Le jaune de la foi bilieuse, annonciateur de la ribambelle, passait à la désespérance d’un vert vénéneux, se réduisait en pustules et disparaissait. Après quoi la lumière s’éteignait en hommage aux victimes des massacres. Le suintement sournois d’un rouge héraldique, le carmin du racolage soulevant les jupes vertes afin que la prophétie pût s’accomplir et choquant Gabriel jusqu’au rouge cerise, inondaient l’enseigne. Mais les longues jupes retombaient en cascades, l’obscurité voilait leur honte, le cycle était terminé. Da capo.
L’offrande d’un signe lui avait été faite, Bovril avait fait signe à Belacqua.
Où se rendre ensuite ? Vers quel débit de boissons ? Vers celui où, primo, la bière brune était de qualité ; où, deuzio, la présence d’une pauvresse solitaire était pareille au nuage chargé d’une pluie d’arrière-saison dans un désert de poètes et de politicailleurs ; où, tertio, il ne connaissait personne et n’était connu de quiconque. Un établissement humble apprécié des pauvresses, où la bière brune était de qualité et où il pourrait rester en tête à tête avec lui-même, juché sur un haut tabouret doté d’un repose-pieds élevé, et feindre de s’immerger dans les billets de Moscou du Twilight Herald. Lesquels avaient un piquant tout particulier.
Des deux établissements qui remplissaient tout naturellement ces conditions, l’un, sis Merrion Row, était un second chez-soi pour les cochers de fiacre. Tout comme certaines personnes à l’égard des gallinacés, Belacqua répugnait à fréquenter les cochers. Des hommes brutaux, revêches, pour ainsi dire grouillants de vermine. De Moore à Merrion Row, qui plus est, le trajet à cette heure-ci était périlleux, hérissé de poètes, de ploucs et de politicailleurs. L’autre était situé dans Lincoln Place, il pourrait s’y rendre tranquillement par Pearse Street, rien ne l’arrêterait. Pearse Street, longue et toute droite : elle favorisait en lui la simple cantilène de l’esprit, ses trottoirs peuplés de gens calmes isolés dans leur lassitude, sa chaussée déshumanisée par le tumulte des autobus. Les tramways étaient des monstres qui avançaient en gémissant sous les gesticulations impétueuses de leur poulie de contact. Mais les autobus étaient plaisants, pneus, verre et fracas, rien de plus. Et puis passer devant le Queens, demeure consacrée à la tragédie, était chose charmante à cette heure-ci, passer entre le vieux théâtre et la longue file des pauvres et des petites gens faisant la queue pour leurs cinq sous d’images. Car Florence alors ferait son entrée dans la cantilène, la Piazza della Signoria et le tramway de la ligne no 1 et la fête de la Saint-Jean lorsqu’on allumait les flambeaux de résine au sommet des tours et que les enfants – tout éblouis encore par le souvenir des fusées lancées à la tombée de la nuit au-dessus des Cascine – libéraient de leurs petites cages les cigales ivres de réclusion prolongée, et baguenaudaient avec leurs jeunes parents longtemps après l’heure habituelle d’aller se coucher. Puis, en longeant les sinistres Uffizi, imaginer descendre lentement jusqu’aux berges de l’Arno, et ainsi de suite encore. Ce plaisir était procuré par la caserne des pompiers, en face, qui semblait avoir été copiée ici et là sur le Palazzio Vecchio. Par respect envers Savonarole ? Ha, ha ! En tout cas c’était une façon aussi valable qu’une autre de savourer l’heure homérique, l’obscurité gagnant les rues, etc., et, en raison de sa soif dévorante, plus agréable que bien d’autres de se rendre à l’humble débit de boissons qui le happerait à la rue par la porte de son épicerie, si par chance c’était encore ouvert.
Péniblement donc, sous les remparts de l’université, passée l’élégante rangée de taxis, il se mit en route, faisant place nette dans son esprit afin que pût y surgir la cantilène. La caserne des pompiers fonctionna sans anicroche et tout se déroulait aussi parfaitement que l’on pouvait l’espérer compte tenu de ce que la soirée lui mijotait, lorsque le coup lui fut assené. Lui tomba pile dessus un certain Chas, intello casse-pieds de nationalité française à la mine diabolique (un composé de celles de Skeat et de Paganini), dont l’esprit ressemblait à un opuscule de concordance tout éculé. Chas en personne, qui ne savait ou ne voulait pas savoir que le mieux est l’ennemi du bien, alors que Belacqua était tout absorbé par ses pieds en feu et sa cantilène dont la ritournelle se déroulait dans sa tête.
« Halte-là », piaula le pirate, « où vas-tu si allégrement ? »
« Une balade », dit-il vaguement, « au crépuscule. »
« Une simple cantilène », dit Chas, « le crépuscule venu. Hein ? »
« Comment va le monde », dit-il néanmoins et malgré tout, « et quelles nouvelles du vaste monde ? »
« Potables », dit Chas prudemment, « à médiocres. Le poème tourne, eppure. »
S’il ose citer ars longa, Belacqua fit ce pacte avec lui-même, il aura l’occasion de le regretter.
