Les Tough, comprenant Monsieur, Madame et Ruby, l’unique prunelle de leurs yeux, vivaient dans une petite maison d’Irishtown. Lorsque le dîner, qu’ils prenaient au milieu de la journée, fut terminé, monsieur Tough se retira dans sa chambre afin de s’y reposer et madame Tough gagna la cuisine avec Ruby pour une tasse de café et un brin de causette. La mère était de petite taille, pâle et potelée, admirablement conservée bien qu’elle eût depuis fort longtemps dépassé le retour d’âge. Elle versa la quantité voulue d’eau dans une casserole et la mit à bouillir.

« À quelle heure vient-il ? », dit-elle.

« Il a dit vers trois heures », dit Ruby.

« Il aura une auto ? », dit madame Tough.

« Il l’espérait bien », répondit Ruby.

Madame Tough l’espérait ardemment car elle avait dans l’idée qu’on l’inviterait peut-être à se joindre à la fête. Bien qu’elle eût préféré mourir plutôt que de constituer un obstacle pour sa fille, elle ne voyait cependant pas pourquoi, si elle se contentait de rester dans le spider, il pourrait y avoir la moindre objection à ce qu’elle participât aux réjouissances. Elle versa les grains dans le petit moulin et les moulut énergiquement en poudre fine. Ruby, qui était neurasthénique en plus de tout le reste, se boucha les oreilles. Madame Tough, s’asseyant à la table de bois blanc en attendant que l’eau bouillît, contempla par la fenêtre le ciel au beau fixe.

« Où irez-vous ? », dit-elle. Elle éprouvait la curiosité bien naturelle d’une mère pour ce qui concerne sa fille.

« Je n’en sais rien », répondit Ruby qui avait tendance à s’irriter de ces questions.

Celui auquel elles faisaient allusion, qui nourrissait quelque espoir de passer à trois heures muni d’une auto, n’était autre que Belacqua soi-même, cet être au destin funeste.

L’eau s’étant mise à bouillir, madame Tough se leva et y ajouta le café, baissa la flamme, touilla vigoureusement puis laissa mijoter. Bien que cela semble une étrange façon de préparer le café, le résultat justifiait le procédé.

« Laisse-moi te préparer un en-cas pour le goûter », implora madame Tough. Elle ne supportait pas de rester les bras croisés.

« Ah non », dit Ruby, « non merci, vraiment pas. »

La demie sonna dans le vestibule. Il était deux heures et demie, l’heure H à Irishtown.

« Deux heures et demie ! » s’écria madame Tough, qui n’aurait pas cru qu’il fût si tard.

Ruby était contente que l’heure eût tourné. L’arôme du café se répandit dans la cuisine. Elle aurait juste un petit moment tranquille pour rêvasser en sirotant son café. Mais elle savait que c’était hors de question avec sa mère qui tenait tant à papoter, qui mourait d’envie de poser des questions et de prodiguer des conseils. Aussi, lorsque le café eut été servi et que sa mère se fut bien installée pour la bonne petite causette qui devait aller avec, dit-elle intempestivement :

« Maman, je crois que si ça ne te fais rien je vais boire le mien aux vécés, je ne me sens pas très bien. »

Madame Tough était accoutumée aux lubies de sa fille et les supportait d’habitude avec philosophie. Mais cette dernière fantaisie, c’était vraiment un peu trop extravagant. Le café aux vécés ! Que dirait papa en entendant cela ? Enfin, bon.

« Et le cric », dit madame Tough, « ça aussi tu vas le boire aux vécés ? »

Lecteur, un cric c’est un petit coup de gnôle.

Ruby se leva et avala une gorgée de café pour faire de la place.

« Je vais prendre un champoreau », dit-elle.

Lecteur, un champoreau c’est un café arrosé de cognac.

Madame Tough versa dans la tasse qui lui était tendue une plus petite ration de cognac qu’elle n’en eût concédé en temps normal, et Ruby quitta la pièce.

