Belacqua menait avec Lucy, complètement infirme, une vie conjugale si heureuse qu’il eut tendance à s’apitoyer sur lui-même lorsqu’elle mourut, ce qu’elle fit la veille du deuxième anniversaire de son horrible accident après deux années de grandes souffrances physiques endurées avec cette force d’âme dont il semble que seules les femmes soient capables de faire preuve, étant passée des limites les plus cruelles de l’espoir et du désespoir qui aient jamais lacéré cœur humain, à leur résorption, quelques mois avant son décès, en une acceptation sereine qui suscita l’admiration de ses amis et apporta un réconfort non négligeable à Belacqua lui-même.

Sa mort advint donc comme une délivrance opportune et le veuf, au dégoût indicible des amis et connaissances de la défunte, n’exhiba aucun des signes décents propres à l’affliction. Incapable de produire des larmes pour son propre compte puisqu’il avait, jeune homme, épuisé cette sorte de réconfort en s’y adonnant à l’excès, il n’avait pas non plus conscience de la moindre nécessité ou de la moindre envie d’en verser pour elle, sa modeste provision de compassion étant exclusivement consacrée aux vivants, ce qui ne signifie pas tel individu infortuné ou tel autre mais la multitude anonyme des êtres en vie actuellement, la vie, osons-nous presque dire, dans l’abstrait pur. Cette compassion impersonnelle était condamnée dans bien des milieux comme une surérogation intolérable et dans certains autres comme un péché majeur contre Dieu et la société. Mais Belacqua n’y pouvait rien car il n’était capable d’aucune autre forme que celle-là : absolue, indéterminée et ininterrompue, inaltérée par les circonstances, destinée sans discrimination à tous les non-morts, sans calcul. L’entourage, qui n’en prenait acte que comme d’un manque de cœur à l’égard de tel ou tel malheureux individu, n’en avait que faire, mais ses avantages personnels étaient de toute évidence considérables.

Tous les vieux débris et les vieux croûtons, mâles et femelles, qu’il ait jamais rencontrés ou dont il ait entendu parler, ceux que les mucosités suaves de la sympathie rendaient muets, se débarrassèrent en temps utile de cette sécrétion – lorsqu’ils en eurent épuisé toute la saveur – viva sputa et par courrier grâce à l’émonctoire de son deuil. Il eut le sentiment d’avoir été aspergé, de la tête aux pieds, de civette humaine et que plus jamais il ne serait propre ni ne sentirait bon, à savoir sa propre odeur dont il avait coutume de humer les relents à tout instant avec une béatitude toute particulière. Cependant ces derniers commencèrent à se réaffirmer à mesure que le temps passait et que les postillons des vieux croûtons – tandis que la tombe de Lucy se tassait, verdoyait et commençait même à promettre des pâquerettes – se reportaient sur leurs propres plaies et celles, plus récentes, de leurs très proches bien-aimés. Rendu à ces chères exhalaisons, enveloppé dans ce cocon fortement odorant comme le cercope dans sa propre bave, Belacqua se promenait souvent dans son jardin et jouait avec les mufliers. S’agenouiller devant eux dans la poussière et la glaise du terrain, puis les étrangler doucement jusqu’à ce que leur langue saillît à cette heure indigo où le seul aboiement (pour ne considérer que cet unique thème pastoral) que l’on pouvait entendre était celui à peine audible, émis si loin au pied des montagnes qu’il parvenait comme une blessure sonore dotée très précisément de l’intensité douloureuse voulue, voilà la distraction qu’il estimait la mieux adaptée à sa mélancolie en cette saison et qui satisfaisait le mieux à ce besoin de contes de fées propre à son tempérament, dont les accès semblaient correspondre aux crises de sa précieuse ipsissimosité, si l’on peut dire qu’un mot aussi merveilleux existe. Il aimait à s’imaginer comme une sorte de saint Georges indolent à la cour de Milendo.

Les mufliers commençaient à mourir de leur propre gré et Belacqua à ressentir de plus en plus l’absence de ces fenêtres ouvertes sur des mondes meilleurs qu’avaient été les grands yeux noirs de Lucy, lorsqu’il se réveilla un bel après-midi pour se retrouver éperdument amoureux d’une fille nantie – une frénésie divine, comprenez bien, rien à voir avec l’une de vos passions lascives. À cette dame, au premier moment qui lui parut favorable, il signifia l’offre de sa main et de sa fortune, laquelle, si peu considérable qu’elle fût, avait un certain air de distinction, n’étant pas gagnée à la sueur de son front. D’abord elle dit non, puis oh non, puis oh vraiment, puis mais vraiment, puis, d’une voix vibrante, oui mon trésor.

Si nous parlons d’une fille nantie, c’est que l’espérance d’un magot – à en juger d’après l’allure de son père d’une manière générale et en particulier d’après la façon qu’il avait de respirer après avoir chanté – était à brève échéance. Nier que Belacqua fût pleinement conscient de ces circonstances serait le peindre sous les traits d’un imbécile encore plus fieffé qu’il ne l’était en réalité lorsqu’il s’agissait de voir l’évidence ; cependant, suggérer que cela entrait si peu que ce fût dans la soudaine obsession que lui inspirait la future bénéficiaire, voilà qui serait tomber dans le genre de calomnie dont nous ne tenons guère à nous mêler. Exerçons donc un minimum de charité et remarquons d’un air détaché, les yeux pudiquement baissés et en détournant la tête jusqu’à ce que la phrase ait cessé de vibrer à nos oreilles, qu’il conçut par hasard l’une de ses passions olympiennes pour une relativement jeune personne en espérance d’héritage. Nous ne pouvons franchir l’obstacle plus délicatement que cela.

Elle avait pour nom Thelma bboggs, fille cadette de monsieur et madame Otto Olaf bboggs. Elle n’était pas belle au sens où Lucy l’était ; on ne pouvait pas dire non plus qu’elle transcendait la beauté comme l’Alba paraissait le faire ni qu’elle eût claqué la porte de sa vie et de sa personne au nez de la beauté comme Ruby, sans doute, l’avait fait. À sa vue, les vieux messieurs ne se mettaient pas à courir et les jeunes hommes ne s’arrêtaient pas tout net. Pour parler sans détours, elle était et avait toujours été si positivement dépourvue de beauté qu’une fois qu’on l’avait vue on l’oubliait difficilement, ce qui est plus qu’on ne saurait dire en faveur, par exemple, de la Vénus callipyge. Son problème c’était d’abord et avant tout de parvenir à être vue. Mais ce qu’elle avait par contre, et Belacqua ne se lassait jamais de s’en persuader, c’était une personnalité absolument cha-armante et le pouvoir d’exercer une attirance intense, qu’il repoussait avec non moins d’insistance, d’un point de vue strictement sexuel.

Otto Olaf avait fait sa pelote dans les appareils sanitaires et les accessoires de toilette. Sa marotte, depuis qu’il avait cessé de participer activement aux affaires de la société florissante qui était l’œuvre de sa vie, le fruit de son esprit, son labeur accompli avec amour et ainsi de suite, c’était les meubles de valeur. On prétendait qu’il possédait la plus belle et la plus complète collection de meubles de valeur de toute la North Great George’s Street, localité pouilleuse d’où – malgré les suppliques de son épouse et de l’aînée de ses filles en faveur d’un vrai chez-soi à Foxrock – il refusait grossièrement de déménager. Les souvenirs les plus charmeurs de son adolescence passée en qualité d’apprenti plombier, les corvées les plus pénibles et les triomphes les plus éclatants de son bel âge aussi bien dans son commerce que (regard mauvais en direction de madame bboggs) dans les fonctions et les affaires de l’amour, depuis l’équinoxe vernal – sa propre expression sanitaire – jusqu’au solstice d’été de sa vie ; toutes les vicissitudes d’une vie d’effort débutée dans un cadre domestique des plus humbles et s’achevant à présent dans les splendeurs de fauteuils Hepplewhite et de commodes bombées, étaient liés à la bonne vieille, noble vieille North Great George’s Street, en foi de quoi il s’empressait de prier son épouse et son aînée de se référer à cette portion de sa personne qu’il n’avait cure que l’on bottât et qu’il ne se proposait de lécher chez quiconque.

Le mépris qu’éprouvait monsieur bboggs à l’égard de Belacqua et du consentement de Thelma à l’épouser avait un motif majeur : c’était un poète. Un poète est en vérité un être extrêmement nubile, doté, le saviez-vous, de l’amour de l’amour comme la femme selon La Rochefoucauld dès qu’elle éprouve sa deuxième passion et par la suite. Ils sont si nubiles que les femmes, Dieu les bénisse, ne peuvent leur résister, Dieu leur vienne en aide. Sauf, bien entendu, celles qui ne sont destinées qu’à la reproduction, âmes innocentes qui préfèrent, comme moins susceptibles de les perturber, les extases plus équilibrées et plus ponctuelles d’un expert comptable ou d’un lecteur de manuscrits chez un éditeur. Or Thelma, bien qu’elle laissât tant à désirer, n’était pas de la race pondeuse. Elle avait au moins l’anagramme d’un visage présentable, quant à l’âme, pétillante ou plate à la demande, c’était sa spécialité. Ce qui explique pourquoi Belacqua n’eut qu’à résister à son refus et ses dérivés pour qu’elle finît, telle une hirondelle ralliant son avant-toit ou la bille de billard qui se perd dans le gouffre de la blouse, par se précipiter dans son étreinte algide.