« Limæ labor », dit Chas, « et mora. »
« Bon », dit Belacqua, levant l’ancre sans avoir failli à la bienséance, « à bientôt. »
« Trrrès bientôt même, ce me semble », cria Chas, « Casa Frica au plus noir de la nuit. Hein ? »
« Hélas », dit Belacqua, toutes amarres larguées.
« À boire », décréta le Poète d’une voix tonitruante.
« Excusez-moi », bredouilla Belacqua, « juste un petit instant, s’il vous plaît. » Il sortit du bar en se dandinant comme un canard, gagna la rue, la remonta à toute allure et s’engouffra dans l’humble débit de boisson par la porte de l’épicerie comme une petite saleté s’engouffre dans un aspirateur Hoover. C’était grossier d’agir de la sorte. Lorsqu’on le menaçait, il se faisait outre mesure grossier, non pas d’une insolence timide comme le comte de Thaler chez Stendhal, mais carrément d’une grossièreté sournoise. D’une insolence timide lorsqu’il était exaspéré comme par Chas ; carrément d’une grossièreté sournoise lorsqu’on le menaçait, outrageusement grossier derrière le dos de son oppresseur. C’était l’une de ses petites bizarreries.
« Une femme », lut-il avec un frisson d’excitation, « est soit : une courte en dessous de la taille, une large des hanches, une cambrée du dos, une avantagée de la poitrine, ou bien moyenne en tout cela. Que la poitrine soit trop fermement bridée, alors on verra la masse graisseuse osciller d’une omoplate à l’autre. Que le maintien soit modéré ou léger, alors on verra l’abdomen ballonner et ce sera peu seyant. Pourquoi donc ne pas investir, chez un corsetier réputé, dans l’achat d’un soutien-gorge-décolleté-à-corset-intégré coupé dans les brochés, coutils et élastiques de la plus belle qualité, surpiqué au centuple aux endroits soumis à l’usure, armé de baleines métalliques à ressort inamovibles ? Il confère un maintien prodigieux de l’abdomen et des hanches, il met en valeur la robe du soir sans manches, sans dos et sans encolure... »
Le visage du serveur s’évanouit et celui de Grock apparut à sa place.
« Répète ça », dit la balafre rouge dans la masse de pâte blanche.
Belacqua répéta tout cela et en ajouta bien davantage encore.
« Nisscht mööööööglich », gémit Grock, puis il disparut.
Or Belacqua commença à se mettre martel en tête, craignant que les choses n’en vinssent au pire et que la robe écarlate ne fût dépourvue de dos, tout compte fait. Non pas qu’il eût le moindre doute que le dos ainsi dénudé fût un baume pour des yeux malades. Le contour des omoplates serait nettement dessiné, elles auraient un beau mouvement bien dégagé des rotules dans leurs cotyles. Au repos elles seraient les palettes d’une ancre, le délicat sillon de la colonne vertébrale en serait la hampe. Son esprit ne pouvait se détacher de ce dos qui lui inspirait une terreur respectueuse. Il le voyait telle une fleur de lis, une feuille spatulée dont les lobes, de part et d’autre de leur charnière commune, se redressaient en oblique comme les ailes d’un papillon butinant une fleur. Puis, allant chercher plus loin, tel un obélisque, une potence, douleur et mort, mort immobile, un oiseau crucifié sur un mur. Cette chair et ces os revêtus d’écarlate, ce cœur d’une chair irriguée drapé d’écarlate...
« Une trouille bleue que j’ai », dit la voix, « de m’approcher d’elle. »
« Est-elle fermée dans le dos », s’enquit Belacqua, « ou bien est-elle ouverte ? »
« La robe », cria Belacqua, « quoi d’autre ? Est-elle fermée ? »
« Ce serait-y la rouge ? », dit-elle au bout d’un siècle sans fin.