Nous connaissons un peu Belacqua, mais Ruby Tough est une étrangère à ces pages. Désireux que ceux qui lisent cette aventure incroyable ne la dénigrent pas en la déclarant inintelligible, nous profitons de la présente accalmie – durant laquelle Belacqua est en chemin, madame Tough broie du noir dans la cuisine et Ruby rêvasse en sirotant son champoreau – pour nous étendre un peu sur cette donzelle.

Durant une longue période, en raison de la beauté de sa personne et peut-être aussi, quoique dans une moindre mesure, à cause de la finesse de son esprit, Ruby avait été l’objet de maintes rasades bues à son éloge ; mais à présent, dans sa trente-troisième ou trente-quatrième année, ce n’était plus le cas. Ceux que piquerait un tant soi peu la curiosité de savoir à quoi elle ressemblait à l’époque où nous avons choisi de la cueillir, nous nous permettons de les inviter à se reporter à la Marie Madeleine1 de la Pietà de Perugino exposée à la National Gallery de Dublin, tout en gardant à l’esprit que les cheveux de notre héroïne sont noirs et non pas roux. Cette suggestion mise à part, inutile de laisser son apparence extérieure nous retenir davantage étant donné que Belacqua n’y prêtait pour ainsi dire jamais attention.

Les événements de l’existence avaient broyé son tempérament, par nature romantique et idéaliste à l’extrême, en particules éparses de désespoir. Son expérience sentimentale avait été assurément malheureuse. Exigeant de l’amour, du temps où elle était une femme plus jeune et plus appétissante, qu’il créât une union ou un ancrage aussi fermes et définitifs que ceux qui existent entre le soleil et son partenaire dans une étoile binaire, elle en était venue à l’éviter de plus en plus au fur et à mesure qu’elle découvrait, avec une déception et un dégoût croissants, qu’à chacune de ses manifestations successives – car on l’avait beaucoup courtisée – il produisait des effets d’un tout autre ordre. Cette frustration érotique eut en premier lieu pour résultat de l’inciter à s’abstenir radicalement de toute aventure ; en second lieu, de lui faire reporter son désir dévorant d’une syzygie sur des objets plus sublimes, parmi lesquels elle s’aperçut que la musique et le pur malt étaient les plus efficaces ; et finalement, de l’envoyer mener le sabbat dans l’alcôve pour les piètres plaisirs que cela pouvait lui procurer. Ces plaisirs, embarras de richesse tant qu’elle demeurait la jeune fille dédaigneuse, sollicitaient d’autant moins difficilement celle dont le sens des proportions avait été acquis au grand détriment de ses attraits. Les raisins de l’amour, rejetés comme étant abjects au temps où son sang était encore chaud, devinrent trop verts dès qu’elle se fut découvert un vif appétit pour eux. Tout comme elle s’était jadis repliée sur elle-même parce qu’elle ne voulait pas, ainsi le faisait-elle aujourd’hui parce qu’elle ne pouvait pas, la seule différence étant que, dans sa retraite, l’espoir qui la réconfortait naguère était à présent mort. Elle considérait que sa vie n’était qu’une succession de blagues de mauvais goût.

Belacqua, dont la cour assidue déposait à ses pieds un hommage respectueux et qui, tout à son autosatisfaction, ne laissait déborder son extase qu’à une distance fort prudente, représentait exactement l’amoureux au long cours auquel, météorite nostalgique ayant le feu QUELQUE PART, elle avait sacrifié ses innombrables galants. À présent, la substance des étoiles enfouie dans la terre, le feu QUELQUE PART éteint et les galants enfuis, il était apparu, tel l’envoyé d’un Destin ironique, pour lui rappeler ce qu’elle avait laissé échapper et lui remuer le fer dans la plaie pour tout ce qui lui échappait encore. Cependant elle tolérait sa présence, espérant que tôt ou tard, dans un accès d’ébriété ou d’incontinence spontanée, il s’oublierait au point de la prendre dans ses bras.

