’autre de leur charnière commune, se redressaient en oblique comme les ailes d’un papillon butinant une fleur. Puis, allant chercher plus loin, tel un obélisque, une potence, douleur et mort, mort immobile, un oiseau crucifié sur un mur. Cette chair et ces os revêtus d’écarlate, ce cœur d’une chair irriguée drapé d’écarlate...

Ne pouvant plus supporter le doute quant à l’architecture de la robe, il passa de l’autre côté du comptoir et appela la maison de l’Alba au téléphone.

« Elle s’habille », dit la servante, la Venerilla, amie de Belacqua et son entremetteuse à venir, « elle est à suer sang et eau. »

Non, impossible de la faire descendre, voilà une heure qu’elle était à pester et à jurer là-haut dans sa chambre.

« Une trouille bleue que j’ai », dit la voix, « de m’approcher d’elle. »

« Est-elle fermée dans le dos », s’enquit Belacqua, « ou bien est-elle ouverte ? »

« Qui est quoi ? »

« La robe », cria Belacqua, « quoi d’autre ? Est-elle fermée ? »

La Venerilla le pria de ne pas quitter, le temps qu’elle en fît surgir l’image à l’œil de son esprit. Les objurgations de cet organe ineffable étaient clairement audibles.

« Ce serait-y la rouge ? », dit-elle au bout d’un siècle sans fin.

« La foutue robe rouge, bien sûr », cria-t-il en proie à son tourment, « tu sais bien ? »

« Minute, attendez... Elle se boutonne... »

« Des boutons ? Quels boutons ? »

« Elle se boutonne par derrière, monsieur, avec l’aide de Dieu. »

« Redis-moi ça », implora Belacqua, « encore et encore. »

« Ch’suis-t-y pas à vous dire », gémit la Venerilla, « qu’elle s’boutonne tout du long sur elle. »

« Dieu soit loué », dit Belacqua, « et sa bienheureuse Mère. »

 

Calme à présent et renfrognée, l’Alba, insidieusement tirée à quatre épingles, attend son heure dans la cuisine en sous-sol sans prêter attention à son fantassin et repoussoir qui a osé lui révéler l’anxiété de Belacqua. Elle souffre, son cognac est à portée de la main, mis à réchauffer dans un grand verre sur le fourneau. Derrière sa façade livrée à l’élégance, ployant sous cette élégance et embrumée dans son chagrin inné, elle observe un rituel beaucoup plus délicat qu’une méditation fastueuse. Car son esprit se prosterne à des fins peut-être futiles, elle bande le ressort de son esprit pour une entreprise sans doute insignifiante. Laissant son apparence extérieure en faire pour l’instant à sa guise, elle rassemble ses forces encore et encore, elle remonte le mécanisme de son esprit afin d’être la belle du bal, banquet ou réception. Toute autre fille moins belle qu’elle eût méprisé pareille tactique et eût considéré que s’absorber de la sorte au nom d’un événement si simple était injustifié et, pis encore, que c’était une triste façon de se trahir. Me voici donc, eût raisonné une fille moins gâtée par la nature, moi, la belle, et voilà le bal ; il suffit que ces deux éléments soient réunis et l’affaire est dans le sac. Faut-il donc donner à entendre, avec pareille simpliste, que l’Alba mettait en doute le pouvoir de son apparence ? En vérité oui et assurément non. Il lui suffisait de lâcher la bride à son regard, il lui suffisait de déchaperonner ses yeux, elle le savait fort bien, et il ne lui restait plus qu’à faire implorer grâce à qui bon lui semblait. Aucune difficulté sur ce point. Mais ce qu’elle mettait lugubrement en doute, comme si elle savait d’avance quelle serait la réponse, c’était le bien-fondé d’un honneur qu’elle n’avait qu’à demander pour l’obtenir, d’une palme qu’il lui suffisait d’ouvrir les yeux pour la remporter. Que la simplicité du geste la poussât dès l’abord à le considérer avec hostilité, le reléguant parmi la multitude des choses qui n’étaient pas son genre, voilà qui est incontestable. Encore n’était-ce là qu’un détail infime de son problème. La voici qui se débat à présent avec le discrédit qui s’attache – dans l’esprit de Belacqua et, de plus en plus, dans le sien – à la validité de l’exploit. C’est l’aspect sans aucun doute méprisable de cet exploit qu’elle doit affronter. Renfrognée et immobile, consciente de la présence du cognac à portée de la main mais n’éprouvant pas le désir de le boire, elle se hisse péniblement à la hauteur d’une préférence réelle, lentement mais sûrement elle orne son option de fioritures, elle l’élève jusqu’au domaine du choix. Elle accomplira cela, oui, elle sera la belle du bal avec joie, gravité et application, humiliter, fideliter, simpliciter, et pas seulement parce qu’autant faire cela qu’autre chose. Va-t-elle, elle la femme du monde, elle qui sait, hésiter entre deux opinions, sombrer dans le détroit qui sépare deux volontés, rester en suspens et périr d’autant plus en victime ? Elle qui sait ? Fort loin d’une pareille absurdité, elle va bientôt ronger son frein sur la ligne de départ. Et maintenant elle ose, jusqu’à ce qu’il soit temps et que sonne l’heure, distraire une parcelle de son attention au profit des instructions que nécessite la réorganisation de ses traits, de ses mains, de son dos, en un mot de l’extérieur, l’intérieur, lui, ayant été bardé de piques et de pointes. Soudain elle désire boire son Hennessy. Tel Dan qui, le premier, roucoula sans partialité et sans crainte, elle chantonne pour son seul plaisir, accentuant tous les mots qui réclament qu’on les accentue :

Non me jodas en el suelo

Como si fuera una perra,

Que con esos cojonazos

Me echas en el cono tierra.

L’Ours Polaire, vieux paillard corpulent et brillant esprit, était déjà en chemin, filant par les sombres routes de campagne détrempées de pluie, dans une bonne vieille carcasse d’autobus brimbalant où, avec la bouillonnante distinction d’un cardinal de la Renaissance, il engageait une joute verbale plutôt traînante et superficielle avec une de ses vieilles connaissances, un jésuite fort peu ou pas du tout doué pour la plaisanterie.

« Le Lebensbahn », disait-il, car il n’utilisait jamais un mot anglais lorsqu’un mot étranger lui plaisait davantage, « du Galiléen, c’est la tragi-comédie du solipsisme qui refuse de capituler. Les accès d’humilité, les retro me et les lampées d’impiété filiale vont de pair avec les passez muscade, l’arrogance et l’égoïsme. Il est le premier grand forban narcissique. L’abaissement énigmatique devant la femme prise en flagrant délit, voilà un formidable spécimen d’impertinence mégalomaniaque, tout comme son interférence dans les affaires de son copain Lazare. Il inaugure la série des suicides prétentieux, variété différente des suicides empédocléens sérieux. C’est lui qu’il faut blâmer pour le lamentable Nemo et ses co-ratés dont le sang gicle dans un paroxysme de dépit sur un public que cela laisse froid. »

Il expectora une boule de glaires bien dodue, la fit tourner dans la cavité avide de son palais et la mit de côté pour la déguster plus tard.

Le R.P. fort peu ou pas du tout doué pour la plaisanterie eut tout juste la force d’exprimer sa lassitude.

« Si vous saviez à quel point vous m’ennuyez avec vos deux fois deux font quatre. »

L’O.P. ne saisit pas bien.

« Vous m’ennuyez », dit le R.P. d’une voix traînante, « plus encore qu’un enfant prodige. » Il fit une pause pour reprendre des forces. « De sa voix impubère », continua-t-il, « il déclare préférer le pharmacien Borodine à Mozart. »

« Tout porte à croire », répliqua l’O.P., « que votre délicieux Mozart était un Hexenmeister en couches-culottes. »

Ça, c’était une rosserie, on allait voir comment il s’en dépatouillerait.

« Notre Seigneur... »

« Parlez pour vous-même », dit l’O.P., irrité au-delà du supportable.