« La foutue robe rouge, bien sûr », cria-t-il en proie à son tourment, « tu sais bien ? »
« Minute, attendez... Elle se boutonne... »
« Des boutons ? Quels boutons ? »
« Elle se boutonne par derrière, monsieur, avec l’aide de Dieu. »
« Redis-moi ça », implora Belacqua, « encore et encore. »
« Ch’suis-t-y pas à vous dire », gémit la Venerilla, « qu’elle s’boutonne tout du long sur elle. »
« Dieu soit loué », dit Belacqua, « et sa bienheureuse Mère. »
Calme à présent et renfrognée, l’Alba, insidieusement tirée à quatre épingles, attend son heure dans la cuisine en sous-sol sans prêter attention à son fantassin et repoussoir qui a osé lui révéler l’anxiété de Belacqua. Elle souffre, son cognac est à portée de la main, mis à réchauffer dans un grand verre sur le fourneau. Derrière sa façade livrée à l’élégance, ployant sous cette élégance et embrumée dans son chagrin inné, elle observe un rituel beaucoup plus délicat qu’une méditation fastueuse. Car son esprit se prosterne à des fins peut-être futiles, elle bande le ressort de son esprit pour une entreprise sans doute insignifiante. Laissant son apparence extérieure en faire pour l’instant à sa guise, elle rassemble ses forces encore et encore, elle remonte le mécanisme de son esprit afin d’être la belle du bal, banquet ou réception. Toute autre fille moins belle qu’elle eût méprisé pareille tactique et eût considéré que s’absorber de la sorte au nom d’un événement si simple était injustifié et, pis encore, que c’était une triste façon de se trahir. Me voici donc, eût raisonné une fille moins gâtée par la nature, moi, la belle, et voilà le bal ; il suffit que ces deux éléments soient réunis et l’affaire est dans le sac. Faut-il donc donner à entendre, avec pareille simpliste, que l’Alba mettait en doute le pouvoir de son apparence ? En vérité oui et assurément non. Il lui suffisait de lâcher la bride à son regard, il lui suffisait de déchaperonner ses yeux, elle le savait fort bien, et il ne lui restait plus qu’à faire implorer grâce à qui bon lui semblait. Aucune difficulté sur ce point. Mais ce qu’elle mettait lugubrement en doute, comme si elle savait d’avance quelle serait la réponse, c’était le bien-fondé d’un honneur qu’elle n’avait qu’à demander pour l’obtenir, d’une palme qu’il lui suffisait d’ouvrir les yeux pour la remporter. Que la simplicité du geste la poussât dès l’abord à le considérer avec hostilité, le reléguant parmi la multitude des choses qui n’étaient pas son genre, voilà qui est incontestable. Encore n’était-ce là qu’un détail infime de son problème. La voici qui se débat à présent avec le discrédit qui s’attache – dans l’esprit de Belacqua et, de plus en plus, dans le sien – à la validité de l’exploit. C’est l’aspect sans aucun doute méprisable de cet exploit qu’elle doit affronter. Renfrognée et immobile, consciente de la présence du cognac à portée de la main mais n’éprouvant pas le désir de le boire, elle se hisse péniblement à la hauteur d’une préférence réelle, lentement mais sûrement elle orne son option de fioritures, elle l’élève jusqu’au domaine du choix. Elle accomplira cela, oui, elle sera la belle du bal avec joie, gravité et application, humiliter, fideliter, simpliciter, et pas seulement parce qu’autant faire cela qu’autre chose. Va-t-elle, elle la femme du monde, elle qui sait, hésiter entre deux opinions, sombrer dans le détroit qui sépare deux volontés, rester en suspens et périr d’autant plus en victime ? Elle qui sait ? Fort loin d’une pareille absurdité, elle va bientôt ronger son frein sur la ligne de départ. Et maintenant elle ose, jusqu’à ce qu’il soit temps et que sonne l’heure, distraire une parcelle de son attention au profit des instructions que nécessite la réorganisation de ses traits, de ses mains, de son dos, en un mot de l’extérieur, l’intérieur, lui, ayant été bardé de piques et de pointes. Soudain elle désire boire son Hennessy. Tel Dan qui, le premier, roucoula sans partialité et sans crainte, elle chantonne pour son seul plaisir, accentuant tous les mots qui réclament qu’on les accentue :
Como si fuera una perra,
Que con esos cojonazos
Me echas en el cono tierra.
« Si vous saviez à quel point vous m’ennuyez avec vos deux fois deux font quatre. »
« Tout porte à croire », répliqua l’O.P., « que votre délicieux Mozart était un Hexenmeister en couches-culottes. »
Ça, c’était une rosserie, on allait voir comment il s’en dépatouillerait.
« Parlez pour vous-même », dit l’O.P., irrité au-delà du supportable.
« Notre Seigneur n’en était pas un. »
« Vous oubliez », dit l’O.P., « que tout était accompli pour lui dès la conception. »
L’enfant prodige se gaussa de cette variété douillette.
« Vous ne vous refusez aucun confort », se moqua-t-il, « je dois le reconnaître. »
« Le meilleur argument », dit le R.P., « que l’on puisse avancer en faveur de la foi c’est qu’elle est plus divertissante. L’incrédulité », dit le soldat du Christ en se préparant à se lever, « est ennuyeuse. Nous ne vérifions pas la monnaie que l’on nous rend. Nous ne pouvons tout simplement pas supporter de sombrer dans l’ennui. »
Sur quoi il disparut, et la charge de payer son billet incomba à l’O.P.
La petite amie de Chas était née native du Shetland. Il lui avait promis de passer la prendre en se rendant à la Casa Frica et à présent, d’une élégance irréprochable dans son smoking croisé, pressé de prendre le tramway, il maîtrisait son impatience afin d’expliquer l’univers à un groupe d’étudiants.
« La différence, si je puis dire... »
« Oh », s’écrièrent les étudiants, una voce, « oh, s’il vous plaît ! »
« Oh ! », s’écrièrent les étudiants.
« Du sens », répétèrent les étudiants en écho, « et de la raison ! »
Le problème était de savoir la signification exacte qu’il attribuait au mot : sens.