Ajoutez à tout cela le fait qu’elle souffrait depuis longtemps d’un mal incurable et que, indépendamment les uns des autres, pas moins de quinze médecins, dont dix athées, lui avaient assuré qu’elle ne pouvait s’attendre à ce que sa vie se prolongeât de beaucoup, et nous sommes convaincus que même le lecteur le plus chicaneur devra reconnaître non seulement l’extrême infortune de la situation de Ruby mais aussi la vraisemblance des faits que nous espérons relater sans trop tarder. Car nous supposons que le caractère irresponsable de Belacqua, la faculté qu’il a d’agir sans motivation suffisante, ont été assez largement démontrés au cours des mésaventures précédentes pour ne plus être un sujet d’étonnement. En ce qui concerne cette gratuité apparente de son comportement, on peut sans doute, à la lumière d’une certaine équité, le comparer à un phénomène régi par les lois de la nature. Un asile d’aliénés, voilà l’endroit qui lui eût convenu.

Il cultivait sa relation avec Ruby, pour laquelle il n’éprouva jamais un fort penchant, et lui témoignait un amour prudent, selon les modalités qui lui paraissaient le mieux calculées pour la préparer à la tâche dont elle devrait s’acquitter en son nom et dont l’essentiel, comme il le lui révéla lorsqu’il estima qu’elle était à point, consistait en ce qu’elle devrait se faire la complice de son suicide qu’il regrettait infiniment ne pouvoir commettre en solitaire. Comment avait-il pris la décision de mettre fin à ses propres jours, nous sommes parfaitement incapables de le révéler. Ce qu’il y a de mieux à faire lorsqu’on s’aperçoit que les motivations d’un acte quelconque sont tellement subliminales qu’elles défient toute expression, c’est d’évoquer cet acte ex nihilo, un point c’est tout. C’est ce que nous prenons la liberté de faire dans le cas présent.

Une femme dotée d’une intelligence normale préfère demander « quoi ? » plutôt que « pourquoi ? » (remarque très profonde), mais la pauvre Ruby avait toujours fait preuve d’une carence en cette qualité exquise, aussi, à peine Belacqua eut-il dévoilé son projet, qu’elle lui en demanda les raisons. Or, comme nous l’avons vu, bien qu’il n’en eût aucune qu’il eût été en mesure d’avancer, il s’était si bien armé à ce sujet – alerté par son étude approfondie des capacités intellectuelles de sa dupe et complice – qu’il put la bombarder séance tenante avec ce qu’une investigation diligente peut fournir de meilleur : des raisons grecques et romaines, des raisons Sturm und Drang, des raisons métaphysiques, esthétiques, érotiques, anti-érotiques et chimiques, des raisons d’Empédocle d’Agrigente et de saint Jean de la Croix, bref, toutes sauf les raisons véritables, lesquelles n’existaient pas, du moins pas comme sujets possibles d’un conciliabule. Ruby, vaincue par ce torrent de motivations, fut obligée d’admettre qu’il ne s’agissait pas là, comme elle avait eu tendance à l’imaginer, d’un freluquet cédant à l’impulsion d’un dépit passager mais d’un desperado adulte dont le dessein était bien arrêté et même noble. Ayant admis cela, elle en vint à éprouver quasiment de la joie. Elle était foutue de toute façon et voici que se présentait une occasion de finir relativement en beauté. L’affaire fut donc conclue, les dispositions nécessaires furent prises, la date fixée au printemps de cette année et un site proche fut choisi, Venise en octobre ayant été disqualifiée comme étant, hélas, impraticable. Le jour fatidique était maintenant arrivé et Ruby, assise dans l’attitude du philosophe Square à l’affût derrière les tentures de Molly Seagrim, rassemblait ses forces tandis que Belacqua, au volant d’un cabriolet sport ultra-chic loué à l’heure pour une somme fabuleuse, écrasait le champignon en direction d’Irishtown.