« Notre Seigneur n’en était pas un. »

« Vous oubliez », dit l’O.P., « que tout était accompli pour lui dès la conception. »

« Lorsque vous serez devenu un grand garçon », dit le jésuite, « et que vous pourrez comprendre l’humilité qui réside au-delà du masochisme, revenez vous entretenir avec moi. Non pas cis-, mais trans-masochiste. Au-delà de la douleur et du dévouement. »

« Mais précisément », s’exclama l’O.P., « il ne s’est pas dévoué, le cher disparu. Que dis-je d’autre ? Un valet n’a pas de grandes idées. Lui, il a trahi les intérêts du bureau de placement. »

« L’humilité », murmura le janissaire, « d’un amour trop vaste pour agir comme une bonniche et trop réel pour avoir besoin d’être requinqué par l’urtication. »

L’enfant prodige se gaussa de cette variété douillette.

« Vous ne vous refusez aucun confort », se moqua-t-il, « je dois le reconnaître. »

« Le meilleur argument », dit le R.P., « que l’on puisse avancer en faveur de la foi c’est qu’elle est plus divertissante. L’incrédulité », dit le soldat du Christ en se préparant à se lever, « est ennuyeuse. Nous ne vérifions pas la monnaie que l’on nous rend. Nous ne pouvons tout simplement pas supporter de sombrer dans l’ennui. »

« Dites cela du haut de la chaire », dit l’O.P., « et vous serez accueilli à coups de tam-tam dans le désert. »

Le R.P. partit d’un gros éclat de rire. Impossible d’imaginer un imposteur vétilleux qui soit plus naïf que ce type-là.

« Auriez-vous », implora-t-il en enfilant son pardessus, « auriez-vous, mon bien cher ami, l’amabilité de vous rappeler que je ne suis pas un curé de paroisse. »

« Je me souviendrai », dit l’O.P., « que vous ne faites pas profession d’égoutier. Votre amour est trop vaste pour les eaux sales. »

« Xactement », dit le R.P. « Mais ce sont des hommes remarquables. Un tantinet trop assidus, un tantinet trop désireux d’empocher un pourcentage. À part ça... » Il se leva. « Observez bien », dit-il. « Je désire descendre. Je tire ce cordon. L’autobus s’arrête et me laisse descendre. »

L’O.P. observait.

« C’est grâce à un enchaînement diabolique exactement semblable », dit cet homme remarquable, un pied déjà sur le trottoir, « que j’ai forgé ma vocation. »

Sur quoi il disparut, et la charge de payer son billet incomba à l’O.P.

 

La petite amie de Chas était née native du Shetland. Il lui avait promis de passer la prendre en se rendant à la Casa Frica et à présent, d’une élégance irréprochable dans son smoking croisé, pressé de prendre le tramway, il maîtrisait son impatience afin d’expliquer l’univers à un groupe d’étudiants.

« La différence, si je puis dire... »

« Oh », s’écrièrent les étudiants, una voce, « oh, s’il vous plaît ! »

« La différence, donc, dis-je, entre Bergson et Einstein, la différence essentielle, est celle qu’il y a entre un philosophe et un sociologue. »

« Oh ! », s’écrièrent les étudiants.

« Parfaitement », dit Chas en concoctant la révélation la plus longue qu’il pourrait caser avant que le tramway, qui s’était pointé à l’horizon, n’arrivât à sa hauteur.

« Et s’il est de bon ton aujourd’hui de dire que Bergson est un vieux con » – il s’éloigna lentement –, « c’est que nous nous éloignons de l’Objet » – il s’élança vers le tramway – « et de l’Idée pour nous rapprocher du SENS » – cria-t-il du haut du marchepied – « ET DE LA RAISON. »

« Du sens », répétèrent les étudiants en écho, « et de la raison ! »

Le problème était de savoir la signification exacte qu’il attribuait au mot : sens.

« Il doit vouloir dire les sens », dit un premier, « l’odorat, quoi, et ainsi de suite. »

« Pas du tout », dit un second, « il doit entendre par là le bon sens. »

« Je pense », dit un troisième, « qu’il doit vouloir dire l’instinct, l’intuition, vous savez bien, et ce genre de choses. »

Un quatrième brûlait de savoir quel Objet on pouvait trouver chez Bergson, un cinquième ce qu’était un sociologue, un sixième ce que l’un ou l’autre avait à voir avec l’univers.

« Il faudra le lui demander », dit un septième, « voilà tout. Inutile de nous emberlificoter dans des spéculations maladroites. Nous verrons bien alors qui de nous a raison. »

« Il faudra le lui demander », s’écrièrent les étudiants, « nous verrons bien alors... »

Étant convenus que le premier qui le rencontrerait ne manquerait pas de lui poser la question, chacun alla son chemin, voies peu différentes les unes des autres.

 

Les cheveux du Poète aborigène étaient coupés si ras qu’ils ne se pliaient pas docilement à des apprêts efficaces. Là encore, tout entier en faveur d’une austérité proche de l’échine d’un rat, il proclamait sa réaction aux années quatre-vingt-dix. Pourtant, si peu que l’on pût faire il l’avait accompli, à l’aide d’une lotion qu’il possédait il avait donné de la vivacité au chaume. Il avait également changé de cravate et retourné son col. À présent, bien que seul et sans témoin, il arpentait la pièce à grands pas. Il composait son morceau d’occasion – sans doute dans les deux sens du terme –, dont il avait récemment établi les grandes lignes en revenant de Yellow House chez lui à bicyclette. Il le réciterait lorsque son hôtesse lui en ferait la requête, il n’allait pas lantiponner, ni même lui cracher à la figure comme le ferait, ou peu s’en faut, un pianiste professionnel. Non. Il se lèverait et dirait, ne déclamerait pas, déclarerait gravement, avec cette gravité pénétrante propre à nos provinces occidentales qui vaut un regard baigné de larmes :

 

Calvaire nocturne

 

l’eau

l’étendue désolée de l’eau

 

hors la matrice de l’eau

jaillit une pensée.

 

fleur fusée fleur artifice de la nuit se fane pour moi

blottie sur les seins de l’eau elle s’est refermée ayant fait

acte de présence florale sur l’eau

sur l’étendue désolée de l’eau l’acte calme de son cycle

jaillissement

et retour à la matrice

révérence tranquille du doux parfum des pétales

martin-pêcheur apaisé

elle s’est noyée pour moi

ô saint agneau de mon inconfort

 

jusqu’à ce que la clameur d’une fleur d’azur

vienne battre les murailles de la matrice de

l’étendue désolée de

l’eau

 

Bien décidé à faire passer cette composition puissante et à provoquer un certain émoi, il désirait s’assurer qu’il n’y aurait pas de faille dans le mode de présentation qu’il avait choisi comme étant le plus digne de son style aquatique. De fait, il fallait qu’il sût le poème par cœur pour ne pas avoir à le réciter à la perfection, cela afin de donner l’impression que cette extériorisation était pour lui un accouchement qui le déchirait de part en part. Prenant exemple sur l’équilibriste qui nous fascine en échouant une fois, deux fois, trois fois, puis qui, dans une formidable effervescence de volonté, réussit son coup, il estimait que, pour que sa petite exhibition subjuguât le salon, il fallait mettre l’accent non pas tant sur le contenu de l’exécution mais sur l’éviscération spirituelle de l’exécutant. C’est pourquoi il faisait les cent pas, s’accoutumant aux mots et aux effets de Calvaire nocturne.

 

La Frica se peignait les cheveux, elle ratissait de plus en plus en arrière sa chevelure pourpre au point qu’il lui devenait de plus en plus difficile de fermer les paupières. L’effet obtenu, qui tenait de la gazelle étranglée, était plus approprié à une tenue de soirée qu’à sa tenue de tous les jours de style équestre. La Ruby de Belacqua, du temps où elle faisait ses premières armes, avait eu un penchant pour la même coiffure serrée de Sabine, jusqu’au jour où madame Tough, à force de protester que son petit minois d’oiseau en venait à ressembler à un bonbon sucé, l’avait persuadée de donner un peu de bouffant à la chose en les faisant crêper. Inutilement, hélas ! car, nimbée, elle était vraiment trop grande poupée qui ouvre et ferme les yeux. Et d’ailleurs, bonbon sucé ou astiqué, voilà qui n’était pas la fonction la plus ignoble que le visage d’une femme pût remplir. Or ici, sous la main, nous permettant d’économiser le prix du billet pour le Derbyshire, nous avons la Frica, spectacle proprement épouvantable.