« Il doit vouloir dire les sens », dit un premier, « l’odorat, quoi, et ainsi de suite. »
« Pas du tout », dit un second, « il doit entendre par là le bon sens. »
« Il faudra le lui demander », s’écrièrent les étudiants, « nous verrons bien alors... »
Les cheveux du Poète aborigène étaient coupés si ras qu’ils ne se pliaient pas docilement à des apprêts efficaces. Là encore, tout entier en faveur d’une austérité proche de l’échine d’un rat, il proclamait sa réaction aux années quatre-vingt-dix. Pourtant, si peu que l’on pût faire il l’avait accompli, à l’aide d’une lotion qu’il possédait il avait donné de la vivacité au chaume. Il avait également changé de cravate et retourné son col. À présent, bien que seul et sans témoin, il arpentait la pièce à grands pas. Il composait son morceau d’occasion – sans doute dans les deux sens du terme –, dont il avait récemment établi les grandes lignes en revenant de Yellow House chez lui à bicyclette. Il le réciterait lorsque son hôtesse lui en ferait la requête, il n’allait pas lantiponner, ni même lui cracher à la figure comme le ferait, ou peu s’en faut, un pianiste professionnel. Non. Il se lèverait et dirait, ne déclamerait pas, déclarerait gravement, avec cette gravité pénétrante propre à nos provinces occidentales qui vaut un regard baigné de larmes :
fleur fusée fleur artifice de la nuit se fane pour moi
blottie sur les seins de l’eau elle s’est refermée ayant fait
acte de présence florale sur l’eau
sur l’étendue désolée de l’eau l’acte calme de son cycle
révérence tranquille du doux parfum des pétales
ô saint agneau de mon inconfort
jusqu’à ce que la clameur d’une fleur d’azur
vienne battre les murailles de la matrice de
Bien décidé à faire passer cette composition puissante et à provoquer un certain émoi, il désirait s’assurer qu’il n’y aurait pas de faille dans le mode de présentation qu’il avait choisi comme étant le plus digne de son style aquatique. De fait, il fallait qu’il sût le poème par cœur pour ne pas avoir à le réciter à la perfection, cela afin de donner l’impression que cette extériorisation était pour lui un accouchement qui le déchirait de part en part. Prenant exemple sur l’équilibriste qui nous fascine en échouant une fois, deux fois, trois fois, puis qui, dans une formidable effervescence de volonté, réussit son coup, il estimait que, pour que sa petite exhibition subjuguât le salon, il fallait mettre l’accent non pas tant sur le contenu de l’exécution mais sur l’éviscération spirituelle de l’exécutant. C’est pourquoi il faisait les cent pas, s’accoutumant aux mots et aux effets de Calvaire nocturne.
La Frica se peignait les cheveux, elle ratissait de plus en plus en arrière sa chevelure pourpre au point qu’il lui devenait de plus en plus difficile de fermer les paupières. L’effet obtenu, qui tenait de la gazelle étranglée, était plus approprié à une tenue de soirée qu’à sa tenue de tous les jours de style équestre. La Ruby de Belacqua, du temps où elle faisait ses premières armes, avait eu un penchant pour la même coiffure serrée de Sabine, jusqu’au jour où madame Tough, à force de protester que son petit minois d’oiseau en venait à ressembler à un bonbon sucé, l’avait persuadée de donner un peu de bouffant à la chose en les faisant crêper. Inutilement, hélas ! car, nimbée, elle était vraiment trop grande poupée qui ouvre et ferme les yeux. Et d’ailleurs, bonbon sucé ou astiqué, voilà qui n’était pas la fonction la plus ignoble que le visage d’une femme pût remplir. Or ici, sous la main, nous permettant d’économiser le prix du billet pour le Derbyshire, nous avons la Frica, spectacle proprement épouvantable.
Nonobstant, la comtesse de Parabimbi, qui se piquait d’avoir des goûts artistiques, se frayant à reculons un chemin à travers la foule, finirait par gagner le cercle autour de la présence mauve de madame mégère, l’être le plus sacré qui fût au monde pour Caleken Frica, et :
« Maaaacche ! », bêle la Parabimbi.
C’est peut-être prématuré. Nous avons consigné cela trop tôt. Mais foutre tant pis, ça restera là.
« Il a dit ça ? », s’exclama le botaniste.
« Chas », dit Caleken, comme si elle proclamait le nom d’un vainqueur.
Des mucosités pituitaires de choix furent expectorées dans le vestibule.
« En route ? », hasarda Caleken. Elle était quelque peu démontée dans toute cette agitation.
Le Gaël dit d’un ton offensé à l’O.P. :
« Il y a là un type qui veut savoir quel Owen. »
« Pas possible », dit l’O.P., « vous m’étonnez. »
« Est-ce celui à la bouche d’or ? », dit un fils de Cham aux cheveux blonds roux.
Or le jugement brillant de l’O.P. était doté d’une pointe acérée.
« Cet emmerdeur », se gaussa-t-il, « l’étrange Chrysostome ! »
« Vous avez dit ? », dit-elle.
Caleken émergea du peloton, elle fit sa trouée.
« Qu’est-ce qui peut bien retarder les filles », dit-elle. Ce n’était pas précisément une question.
La Harpie s’engouffra dans la brèche.
« Rien de grave, madame », dit l’Homme de Loi, « j’espère ? »
L’O.P. échangea un regard complice avec le Gaël.
« Alba ! », s’exclama l’O.P., « Alba ! Elle ! »
Un silence terrible s’abattit sur l’assemblée.
« Bêler si fort », dit Chas, « pour si peu de laine. »
Les fidèles les plus affamés prirent d’assaut la plateforme.
« Maaaacche ! », dit la comtesse de Parabimbi, « je ne fais que constater. »
« Excellent », dit-elle, « un thé colonial absolument excellent. »
La Harpie émit un sourire qui partait des dents.