Monsieur bboggs, par ailleurs, partageait l’opinion de Coleridge que tout homme de lettres devrait avoir une profession d’illettré. Il semblait en vérité aller même un peu plus loin que Coleridge lorsqu’il affirma – au grand embarras de madame bboggs et de Thelma, à la grande satisfaction de sa fille aînée Una, pour qui un babouin avait déjà été mis de côté en enfer, et à la grande inquiétude de Belacqua – que, lorsqu’il observait le monde autour de lui et qu’il lui arrivait de voir ce qu’on appelle un poète laisser ses conneries entraver la bonne marche de ses affaires, il lui venait un Beltschmerz d’une telle intensité qu’il était contraint de quitter la pièce. Le poète ici présent, remarquant que monsieur bboggs demeurait assis, s’arma de tout son courage pour s’exclamer :

« Beltschmerz, avec votre respect, monsieur bboggs, vous ai-je entendu dire ? »

Monsieur bboggs renversa la tête tellement en arrière qu’il sembla que son double menton allait éclater et chanta d’une voix légère et suave de ténor qui ne manquait jamais d’électriser quiconque l’entendait pour la première fois :

« Il porte une ceinture

Chaque fois qu’il endure

Des coliques dans son entresol,

Un gilet douillet

Lui protège le buffet

Lorsqu’il joue la bricole. »

Belacqua, se sachant d’autant plus pénétrant qu’il adoptait une trajectoire oblique, dit d’un ton affligé à madame bboggs :

« Je n’imaginais pas que monsieur bboggs eût une pareille voix. »

Talent que monsieur bboggs, lorsqu’après une brève convulsion le double menton tel un plein sac de furets se fut disposé de nouveau, entreprit d’avilir plus avant :

« Il prend d’la quinine... »

« Otto », s’écria madame bboggs, « assez. »

« Clair comme le son d’une cloche », dit Belacqua, « et on ne m’en avait rien dit. »

« Oui », dit monsieur bboggs, « une voix de première qualité. » Il ferma les yeux et se retrouva dans les salles de bains de ses débuts. « Un rien ténue », concéda-t-il.

« Ténue, sornettes ! », s’écria Belacqua. « Un véritable organe tridimensionnel, avec votre respect, monsieur bboggs, je vous en donne ma parole d’honneur. »

Madame bboggs avait un amant dans la Délégation à l’urbanisme, au point que, du reste, certaines dames malveillantes de sa connaissance ne perdaient pas une occasion de souligner la disparité frappante, tant en ce qui concerne le physique que le caractère, entre monsieur bboggs et Thelma : lui si sanguin, si blond et trapu à tous points de vue, attributs qui, remarquez bien, pouvaient servir non moins adéquatement de prédicats à sa fille Una ; et elle, une petite créature si frêle et noiraude. Anomalie des plus étranges, pour dire le moins, et qu’aucun ami de la famille ne pouvait vraisemblablement ignorer.

Le coucou présomptif, s’il n’était pas précisément l’un de ces petits bureaucrates sémillants dont on jurerait qu’ils sont venus au monde vêtus par Austin Reed, présentait cependant quelques-unes des particularités spécifiques les mieux connues : le menton à fossette, les yeux de toutou si attirants, bruns et brillants, la surface sans ride d’un vaste front pâle dont la superficie était au moins le double de celle du bas du visage et, ancrée là pour l’éternité, la mèche rebroussée et détrempée qui semblait sécréter du macassar pour le déverser dans l’œil. Muni de ses épaisses talonnettes, il atteignait un mètre soixante-cinq, son nez était long et rectiligne et ses chaussures d’une pointure et demie trop grandes pour le contrebalancer. Un tapon de moustache se blottissait près de ses narines comme un animal apeuré près de sa tanière, au moindre signe de danger elle détalerait pour grimper dans un sinus. Il expulsait ses paroles avec une douceur judicieuse comme un pâtissier fait gicler le glaçage sur un gâteau. Il avait l’esprit mal tourné, une grande assurance et beaucoup de savoir-faire avec les femmes, et une réplique prête pour toutes les plaisanteries, anciennes et modernes. Il buvait peu en public, juste ce qu’il fallait pour la convivialité, mais se rattrapait en privé. Il se nommait Walter Draffin.

Les cornes trônaient sans problème sur le front d’Otto Olaf. Il savait tout ce qu’il y avait à savoir au sujet de Walter Draffin et le traitait avec des égards particuliers. Quiconque lui épargnait du tracas, comme Walter l’avait fait durant tant d’années, pouvait compter sur son estime. Ainsi le perfide bureaucrate avait-il ses entrées libres dans la demeure de North Great George’s Street, où de même que jadis il avait abusé de ce privilège dans le lit de son hôte, de même le faisait-il aujourd’hui en épuisant sa carafe à liqueur. En vérité il était sujet à de tels vertiges de plaisir dans la position élevée qu’il occupait sur l’échelle de saint Augustin – le souvenir des forfaits infâmes commis avec madame bboggs irréparablement disparu dans les abîmes – qu’il perdait parfois toute capacité de se dire : ça suffit.

Bridie bboggs n’était rien du tout, ni en tant qu’épouse, comme Otto Olaf avait eu soin de s’en assurer avant qu’elle le devînt grâce à lui, ni en tant que maîtresse, ce qui convenait au goût qu’avait Walter pour la modération en toutes choses. À moins qu’on ne puisse lui concéder un semblant de valeur positive en vertu de la fascination qu’elle semblait exercer sur son personnel domestique, dont l’obstination à rester les employés d’une maîtresse de maison si neutre qu’elle atteignait au plus haut degré de l’idiotie forçait telles qui étaient mieux dotées et plus mal servies à des expressions d’admiration, non dénuées de malveillance sans doute.

La fille aînée manquait totalement d’éclat. Évoquez sainte Juliana de Norwich, à son apparence ajoutez un soupçon d’aigrissement, à son tissu musculaire un demi-quintal d’adiposité, soustrayez la charité et les prières, aspergez d’opopanax en vain et d’assa-fœtida et contemplez alors une radieuse Una sortant d’un hammam et d’un massage facial. Nonobstant, elle jouissait d’un talent qui laissait Belacqua muet de respect : si on lui en donnait la première mesure, elle savait jouer par cœur absolument n’importe quelle sonate de Mozart avec une précision xylophonique et un mezzo forte impartialement distribué qui ne s’attardait pas à respecter la moindre distinction entre les notes expressives et celles qui ne l’étaient pas. Belacqua, désireux d’améliorer sa relation avec Una qui nourrissait pour lui et pour tout ce qui le concernait une extrême aversion, avait coutume de suivre ces exploits sur la partition d’Augener en suffoquant d’admiration, corvée dont il apprit cependant très vite à se dispenser.

 

Un petit oiseau chuchota ça suffit à l’oreille de Walter Draffin, qui, de sa main droite ainsi libérée, tira de sa poche un bristol et lut en lettres argentées imprimées sur fond d’azur :

 

Monsieur et Madame Otto Olaf bboggs

prient

Monsieur Walter Draffin

de les honorer de sa présence

au mariage de leur fille

THELMA

avec

Monsieur BELACQUA SHUAH

en l’église de Saint-Tamar

Glasnevin

le samedi 1er août,

à 14 heures 30

et ensuite

au 55, North Great George’s Street

55, North Great George’s Street

R.S.V.P.

 

Comme on eût dit une épitaphe avec la pause d’un affreux soupir à la fin de chaque ligne. Et pourtant, songea Walter, étouffant le bon mot dans l’œuf, on eût pu espérer un petit enjambement dans une invitation à pareille fête. Ah ! Il éloigna son visage du bristol afin de voir celui-ci dans son ensemble. Une production Bridie bboggs typique. Qu’est-ce que cela lui rappelait ? Un certificat de bonne conduite et d’assiduité à l’école du dimanche de l’Église d’Irlande ? Non. À la vieille demeure, ils avaient enfermé le sien dans la Bible de la famille pour marquer l’endroit précis où les Lamentations finissent et où Ezéchiel prend la suite. Alors peut-être le menu du dîner de l’Amicale des anciens élèves orné aux couleurs de l’école ? Non. Walter poussa un gros soupir. Il savait que cela lui rappelait quelque chose mais quel était ce quelque chose à part Bridie et son sens de l’esthétique, impossible de savoir quoi. Cela lui reviendrait assurément au moment où il s’y attendrait le moins. Mais sa petite plaisanterie à propos de l’enjambement était plutôt croustillante. Il la dégusta une deuxième fois. La seule chose qui lui déplaisait, c’était qu’elle avait quelque chose de légèrement abstrus, si peu de gens sachant ce qu’est un enjambement. Par exemple on ne pouvait espérer qu’elle fît se convulser l’arrière-salle d’une taverne. Bon, il devrait se contenter de la consigner dans son livre.