Gazelle étranglée ne donne qu’une vague idée de la chose. Ses traits, comme si la main d’un ravisseur peu séduisant agrippait sa chevelure, étaient tout de travers et figés dans un rictus. Elle avait froncé les sourcils en les passant au crayon, en sorte qu’elle en avait quatre maintenant. L’iris aveuglé était surmonté du dôme blanc d’une supplique paroxystique, la lèvre supérieure, en un retroussis hargneux, gagnait les narines négligées. Allait-elle s’infliger une ablation de la langue en se la mordant, voilà l’intéressante question qui se posait. Le menton en casse-noisettes permettait d’entrevoir une excroissance manifeste du cartilage thyroïdien. Il était impossible d’écarter l’affreux soupçon que, par solidarité avec cette éructation si tourmentée de toute son attitude, ses mamelles comprimées avaient dû s’ériger en étraves qui allaient labourer son corsage. Cependant le visage était sans recours en appel : le théâtre d’un flagrant délit. Il ne lui restait plus qu’à disposer ses mains de telle sorte que la paume et les doigts de l’une touchassent la paume et les doigts de l’autre et les maintenir ainsi jointes devant sa poitrine en les inclinant légèrement vers le haut pour ressembler à une martyre en rut le cul à l’air.

Nonobstant, la comtesse de Parabimbi, qui se piquait d’avoir des goûts artistiques, se frayant à reculons un chemin à travers la foule, finirait par gagner le cercle autour de la présence mauve de madame mégère, l’être le plus sacré qui fût au monde pour Caleken Frica, et :

« Ma chère », serait-elle positivement obligée de s’écrier, « jamais votre Caleken ne m’est apparue aussi renversante ! Tout simplement sixtinienne ! »

Qu’a donc Sa Seigneurie daigné vouloir dire ? La sibylle cuméenne, la bride sur le cou, flairant la brise à la recherche des frères Grimm ? Ah, Sa Seigneurie ne tenait pas à se montrer si diaboliquement vétilleuse et pointilleuse, autant calculer combien il y avait de cailloux dans la poche de Tom Pouce. C’était juste une vague impression, c’était simplement qu’avec l’étrange texture de son teint piqueté à la chaux elle paraissait si frescosa, de la taille aux cheveux, ma chère, avec ce plastron bleu cobalt en détrempe un véritable joyau du Quattrocento inspiré, un véritable bijou, ma chère, du laborieux Gros Tom. Sur quoi la vierge en sa viduité, parfaitement consciente après tant d’années que toutes choses dans les cieux sur terre et dans les eaux sont telles que l’on veut bien qu’elles soient, jurerait qu’elle chérirait aussi longtemps qu’il lui serait donné de vivre les éloges érudits de pareil expert.

« Maaaacche ! », bêle la Parabimbi.

C’est peut-être prématuré. Nous avons consigné cela trop tôt. Mais foutre tant pis, ça restera là.

Pour revenir à la Frica, voici enfin la sonnette dont le tintement retentit jusque dans ses trompes de Fallope et l’arrache à son miroir, galvanisée comme si l’on avait appuyé sur son nombril en signe d’annonciation.

L’Étudiant, dont le nom nous demeurera à jamais inconnu, fut le premier à se présenter. Une sale petite brute, celui-là, au front proéminent.

« Seigneurdieu ! », dit-il avec émotion, ses grands yeux bruns lançant à la Frica des regards de bébés de della Robbia, « ne me dites pas que je suis le premier ! »

« Ne vous désolez pas », dit Caleken qui savait flairer un poète fût-ce vent droit debout, « seulement d’une courte gaffe. »

Suivant de près le Poète, déboula un troupeau d’indéfinissables, puis un botaniste municipal, puis un Gaël de Galway, puis la née native du Shetland avec son Chas. L’Étudiant, se souvenant de son engagement, accosta icelui.

« Dans quel sens » – il lui extorquerait une réponse ou bien périrait – « avez-vous utilisé sens lorsque vous avez dit... ? »

« Il a dit ça ? », s’exclama le botaniste.

« Chas », dit Caleken, comme si elle proclamait le nom d’un vainqueur.

« Adsum », admit Chas.

Des mucosités pituitaires de choix furent expectorées dans le vestibule.

« Ce que je veux savoir », se plaignit l’Étudiant, « ce que nous voulons tous savoir, c’est dans quel sens il utilisait sens lorsqu’il a dit... »

Le Gaël, en plein cœur d’une salade d’indéfinissables, bousillait le verset du jour de Duke Street en le commentant à l’intention de la vieille taupe.

« Owen... », reprit-il, lorsqu’un âne bâté anonyme désireux, si possible, d’entrer dans l’arène dès le début des débats, dit impétueusement :

« Quel Owen ? »

« Bonsoir », piailla l’Ours Polaire, « bonsoir-bonsoir-bonsoir. Quelle, non mais quelle soirée, madame ! », il s’adressait avec véhémence, par pure politesse, directement à son hôtesse, « Seigneur ! quelle, non mais quelle soirée ! »

La vieille taupe avait un certain penchant pour l’O.P., comme si elle l’avait acheté à la foire aux jouets de Clery.

« Et tout ce chemin pour venir jusqu’ici. » Elle eût voulu pouvoir le faire sauter sur ses genoux. C’était un homme miteux et souvent mal luné. « Trop aimable à vous de venir », dit-elle comme on chante une berceuse, « trop aimable à vous. »

L’Homme de Loi, le visage flamboyant d’acné, arriva ensuite escortant la Parabimbi et trois pétasses attifées pour le pelotage.

« Je l’ai croisé », chuchota Chas, « qui descendait Pearse Street en zigzaguant, Brunswick Street, vous savez, par là. »

« En route ? », hasarda Caleken. Elle était quelque peu démontée dans toute cette agitation.

« Hein ? »

« Il venait ici ? »

« Eh bien », dit Chas, « je regrette, chère mademoiselle Frica, qu’il ne m’ait pas fait clarissimement comprendre s’il venait ou pas. »

Le Gaël dit d’un ton offensé à l’O.P. :

« Il y a là un type qui veut savoir quel Owen. »

« Pas possible », dit l’O.P., « vous m’étonnez. »

« Est-ce celui à la bouche d’or ? », dit un fils de Cham aux cheveux blonds roux.

Or le jugement brillant de l’O.P. était doté d’une pointe acérée.

« Cet emmerdeur », se gaussa-t-il, « l’étrange Chrysostome ! »

La Parabimbi sursauta.

« Vous avez dit ? », dit-elle.

Caleken émergea du peloton, elle fit sa trouée.

« Qu’est-ce qui peut bien retarder les filles », dit-elle. Ce n’était pas précisément une question.

« Et votre sœur », s’enquit le botaniste, « votre charmante sœur, où peut-elle bien être ce soir, je me le demande. »

La Harpie s’engouffra dans la brèche.

« Malheureusement », dit-elle d’une voix vibrante et précipitée, « au lit, souffrante. Nous sommes tous très déçus. »

« Rien de grave, madame », dit l’Homme de Loi, « j’espère ? »

« Merci, non. Heureusement pas. Une légère indisposition. Pauvre petite Fleurette. » La Harpie poussa un soupir accablé.

L’O.P. échangea un regard complice avec le Gaël.

« Quelles filles ? », dit-il.

Caleken gonfla ses poumons :

« Fleur » – le Poète fut pris de palpitations, pourquoi n’avait-il pas emporté son nux vomica ? –, « Lilly Neary, Olga, Elliseva, Brigitte Maria, Alga, Ariana, Tib la toupie, Sib la sirène, Alma Beatrix, Alba... » Elles étaient vraiment trop nombreuses, elle ne pouvait citer toute la liste. Elle se rafraîchit la bouche.