« Enchantée », dit-elle, « enchantée. »
« Permettez-moi », dit la catin pleine d’avenir, « un sandwich : œuf dur, tomate, concombre. »
La voix de l’arithmomaniaque se fit entendre :
« Votre Honneur connaît-elle Ravenne ? », dit le paléographe.
« Vous n’ignorez pas, bien entendu », dit l’Homme de Loi, « que Dante y est mort. »
« Exact », dit la Parabimbi, « en effet. »
« Vous n’ignorez pas, bien entendu », dit le paléographe, « que sous le règne de Belisarius... »
« Et les vôtres », dit l’O.P. C’était une pomme d’or sur des ciselures d’argent, ça on peut dire.
La Parabimbi se figea sur place.
« Qu’est-ce que c’est ? », cria-t-elle, « qu’est-ce qu’il dit ? »
La Frica, soutenue par monsieur Higgins, fonça sur la perturbation.
« Dehors ! », dit-elle au saprophyte, « et qu’il n’y ait plus de scènes. »
« Je n’ai pas l’intention », dit-elle, « de tolérer la présence de voyous dans cette maison. »
« Vous avez entendu ce qu’elle a dit », dit le Gaël.
« Qu’il n’en soit plus question », dit l’orateur aborigène.
« Eh bien », engagea le pisse-copie.
« Pluuutôt pas mal », dit le Gaël.
« Ex-quise », dit le violiste d’amour.
L’orateur aborigène ne dit rien.
« Eh bien », insista le pisse-copie, « Larry ? »
« Mais encore ? », dit le pisse-copie.
Larry reporta son regard éperdu sur l’estrade.
« Vous ne sauriez pas, par hasard », dit-il finalement, « si elle le fait ? »
« Elles le font toutes », dit le violiste d’amour.
« Diantre oui, elles le font », gémit le Gaël, ricordansi del tempo felice.
« Ce que je veux savoir », dit l’Étudiant, « ce que nous sommes tous très désireux de savoir... »
« Tu as l’air pâlichonne », dit la Frica, « et mal en point, mon chou. »
L’Alba détourna du buffet son large visage, regarda longuement la Frica, ferma les yeux et entonna :
Malheur et douleur, douleur et malheur
Tel est mon sort, nuit et jour...
« Qu’on les éloigne », dit l’Alba.
« Qu’on les éloigne ! », répéta Caleken en écho, « qu’on les éloigne ? »
Caleken n’était plus si sûre qu’il ait été question des rayons du soleil.
« Prends un peu de sangria », exhorta-t-elle, « cela te fera du bien. Ou alors de l’Agar-Agar. »
« Qu’on les éloigne », dit l’Alba, « loin, loin, loin. »
Mais l’O.P. et Higgins étaient sur l’estrade, ils la cernaient.
« Ainsi soit-il », dit l’Alba, « que le destin suive son cours, mais comment donc ! »
Ouf ! La Frica éprouva un soulagement indicible.
Neuf heures et demie. Il tombait une pluie cinglante lorsque Belacqua, ayant enfin rassemblé assez de cœur au ventre pour se réorienter, sortit et gagna l’univers inintelligible de Lincoln Place. Mais il avait acheté une bouteille, elle faisait saillie comme un sein dans la poche de sa vareuse. Il se mit en route d’un pas chancelant près de l’hôpital de chirurgie dentaire. Enfant, il avait redouté sa façade, ses panneaux de verre rouge sang. Aujourd’hui ils étaient noirs, ce qui était bien pire étant donné qu’il s’était défait de quelques puérilités. Se sentant soudain blêmir et saisi d’une sueur moite, il prit appui contre le portillon métallique pratiqué dans le mur de l’université et consulta les horloges de chez Johnston, Mooney et O’Brien. Dix heures moins quelque chose à la vieille girandole et lui si peu enclin à se tenir debout, encore moins à marcher. Et la pluie en hallebardes. Il leva les mains et les tint devant son visage si près que même dans l’obscurité il pouvait en distinguer les lignes. Elles sentaient mauvais. Il les leva à hauteur de son front, les doigts se nichèrent dans ses cheveux mouillés, les talons des paumes, en écrasant ses globes oculaires, firent jaillir des torrents d’indigo, le creux de sa nuque percuta de plein fouet la corniche, celle-ci comprima le furoncle naissant qu’il arborait en permanence juste au-dessus de son col, il accrut la pression et les élancements : ils lui garantissaient une identité.