Sous pli séparé il reçut par le même courrier un mot de madame bboggs : « Cher Walter, Otto et moi-même sommes tous deux très désireux que ce soit toi, un si vieil ami de la famille, qui porte le toast en l’honneur de l’heureux couple. Nous l’espérons vivement, cher Walter, et je suis sûre que tu accepteras. » À quoi il s’empressa de répondre : « Chère Bridie, Bien entendu je serai très heureux et fier de m’en acquitter. »

Cher Otto Olaf ! Ne songeant qu’à ses tables et à ses chaises et se permettant d’être trompé, il le savait bien, par Walter et, supposait-il, par Belacqua. Que monsieur Draffin, lequel lui avait été de quelque utilité, boive son whisky et que Thelma, ce sous-produit d’un amour de rencontre, s’offre à qui elle voulait. Que le cirque des noces ait lieu, mais comment donc, qu’il envahisse sa demeure et saccage ses meubles. Les jours à venir n’en seraient ensuite que plus paisibles. Cher Otto Olaf !

 

Belacqua se disposait à négocier un emprunt pour faire face à ses engagements qui pesaient lourdement sur les épaules d’un homme de sa condition modeste. Il y avait l’alliance (celle de Lucy dégagée chez ma tante), les frais innombrables pour la cérémonie, honoraires au vicaire, au bedeau, à l’organiste, aux officiants et aux carillonneurs, la grande gerbe nuptiale, les petits bouquets pour les demoiselles d’honneur, du linge neuf et autres effets domestiques, sans même mentionner le coût d’une rapide lune de miel, une virée au Connemara dans une auto empruntée, fiasco qu’il n’avait nulle intention de laisser déborder sur plus d’une semaine ou dix jours.

Son témoin l’aida à calculer tout cela en vidant une bouteille.

« Je n’envisage pas... », dit Belacqua lorsque la moyenne de leurs estimations indépendantes eut été augmentée de cent francs pour tenir compte de la culbute.

« La culbute ! », cacarda le témoin. « Bien bonne ! »

Belacqua se contracta d’une façon absolument terrifiante.

« Soit je ne te comprends pas bien », dit-il, « soit tu manques aux bienséances. »

« Mille pardons », dit le témoin, « pardon, pardon. Pas d’offense. »

Belacqua reprit sa place dans l’image après une pause qu’il jugea nécessaire.

« Je n’envisage pas », reprit-il, « de te faire l’affront d’un cadeau en cette circonstance délicate. »

Le témoin se rebiffa, mis au supplice à cette seule idée.

« Mais », Belacqua se hâta d’atténuer cette délicatesse de sentiments, « si ça te dit d’avoir le manuscrit original de mon Hypothalame, corrigé, écrit de ma main, daté, dédicacé et en demi-reliure de mouton scié couleur du temps, ce sera de bon cœur. »

Capper Quin, pour l’appeler par son nom, que ses admirateurs surnommaient l’Ébouriffé tant il était glabre et ces dames Mimi tant il était énorme, n’était pas seulement célibataire, qualité requise pour assister Belacqua sans faire violence à l’étiquette, il était également un des jeunes écrivains d’avenir, ce qui explique avec quel empressement il avait accepté de tenir le huit-reflets d’un membre de l’Association des archives de presse. À présent il s’étouffait de satisfaction.

« Oh », suffoqua-t-il, « vraiment je... vraiment tu... », puis il cala. Pour construire une phrase contenant sujet, prédicat et complément, l’Ébouriffé avait besoin d’un crayon et d’une feuille de papier.

« Capper », dit Belacqua, « pas un mot de plus. Je le ferai préparer pour toi. »

Lorsque l’Ébouriffé eut vraiment fini de balbutier l’expression de son plaisir, il leva la main.

« Eh bien ? », dit Belacqua.

« Couleur du thym », dit l’Ébouriffé, puis il cala.

« Eh bien ? », dit Belacqua.

« Vert cendre », dit l’Ébouriffé. « Exact ? »

Dans le silence de mort qui suivit cette suggestion, l’Ébouriffé eut peu à peu l’impression que l’esprit de son protecteur avait quitté sa prison, en liberté conditionnelle du moins, et cherchait déjà quelque chose de léger et de tirlitontaine qui servirait à dissimuler son départ, lorsque Belacqua eut pour réponse, d’une voix lacérée par l’émotion :

« Ouayseau bleheu, couleurre du temps

Vole à mouay, promptement. »

et fondit en larmes.

L’Ébouriffé se leva et gagna la porte à pas perspicaces et feutrés. Du tact, pensa-t-il, du tact, du tact, il faut du tact à un moment pareil.

« Applique-toi à nos obligations », sanglota Belacqua, « et ne me réveille pas plus tard que midi. »

 

Les bboggs étaient assemblés en conclave.

« Thelma », dit Una avec âpreté, « veuille nous accorder ton attention. »

Car les pensées de Thelma, absentes aux manœuvres compliquées requises d’une mariée blanche comme neige, s’étaient envolées sur les ailes que l’on sait jusqu’à Galway, porte du Connaught et rêve de pierre, et plus précisément jusqu’à l’église de Saint-Nicolas que Belacqua projetait, si elle n’était pas fermée lorsqu’ils y parviendraient, de gagner sans délai afin de s’y agenouiller, elle à sa droite enfin pour changer agréablement, et d’invoquer, conformément à un serment de longue date, les esprits de Crusoé et de Colomb qui s’étaient agenouillés là avant lui. Puis certainement, tandis qu’ils reviendraient par le port pour intégrer leur chambre au Great Southern, elle verrait le soleil sombrer dans la mer. Comment eût-elle pu leur accorder son attention alors qu’une telle perspective s’ouvrait devant elle ? Vois, tout est bien pour toi, tu seras heureuse assurément.

Otto Olaf entonna une petite chanson. Madame bboggs demeurait simplement assise là, énorme rombière ahurie, à peine animée d’un souffle de vie. Una frappa nerveusement la table à l’aide d’un gros crayon. Lorsque l’ordre eut été rétabli dans une certaine mesure et qu’elle eut gagné un semblant d’attention, elle dit en consultant sa liste :

« Nous n’avons que cinq demoiselles d’honneur : les jumelles Clegg et les triplettes Purefoy. »

Nul ne contesta cette affirmation. Otto Olaf estima que cinq, cela constituait un joli butin. Du moins l’eût-on pensé de son temps.

« Mais il nous en faut neuf », s’écria Una.

Un heureux hasard voulut qu’une idée se présentât à l’esprit de madame bboggs.

« Ma chérie », dit-elle, « est-ce que sept ce ne serait pas amplement suffisant ? »

Il s’en fallut de peu qu’Una ne quittât la conférence.

« J’estime que non », dit-elle.

Quelle idée ! Comme s’il s’agissait de la fin de la saison de football.

« Toutefois », ajouta-t-elle, « ce n’est pas mon mariage. »

Le ton ironique donné à cette concession incita Thelma à prendre le parti de sa mère pour une fois. Et ce n’était jamais là chose facile, en aucune occasion, madame bboggs étant à peu près aussi peu de parti pris que le pape Célestin V. Il est probable que Dante eût détesté madame bboggs à cause de cela.

« Je suis absolument pour », dit Thelma, « que leur nombre soit aussi réduit que le permet le décorum. »

« C’est un quorum très distingué », dit Otto Olaf, « bien plus encore que neuf. »

« En ma qualité de première demoiselle d’honneur », dit Una, « je proteste. »

De nouveau madame bboggs vint à la rescousse. Elle n’avait jamais été en si bonne forme.

« Donc il n’en manque qu’une », dit-elle.

« Que diriez-vous d’Ena Nash ? », dit Thelma.

« Impossible », dit Una, « elle pue. »

« Dans ce cas, la McGillycuddy », dit Otto Olaf.

Madame bboggs se redressa sur sa chaise.

« Je n’ai jamais entendu parler d’une McGillycuddy », dit Una. « Maman, as-tu connaissance d’une quelconque McGillycuddy ? »

Non, madame bboggs était dans le brouillard complet. Elle se mit donc avec Una à attendre d’un air indigné qu’on leur apportât des éclaircissements.

« Désolé », dit Otto Olaf, « pas d’offense. »

« Mais qui est cette créature ? », s’écrièrent ensemble la mère et la fille.

« J’ai parlé sans réfléchir », dit Otto Olaf.

Madame bboggs était absolument interloquée. Comment pouvait-on nommer une créature sans réfléchir ? La chose était psychologiquement impossible. Bouche béante et narines dilatées, elle fixait l’offenseur de ses yeux qu’exorbitaient les impossibilités psychologiques.

« Allez vous faire rôtir toutes les deux en enfer », dit-il, soudain pris d’un accès de mauvaise humeur, « je ne faisais que plaisanter. »

Bien qu’elle fût encore fort perplexe, madame bboggs se résigna en un éclair à accepter cette explication. La plaisanterie n’amusait pas Una le moins du monde. En réalité, elle était cruellement tentée de se laver les mains de toute l’affaire.

« Je propose Alba Perdue », dit-elle. De fait, c’était plus une nomination qu’une proposition.