« Alba ! », s’exclama l’O.P., « Alba ! Elle ! »

« Et pourquoi », s’interposa la comtesse de Parabimbi, « pourquoi pas Alba, qui qu’elle puisse être, plutôt que, disons, la Commère de Bath ? »

Un indéfinissable apparut dans leur cercle, le souffle court il leur annonça la bonne nouvelle. Les filles étaient arrivées.

« Pour être des filles », dit le botaniste, « ce sont indubitablement des filles. Mais sont-ce LES filles ? »

« J’espère que nous allons pouvoir commencer à présent », dit la Frica junior, puis, sa génitrice ne voyant aucun obstacle ni entrave, elle grimpa vivement sur l’estrade et dévoila les rafraîchissements. Le dos tourné à la desserte massive, d’un ample geste ailé de piété lapidée, elle établit la sélection suivante :

« Sangria ! Jus d’orange ! Cacao ! Thé colonial ! Julienne ! Soupe aux choux ! Consommé de coq au pot avec poireaux ! Potage de pois ! Apfelmus ! Gelées ! Agar-Agar ! »

Un silence terrible s’abattit sur l’assemblée.

« Bêler si fort », dit Chas, « pour si peu de laine. »

Les fidèles les plus affamés prirent d’assaut la plateforme.

Deux romanciers à l’index, un bibliomane et sa maîtresse, un paléographe, un joueur de viole d’amour et son instrument dans un sac, un pasticheur en vogue avec sa sœur et ses six filles, un professeur de merdographie et d’ovoidologie comparée bien plus en vogue encore, le saprophyte tout à son avantage après avoir bu un coup, un peintre et décorateur communiste tout frais débarqué d’un séjour aux réserves de Moscou, un nabab du négoce, deux Juifs solennels, une catin pleine d’avenir, trois autres poètes avec des Laure assorties, un sigisbée en mal d’amour, un chœur de dramaturges, l’inévitable envoyé du Quatrième Pouvoir, une phalange de Stürmers de Grafton Street et Jemmy Higgins arrivèrent alors en bloc. À peine eurent-ils été absorbés que la Parabimbi, très tourterelle esseulée à cette occasion en l’absence de son mari le comte qui n’avait pu l’escorter du fait qu’il préférait encore aller se faire foutre plutôt que, plaça son panégyrique de la Frica duquel, comme on l’a montré, la Harpie se trouva si fort obligée.

« Maaaacche ! », dit la comtesse de Parabimbi, « je ne fais que constater. »

Elle tenait la soucoupe sous son menton comme une patène. Elle replaça la tasse dans son logement sans le moindre bruit.

« Excellent », dit-elle, « un thé colonial absolument excellent. »

La Harpie émit un sourire qui partait des dents.

« Enchantée », dit-elle, « enchantée. »

On avait beau chercher du regard le professeur de merdographie et d’ovoidologie comparée, on ne le voyait nulle part. Mais ce n’était pas là sa vocation, il n’était plus un gamin. Il avait pour fonction d’être entendu. On l’entendait de loin et fort distinctement.

« Lorsque l’immortel Byron », tonitrua-t-il, « fut sur le point de quitter Ravenne et de s’embarquer à la recherche d’un rivage lointain où une mort de héros pourrait mettre fin à sa mélancolie... »

« Ravenne ! », s’exclama la comtesse, le souvenir tiraillant les fibres de son cœur qu’elle cultivait avec tant de soin, « ai-je entendu quelqu’un dire Ravenne ? »

« Permettez-moi », dit la catin pleine d’avenir, « un sandwich : œuf dur, tomate, concombre. »

« Saviez-vous », cafouilla l’Homme de Loi, « que les Suédois n’ont pas moins de soixante-dix variétés de Smörbröd ? »

La voix de l’arithmomaniaque se fit entendre :

« L’arc », dit-il daignant, grâce à l’extrême simplicité de son langage, s’abaisser au niveau de tous, « est plus long que sa corde. »

« Votre Honneur connaît-elle Ravenne ? », dit le paléographe.

« Si je connais Ravenne ! », s’exclama la Parabimbi. « Assurément oui, je connais Ravenne. Une charmante et noble cité. »

« Vous n’ignorez pas, bien entendu », dit l’Homme de Loi, « que Dante y est mort. »

« Exact », dit la Parabimbi, « en effet. »

« Vous n’ignorez pas, bien entendu », dit le professeur, « que sa tombe se trouve sur la Piazza Byron. J’ai traduit son épitaphe en vers blancs décasyllabiques. »

« Vous n’ignorez pas, bien entendu », dit le paléographe, « que sous le règne de Belisarius... »

« Ma chère », dit la Parabimbi à la Harpie, « comme tout se passe agréablement. Quelle joyeuse soirée et comme ils semblent tous se plaire ici. Je vous assure », assura-t-elle, « que j’envie votre flair pour mettre les gens à leur aise. »

La Harpie se défendit mollement d’avoir pareille faculté. C’était Caleken qui donnait la réception, si, si, c’était Caleken qui avait tout organisé, si, si. Personnellement, elle ne s’était que très peu impliquée dans les préparatifs. Elle se contentait de rester assise là, l’air épuisé. Elle n’était qu’une vieille Norne fatiguée.

« À mon avis », mugit le professeur, par pétition de principe comme à son habitude, « le plus grand triomphe de l’esprit humain fut la détermination de la position de Neptune d’après l’observation des divagations de l’orbite d’Uranus. »

« Et les vôtres », dit l’O.P. C’était une pomme d’or sur des ciselures d’argent, ça on peut dire.

La Parabimbi se figea sur place.

« Qu’est-ce que c’est ? », cria-t-elle, « qu’est-ce qu’il dit ? »

Un silence encore plus terrible s’abattit sur l’assemblée. Le saprophyte avait giflé le peintre et décorateur communiste.

La Frica, soutenue par monsieur Higgins, fonça sur la perturbation.

« Dehors ! », dit-elle au saprophyte, « et qu’il n’y ait plus de scènes. »

Monsieur Higgins, qui s’ébattait joyeusement dans la mêlée pour l’équipe des Rangers, eut vite fait de liquider l’incident. La Frica s’en prit au pauvre peintre et décorateur.

« Je n’ai pas l’intention », dit-elle, « de tolérer la présence de voyous dans cette maison. »

« Il m’a traité de sale bolcho », protesta le glorieux komsomoliste, « lui, un travailleur lui-même ! »

« Qu’il n’en soit plus question », dit la Frica, « qu’il n’en soit plus question. » Elle donnait dans l’optatif. « Je vous prie. » Elle recula promptement vers l’autel.

« Vous avez entendu ce qu’elle a dit », dit le Gaël.

« Qu’il n’en soit plus question », dit l’orateur aborigène.

« Je vous prie », dit l’O.P.

Mais voici qu’elle nous vient, celle qui pour tout cela est en droit de montrer du dédain, Alba, fille intrépide des désirs. Faisant son entrée juste au moment où le silence se dissipait, avançant comme une midinette pour présenter ses respects ironiques à la Harpie, elle embrasa les brandons sous tous les chaudrons. Tournant son dos écarlate au caquetage vulgaire de la Parabimbi, elle gravit l’estrade et là, silencieuse et immobile face aux éléments gastronomiques, de profil par rapport à l’assistance, elle lança ses filets gravitationnels.

La catin pleine d’avenir observa la façon de s’y prendre. La sœur du pasticheur communiqua à ceux qui en étaient curieux le peu d’informations qu’elle-même et ses chères nièces avaient sur l’Alba dont on parlait beaucoup dans certains milieux bien pensants auxquels elles avaient accès mais, certes, dans ce qu’elles entendaient dire, quelle était la part de vérité et celle des ragots sans fondement, elles n’étaient pas réellement en mesure de le déterminer. Cependant, pour autant que l’on pût y ajouter foi, il semblerait que...

Le Gaël, l’orateur aborigène, un pisse-copie et le violiste d’amour se rassemblèrent comme par enchantement.

« Eh bien », engagea le pisse-copie.

« Pluuutôt pas mal », dit le Gaël.