Il advint ensuite que ses mains furent brutalement détachées de ses yeux qu’il ouvrit sur l’énorme visage cramoisi d’un ogre. Pendant un moment celui-ci demeura immobile, gargouille en peluche, puis il bougea, pris de convulsions. Ce doit être, songea-t-il, le visage d’une personne qui parle. De fait. C’était bien cette portion d’un agent de police qui déversait des insultes sur lui. Belacqua ferma les yeux, il n’y avait pas d’autre moyen de cesser de le voir. Réprimant une pressante envie de pisser sur le trottoir, il dégueula de façon abondante mais peu démonstrative en plein sur les brodequins et le bas du pantalon de l’agent, incontinence en échange de laquelle il reçut un tel coup de coude dans les côtes que, anéanti, il s’écroula à la lisière du débordement de ses propres immondices. Il ne ressentit aucune blessure ni à sa personne ni à son amour-propre, rien qu’un état de faiblesse assez plaisant et l’impatience de se mettre en route. Il devait être dix heures passées. Il ne gardait pas rancune à l’agent, bien qu’il commençât à entendre maintenant ce que celui-ci lui disait. Il s’agenouilla devant lui dans la saleté, il entendait les mots odieux qu’il prononçait dans l’exercice de ses fonctions et il ne lui en voulait pas le moins du monde. Il leva les mains pour prendre appui sur la pèlerine luisante et, se hissant, parvint à se remettre debout. Lorsqu’il fut en équilibre vertical, les excuses qu’il présenta pour ce qui s’était passé furent énergiquement rejetées. Il déclina son nom et son adresse, d’où il venait où il se rendait et pourquoi, sa profession et l’objet de sa présence dans ces parages et pourquoi. Il fut navré d’apprendre qu’il ne tenait qu’à un cheveu que l’agent ne le fît traîner par le collet manu militari jusqu’au commissariat mais il comprenait à quel dilemme celui-ci était en proie.
« Essuyez-moi ces groles », dit l’agent.
« J’espère, monsieur l’agent », dit Belacqua dans un murmure au diapason voulu pour faire fondre le cœur le plus endurci, « que vous trouverez le moyen de fermer les yeux sur mon inconduite. »
Belacqua s’éloigna sans lâcher les torchons de papier, conscient, à juste titre, qu’il s’agissait là d’ordures. Lorsqu’il eut tourné le coin de Kildare Street sans encombre, il les laissa tomber. Puis, après avoir fait quelques pas, il s’arrêta net, fit demi-tour, revint précipitamment à l’endroit où ils frémissaient sur le trottoir et les jeta dans une courette en contrebas. Il se sentit alors extraordinairement délié, libre et hæres cœli. Il suivit d’un pas alerte sous le crachin le trajet qu’il avait choisi, exalté, façonnant des guirlandes de mots tarabiscotées. Il s’avisa – et ce fut avec un grand plaisir qu’il élabora cette petite image – que la trajectoire de sa chute du vague paradis que procure la boisson avait croisé, au point le plus agréable de celle-ci, la trajectoire de l’ascension qui l’y avait conduit. Pas de doute possible, c’était bien là ce qui était advenu. Parfois la trajectoire de la beuverie bouclait la boucle en forme de huit et, si l’on avait obtenu ce que l’on recherchait au cours de l’ascension, on retrouvait exactement la même chose au cours de la chute. Huit sans cul ni tête de l’image bachique. On n’aboutissait pas au point de départ, mais en redescendant c’était soi-même que l’on croisait en pleine ascension. Parfois, comme à présent, c’était réjouissant ; plus fréquemment c’était attristant et l’on se hâtait vers sa nouvelle demeure.
Soudain marcher sous la pluie ne lui parut pas suffisant, aller avec entrain, boutonné jusqu’au menton, dans le froid et l’humidité, ce n’était pas adéquat. Il s’arrêta au heurt du pont de Baggot Street, retira sa vareuse, la posa sur le rebord du parapet et s’assit à côté. L’agent était oublié. Ainsi juché, il se courba et, ayant fléchi la jambe jusqu’à ce que le genou fût venu toucher son oreille et que le talon eût pris appui sur le parapet (posture admirable), il retira sa chaussure et la posa près de sa vareuse. Puis il laissa retomber cette jambe et fit de même avec l’autre. Ensuite, décidé à jouir au maximum du suroît qui soufflait en rafales, il pivota sur lui-même d’un tour complet. Les pieds ballants au-dessus du canal, il vit les tramways qui, tels des feux follets saisis de hoquets, franchissaient en cahotant la bosse lointaine du pont de Leeson Street. Des lumières lointaines par une nuit de chien, comme il les aimait, le sale petit protestant de l’Église anglicane non conformiste ! Le froid le fit frissonner. Il retira son veston et sa ceinture et les posa avec les autres vêtements sur le rebord du parapet. Il déboutonna les premiers boutons de son vieux pantalon crasseux et parvint à extraire les pans de sa chemise de flanelle. Il tassa les pans de la chemise sous le bord de son chandail et retroussa le tout dextrorsum jusqu’à former un bourrelet encerclant son thorax. La pluie cinglait sa poitrine et son ventre, puis elle dégoulinait. C’était encore plus agréable qu’il ne l’avait imaginé mais extrêmement froid. C’est alors, tandis que de ses paumes de marbre il se frappait distraitement la poitrine ainsi exposée à la médiocre tempête, qu’il se livra à un examen de conscience ; il eut le sentiment d’être pitoyable et regretta ce qu’il avait fait. Il avait mal agi, il en était conscient et il le regrettait de tout cœur. Toujours assis, ses talons en chaussettes tambourinant tristement la pierre, il se demandait d’où pourrait bien surgir le réconfort quand soudain l’idée de la bouteille qu’il avait achetée vint illuminer comme un phare sa morosité ténébreuse. Elle était là à portée de main dans sa poche, mamelle de Bisquit dans la poche de sa vareuse. Il se sécha du mieux qu’il put à l’aide de sa pochette en batiste et ajusta ses vêtements. Lorsque tout eut été remis en place, la vareuse boutonnée comme ci-devant, les chaussures lacées sans omettre un seul œillet, alors, mais alors seulement, il se permit de siffler la bouteille d’un seul coup. Cela eut pour effet de faire courir dans ses veines comme on dit une coulée de feu comme on dit. Il dévala la rue d’un trot vif, faisant gicler l’eau à chaque enjambée, bien décidé, pour autant que ce fût en son pouvoir, à accomplir une course sans escale jusqu’à la Casa Frica. Allant bon train, les coudes bien levés, il souhaitait ardemment que son apparence ne provoquât point trop de commentaires.