« C’est son dernier mot », commenta Otto Olaf.

Alba Perdue, on s’en souviendra peut-être, était la gentille jeune fille dans Rincée Nocturne. Thelma, que Belacqua avait gratifiée de sa version personnelle de cet amour à demi oublié, eut grand mal à dissimuler sa vive satisfaction. Lorsque le tumulte de tout son sang se fut suffisamment calmé, elle énonça d’une voix à peine assez forte pour être audible cette hyperbole des plus dépréciatrices :

« J’approuve. »

C’était maintenant au tour d’Otto Olaf d’aller aux renseignements.

« D’après ce que je sais », dit Una, qui, contrairement à son père savait apporter une réponse précise à une question précise, « corrige-moi, Thelma, si je me trompe, une ancienne flamme du marié. »

« Dans ce cas, elle refusera », dit le naïf Otto Olaf.

Madame bboggs elle-même ne put se retenir de prendre part à l’explosion d’hilarité qui accueillit cette sottise. Il semblait inévitable qu’Una en particulier se rendît malade. Elle tremblait et transpirait d’une façon terrifiante.

« Oh mon Dieu », pantelait-elle, « refusera ! »

Mais la Nature veille sur les siens et l’on entendit un

déchirement retentissant. Una s’arrêta de rire et se figea sur place. Son corsage avait sacrifié sa vie pour sauver la sienne.

 

Belacqua fut si calme durant la quinzaine qui précéda la cérémonie qu’on eût presque dit qu’il était sur le point de subir une métamorphose complète. Il avait laissé Capper Quin prendre toutes les dispositions comme il l’entendait, disant : « Voici l’argent, fais du mieux que tu pourras. »

Mais, avant d’être gagné par cette inertie qui découlait en partie de sa fatigue, en partie sans doute d’un besoin d’auto-purification, il s’était activé de diverses façons : il avait fallu trouver un usurier, dégager l’alliance chez ma tante et chercher parmi les vieux débris deux spécimens que l’on pût apparier à monsieur et madame bboggs en vue du jamboree nuptial. En accomplissant cette dernière tâche, Belacqua fut amené à endurer toutes sortes de refus grossiers et à supporter que la température posthume de Lucy lui fût lancée au visage comme s’il avait été question d’une bouteille de bourgogne blanc. Jusqu’à ce qu’enfin une cousine, si éloignée qu’elle en était à peine crédible, et une sorte de vague Struldbrug que le père de Belacqua évoquait jadis sous le sobriquet de « ce bon vieux Jimmy le Canard », eussent accepté de se montrer à la hauteur de la situation. Hermione Näutzsche et James Skyrm, ainsi se nommaient les deux épaves. Belacqua n’avait pas eu l’occasion de les voir ni l’un ni l’autre depuis l’époque où il était un enfant prodige.

Sauf une brève visite quotidienne de Thelma, supportée bon gré mal gré comme étant dans la règle du jeu, rien ne venait troubler la retraite de Belacqua. Les cadeaux de mariage se déversaient à flots, non sur lui car il n’avait pas d’amis mais sur elle et, jour après jour, elle lui apportait en guise d’encouragement le bulletin de leur crue.

Elle arriva un après-midi dans un état de légère excitation. Belacqua se redressa dans son lit afin de se laisser embrasser et le fut avec une telle voracité intempestive qu’il défaillit avant que ce ne fût terminé. Le pauvre garçon, ces derniers temps il n’avait pas veillé à ses repas avec le soin nécessaire.

« Ton cadeau a été eu », dit-elle.

Pour Belacqua qui avait toujours réservé aux splendeurs polyglottes une portion de chacune de ses journées, cette phrase fut un grand choc. Le cadeau allait peut-être le dédommager.

« Il est arrivé ce matin », dit-elle.

« À quelle heure très exactement ? » dit Belacqua, comme d’habitude sur un ton de sarcasme pour se calmer les nerfs. « C’est de la plus haute importance. »

« Quelle puissance infernale », dit Thelma, toute gaieté envolée, « te rend si acariâtre ? »

Ah, si seulement il le savait.

« Mais il se trouve », dit-elle, « que je peux te ré -pondre. »

Belacqua réfléchit un instant puis opta pour le silence.

« Parce que », continua-t-elle, « la première chose que j’ai faite a été de la régler. »

La vérité hideuse se fit jour dans son esprit.

« Pas une pendule », implora-t-il, « ne me dis pas que c’est une horloge de parquet. »

« Du parquet au plafond », confirma-t-elle, « une horloge d’époque. »

Il tourna son visage vers le mur. Lui qui ces dernières années, et avec l’approbation de Lucy, ne tolérait dans la maison la présence d’aucun chronomètre d’aucune sorte, lui pour qui l’annonce locale des heures était des coups de férule assenés à chaque heure sur son cerveau, lui pour qui l’ombre même du soleil était une torture, avoir maintenant, lui, cette fusée à temps pour assourdir le reste de ses jours. C’était assez pour lui faire rompre ses fiançailles.

Longtemps après qu’elle fut partie il se tourna et se retourna jusqu’à ce que l’idée, telle Dieu apparaissant à une âme damnée, qu’il pourrait toujours enclouer l’échappement du monstre et tourner sa tête de mort face contre le mur lui vînt au matin avec le cantique des palombes. Alors il s’endormit.

 

Durant quoi Capper Quin était ici, là et partout ailleurs, vaquant aux affaires de son mandant. Conscient de sa propre insuffisance en une matière aussi éloignée de la probité inhérente à l’expression personnelle, il engagea pour l’aider dans cette tâche, moyennant le reversement d’une modeste commission, un certain Sproule, courtier d’une société de la Cité récemment mis à pied, dont les manières avenantes et la parfaite connaissance des quartiers commerçants au nord du fleuve valaient plus que de l’or en barres. De bon matin ce samedi fatidique ils se rencontrèrent pour l’achat des fleurs, la grande gerbe pour la mariée et les sept petits bouquets.

« Madame bboggs », dit l’Ébouriffé, « devrions-nous ? »

« Devrions-nous quoi ? », dit Sproule.

« Je me suis dit que peut-être une fleur », dit l’Ébou

riffé.

« Superfétation », dit Sproule.

Il ouvrit la marche vers une boutique de fleurs non loin de Mary Street. La propriétaire qui, à l’instant, venait de découvrir dans son stock une antirrhinum présentant le rudiment d’une cinquième étamine, était aux anges.

« Oh, monsieur Sproule, avec votre respect », s’exclama-t-elle, « le croiriez-vous... »

« Bonjour », dit Sproule. « Une grosse orchidée et sept de vos plus beaux œils-de-bœuf. »

Or Capper Quin, si peu apte qu’il fût à conclure de bonnes affaires, avait le sens des convenances et ce à un point tel qu’il parvenait même à s’exprimer clairement pour les défendre.

« Au nom de mon client », dit-il, « je me dois d’exiger deux orchidées. »

« Mais comment donc », dit Sproule. « Mettez-en trois, mettez-en une douzaine. »

« Deux », répéta l’Ébouriffé.

« Deux grosses orchidées », dit Sproule, « et sept de vos plus beaux œils-de-bœuf. »

Comme par l’effet d’une baguette magique, les neuf fleurs apparurent dans la main de la fleuriste.

« Quatre lots », dit Sproule, « un, deux, trois et un avec les orchidées. » Sur une feuille de papier il établit prestement un parallèle entre les adresses et les envois. « Bon », dit-il, « sans tarder. »

Elle mentionna alors un total qui divertit fort l’acheteur. Il en appela à l’Ébouriffé.

« Monsieur Quin », dit-il, « dors-je ou suis-je éveillé ? »

Non seulement elle prouva l’exactitude de son compte mais elle mentionna aussi qu’il lui fallait bien vivre. Sproule ne voyait pas le rapport. Il se pinça la joue pour s’assurer qu’il n’était pas dans Nassau Street : « Ma chère dame », dit-il, « rien ne nous oblige à habiter Nassau Street. »

Cette estocade affaiblit tant son adversaire qu’elle souffrit qu’il déposât des numéraires dans sa main.

« C’est à prendre », dit-il d’une voix eucharistique, « ou à laisser. »

L’alliage froid dans sa paume chaude, associé à la dépression et au désir de vivre, réglèrent le litige en faveur de Sproule. Sur quoi les combattants se serrèrent la main de très bon cœur. Comment pouvait-il être question d’animosité puisqu’ils étaient tous deux absolument convaincus d’avoir remporté la victoire ?

Ayant rempli ses devoirs, Sproule reçut sa commission au bar Oval où il exigea mordicus que l’Ébouriffé bût à la santé de son employeur un gin à la menthe.

« L’heureux pougre », dit Sproule. Il était sorti indemne de la Grande Guerre.

L’hyperesthésie de l’Ébouriffé était si vive que le seul fait de se trouver dans un lieu ayant licence de débit de boissons, sans même recourir aux libertés ainsi offertes, avait un pouvoir suffisant pour l’exalter. C’est pourquoi, étant donné l’endroit où il se trouvait, il s’étendit alors avec une incohérence magnifique sur la contradiction inhérente à la notion d’un Belacqua heureux et sur l’impertinence qu’il y avait à souhaiter qu’il s’abaissât à pareille anomalie.