« Ex-quise », dit le violiste d’amour.

L’orateur aborigène ne dit rien.

« Eh bien », insista le pisse-copie, « Larry ? »

Larry s’arracha à la contemplation de l’estrade et, faisant lentement remonter les paumes de ses mains le long de ses flancs drapés d’un kilt, dit :

« Jarnidieu. »

« Mais encore ? », dit le pisse-copie.

Larry reporta son regard éperdu sur l’estrade.

« Vous ne sauriez pas, par hasard », dit-il finalement, « si elle le fait ? »

« Elles le font toutes », dit le violiste d’amour.

« Diantre oui, elles le font », gémit le Gaël, ricordansi del tempo felice.

« Ce que je veux savoir », dit l’Étudiant, « ce que nous sommes tous très désireux de savoir... »

« Certaines s’en abstiennent », dit le pisse-copie, « notre ami ici présent a raison, à cause de la pudeur que leur inspire la luxure. C’est bien dommage, mais c’est comme ça. »

Les grands esprits sautent toujours sur l’occasion et Jemmy Higgins ainsi que l’O.P. convergèrent vers l’estrade.

« Tu as l’air pâlichonne », dit la Frica, « et mal en point, mon chou. »

L’Alba détourna du buffet son large visage, regarda longuement la Frica, ferma les yeux et entonna :

Malheur et douleur, douleur et malheur

Tel est mon sort, nuit et jour...

Caleken recula, médusée.

« Qu’on les éloigne », dit l’Alba.

« Qu’on les éloigne ! », répéta Caleken en écho, « qu’on les éloigne ? »

« Nous passons en ce bas monde », observa l’Aba, « comme les rayons de soleil qui s’échappent des concombres éclatés. »

Caleken n’était plus si sûre qu’il ait été question des rayons du soleil.

« Prends un peu de sangria », exhorta-t-elle, « cela te fera du bien. Ou alors de l’Agar-Agar. »

« Qu’on les éloigne », dit l’Alba, « loin, loin, loin. »

Mais l’O.P. et Higgins étaient sur l’estrade, ils la cernaient.

« Ainsi soit-il », dit l’Alba, « que le destin suive son cours, mais comment donc ! »

Ouf ! La Frica éprouva un soulagement indicible.

Neuf heures et demie. Les invités, la catin pleine d’avenir et le sigisbée sur son déclin en tête, commencèrent à s’égailler dans la toute la maison. La Frica les laissa faire. En temps utile elle ferait la tournée des alcôves, elle rabattrait les hordes pour que la soirée proprement dite commençât. Chas n’avait-il pas promis un texte en ancien français ? Le Poète n’avait-il pas tout spécialement composé un poème ? Elle avait jeté un coup d’œil furtif dans le sac laissé au vestibule et avait vu la viole d’amour. Ils auraient donc un peu de musique.

 

Neuf heures et demie. Il tombait une pluie cinglante lorsque Belacqua, ayant enfin rassemblé assez de cœur au ventre pour se réorienter, sortit et gagna l’univers inintelligible de Lincoln Place. Mais il avait acheté une bouteille, elle faisait saillie comme un sein dans la poche de sa vareuse. Il se mit en route d’un pas chancelant près de l’hôpital de chirurgie dentaire. Enfant, il avait redouté sa façade, ses panneaux de verre rouge sang. Aujourd’hui ils étaient noirs, ce qui était bien pire étant donné qu’il s’était défait de quelques puérilités. Se sentant soudain blêmir et saisi d’une sueur moite, il prit appui contre le portillon métallique pratiqué dans le mur de l’université et consulta les horloges de chez Johnston, Mooney et O’Brien. Dix heures moins quelque chose à la vieille girandole et lui si peu enclin à se tenir debout, encore moins à marcher. Et la pluie en hallebardes. Il leva les mains et les tint devant son visage si près que même dans l’obscurité il pouvait en distinguer les lignes. Elles sentaient mauvais. Il les leva à hauteur de son front, les doigts se nichèrent dans ses cheveux mouillés, les talons des paumes, en écrasant ses globes oculaires, firent jaillir des torrents d’indigo, le creux de sa nuque percuta de plein fouet la corniche, celle-ci comprima le furoncle naissant qu’il arborait en permanence juste au-dessus de son col, il accrut la pression et les élancements : ils lui garantissaient une identité.

Il advint ensuite que ses mains furent brutalement détachées de ses yeux qu’il ouvrit sur l’énorme visage cramoisi d’un ogre. Pendant un moment celui-ci demeura immobile, gargouille en peluche, puis il bougea, pris de convulsions. Ce doit être, songea-t-il, le visage d’une personne qui parle. De fait. C’était bien cette portion d’un agent de police qui déversait des insultes sur lui. Belacqua ferma les yeux, il n’y avait pas d’autre moyen de cesser de le voir. Réprimant une pressante envie de pisser sur le trottoir, il dégueula de façon abondante mais peu démonstrative en plein sur les brodequins et le bas du pantalon de l’agent, incontinence en échange de laquelle il reçut un tel coup de coude dans les côtes que, anéanti, il s’écroula à la lisière du débordement de ses propres immondices. Il ne ressentit aucune blessure ni à sa personne ni à son amour-propre, rien qu’un état de faiblesse assez plaisant et l’impatience de se mettre en route. Il devait être dix heures passées. Il ne gardait pas rancune à l’agent, bien qu’il commençât à entendre maintenant ce que celui-ci lui disait. Il s’agenouilla devant lui dans la saleté, il entendait les mots odieux qu’il prononçait dans l’exercice de ses fonctions et il ne lui en voulait pas le moins du monde. Il leva les mains pour prendre appui sur la pèlerine luisante et, se hissant, parvint à se remettre debout. Lorsqu’il fut en équilibre vertical, les excuses qu’il présenta pour ce qui s’était passé furent énergiquement rejetées. Il déclina son nom et son adresse, d’où il venait où il se rendait et pourquoi, sa profession et l’objet de sa présence dans ces parages et pourquoi. Il fut navré d’apprendre qu’il ne tenait qu’à un cheveu que l’agent ne le fît traîner par le collet manu militari jusqu’au commissariat mais il comprenait à quel dilemme celui-ci était en proie.

« Essuyez-moi ces groles », dit l’agent.

Belacqua ne demandait pas mieux, c’était bien le moins qu’il pût faire. S’armant de deux torchons de papier prélevés sur le Twilight Herald, il se pencha et nettoya les brodequins et le bas du pantalon du mieux qu’il put. Une énorme paire de brodequins somptueux émergea. Il se redressa, serrant les pages souillées, et leva un regard timide sur l’agent qui semblait ne pas trop savoir comment poursuivre son avantage.

« J’espère, monsieur l’agent », dit Belacqua dans un murmure au diapason voulu pour faire fondre le cœur le plus endurci, « que vous trouverez le moyen de fermer les yeux sur mon inconduite. »

La Justice et la Miséricorde avaient sans nul doute repris leur vieille querelle dans la conscience de l’agent, car il ne répondit rien. L’ayant d’abord essuyée sur sa manche, Belacqua lui tendit la main droite, sans songer à un usage plus mercantile que cette « noble paix » recommandée par l’immortel Shakespeare. À cette main, après avoir brièvement consulté son cœur incorruptible, le poulet eut la bonté de conférer la fonction de crachoir. Belacqua réprima un haussement d’épaules et fit mine de s’éloigner.

« Pas si vite », dit l’agent.

Belacqua s’arrêta net mais d’une manière fort irritante, comme s’il venait de se rappeler quelque chose. L’agent, qui tenait beaucoup plus du lion que du renard, le fit poireauter debout jusqu’à ce que, sous son képi, le cliquetis de ses lourdes méninges des comtés de Leix et d’Offaly fût devenu trop intense pour qu’il pût le supporter davantage. Il décida alors de mettre un terme à son intervention dans cette anicroche à l’ordre public.

« Circulez », dit-il.