Il s’y adonnait avec une telle impétuosité – bien que loin, tant s’en faut, d’être assuré au tiers, il ne détenait même pas un permis de conduire – qu’il provoqua un sillage de protestations en se frayant à vive allure un passage dans les rues encombrées. Les piétons et les cyclistes de la bonne bourgeoisie se retournaient et le suivaient du regard. « Ces monstres aérodynamiques », disaient-ils en hochant la tête, « sont une vraie plaie. » Des agents de police, à divers endroits de la ville et des faubourgs, relevèrent son numéro. Dans Pearse Street, il emporta la roue d’un fiacre d’un coup aussi sec que Pierre tranchant l’oreille de Malchus d’après l’histoire de la Passion, mais il ne s’arrêta pas. Plus loin, dans telle ou telle autre rue d’un quartier plus humble, des petits enfants qui jouaient aux diverses marelles et à d’autres jeux furent éparpillés comme fétus de paille. Mais à l’abord de la bosse redoutable du pont Victoria, bissection implacable, soudain atterré par sa propre témérité, il arrêta la voiture, en sortit et lui fit franchir le pont en la poussant avec l’aide d’un passant. Puis, poursuivant sa route, il conduisit tranquillement en ce début d’après-midi et, en temps voulu, parvint sans autre avatar à la demeure de sa complice.

Madame Tough ouvrit la porte d’un geste large. Elle dévora des yeux Belacqua, lui et sa grande gueule blafarde qu’elle imaginait marquée par d’effroyables débauches.

« Ruby », chantonna-t-elle en tierce mineure comme un coucou, « Ru-biii ! Ru-biii ! »

Changerait-elle jamais de chanson, là était la question.

Ruby descendit l’escalier d’un pas dégingandé, les marques de ses dents visibles sur sa lèvre inférieure que, quoi qu’elle fît, aucune abeille ne serait plus tentée de piquer.

« Enfile ton bonnet et ton châle », dit Belacqua brutalement, « et on s’en va. »

Madame Tough recula médusée. Jamais elle n’avait entendu quiconque s’adresser à sa Ruby sur un ton pareil. Mais Ruby enfila son manteau, douce comme un agneau, et ne parut pas offusquée. Madame Tough comprit on ne peut plus clairement qu’on n’allait pas la convier.

« Puis-je vous offrir un petit rafraîchissement », dit-elle d’une voix glaciale à Belacqua, « avant que vous ne partiez ? » Elle ne supportait pas de rester les bras croisés.

Ruby songea qu’elle n’avait jamais rien entendu d’aussi absurde. Un rafraîchissement avant leur départ ! S’ils avaient besoin d’un rafraîchissement, ce serait quand ils reviendraient, s’ils revenaient.

« Enfin, maman », dit-elle, « tu vois bien qu’il faut qu’on file. »

Belacqua opina en évoquant un déjeuner copieux au Bailey. La vérité ne l’habitait pas.

« Filer où ? », dit madame Tough.

« Filer », cria Ruby, « filer, voilà tout. »

Comme elle était d’une humeur bizarre, vrai, songea madame Tough. Enfin, bon. Du moins ils ne pourraient pas l’empêcher de les accompagner jusqu’à la grille.

« Où avez-vous dégoté l’auto ? », dit-elle.

Si vous aviez vu l’auto, vous reconnaîtriez que la question s’imposait.

Belacqua cita le nom d’une société de mécanique automobile.

« Mazette », dit madame Tough.

Monsieur Tough s’approcha furtivement de la fenêtre et jeta un œil à la dérobée, derrière le rideau. Il s’était littéralement crevé à la tâche pour sa famille et il ne pouvait se payer qu’une bicyclette brevetée. Une expression amère gagna sa cyanose.

Belacqua parvint enfin à passer une vitesse, il ne savait vraiment pas trop laquelle, après force grincements d’embrayage, et ils démarrèrent en trombe dans le style d’Hollywood. Madame Tough eût tout aussi bien pu faire des signes d’adieu à Loth pour le peu de réponse qu’elle reçut en retour. Le pot d’échappement agissait-il pour eux à titre de porte-parole ? La raillerie d’adieu que Ruby lui avait lancée, « Ne nous attends pas avant qu’on soit revenus », lui résonna aux oreilles. Dans l’escalier elle rencontra monsieur Tough qui descendait. Ils se croisèrent.