« Fornication », vociféra-t-il, « au regard de la Shekinah. »

Cette remarque fut accompagnée et agrémentée d’un tel spasme de répulsion véhémente que ce fut pur geste de charité de la part du ci-devant courtier – qui connaissait les scouts et leurs coutumes et savait que l’occasion ne se représenterait peut-être jamais – que de substituer son verre vide au verre plein de son compagnon agité.

Dans la rue ensoleillée, une tristesse douce-amère s’empara de Sproule, douce la séparation, amère la certitude que l’on n’avait plus besoin de ses services.

« Adieu », dit-il, tendant sa main redoutable, « que la chance croisse tout au long de ton chemin. »

Mais l’Ébouriffé était trop envahi, trop paralysé par les vapeurs enivrantes de son état pour lui serrer la main, encore moins lui répondre. Il s’engagea dans le flot des piétons comme sur un trottoir roulant du métro et disparut. Sproule leva les yeux vers le ciel et eut une vision de la journée, de ses innombrables heures en suspens, sous la forme d’une merveilleuse guide galante mollement étendue parmi les nuages. Elle lui fit signe d’approcher, d’un geste du majeur comme celui d’une élève préparant le certificat de piano, catégorie junior, au conservatoire de musique de Leinster. Refermant tout doucement son esprit sur cette vision délicieuse, encore présente telle une éponge imbibée de vinaigre parfumé sur un front enfiévré, il pénétra dans l’Oval pour l’y mieux contempler.

 

Et qui donc l’Ébouriffé rencontra-t-il à la crête du Metal Bridge si ce n’est Walter Draffin, tout frais sorti de ses ablutions efféminées, aussi pimpant et vif qu’une hachette récemment affûtée, dans son frac miniature et son pantalon à rayures. Le soleil brillait de tout son éclat sur lui, son crâne langoureux, car il tenait à la main son huit-reflets, calotte face au sol. Les deux messieurs se connaissaient assez pour s’adresser la parole.

« C’est ici que je me tiens », dit la minuscule créature en poussant un tel soupir que l’Ébouriffé chercha nerveusement du regard palais et geôles alentours, « et que je regarde la Liffey nager. »

« Les chats aux yeux bleus », cita le colossal Capper, simplement parce que l’expression avait hanté son esprit et que c’était l’occasion de la décocher à un homme d’esprit, « sont toujours sourds. »

Walter sourit, il était absolument ravi, il leva son petit visage vers le doux soleil comme un enfant qui quémande un baiser.

« Le tucutucu fouisseur », répondit-il, « est parfois aveugle mais la taupe n’est jamais discrète. »

La taupe n’est jamais discrète. Un mot très profond. L’Ébouriffé ayant fait de son mieux pour en dire autant, baissa la tête, bon perdant, consolé à l’idée que Walter considérerait sûrement que l’intention fait l’action. Pauvre Ébouriffé, il comprenait énormément de choses mais il était incapable de le faire savoir lorsqu’il n’avait pas tout l’attirail nécessaire pour écrire.

« Cette inqualifiable invitation », s’exclama Walter, « c’est vraiment le comble qu’elle soit dépourvue d’enjambement ! »

Le doute qui l’avait d’abord effleuré fut confirmé car de toute évidence l’Ébouriffé ne comprit pas le moins du monde de quoi il parlait. Il n’y avait vraiment pas d’autre solution que de consigner cela dans son livre. Le livre de Walter mettait fort longtemps à voir le jour parce qu’il refusait de le considérer autrement que comme un simple dépotoir pour tout ce dont il ne parvenait pas à se soulager de la façon habituelle.

« Alors, en route », dit-il, « vous pour assister votre heureux client et moi pour m’acheter une boutonnière. »

Cela avait suivi de si près la taupe et l’enjambement que la cervelle de l’Ébouriffé se mit à bouillir et que s’échappa de sa bouche, comme une grosse bulle, le seul et unique mot : « Rose. »

« Rouge sang et venant de naître », dit Walter, « à la souffrance aromatique. Hein ? »

L’Ébouriffé, soudain conscient de perdre le temps de son client et ses propres forces si précaires avec une sorte de Staline élastique, prit abruptement congé de façon plus que grossière, laissant Walter jouir du grand moteur de l’univers et pendre sa mèche à sécher et à s’aérer pour ainsi dire comme linge au soleil. Un humoriste qui passait par là jeta dans le chapeau vide une pièce qui tomba sans un bruit sur le capitonnage luxueux de sorte que la plaisanterie fut perdue.

Dans Parliament Street un cortège funèbre passa et l’Ébouriffé ne se découvrit pas. Nombre des principaux affligés, trouvant une consolation non négligeable dans le respect que témoignaient toutes les couches de la communauté, remarquèrent, la rage au cœur, qu’il ne s’était pas découvert sans cependant, assurément, y faire allusion sur le moment. Que ceci soit une leçon pour les jeunes hommes, étrangers sans doute à l’affliction, afin qu’ils se découvrent chaque fois que passe un convoi funéraire, moins par respect pour le défunt que pour adresser un salut de sympathie aux survivants. Un de ces beaux jours l’Ébouriffé remarquera de là où il se trouvera, tenant le coup avec courage derrière le corbillard au milieu du peloton de la famille, un travailleur lâchant sa pioche d’une main ou un joyeux gandin extrayant les siennes de ses poches dans un geste plus précieux et plus réconfortant qu’une tonne de lys. Prenez par exemple le cas de Belacqua qui, depuis le jour même de la mise en terre de sa Lucy et contrairement à son penchant habituel, porte un chapeau à tout hasard, au cas où il croiserait un cortège.

Le témoin avait reçu l’ordre d’aller chercher dans Molesworth Street la Morgan, rapide mais bruyante, prêtée par un ami des bboggs pour la durée du voyage carillonné. Inutile de préciser qu’un quelconque demeuré l’avait garée si loin en direction du quartier chic et prétentieux que l’infortuné Ébouriffé, arrivant par l’ouest au lieu de stationnement après les embarras habituels de Duke Street et se hâtant le long du trottoir ombragé côté sud car il sentait qu’il n’y avait pas un moment à perdre, commençait presque à désespérer de jamais parvenir à trouver la voiture à une seule roue arrière qu’on l’avait enjoint de repérer. Il fut fort soulagé de l’apercevoir enfin, l’avant-dernière ou l’antépénultième de la rangée mais gêné aussi de remarquer un groupe, composé de petits garçons, de flâneurs et du gardien officiel de ce lieu de stationnement rassemblés tout autour, jugeant les formes et les performances de l’étrange machine. Il garda cependant son sang-froid et, comme on le lui avait expressément prescrit, inspecta la voiture à la recherche de tout signe hyménéen qu’on eût pu, nul doute dans la meilleure des intentions, ajouter à sa carrosserie, tels que godasse, inscription ou tout autre insigne infâme. Ayant acquis la certitude qu’il n’y en avait aucun, il hissa sa vaste carcasse à bord du poids léger, sur quoi celui-ci, se mettant à osciller comme une coque de noix, réduisit les commentaires experts des badauds – à l’exception du gardien qui était tout ce qu’il y a de plus sérieux et attentif – à des railleries et des rires. L’Ébouriffé, se demandant que diable faire ensuite, resta là aux commandes, tout rougissant et empoté. Les dispositions à prendre pour mettre en route un engin à moteur lui étaient en gros familières et, dans toutes les combinaisons d’ordre imaginables, il appliqua celles-ci à celui-là, exceptionnel il faut croire, dont la Morgan était dotée. Les petits garçons étaient fort désireux de pousser, les flâneurs de remorquer, quant au gardien rien ne put l’empêcher de noyer le carburateur puis de lancer à la manivelle le moteur qui démarra de façon très perverse et inattendue en provoquant un retour de manivelle qui fractura le bras de ce type serviable. L’Ébouriffé était tellement pressé par le temps que, se forgeant un cœur aussi dur que celui d’un Übermensch, il fit rugir son moteur et se trouva soudain, dans un paroxysme d’embardées et de saccades, en train de prendre à la corde le virage de Kildare Street sous la proue d’un autobus qui, par bonheur, se contenta d’arracher la plaque minéralogique arrière et de fournir ainsi non seulement un bel exemple de justice immanente mais aussi l’embryon d’une indemnisation pour le gardien à l’aile brisée.

Ces petites rencontres et ces légers contretemps ont tous lieu dans un Dublin inondé de soleil.

 

Belacqua avait passé une excellente nuit, comme c’était toujours le cas lorsqu’il condescendait à attribuer une valeur précise au contenu de son esprit quel qu’il fût, joie ou chagrin peu importe, et il ne se réveilla pas lorsque l’Ébouriffé fit caler la machine sous sa fenêtre sur le cruel coup de midi. Il se peut qu’une grande quantité d’alcool, en secret la veille au soir, ait contribué à cette torpeur mais alors à peine, car combien de fois, les pattes coupées mais simplement parce que les forces de son esprit refusaient de prendre forme, ne s’était-il pas tourné et retourné comme la Florence de Sordello trouvant pénible toutes les positions.