Belacqua s’éloigna sans lâcher les torchons de papier, conscient, à juste titre, qu’il s’agissait là d’ordures. Lorsqu’il eut tourné le coin de Kildare Street sans encombre, il les laissa tomber. Puis, après avoir fait quelques pas, il s’arrêta net, fit demi-tour, revint précipitamment à l’endroit où ils frémissaient sur le trottoir et les jeta dans une courette en contrebas. Il se sentit alors extraordinairement délié, libre et hæres cœli. Il suivit d’un pas alerte sous le crachin le trajet qu’il avait choisi, exalté, façonnant des guirlandes de mots tarabiscotées. Il s’avisa – et ce fut avec un grand plaisir qu’il élabora cette petite image – que la trajectoire de sa chute du vague paradis que procure la boisson avait croisé, au point le plus agréable de celle-ci, la trajectoire de l’ascension qui l’y avait conduit. Pas de doute possible, c’était bien là ce qui était advenu. Parfois la trajectoire de la beuverie bouclait la boucle en forme de huit et, si l’on avait obtenu ce que l’on recherchait au cours de l’ascension, on retrouvait exactement la même chose au cours de la chute. Huit sans cul ni tête de l’image bachique. On n’aboutissait pas au point de départ, mais en redescendant c’était soi-même que l’on croisait en pleine ascension. Parfois, comme à présent, c’était réjouissant ; plus fréquemment c’était attristant et l’on se hâtait vers sa nouvelle demeure.

Soudain marcher sous la pluie ne lui parut pas suffisant, aller avec entrain, boutonné jusqu’au menton, dans le froid et l’humidité, ce n’était pas adéquat. Il s’arrêta au heurt du pont de Baggot Street, retira sa vareuse, la posa sur le rebord du parapet et s’assit à côté. L’agent était oublié. Ainsi juché, il se courba et, ayant fléchi la jambe jusqu’à ce que le genou fût venu toucher son oreille et que le talon eût pris appui sur le parapet (posture admirable), il retira sa chaussure et la posa près de sa vareuse. Puis il laissa retomber cette jambe et fit de même avec l’autre. Ensuite, décidé à jouir au maximum du suroît qui soufflait en rafales, il pivota sur lui-même d’un tour complet. Les pieds ballants au-dessus du canal, il vit les tramways qui, tels des feux follets saisis de hoquets, franchissaient en cahotant la bosse lointaine du pont de Leeson Street. Des lumières lointaines par une nuit de chien, comme il les aimait, le sale petit protestant de l’Église anglicane non conformiste ! Le froid le fit frissonner. Il retira son veston et sa ceinture et les posa avec les autres vêtements sur le rebord du parapet. Il déboutonna les premiers boutons de son vieux pantalon crasseux et parvint à extraire les pans de sa chemise de flanelle. Il tassa les pans de la chemise sous le bord de son chandail et retroussa le tout dextrorsum jusqu’à former un bourrelet encerclant son thorax. La pluie cinglait sa poitrine et son ventre, puis elle dégoulinait. C’était encore plus agréable qu’il ne l’avait imaginé mais extrêmement froid. C’est alors, tandis que de ses paumes de marbre il se frappait distraitement la poitrine ainsi exposée à la médiocre tempête, qu’il se livra à un examen de conscience ; il eut le sentiment d’être pitoyable et regretta ce qu’il avait fait. Il avait mal agi, il en était conscient et il le regrettait de tout cœur. Toujours assis, ses talons en chaussettes tambourinant tristement la pierre, il se demandait d’où pourrait bien surgir le réconfort quand soudain l’idée de la bouteille qu’il avait achetée vint illuminer comme un phare sa morosité ténébreuse. Elle était là à portée de main dans sa poche, mamelle de Bisquit dans la poche de sa vareuse. Il se sécha du mieux qu’il put à l’aide de sa pochette en batiste et ajusta ses vêtements. Lorsque tout eut été remis en place, la vareuse boutonnée comme ci-devant, les chaussures lacées sans omettre un seul œillet, alors, mais alors seulement, il se permit de siffler la bouteille d’un seul coup. Cela eut pour effet de faire courir dans ses veines comme on dit une coulée de feu comme on dit. Il dévala la rue d’un trot vif, faisant gicler l’eau à chaque enjambée, bien décidé, pour autant que ce fût en son pouvoir, à accomplir une course sans escale jusqu’à la Casa Frica. Allant bon train, les coudes bien levés, il souhaitait ardemment que son apparence ne provoquât point trop de commentaires.

Son esprit, tout occupé par les vicissitudes de l’heure écoulée, n’avait pas eu le loisir de s’attarder aux tourments qui l’attendaient. Même la robe écarlate de l’Alba – car le témoignage indécis de la Venerilla selon lequel elle se boutonnait tout du long avec l’aide de Dieu n’avait pas été de nature à lever toute appréhension – avait cessé de lui peser. Mais lorsque la Frica quitta à pas précipités le salon mauve pour l’intercepter dans le vestibule et que sa présence foudroyante le ramena à bien pire qu’à la sobriété, alors la gravité de sa situation le frappa de plein fouet avec toute la vigueur d’une calamité purement abstraite.

« Te voilà », hennit-elle, « enfin. »

« Et vogue », dit-il grossièrement, « la galère. »

Les yeux exorbités, elle recula horrifiée et se plaqua la main sur les dents. Se pouvait-il qu’il eût nargué la mort et la damnation en voulant se noyer ou quelque chose de ce genre ? L’eau dégoulinait tandis qu’il restait figé sur place, bouche bée devant elle, et formait une petite mare à ses pieds. Comme elle avait les narines dilatées !

« Il faut que tu quittes ces vêtements mouillés », dit la Frica, il lui fallait s’affairer à présent, coller l’œil au trou de la serrure, « à l’instant même. Mais le cher enfant est trempé jusqu’à... l’os ! » La Frica ne plaisantait jamais. Elle appelait un os un os. « Jusqu’au dernier fil », dit-elle en le dévorant des yeux, « il faut tout enlever, immédiatement. »

À voir l’ensemble du visage crispé tout de travers, et en particulier le détail horripilant de la lèvre supérieure retroussée pour former avec le groin frémissant le rictus sarcastique d’un canard musqué ou d’un serpent à lunettes, il en conclut que la Frica devait être passablement excitée. Et de fait la voici qui caracolait comme une jument en pleine forme juste après avoir éprouvé une stupeur asinienne. En vérité, quel événement inattendu et plutôt émoustillant ! D’un instant à l’autre elle allait se mettre à faire des cabrioles. Belacqua estima qu’il valait sans doute mieux maîtriser cette propension à temps.

« Non », dit-il avec calme, « si je pouvais avoir une serviette... »

« Une serviette ! » La dérision offusquée fut si violente que la Frica dut se moucher mieux vaut tard que jamais.

« Ça enlèverait le plus gros de l’humidité », dit-il.

Le plus gros de l’humidité ! Mais c’était parfaitement ridicule de parler du plus gros de l’humidité quand il n’y avait qu’à le regarder pour voir qu’il était trempé de part en part.

« Jusqu’à l’os ! », s’écria-t-elle.

« Non », dit-il, « si je pouvais juste avoir une serviette... »

Caleken, bien qu’elle fût profondément chagrinée comme on peut l’imaginer, connaissait suffisamment l’individu pour se rendre compte que, s’il avait décidé de n’accepter de sa main nul réconfort plus décisif que le prêt d’une serviette, sa détermination serait inébranlable. Et puis dans le salon son absence commençait à se faire entendre, les souris commençaient à s’amuser. L’air revêche, elle s’en fut donc à pas pressés – oie blanche, songea Belacqua, qui s’enfuit pieds nus pour échapper à McCabe – et revint en un clin d’œil munie d’une serviette éponge de grande taille et d’un essuie-mains.

« Tu vas attraper la crève », dit-elle avec cette âpreté rhino-pharyngienne qu’il connaissait si bien, et elle le quitta. En rejoignant ses invités, elle eut le sentiment qu’elle avait déjà vécu tout cela auparavant, par ouï-dire ou dans un rêve.