« Il y a quelque chose chez ce jeune homme », cria-t-elle vers l’aval, « qui ne me dit rien qui vaille. »

« Dadais », cria monsieur Tough vers l’amont.

La distance s’accrut entre eux.

« Ruby est très bizarre », hurla madame Tough vers l’aval.

« Greluche », hurla monsieur Tough vers l’amont.

Il ne pouvait peut-être se payer qu’une bicyclette brevetée mais il n’en était pas moins homme de peu de paroles. Il y a des choses plus valables, songea-t-il en se dirigeant vers la bouteille, il y a des choses plus valables dans ce monde puant que les Oiseaux Bleus.

Le dadais et la greluche poursuivaient leur route interminable et un silence de mort régnait entre eux. Ils n’échangèrent pas une seule syllabe avant que l’auto fût soigneusement garée au pied d’une montagne. Mais lorsque Ruby vit Belacqua ouvrir le spider et en extirper un sac, elle crut bon de rompre un silence qui devenait quelque peu embarrassant.

« Qu’est-ce qu’il y a », dit-elle, « dans ton baluchon de sage-femme ? »

« Socrate », répondit Belacqua, « fils de sa mère, et les ciguës. »

« Non », dit-elle, « blague à part, quoi ? »

Belacqua ponctua d’un doigt levé chaque article.

« Le revolver et les balles, le véronal, la bouteille et les verres, et le message. »

Ruby ne put réprimer un frisson.

« Au nom du ciel », dit-elle, « quel message ? »

« Celui qui annonce notre fuite », répondit Belacqua, et il refusa d’en dire davantage bien qu’elle le suppliât de lui expliquer. Le message, c’était son idée à lui et il en était fier. Le moment venu, il faudrait qu’elle y apposât sa signature, ne lui en déplût. Il entendait lui réserver cette petite surprise.

Ils gravirent la montagne en silence. Des passées de bécasses et des qui sait quoi de grianneaux jaillissaient de toutes parts hors de la bruyère ; quant aux innombrables lièvres, tapis dans leurs gîtes, qu’ils levèrent et firent détaler, ils faisaient honneur au garde-chasse. Ils continuèrent à gravir la pente, plongeant à chaque pas dans la callune profonde et les airelles. Ruby était tout en sueur. Une haute clôture en treillage métallique, jetée tout autour de la montagne comme pour la ceindre d’une écharpe, leur barra le passage.

« À quoi servent toutes ces bottes ? », demanda Ruby hors d’haleine.

Tout du long, de chaque côté, aussi loin que portait leur regard, des faisceaux de fougères arborescentes étaient attachés au treillage. Belacqua se creusa la cervelle pour trouver une explication. Finalement il dut y renoncer.

« Seigneur, je n’en ai pas la moindre idée », s’exclama-t-il.

C’était en vérité tout à fait surprenant.

Les dames d’abord. Ruby escalada la clôture. Belacqua, resté galamment à l’écart le sac à bout de bras, prit plaisir à entrevoir l’intimité de ses jambes. C’était la première fois qu’il avait l’occasion de juger de ces parties de sa personne et, certes, il avait vu pire. Ils poursuivirent leur chemin et bientôt le sommet au complet, cairn en forme de cercle de fées y compris, apparut, encore à une distance considérable néanmoins.

Ruby trébucha et tomba mais face contre terre. Les bras vigoureux de Belacqua se trouvèrent là pour la relever.

« Pas de mal », s’inquiéta-t-il gentiment.

« Cette fichue vieille jupe se met dans mes pattes », dit-elle en colère.

« Elle te gêne », convint Belacqua, « allez, enlève-la. »

Ce conseil lui sembla soudain si lumineux que Ruby s’y conforma sans autre forme de procès et elle se révéla être une de ces dames qui n’ont que faire d’un jupon. Belacqua plia la jupe sur son bras car il n’y avait pas de place pour la mettre dans le sac et Ruby, grandement soulagée, prit d’assaut le sommet en petite culotte.