Ouvrant les yeux qui le brûlaient, il vit l’Ébouriffé, se leva, prit un bain, se rasa et s’attifa, le tout en silence et sans la moindre aide. Ils jetèrent le sac de voyage dans le coffre de la Morgan. Belacqua se posta devant le miroir en pied.

« L’Ébouriffé », dit-il, et sa voix après un si long silence lui écorcha les oreilles, « rien ne peut séparer des amants. »

« Ni chaînes de montagnes », dit l’Ébouriffé.

« Non, ni remparts d’une cité », dit Belacqua.

L’Ébouriffé esquissa un geste de condoléances envers son compagnon, impossible de s’en empêcher, et fut repoussé.

« Ça va par derrière ? », demanda Belacqua.

« Tu sais ce que c’est », dit l’Ébouriffé, affirmant ainsi, avec une limpidité qui lui était très inhabituelle, son indépendance et son intolérance à l’égard de toute perspective postérieure, « tu péris dans ta propre abondance. »

Belacqua appuya son index sur ses lèvres entrouvertes.

« Si seulement l’objet de mon amour », dit-il, « se trouvait en Australie. »

Capper, le compagnon fidèle, disparut purement et simplement, en tout cas pour les besoins de la conversation.

« Par contre, l’objet de mes recherches », dit Belacqua, poursuivant (apparemment du moins) le cours de ses pensées, « ne se trouve nulle part, où que se porte mon regard. »

« Vobiscum », murmura Capper. « Si je ne me trompe ? »

Un nuage obscurcit le soleil, la pièce s’assombrit, la lumière reflua du miroir et Belacqua, les yeux voilés de larmes, se détourna de sa propre image floue.

« Souviens-toi », dit-il, « ma véritable nature, à présent que j’ai cessé de danser le charleston, c’est : Dum vivit aut bibit aut mixit. Prends-en bien note. »

Rejeton de Quaker !

Puis, en passant par la Cité, il lui vint à l’esprit qu’une boutonnière vide serait une économie de bout de chandelle, pas de doute. Il entra donc chez un fleuriste et en ressortit avec une houppe de véronique pourpre fixée à son revers du mauvais côté. L’Ébouriffé écarquilla les yeux. Ce qui l’alarmait ce n’était pas tant le manquement à l’étiquette que l’imprudence folle de se marier vêtu d’une veste retournée.

Un hôtel pestilentiel fut leur prochaine étape. L’Ébouriffé se changea et, plus que jamais, eut l’air d’un roi des animaux galeux. Belacqua déjeuna frugalement de bière brune et d’échalotes, pas vraiment un repas, eût-on pu croire, pour un homme sur le point de se marier pour la deuxième fois. Enfin, soit.

 

À l’église de Saint-Tamar, dont le clocher pointait tant qu’il en était presque indécent, les demoiselles d’honneur – parées de tulle qui les moulait comme un gant et arborant les épouvantables œils-de-bœuf, rejointes à l’instant même par madame bboggs qui avait opté pour de la gaze et une botte d’omphalodes piquée sur son sein, ainsi que par Walter très démonté et exalté –, étaient massées sous le porche lorsque Morgante et Morgutte, pour adopter l’allusion venimeuse d’Una, non pas bras dessus, bras dessous, mais en file indienne, s’avancèrent. L’haleine du marié les renversa tous sauf Walter. Madame bboggs enfouit son visage (pauvre petite Thelma !) dans les omphalodes, les Clegg prirent à l’unisson une teinte écarlate, les Purefoy se recroquevillèrent dans un coin d’ombre, quant à Una, seule sa haine de tout ce qui pouvait représenter un sacrilège la retint de cracher son dégoût. Mademoiselle Perdue trouva l’odeur plutôt rafraîchissante. Le cuistre et son fidèle compagnon avancèrent vers le chœur et prirent place près de la balustrade, le second, à droite et un peu en retrait, tenant un chapeau dans chaque main.

Côté sud, les bancs étaient abondamment garnis de membres et partisans du clan bboggs tandis que côté nord ils étaient vides à l’exception de deux grotesques assis loin l’un de l’autre : Jimmy le Canard Skyrm, crétin d’un âge avancé, atroce à voir en complet marengo, lavallière et chandail, mâchouillait à n’en plus finir des spaghettis invisibles ; et Hermione Näutzsche, nymphomane à la carrure puissante, pantelait en noir et mauve entre deux béquilles enfourchées. Qui sait pourquoi sa moitié sexuelle, hémisphère manquante, malgré une ardente vigile sa vie durant, n’était pas parvenue à entrer dans son orbite et, aujourd’hui, regorgeant à en éclater de tophus arthritique à chaque articulation, il ne lui restait guère l’espoir d’être cernée de cette intéressante manière. Elle est loin d’imaginer quel émoi elle a suscité dans l’âme de Skyrm tandis qu’il bâfre l’air et le mastique derrière elle à peu d’encablures du ravissement.

« Ecce », siffla l’Ébouriffé comme convenu et le cœur de Belacqua se précipita désespérément contre la muraille de sa geôle, l’église soudain cage cruciforme, les bouledogues du paradis défendant le saint des saints, la procession toute prête à donner de la voix sous le porche, les transepts culs-de-sac. L’organiste s’élança comme un assassin vers sa tribune et mit en branle les diverses forces qui, on pouvait leur faire confiance, mûriraient en un joyeux tonnerre le moment venu. Thelma, qui avait une apparence frappante et très illégitime en pied-de-poule gris et vert, jupe fendue et incrustations de piqué rose négresse, parcourut dignement la nef au bras droit d’Otto Olaf, lequel était poursuivi depuis qu’il avait quitté le 55 par une bribe de chanson qui ne le lâchait toujours pas :

Bois sobrement

Mets de l’eau dans ton vin

Si possible t’abstiens

Et le premier ce sera ton enterrement.

Ce vieux sage d’Otto Olaf ! Il a fini par mourir d’une embolie et a légué sa cave au coucou.

Les demoiselles d’honneur, dont le cortège se terminait en une étrange formation deltaïque composée de l’Alba, de madame bboggs et de Walter, réglaient leur pas sur celui de la mariée et leur maintien sur celui de la première demoiselle d’honneur, en sorte que leur progression était tout à la fois rapide et renfrognée, car Una s’était aperçue qu’il y avait une déhiscence incontrôlable et mal placée dans l’étendue de son tulle. La crainte que cela n’eût un aboutissement fatal au moment même où elle s’armerait de courage pour recevoir les gants et le bouquet de son infecte petite sœur, venant s’ajouter à sa misanthropie habituelle aggravée par l’événement, lui donnait l’air – et donc à son équipe de demoiselles d’honneur – d’être furieuse comme un pou. Sauf l’Alba, toujours, qui, faisant taire la vieille douleur au cœur de ses organes vitaux, laquelle semblait devoir être une part permanente de son existence, n’eût guère pu être plus divertie si elle avait été la mariée au lieu d’être la vieille fille d’appoint. Et puis, avec Walter si près sur ses talons, elle avait de quoi s’occuper.

Sans aller jusqu’à dire que Belacqua ait eut le sentiment que Dieu ou Thelma constituassent la somme de la succession apostolique, cependant, d’une façon vague, se communiquait à la célébration un genre ou une sorte de splendeur mystique que Joseph Smith eût trouvé touchante. Belacqua passa l’anneau comme une souris accroche une clochette au cou du chat, avec une brève prière toute privée pour qu’à proximité du gage et témoignage de son amour l’articulation annulaire de sa bien-aimée gonflât de telle sorte que Thelma se vît épargner la douleur de jamais lire, gravé sur sa périphérie interne : Mens mea Lucia lucescit luce tua. À ce stade son état d’esprit était si confus et tendu – peu étonnant si l’on songe à toutes les épreuves qu’il avait dû traverser : le deuil qui l’avait obligé à porter un chapeau en toutes saisons ; la douleur douce et violente de sa passion pour mademoiselle bboggs ; la longue retraite au lit qui l’avait planté dans un joli marasme ; la bière brune et les échalotes ; et maintenant l’impression d’être cautérisé par un signe extérieur et visible – qu’on pourrait le comparer à celui de Lucy, sa chère disparue, lorsque, pâle et impatiente, elle attendait la deuxième occurrence de

dans le premier mouvement de la Symphonie Inépuisée. On a beau dire, impossible de faire taire l’esprit d’un défunt.

À propos de chats, Thelma demeura féline et inscrutable tout au long de la cérémonie et ne fut pas le moins du monde incommodée par le fameux passage viticulturel qui déconcerta tellement Belacqua ou, plus exactement, le courrouça au point que son visage lunaire quitta sa teinte fuligineuse d’origine pour aller jusqu’à l’écarlate et retour en passant par le blême. Devrait-il donc profiter de la première... occasion pour procéder au sulfatage de son épouse afin de bien s’assurer ? Non, ce serait jouer un bien vilain tour à la candeur humaine. Et s’assurer de quoi ? Des olives ? L’absurdité de l’image et de toutes les harmoniques qui l’entouraient telles des muscæ volitantes le força à émettre un énorme rire moqueur qui eût mis fin au sacrement dans la pagaille complète, n’eût été le flegme et l’adresse du prêtre qui masqua cette grossièreté, comme il l’eût fait de sa main, en prononçant une collecte.