Chas, tout en conversant à voix basse avec sa née native du Shetland, attendait assez anxieusement qu’on lui demandât sa contribution. Ce fut l’occasion historique où, soit qu’il eût perdu la raison, soit que sa toga virilis flambant neuve commençât à lui peser, Chas termina une déclamation tout ce qu’il y a de convenable avec ce quatrain :

Toutes êtes, serez ou fûtes,

De fait ou de volonté, putes,

Et qui bien vous chercheroit

Toutes putes vous trouveroit.

L’Alba que, pour aller à la rescousse de Belacqua, nous avions été obligés d’abandonner au moment même où elle avalait une couleuvre avec l’impétuosité qui la caractérise, entra en campagne en envoyant paître, il n’y a pas d’autre expression, monsieur Higgins et l’O.P. Sur quoi – ne daignant prendre part au sinistre roule-moi-un-patin je-te-roule-une-pelle qui s’était répandu comme un feu de broussailles dans le bâtiment tout entier au point de faire rage du grenier à la cave sous l’égide de la catin pleine d’avenir et du sigisbée intérimaire –, elle se mit en devoir, à sa manière calme et inimitable, de séduire tous ceux qui avaient réfréné l’instinct les poussant à se joindre au pelotage abject précisément afin de voir ce qu’ils pourraient tirer de cette petite personne pâle si calme et si courtoise, au meilleur sens du terme, en sa tenue écarlate. Ainsi, aux yeux de son Créateur et en l’absence de Belacqua, eut-elle une influence très bénéfique ce soir-là à la Casa Frica.

Si éprise qu’elle fût, à sa façon plutôt furtive et tortueuse, de son héros minable, elle n’avait pas songé à regretter son absence et n’avait pas pensé à lui sinon, peut-être, comme à un spectateur assez perspicace dont le regard posé sur elle derrière ses lunettes et la jauge d’une appréciation démesurée eussent sans doute pu épicer un peu son divertissement. Parmi ceux, fort nombreux, que l’implacable Frica avaient débusqués et arrachés aux plaisirs des sens, l’Alba avait, pour les siens, jeté son dévolu sur l’un des Juifs solennels, celui aux conjonctives bilieuses, et sur le nabab du négoce. Elle s’adressa au Juif mais avec trop de désinvolture, comme on s’attaque à un plat sans saveur, et fut repoussée. À peine eut-elle refourbi ses charmes et les eut-elle pointés avec plus de délicatesse sur cet intéressant mécréant – auquel, en s’en frottant les mains à l’avance, elle se proposait d’infliger un châtiment des plus salutaires – que la Frica, l’âme encore tout endolorie de frustration, annonça d’un ton venimeux que monsieur Jean du Chas, être incomparable et des plus talentueux trop bien connu de l’élite de Dublin pour qu’il fût besoin de le présenter, avait aimablement accepté d’ouvrir le feu. Nonobstant la vive satisfaction que l’Alba eût éprouvée si Chas était tombé raide mort sur-le-champ, elle n’essaya pas de réprimer son hilarité (à laquelle, bien entendu, l’O.P. se joignit de façon tonitruante) lorsqu’il lâcha l’apophtegme inique cité ci-dessus, et cela d’autant moins qu’elle remarquait avec quelle aigre-douceur le paléographe et la Parabimbi, que la Frica avait surpris ensemble dans une posture quelque peu polissonne, se dissociaient des applaudissements qui accueillirent Chas à sa descente de l’estrade.

Telle était, en gros, la situation lorsque Belacqua se présenta dans l’encadrement de la porte.

En l’examinant tandis qu’il se tenait ainsi tout dépenaillé debout sous le linteau, ses lunettes aux verres épais bien serrées dans sa main (mesure de précaution qu’il ne négligeait jamais lorsqu’il y avait le moindre risque qu’il SEMBLÂT embarrassé, semblât en capitales parce qu’il se sentait toujours embarrassé), la cervelle toute tracassée par une petite subtilité de raisonnement qui lui était subitement apparue dans le vestibule, attendant sans doute qu’un ami secourable le conduisît à un siège, – l’Alba songea qu’elle n’avait jamais vu personne, homme ou femme, qui eût l’air aussi souverainement ridicule. Cherchant à être Dieu, pensa-t-elle, avec l’arrogance servile d’un diable futile.

« Comme une chose », dit-elle à son voisin l’O.P., « qu’un chien aurait rapportée. »

L’O.P. exploita la situation, il enchérit.

« Comme une chose », dit-il, « que, réflexion faite, le chien n’aurait pas rapportée. »

Ce mot d’ivrogne le fit ricaner en nasillant comme s’il en avait été l’auteur.

Saisie d’un élan de miséricorde irrépressible, l’Alba quitta brusquement sa chaise.

« Niño », appela-t-elle sans honte et sans cérémonie.

L’appel lointain parvint à Belacqua comme une bouteille de Perrier à boire dans un cachot. Il s’en approcha en trébuchant.

« Poussez-vous, là-dedans », ordonna-t-elle à l’O.P., « et faites place. »

Chacun dans la rangée dut se pousser d’un cran. Comme la danse du totem dans Rose Marie, songea l’Alba contente d’elle. Belacqua s’abattit comme un sac de pommes de terre sur le dernier siège de la rangée ainsi libéré. Remarquez bien, voici qu’enfin ils sont l’un près de l’autre. Le problème qui se présenta alors à lui, puisqu’il ne pouvait à aucun prix supporter d’être placé à la droite d’une personne, fut de parvenir à ce qu’elle se trouvât de l’autre côté sans pour autant se retrouver lui-même coincé contre l’O.P. Bien qu’il ne fût pas nécessaire d’avoir recours à un statisticien expérimenté pour se rendre compte que la disposition voulue ne pourrait être établie que s’il changeait de place avec l’O.P. en laissant l’Alba où elle se trouvait, il perdit pourtant un temps précieux, ponctué d’exclamations fébriles, sans parvenir à comprendre que, des six façons possibles qu’ils avaient de se placer l’un par rapport à l’autre, une seule satisfaisait à ses exigences. Il resta assis le regard perdu, tête inclinée, épluchant distraitement son vieux pantalon crasseux. Lorsqu’elle posa la main sur sa manche, il sortit de son apathie et la regarda. Elle éprouva du dégoût en s’apercevant qu’il versait des larmes.

« Voilà que ça recommence », dit-elle.

La Parabimbi n’y tenait plus. Se démanchant le cou, agrippant toutes griffes dehors le paléographe asphyxié, elle demanda à la ronde :

« Qu’est-ce qu’il y a ? Qui est-ce ? Sont-ce des promessi ? »

« Ça m’a soufflé », dit une voix, « proprement soufflé de constater que Sheffield a davantage de collines que Rome. »

Belacqua fit un effort prodigieux pour répondre au salut chaleureux de l’O.P. mais n’y parvint pas. Il avait une furieuse envie de s’affaisser par terre et d’appuyer sa tête contre la cuisse tirant sur le garance de sa seule-et-unique.

« La fonction monothéiste bicuspide », c’était l’ovoidologue, « extorquée par les sophistes, Christ et Platon, à la matrice violée de la raison pure. »

Qui les fera enfin taire ? Qui circoncira enfin leurs lèvres de toute parole ?

La Frica voulut à toute force grimper sur l’estrade.

« Le maestro Gormely », dit-elle, « va nous jouer quelque chose. »

Le maestro Gormely exécuta le Cappricio de Scarlatti, sans le moindre secours ni accompagnement, à la viole d’amour. Cela ne remporta pas un succès notable.

« Platon », ricana l’O.P. « Ai-je entendu nommer Platon ? Cette sale petite crapule de Boehme ! » Fameuse beigne dans les mandales à qui de droit, ça on peut dire.

« Monsieur Larry O’Murcahaodha » – la Frica prononçait son nom comme s’il était un parent d’Hiawatha – « va maintenant chanter. »

Monsieur Larry O’Murcahaodha réduisit en charpie une part follement démesurée de son bagage linguistique indigène.

« Je ne supporte pas ça », dit Belacqua, « je ne supporte pas. »

La Frica lança le Poète dans la brèche. Elle informa l’assistance que c’était là un privilège.