Belacqua, qui marchait en tête, s’arrêta brusquement, frappa de sa paume la paume de son autre main, pivota sur lui-même et informa Ruby qu’il avait trouvé. Il avait une conscience aiguë de sa présence, là, debout devant lui, enfoncée jusqu’aux genoux dans la callune, contente de pouvoir souffler et ne se souciant même pas de savoir quoi.

« On attache ces bottes au treillage », dit-il, « pour que les grianneaux les voient. »

Elle ne comprenait toujours pas.

« Et qu’ils ne se blessent pas contre la clôture en plein vol. »

Elle avait saisi. Le calme avec lequel elle prit la chose chagrina Belacqua. Il fallait espérer que le message aurait plus de succès que cette brillante révélation. La callune lui montait à présent jusqu’aux jarretelles, elle semblait sombrer dans la brande comme dans des sables mouvants. Ou bien se pouvait-il que ses genoux fussent en train de fléchir ?

« Esprits de cette montagne », murmura le cœur de Belacqua, « faites que je demeure inébranlable. »

Et, depuis qu’ils avaient garé la voiture, ils n’avaient pas vu âme qui vive.

La première chose qu’ils se mirent en demeure de faire lorsqu’ils eurent atteint le sommet, ce fut, bien entendu, d’admirer la vue en prenant tout spécialement repère sur Dun Laoghaire qui s’encadrait à la perfection entre les épaulements de Three Rock et de Kilmashogue, les longs bras des jetées du port comme une supplique dans la mer bleue. De jeunes prêtres chantaient dans un bosquet à flanc de coteau. Ils les entendirent et virent la fumée de leur feu de camp. À l’ouest, dans la vallée, une plantation de mélèzes faillit faire jaillir les larmes aux yeux de Belacqua mais, levant ces organes indisciplinés bien au-delà vers les pentes de Glendoo tachetées comme un léopard, il pensa à Synge et reprit courage. De Wicklow qui n’était qu’amas de seins et de pustules, il n’avait que faire. Ruby était d’accord. La ville et les plaines au nord ne signifiaient rien ni pour l’un ni pour l’autre dans l’état d’esprit qui était le leur. Un étron humain gisait au milieu du cairn.

Tels des fantocini manipulés par une seule et même ficelle, ils s’affalèrent sur le versant ouest de la brande. Dorénavant et jusqu’à la fin, leurs faits et gestes ont quelque chose de très secco qui tient du théâtre de Guignol, Ruby ayant l’air plus Marie Madeleine de lupanar que jamais, Belacqua tel un figurant dans Le Pèlerinage de la Fille de Joie. Il ne cessait de remettre à plus tard l’ouverture du sac.

« J’avais pensé apporter le gramophone », dit-il, « et la Pavane de Ravel. Et puis... »

« Et puis tu t’es ravisé », dit Ruby. Elle avait la manie horripilante de couper la parole.

« Mais oui », dit Belacqua, « comme toujours, l’ombre pâle. »

Remarquez l’homme lettré.

« Dommage », dit Ruby, « cela aurait pu faciliter les choses. »

Heureuse Infante ! Peinte par Velasquez et adieu les pensums !

« Si tu voulais bien remettre ta jupe », dit Belacqua avec brusquerie, « maintenant que tu n’as plus à marcher, tu me faciliterais les choses. »

Comme cela devenait de plus en plus difficile, assurément. La moindre chose risquait de tout faire capoter à cet instant critique.

Ruby dressa l’oreille. Était-ce une déclaration, enfin ? Au cas où c’en serait une, elle n’allait pas lui obéir.

« Je suis mieux sans », dit-elle.

Belacqua, le regard rageusement fixé sur les mélèzes, bouda un petit moment.

« Bon », grommela-t-il finalement, « est-ce qu’on boit un petit verre pour commencer ? »

Ruby voulait bien. Il entrouvrit le sac aussi peu que possible, y glissa la main, en sortit vivement la bouteille puis les verres, et le referma à toute vitesse.