À propos de mains, la droite de Thelma qui effectuait les tours de passe-passe recommandés par la liturgie avait positivement ensorcelé le chœur. Le vicaire jura qu’il n’avait jamais rien vu de tel en dehors du Musée Rodin, elle rappelait au chantre un carton de Dürer et au prêtre son devoir ecclésiastique, quant à Belacqua – tempête de gémissements étouffés à force d’être contraint de produire des regards et des gestes dans le sens contraire des aiguilles d’une montre pendant de si longs moments d’affilée –, elle lui infligeait comme une sentence l’expression caustique de Maupassant : le phyloxera de l’esprit.

Enfin ils eurent tous deux donné leur consentement au point de rendre toute objection oiseuse, les très chers frères et sœurs avaient été enjoints d’aller en paix maintenant et à jamais, puis ils avaient poussé leur ovation et l’interprétation par Otto Olaf de

Sois présent Père redoutable

Accompagne la mariée à Ton autel

avait tant et si bien bouleversé le cœur sidneyien de Skyrm qu’il s’était transféré pour le meilleur et pour le pire sur le même banc que celui où Hermione était assise comme sur une traversine et là, sous couvert d’une émotion compréhensible de la part d’un parent et allié, il s’était frayé un chemin à coups de groin jusqu’à son cœur avec l’avidité d’un suidé qui n’a pu paraître repoussante qu’à toute personne décente pour qui le phénomène de la cristallisation n’est pas un sujet familier. La séance à la sacristie était terminée, ses signatures, politesses et embrassades, et madame bboggs, de retour au 55, enlevait prestement la mousseline qui couvrait les Delikatessen, pour ainsi dire avant même que l’organiste eût retrouvé le contrôle de son instrument. L’Alba prit un taxi avec Walter, Otto Olaf et Morgutte prirent le tramway, les deux grotesques ne comprirent jamais comment ils étaient parvenus jusque là, quant aux demoiselles d’honneur, toutes sauf Una qui eut la sage précaution de se blottir sous un manteau et de quémander une place dans une automobile, eh bien elles s’en allèrent à pied comme des jeannettes serpentant à travers les artères éblouissantes.

Voilà les petits détails qui ont une telle importance.

 

Dire que le salon était bondé serait s’exprimer avec modération. Les invités s’y entassaient comme des sardines. Otto Olaf se trouva dans la pire des situations possibles, contraint de voir ses meubles, ses trésors, souffrir et se savoir incapable de les soulager.

 

L’assemblée avait quelque chose de si brillant et de si charnu, un aspect convoluté dans la disposition qu’elle avait adoptée, la procession prenant vaguement forme en son sein avant de se déployer, que lentement mais sûrement cela évoqua pour Walter une fresque de Benozzo et, de sa voix de rogomme, il en fit part à l’Alba.

« Cul et tout le reste », répondit-elle avec une amertume indescriptible.

Una tapa du pied comme un mouton et, comme des moutons, toutes les personnes présentes tournèrent vers elle leur visage terrifié. Tant bien que mal elle était parvenue à étançonner et consolider son tulle mais elle avait à présent d’autres sujets de doléances, à savoir que les jeunes mariés, qui eussent dû rentrer à la maison avant tout le monde et se tenir prêts à recevoir les félicitations, n’étaient de fait pas encore arrivés. Le déroulement de l’action était donc au point mort. Sans tête, comme elle l’était pour l’instant, la procession ne pouvait se dérouler et franchir la porte comme prévu et, de toute évidence, tant que la procession ne se serait pas déroulée il ne saurait y avoir aucun remède à la congestion des dames et des messieurs dont elle constituait pour ainsi dire le ressort principal. Mais que les conjoints vagabonds apparussent et prissent leur place, alors voici que la cohue, comme par magie, s’écoulerait joyeusement pour aller déguster son déjeuner au buffet. En attendant, quelle perte de précieuse salive !

« Soulevez-moi, monsieur Quin », s’écria Una toute prudence jetée par-dessus les moulins tant elle était en colère.

L’Ébouriffé, les yeux hagards, considéra le buste de sa partenaire – car c’était bien son titre conformément aux règles en usage puisqu’ils formaient tous deux (pour modifier légèrement l’image) la quatrième élingue de cette remorque nuptiale juste derrière madame bboggs et Skyrm qui, à leur tour, pouvaient contempler les massives flèches de lard d’Hermione ployant et s’affaissant mollement entre ses béquilles comme dans du sable mouvant et le pauvre Otto Olaf qui tremblait de tous ses membres –, le considéra d’un œil hagard pour y repérer un point de prise tout à la fois efficace et respectueux, une sorte de double clé pas trop familière, mais dans quel but voulait-elle être soulevée, ça, il ne s’attarda pas à s’en enquérir.

Cependant, avant qu’à son habitude, tout rougissant, confus, pantelant et maladroit, il ait pu commencer à faire un beau gâchis, un grand brouhaha, dominé par la voix de Belacqua vociférant des injures, se fit entendre dans le vestibule. C’était bien eux enfin mais escortés d’un important agent de police aussi gradé qu’il est possible de l’être lorsqu’on est en faction, et du gardien de l’aire de stationnement blessé, pâle comme un linge, serrant dans sa main valide la plaque minéralogique accusatrice.

Otto Olaf enfonça son coude dans le collet de la béquille d’Hermione et donna une bourrade. Ayant ainsi attiré son attention, il dit dans un murmure d’agonie : « Mon poumon droit est très faible. »

Hermione émit un petit glapissement de terreur.

« Mais mon poumon gauche », vociféra-t-il, « est solide comme un roc. »

« Je suppose », dit madame bboggs à James Skyrm dont les palettes maxillo-faciales s’étaient mises à baratter l’air si furieusement qu’elle craignit qu’il ne méditât quelque action d’éclat pour défendre sa parente, « je présume et j’aime à croire que monsieur bboggs est libre d’agir et de parler comme il l’entend dans sa propre demeure. »

L’affaire lui étant présentée sous ce jour, James rentra dans les rangs immédiatement.

Le képi de travers du gardien, son bandeau vert à la

harpe dorée et, en dessous, la clameur noire et blanche de ses cheveux et de son front tumultueux enchantèrent tellement Walter qu’il n’eut qu’à fermer les yeux pour se retrouver à Pise. Le pouvoir d’évocation de cet Irlandais italianisant était tout simplement immense et si son Rêve de Beautés Potables à Médiocres, qui depuis les dix ou quinze dernières années en est au stade limæ labor, atteint jamais le public, et Walter déclare que cela se fera forcément, nous ne devrions pas manquer de nous le procurer et d’y jeter un coup d’œil à tout le moins.

Belacqua continuait à agonir d’injures les plus féroces l’auteur de sa capture et son accusateur. Otto Olaf puis Capper rompirent les rangs, le premier pour faire la paix quoi qu’il en coûtât, le second, le cœur près d’éclater, pour décharger sa conscience. Le gardien rabroué dut bientôt admettre que sa blessure résultait non pas de l’exercice habituel de ses fonctions ni non plus du fait qu’il ait prêté assistance à la demande mais purement et simplement de son zèle excessif dicté sans aucun doute possible par la cupidité.

On fit passer une invitation à casquer et une petite somme, qu’il ne fallait en aucune façon considérer comme un dédommagement, fut charitablement souscrite pour soulager sa détresse. Cela mit fin à l’incident.

« Mon cœur saigne pour lui », dit Walter.

« Pas le moins du monde », dit l’Alba, « n’est-il pas assuré ? »

Elle eut une inspiration subite.

« Raccompagnez-moi chez moi. »

Walter expliqua qu’on l’avait embrigadé pour porter un toast après lequel, si l’offre était toujours valable, il serait plus qu’enchanté de la raccompagner chez elle. Ils feraient l’un de ces longs détours qu’il adorait.

« Je ne promets rien », dit l’Alba.

Le repas déçut cruellement tout un chacun – quelques barillets de mélasse et des caroubes sur lit de glace. Belacqua ferma les yeux et vit, plus nettement que jamais auparavant, une pompe à bière. On distribua parcimonieusement les desserts puis Thelma refusa de couper le gâteau. C’était une fille très bizarre. Harcelée par Una et Bridie, elle en appela à son mari. Son mari ! Le conseil qu’il lui donna, très franchement, lorsqu’à grand-peine il eut enfin compris de quoi elle parlait, fut que ce serait peut-être plus aimable de couper l’horrible chose puisqu’ils semblaient tous tant tenir à ce qu’elle le fît. Peu à peu gagné par le sujet, il l’exhorta à tenir le coup encore un petit moment, ce serait bientôt fini. Ce qui avait commencé comme un aparté rapide et plutôt furtif s’amplifia en un véritable tête à tête et, lorsqu’enfin Thelma se retourna pour agir gracieusement, elle découvrit que le gâteau était en miettes. Il avait été garni de fleurs d’oranger. Elle rassembla et cacha dans son sein le peu d’entre elles qui avait échappé aux oniromanes. Elle les enfermerait dans le recoin le plus secret d’un coffret et les chérirait jusqu’à son dernier souffle, ces fleurs et ses deux orchidées personnelles et la véronique de Belacqua, tige de dévotion passionnée dont elle avait résolu de s’emparer envers et contre tous assaillants, vogue la galère ! Le temps parviendrait sans doute à pulvériser ces souvenirs mais au moins leurs éléments constitutifs lui appartiendraient-ils à jamais. C’était une fille extrêmement bizarre.