« Te voilà », hennit-elle, « enfin. »
« Et vogue », dit-il grossièrement, « la galère. »
Les yeux exorbités, elle recula horrifiée et se plaqua la main sur les dents. Se pouvait-il qu’il eût nargué la mort et la damnation en voulant se noyer ou quelque chose de ce genre ? L’eau dégoulinait tandis qu’il restait figé sur place, bouche bée devant elle, et formait une petite mare à ses pieds. Comme elle avait les narines dilatées !
« Non », dit-il avec calme, « si je pouvais avoir une serviette... »
« Ça enlèverait le plus gros de l’humidité », dit-il.
Le plus gros de l’humidité ! Mais c’était parfaitement ridicule de parler du plus gros de l’humidité quand il n’y avait qu’à le regarder pour voir qu’il était trempé de part en part.
« Jusqu’à l’os ! », s’écria-t-elle.
« Non », dit-il, « si je pouvais juste avoir une serviette... »
De fait ou de volonté, putes,
Et qui bien vous chercheroit
Toutes putes vous trouveroit.
Si éprise qu’elle fût, à sa façon plutôt furtive et tortueuse, de son héros minable, elle n’avait pas songé à regretter son absence et n’avait pas pensé à lui sinon, peut-être, comme à un spectateur assez perspicace dont le regard posé sur elle derrière ses lunettes et la jauge d’une appréciation démesurée eussent sans doute pu épicer un peu son divertissement. Parmi ceux, fort nombreux, que l’implacable Frica avaient débusqués et arrachés aux plaisirs des sens, l’Alba avait, pour les siens, jeté son dévolu sur l’un des Juifs solennels, celui aux conjonctives bilieuses, et sur le nabab du négoce. Elle s’adressa au Juif mais avec trop de désinvolture, comme on s’attaque à un plat sans saveur, et fut repoussée. À peine eut-elle refourbi ses charmes et les eut-elle pointés avec plus de délicatesse sur cet intéressant mécréant – auquel, en s’en frottant les mains à l’avance, elle se proposait d’infliger un châtiment des plus salutaires – que la Frica, l’âme encore tout endolorie de frustration, annonça d’un ton venimeux que monsieur Jean du Chas, être incomparable et des plus talentueux trop bien connu de l’élite de Dublin pour qu’il fût besoin de le présenter, avait aimablement accepté d’ouvrir le feu. Nonobstant la vive satisfaction que l’Alba eût éprouvée si Chas était tombé raide mort sur-le-champ, elle n’essaya pas de réprimer son hilarité (à laquelle, bien entendu, l’O.P. se joignit de façon tonitruante) lorsqu’il lâcha l’apophtegme inique cité ci-dessus, et cela d’autant moins qu’elle remarquait avec quelle aigre-douceur le paléographe et la Parabimbi, que la Frica avait surpris ensemble dans une posture quelque peu polissonne, se dissociaient des applaudissements qui accueillirent Chas à sa descente de l’estrade.
Telle était, en gros, la situation lorsque Belacqua se présenta dans l’encadrement de la porte.
En l’examinant tandis qu’il se tenait ainsi tout dépenaillé debout sous le linteau, ses lunettes aux verres épais bien serrées dans sa main (mesure de précaution qu’il ne négligeait jamais lorsqu’il y avait le moindre risque qu’il SEMBLÂT embarrassé, semblât en capitales parce qu’il se sentait toujours embarrassé), la cervelle toute tracassée par une petite subtilité de raisonnement qui lui était subitement apparue dans le vestibule, attendant sans doute qu’un ami secourable le conduisît à un siège, – l’Alba songea qu’elle n’avait jamais vu personne, homme ou femme, qui eût l’air aussi souverainement ridicule. Cherchant à être Dieu, pensa-t-elle, avec l’arrogance servile d’un diable futile.
« Comme une chose », dit-elle à son voisin l’O.P., « qu’un chien aurait rapportée. »
L’O.P. exploita la situation, il enchérit.
« Comme une chose », dit-il, « que, réflexion faite, le chien n’aurait pas rapportée. »
Ce mot d’ivrogne le fit ricaner en nasillant comme s’il en avait été l’auteur.
Saisie d’un élan de miséricorde irrépressible, l’Alba quitta brusquement sa chaise.
« Niño », appela-t-elle sans honte et sans cérémonie.