« Quinze ans d’âge », dit-il, content de lui, « à crédit. »

Tout cet argent qu’il devait pour une chose ou l’autre. S’il ne réussissait pas son coup une bonne fois pour toutes, il serait complètement ratissé.

« Bon Dieu », s’exclama-t-il, exécutant fébrilement d’une poche à l’autre une série de signaux sémaphoriques comme en font les bookmakers, « j’ai oublié le tire-bouchon. »

« Bah », dit Ruby. « Qu’est-ce que ça fait. Bousille-lui le ciboulot, fusille-lui le goulot. »

Mais le tire-bouchon fit son apparition comme il le fait toujours et ils burent un bon coup.

« Tenir sans reprendre souffle », pantela Belacqua, « c’est ça le truc. Hiawatha au port même de Dublin. »

Ils s’en versèrent un autre.

« Ça en fait quatre doubles », dit Ruby, « et on dit qu’une bouteille en contient huit. »

Belacqua leva la bouteille à la lumière. Dans ce cas elle se trompait un peu dans ses calculs.

« Jamais deux sans trois », dit-il.

Ils s’en versèrent un autre.

« Ô Mort au sein même de la Vie », vociféra Belacqua, « que sont les jours enfuis. »

Il se jeta sur le sac et en sortit sauvagement le message afin qu’elle l’inspectât. Grossièrement peint en blanc sur une vieille plaque minéralogique elle put contempler :

 

TEMPORAIREMENT SAINS DESPRIT

 

IK-6996 avait été raturé pour faire place à l’inscription. C’était un palimpseste.

Ruby, courageuse après boire, se moqua bruyamment.

« Ça ne colle pas », dit-elle, « mais alors pas du tout. »

Quelle déception de l’entendre dire cela. Pauvre Belacqua. Il contempla tristement la plaque tenue à bout de bras.

« Ça ne te plaît pas », dit-il.

« Moche », dit Ruby, « carrément moche. »

« Je ne veux pas dire la façon dont c’est présenté », dit Belacqua, « je veux dire l’idée. »

Du pareil au même, ce qu’il voulait dire.

« Si j’avais une petite pelle », dit-elle, « je l’enterrerais et l’idée avec. »

Belacqua posa l’objet délétère face contre terre sur la bruyère. Il ne restait plus maintenant dans le sac que l’arme à feu, les munitions et le véronal.

La lumière commençait à baisser, il n’y avait pas de temps à perdre.

« Préfères-tu mourir par balle ou empoisonnée ? Dans le premier cas, as-tu une préférence quelconque ? Le cœur ? La tempe ? Dans le second cas », lui faisant passer le sac, « sers-toi. »

Ruby le lui refit passer.

« Charge », ordonna-t-elle.

« Les chevaliers d’industrie », dit Belacqua en introduisant une balle, « se brûlent presque tous la cervelle. Kreuger confirme la règle. »

« Nous ne mourons pas précisément ensemble, mon chéri », dit Ruby d’une voix languissante, « ou bien si ? »

« Hélas », soupira Belacqua, « qu’est-ce qu’on y peut ? Mais deux minutes à peine », en brandissant le revolver d’un geste grandiose, « le temps qu’il faut pour faire cuire un œuf à la coque, qu’est-ce au regard de l’éternité ? »

« Tout de même », dit Ruby, « ç’aurait été plutôt gentil de partir ensemble. »

« Le problème de la préséance », dit Belacqua comme s’il parlait du haut d’une tribune, « se pose toujours, tout comme entre le pape et Napoléon. »

« “Pauvre podagre le pape” », cita Ruby, « “lui purifia l’âme...” »

« Mais tu ne connais peut-être pas cette histoire », dit Belacqua, sans prêter attention au manque d’à-propos.

« Non », dit Ruby, « et je n’en ai pas la moindre envie. »

« Eh bien », dit Belacqua, « dans ce cas je dirai simplement qu’ils l’ont résolu grâce à un critère purement spatial. »

« Alors pourquoi pas nous ? », dit Ruby.