« Je crois ne pas me tromper en annonçant », les dents en avant pour mieux mentir, « l’une de ses toutes récentes compositions. »

« Du vinaigre », gémit Belacqua, « sur du salpêtre. »

« N’essaye pas », dit l’Alba pleine d’une cordialité forcée, « de me faire avaler ton numéro de madame Gummidge avant qu’elle ne soit en puissance de mari. »

Il n’avait pas envie, oh pas la moindre, de lui faire avaler ni à qui que ce fût d’autre la madame Gummidge à quelque étape que ce fût de son existence ni quoi que ce fût d’autre. Sa détresse était profonde et sincère. Il avait abandonné tout espoir de l’amener où il eût voulu qu’elle se trouvât, il ne pouvait être ni à sa gauche ni à ses pieds. Tout ce qui lui importait encore, avant que son âme ne levât l’ancre, c’était qu’un ami secourable mît hors d’état de nuire un loup qu’il ne parviendrait pas à maintenir à distance par les oreilles longtemps encore. Il se pencha de côté vers l’O.P.

« Pourrais-tu », dit-il, « par hasard... »

« Motus », vociféra le bibliomane de la rangée du fond.

L’O.P. eut quelque peu la trouille, il y avait de quoi.

« Laisse donc ce type réciter son poème », siffla-t-il, « hein ? »

Belacqua prononça d’une voix forte et désespérée, en se redressant sur son siège, un mot étranger que l’autre comprendrait.

« Qu’est-ce qu’il y a ? », chuchota l’Alba.

Belacqua était verdâtre. D’une rapide mimique il évoqua le roi de Brobdingnag.

« Enfin merde », dit l’Alba, « qu’est-ce qu’il y a ? »

« Laisse donc ce type réciter son poème », grommela-t-il, « pourquoi ne le laisses-tu pas réciter son poème ? »

Une salve d’applaudissements sans précédent dans les annales du salon mauve permit de supposer que le type y était enfin parvenu.

« Bon, alors », dit l’Alba.

Belacqua s’offrit une profonde bouffée de l’air ambiant fétide puis, avec la précipitation de celui qui se vante de pouvoir se tirer d’une phrase impossible à prononcer, il débita ce syllogisme d’emprunt comme suit :

« Lorsqu’avec indifférence je me souviens de ma tristesse passée, mon entendement est tout indifférence, ma mémoire toute tristesse. L’entendement, de par l’indifférence qui l’habite, est indifférent ; cependant la mémoire, malgré la tristesse qui l’habite, n’est pas triste. »

« Répète », dit-elle, « plus lentement. »

Le bis se déroulait fort bien lorsque l’Alba eut soudain une idée et l’interrompit.

« Raccompagne-moi chez moi. »

« As-tu saisi », dit Belacqua, « parce que moi pas. »

Elle posa sa main sur celle de Belacqua.

« Ce que je veux savoir », dit l’Étudiant.

« Tu veux bien ? », dit-elle

« Je vois dans le journal », dit l’Homme de Loi aimablement à Chas, « que des marins sont en train de repeindre la tour Eiffel et qu’il ne leur faut pas moins de quarante tonnes de jaune. »

La Frica, qui venait de reconduire un renégat quelconque, lequel avait avancé le prétexte d’un train à prendre, fit mine de vouloir regagner l’estrade. Son visage était empourpré d’indignation.

« Vite », dit Belacqua, « avant que ça ne commence. »

La Frica fonça à leur poursuite, des torrents de fiel émanaient d’elle, Belacqua maintint la porte ouverte pour que l’Alba, qui semblait vaguement disposée à faire des politesses, le précédât.

« La dame d’abord », dit-il.

Il voulut à toute force prendre un taxi jusque chez elle. Il ne trouvèrent rien à dire en chemin. Je t’adore à l’égal...

« Peux-tu payer ce type », dit-il lorsqu’ils furent arrivés, « parce que j’ai dépensé mon dernier fifrelin pour une bouteille. »

Elle sortit de l’argent de son sac à main, le lui donna et il régla la course. Ils restèrent plantés sur l’asphalte devant la grille, face à face. La pluie avait presque cessé.

« Bon », dit-il, se demandant s’il se hasarderait à un rapide baisemain avant de s’en aller. Il s’acquitta du geste mais elle se déroba et leva le loquet de la grille.

Tire la chevillette, la bobinette cherra.

Veuillez excuser ces expressions françaises, mais cet individu rêve en français.

« Entre », dit-elle, « il y a un bon feu et une bouteille. »

Il entra. Elle s’installerait dans un fauteuil et il s’assiérait enfin par terre et la cuisse de l’Alba contre son furoncle naissant serait plus agréable qu’une bonne compresse. Pour le reste, la bouteille, quelques larmes spontanées et, dans ce qu’il lui restait de cheveux, le courant à haute fréquence des doigts de l’Alba.

Nisscht mööööööglich...

 

La pluie s’était maintenant remise à tomber ici-bas sur terre, ce qui, en cette période de Noël, devait gêner considérablement tous modes de locomotion puisqu’elle continuerait à tomber sans discontinuer pendant trente-six heures d’affilée. Une créature divine, native de Leipzig, à laquelle Belacqua, à peu près à l’époque de l’Épiphanie suivante, eut l’occasion de citer le relevé pluviométrique concocté dans les jardins des membres de l’université de Dublin, s’écria :

« himmisacrakrüzidirkenjesusmariaundjosefundblutigeskreuz ! »

Tel quel, tout en un seul mot. Incroyable ce que les gens peuvent laisser échapper parfois !

Mais le vent était tombé, comme si souvent à Dublin lorsque les hommes et les femmes respectables qu’il prend un malin plaisir à tracasser sont allés se coucher, et la pluie tombait uniformément, paisible. Elle tombait sur la baie, le littoral, les montagnes et les plaines, et sur la tourbière du Centre notamment elle tombait avec l’uniformité d’une certaine désolation.

En sorte que, lorsque Belacqua, cette créature tourmentée, sortit de la Casa Alba aux petites heures du matin, il s’agissait bien d’une obscurité visible, pas de doute possible. Les réverbères étaient tous éteints, la lune et les étoiles aussi. Planté au beau milieu des rails des lignes de tramways, il inspecta chaque centimètre carré du firmament disponible et s’assura que le noir absolu y régnait. Il frotta une allumette et consulta sa montre. Elle s’était arrêtée. Patience, une horloge publique lui rendrait ce service.

Il avait si mal aux pieds qu’il enleva ses chaussures, encore en parfait état, et les jeta, souhaitant à quelque promeneur matinal un joyeux Noël. Puis il entreprit de patauger tout le long du chemin jusque chez lui ; ses orteils rendus à la liberté jubilaient. Mais ce léger accroissement en matière de confort fut rapidement plus qu’annulé par des coliques comme il n’en avait encore jamais éprouvées. Cela le pliait en deux de plus belle, de telle sorte qu’il avançait finalement le tronc endolori parallèle à l’horizon. Quand il parvint au pont sur le canal, pas celui de Baggot Street ni celui de Leeson Street mais un autre plus proche de la mer, il mit les pouces et prit la position coudes aux genoux, sur le trottoir. Petit à petit la douleur s’estompa.

Qu’est-ce que c’était que ça ? Il se débarrassa de ses lunettes et pencha la tête pour voir. C’était ses mains. Eh bien, qui l’eût cru ! Il se mit en demeure de voir si elles fonctionnaient, les serrant et les desserrant, les faisant bouger à l’ébahissement de ses yeux très myopes. Enfin il les ouvrit toutes deux à l’unisson, un doigt après l’autre simultanément jusqu’à ce qu’elles fussent ainsi, largement ouvertes, paumes en l’air, rances, à deux centimètres de son strabisme dont cependant la convergence diminua lentement à mesure qu’il commençait à se désintéresser du spectacle qu’elles lui offraient. À peine eut-il entrepris de les utiliser pour en couvrir son visage qu’une voix, d’un ton un tantinet plus empreint de peine que de colère cette fois, lui intima l’ordre de circuler, à quoi, la douleur s’étant très nettement calmée, il fut fort aise d’obtempérer.