« Poussez-vous, là-dedans », ordonna-t-elle à l’O.P., « et faites place. »
Chacun dans la rangée dut se pousser d’un cran. Comme la danse du totem dans Rose Marie, songea l’Alba contente d’elle. Belacqua s’abattit comme un sac de pommes de terre sur le dernier siège de la rangée ainsi libéré. Remarquez bien, voici qu’enfin ils sont l’un près de l’autre. Le problème qui se présenta alors à lui, puisqu’il ne pouvait à aucun prix supporter d’être placé à la droite d’une personne, fut de parvenir à ce qu’elle se trouvât de l’autre côté sans pour autant se retrouver lui-même coincé contre l’O.P. Bien qu’il ne fût pas nécessaire d’avoir recours à un statisticien expérimenté pour se rendre compte que la disposition voulue ne pourrait être établie que s’il changeait de place avec l’O.P. en laissant l’Alba où elle se trouvait, il perdit pourtant un temps précieux, ponctué d’exclamations fébriles, sans parvenir à comprendre que, des six façons possibles qu’ils avaient de se placer l’un par rapport à l’autre, une seule satisfaisait à ses exigences. Il resta assis le regard perdu, tête inclinée, épluchant distraitement son vieux pantalon crasseux. Lorsqu’elle posa la main sur sa manche, il sortit de son apathie et la regarda. Elle éprouva du dégoût en s’apercevant qu’il versait des larmes.
« Voilà que ça recommence », dit-elle.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Qui est-ce ? Sont-ce des promessi ? »
Qui les fera enfin taire ? Qui circoncira enfin leurs lèvres de toute parole ?
La Frica voulut à toute force grimper sur l’estrade.
« Le maestro Gormely », dit-elle, « va nous jouer quelque chose. »
« Je ne supporte pas ça », dit Belacqua, « je ne supporte pas. »
La Frica lança le Poète dans la brèche. Elle informa l’assistance que c’était là un privilège.
« Du vinaigre », gémit Belacqua, « sur du salpêtre. »
« Pourrais-tu », dit-il, « par hasard... »
« Motus », vociféra le bibliomane de la rangée du fond.
L’O.P. eut quelque peu la trouille, il y avait de quoi.
« Laisse donc ce type réciter son poème », siffla-t-il, « hein ? »
« Qu’est-ce qu’il y a ? », chuchota l’Alba.
Belacqua était verdâtre. D’une rapide mimique il évoqua le roi de Brobdingnag.
« Enfin merde », dit l’Alba, « qu’est-ce qu’il y a ? »
« Répète », dit-elle, « plus lentement. »
Le bis se déroulait fort bien lorsque l’Alba eut soudain une idée et l’interrompit.
« As-tu saisi », dit Belacqua, « parce que moi pas. »
Elle posa sa main sur celle de Belacqua.
« Ce que je veux savoir », dit l’Étudiant.
La Frica, qui venait de reconduire un renégat quelconque, lequel avait avancé le prétexte d’un train à prendre, fit mine de vouloir regagner l’estrade. Son visage était empourpré d’indignation.
« Vite », dit Belacqua, « avant que ça ne commence. »
Tire la chevillette, la bobinette cherra.
Veuillez excuser ces expressions françaises, mais cet individu rêve en français.
« Entre », dit-elle, « il y a un bon feu et une bouteille. »
Il entra. Elle s’installerait dans un fauteuil et il s’assiérait enfin par terre et la cuisse de l’Alba contre son furoncle naissant serait plus agréable qu’une bonne compresse. Pour le reste, la bouteille, quelques larmes spontanées et, dans ce qu’il lui restait de cheveux, le courant à haute fréquence des doigts de l’Alba.
« himmisacrakrüzidirkenjesusmariaundjosefundblutigeskreuz ! »
Tel quel, tout en un seul mot. Incroyable ce que les gens peuvent laisser échapper parfois !
En sorte que, lorsque Belacqua, cette créature tourmentée, sortit de la Casa Alba aux petites heures du matin, il s’agissait bien d’une obscurité visible, pas de doute possible. Les réverbères étaient tous éteints, la lune et les étoiles aussi. Planté au beau milieu des rails des lignes de tramways, il inspecta chaque centimètre carré du firmament disponible et s’assura que le noir absolu y régnait. Il frotta une allumette et consulta sa montre. Elle s’était arrêtée. Patience, une horloge publique lui rendrait ce service.
Qu’est-ce que c’était que ça ? Il se débarrassa de ses lunettes et pencha la tête pour voir. C’était ses mains. Eh bien, qui l’eût cru ! Il se mit en demeure de voir si elles fonctionnaient, les serrant et les desserrant, les faisant bouger à l’ébahissement de ses yeux très myopes. Enfin il les ouvrit toutes deux à l’unisson, un doigt après l’autre simultanément jusqu’à ce qu’elles fussent ainsi, largement ouvertes, paumes en l’air, rances, à deux centimètres de son strabisme dont cependant la convergence diminua lentement à mesure qu’il commençait à se désintéresser du spectacle qu’elles lui offraient. À peine eut-il entrepris de les utiliser pour en couvrir son visage qu’une voix, d’un ton un tantinet plus empreint de peine que de colère cette fois, lui intima l’ordre de circuler, à quoi, la douleur s’étant très nettement calmée, il fut fort aise d’obtempérer.