Apparemment on commence à se dégonfler.

« Nous », dit Belacqua, « tels des jumeaux... »

« Avons fait fausse route », ricana Ruby.

« ... sommes les esclaves du sablier. Trop étroit pour que nous nous en échappions bras dessus, bras dessous. »

« Comme s’il n’y en avait qu’un dans le vaste monde », dit Ruby. « Pfft ! »

« Il se trouve que nous végétons dans le même », dit Belacqua, « c’est bien là le problème. »

« Enfin, c’est un point de détail », dit Ruby, « et de toute façon les dames d’abord. »

« Comme tu veux », dit Belacqua, « c’est moi qui suis le meilleur tireur. »

Mais Ruby, au lieu de présenter sa poitrine ou de lever la tête afin qu’on la lui fît exploser, se servit un autre verre. Belacqua piqua une colère.

« Merde, enfin », s’écria-t-il, « n’avons-nous pas tranché toutes ces questions il y a des semaines de cela ? Oui ou non ? »

« Nous étions parvenus à un accord », dit Ruby, « c’est certain. »

« Alors pourquoi ces foutues parlotes ? »

Ruby but son verre.

« Et puis, laisse-moi une goutte dans la bouteille », grogna-t-il, « j’en aurai besoin quand tu ne seras plus là. »

Cette sensation indéfinissable, mélange d’exaspération et de soulagement, de détente pour mieux s’affliger, la cénesthésie du patient qui vient consulter lorsqu’il découvre que le chirurgien est absent, envahit brusquement Belacqua. Il sentit la chaleur gagner tout son corps. La salope se débinait.

Bien que d’habitude le whisky aidât Ruby à planer dans les étoiles, cette fois pourtant il n’eut pas cet effet sur elle, ce qui n’est guère surprenant si nous considérons à quel point les circonstances étaient très particulières. Or, à sa stupeur, le coup de revolver partit, sans causer de dommage heureusement, et la balle tomba in terram on ne sait où. Mais pendant une bonne minute elle crut qu’elle avait été touchée. Un silence effroyable, au plus profond duquel leurs regards se croisèrent, suivit la détonation.

« Le doigt de Dieu », murmura Belacqua.

Qui pourra juger de sa conduite à ce moment crucial ? Faut-il le condamner comme un être foncièrement méprisable ? N’est-il pas concevable qu’en galant homme il ait tenté d’épargner à la jeune femme un moment d’extrême confusion ? Fut-ce du tact ou de la concupiscence ou de la trouille ou un accident ou quoi d’autre ? Nous exposons les faits. Nous ne prétendons pas décider de leur signification.

« Digitus Dei », dit-il, « pour une fois. »

Cette remarque le trahit en quelque sorte, n’est-ce pas ?

Lorsque le premier choc de la surprise fut atténué et que la violence du silence se fut calmée, un puissant bouillonnement d’énergie vitale se fit dans la poitrine de nos deux félons en sorte qu’ils s’accouplèrent en d’inévitables épousailles. Avec le respect le plus profond dont nous puissions faire preuve, nous éloignant sur la pointe des pieds de l’endroit où ils sont couchés sur la callune, nous mentionnons ce fait à voix basse.

Il se peut fort bien qu’il se vante dans les années à venir, lorsque Ruby sera morte et qu’il sera un vieil optimiste, qu’au moins cette fois, si jamais auparavant ni depuis lors, il mena à bien ce qu’il avait entrepris ; car, selon l’expression de celui dont le chant est compétent en la matière, l’Amour et la Mort – césure – n’est qu’une mesme chose.

Que leur nuit soit pleine de musique, quoi qu’il en soit.


1. Note de l’Auteur : Ce personnage, à cause des reflets de la vitrine dernière laquelle le tableau se tapit, ne peut être perçu que par segments. On connaît cependant des cas où de la patience et une mémoire fidèle sont parvenues à reconstituer approximativement une idée globale des intentions du peintre.