Walter essuya ses chaussures sur l’Aubusson de l’ottomane Empire d’Otto Olaf, donna des petits coups de son chasse-bulles sur son verre de mousseux afin d’obtenir le silence et débita son allocution d’une voix aussi monotone qu’un encliquetage à rochet, impossible donc de se dédire, comme suit :

« On rapporte qu’une dame membre de la Chambre des communes, une femme en puissance de mari qui plus est, se mit debout sur ses pieds – ces pieds même que Swift (car elle était d’ascendance dublinoise), lorsqu’il reprochait aux femmes de ce pays de faire si peu cas de la marche à pied, décrivit comme ne méritant guère mieux que d’être mis aux oubliettes – et déclara : “Je préférerais commettre l’adultère plutôt que de tolérer qu’une seule goutte de boisson alcoolique passe mes lèvres.” Sur quoi un boulanger grossier, élu au profit du parti travailliste, riposta : “N’est-ce pas là ce que nous préférerions tous, madame ?” »

Ce morceau d’ouverture était d’une densité relativement trop riche pour gagner le suffrage général. Il produisit son effet sur Otto Olaf quelques cinq minutes plus tard en provoquant chez lui un rire hystérique inextinguible. La vue de Walter allant et venant sur sa fabuleuse tapisserie comme si on l’avait mis en cage ou comme s’il présentait sa candidature à une élection, avait fait chavirer son système nerveux tout entier et son cœur se remplissait à vive allure de méchanceté et de folle colère.

« “Il faut marcher avec son temps”, dit un député de l’extrême droite. “Cela dépend”, répondit Briand sur un ton de sarcasme sépulcral, “dans quoi il marche.” Veuillez donc ne pas me poser de questions embarrassantes, Herrschaften, autant dire que cela m’achèverait. »

Il baissa la tête comme un pélican au bout d’un long voyage, mit aux aguets sa moustache craintive, croisa et traîna les pieds comme quelqu’un que l’on surprend en pleine mauvaise action. « Il a perdu la tête », dit le chef de file des dames malveillantes. Otto Olaf se coula près de la desserte. Una se laissa choir très ostensiblement sur un pouf. « Prévenez-moi quand il commencera », dit-elle. Le regard perçant de Thelma se portait çà et là à la recherche de fleurs d’oranger, Belacqua observait Thelma et l’Alba observait Belacqua. James et Hermione, enhardis par la mélasse, s’essayaient mutuellement devant un miroir en pied Régence. Madame bboggs manœuvrait pour gagner une position avantageuse d’où son mari et son amant seraient tous deux dans son champ de vision. Par mesure de précaution, comme de coutume, le policier en civil, qui dépassait le bas peuple de la tête et des épaules, lisait son journal. Deux merveilleux experts ès-convivialités se trouvèrent côte à côte. « Fin saoul », dit le premier, « joliment blindé » acquiesça le second, et ils échangèrent un long regard complice.

Pour être équitable envers Walter il convient de dire qu’il n’était guère présent, derrière sa façade patibulaire tout était propitiatoire al fresco et Shekinah, et lui-même, revêtu de la plus belle cotte de mailles, faisait soigner ses plaies par l’Alba-Morgen et contemplait à travers les frondaisons des vergers le soleil qui se couchait dans les hauts-fonds bleus. Retrouvant brusquement ses esprits, se dépouillant du manteau de son accablement, il prononça la première phrase qui lui passa par la tête :

« Semper ibi juvenis cum virgine, nulla senectus

Nullaque vis morbi, nullus dolor... »

Madame bboggs, qui avait déjà frémi en entendant le gloussement tardif d’Otto Olaf et en observant ses gestes subreptices tandis qu’il rassemblait tous les entremets entassés sur la desserte, fut à peine surprise lorsqu’à l’aide de ceux-ci il ouvrit alors un feu nourri sur son ennemi. Mais Walter était parfaitement capable de bloquer au vol des missiles aussi insignifiants, il en attrapa même un qu’il mangea ; en revanche, l’énergie du vieil homme, fou furieux de surcroît, fut vite épuisée. Ses artères commencèrent à s’effilocher, avec le résultat fatal déjà mentionné, dès cet instant.

« Je lève mon verre », dit Walter, le tendant très bas et un peu à gauche comme un bouclier, « ce glorieux hanap, au nom des personnes présentes et de tous ceux que l’âge, la maladie, l’infirmité ou des engagements antérieurs ont empêchés d’être parmi nous, à vous, très chère Thelma que nous aimons tous, et à vous, monsieur Shuah que nous aimons tous également, j’en suis certain, puisque vous aimez Thelma et êtes aimé d’elle, ici au seuil de votre félicité et des jouissances variées, terrestres et autres que vous envisagez. »

Il mania vigoureusement le chasse-bulles, s’infligea un uppercut en levant lentement son verre et but.

« Je ferme les yeux que voici », continua-t-il en les fixant sur madame bboggs tout en ramenant le verre à sa base de départ, « et je les imagine tous deux dans cette île inoubliable, Avalon, Atlantide, Hespérides, Ui Breasail, je n’insiste pas, enfouis dans l’eccéité siamoise de leur pâârfait amour, faisant leurs délices de l’enchanteresse nature environnante. Ô que cette étoile, cet indice éblouissant de leur désir, non du mien, mes amis, ni même du vôtre car il n’est pas deux étoiles, nous dit saint Paul, qui soient comparables en leur splendeur, les comble sans relâche de ses modulations légitimes ! » Il lâcha la bride à ce qu’il restait du glorieux hanap. « Nous les confions à la bienveillante grââce et à la protection de l’Hyménée, aujourd’hui, désormais et à jamais. Santé. »

Ainsi se termina le discours de Walter et chacun estima que ce discours minable se terminait plutôt bien ; mais, étant donné qu’il restait juché sur l’ottomane dans une attitude de ravissement et d’expectative, vidant son verre tandis que crépitaient les applaudissements, Belacqua supposa que ce n’était pas terminé et fut donc surpris d’entendre la voix d’Una, que la moindre apparence d’inactivité rendait toujours folle de rage, le mettant en demeure de faire ce qu’il convenait : « Allons, monsieur Shuah, allons, monsieur Shuah, c’est après vous qu’on attend, monsieur Shuah. » Cette anicroche sordide eut pour conséquence que son allocution de remerciement fut relativement moins cordiale qu’il ne l’avait prévu. Ne bougeant pas de là où il se tenait alors, il parla de cette voix blanche en laquelle il était passé maître :

« Je dois remercier : mademoiselle bboggs, à laquelle on pourra dorénavant s’adresser ainsi sans la moindre ambiguïté, pour son rappel à l’ordre comme toujours si opportun ; monsieur Draffin, pour son affectueux torrent de litotes ; monsieur et madame petit double bé pour leurs Bontés ; les demoiselles d’honneur, avec mention spéciale à Belle-Belle leur aînée, pour l’exercice de leurs fonctions si minutieusement mises au point en ce jour, qui furent un peu plus qu’un arc-boutant et un peu moins que vis a tergo ; les Skyrm et Näutzsche qui, je suis heureux de le constater, n’ont pas encore fini de se montrer à la hauteur ; mon fidèle ami et le meilleur des hommes Mimi l’Ébouriffé Capper Quin qui jour après jour a fait pencher la balance en ma faveur ainsi que pour tant d’autres et dont, j’en suis certain, le corps spirituel est dès à présent un fait accompli ; tout le personnel de l’église ; l’abbé Gabriel ; tous ceux in fine qui, si modestement que ce soit, ont pris la peine d’être présent et de saluer cet instant de la vieille girandole. Eleleu. Iou. Iou. »

Un étudiant spécialiste de Plutarque se trouvait coude à coude avec un physicien de l’école moderne.

« C’est lui », dit le premier, « tout craché. »

« Cet univers bivalve », dit l’autre.

Le peu de chances que ces paroles de Belacqua eussent pu avoir de satisfaire l’assemblée fut plus qu’anéanti du seul fait qu’on l’avait vu – pantomime muette à double entente, tout à la fois Selah et soupir de soulagement –, compter sur ses doigts chacun des remerciements au fur et à mesure qu’il les exprimait. Thelma gagna la porte d’un pas martial dans une atmosphère de silence choqué, l’ouvrit et la referma derrière elle, expression d’indépendance qui coupa l’herbe sous le pied d’Una, laquelle avait projeté de s’affaisser bruyamment sur le pouf juste au moment où l’on avait de toute évidence le plus besoin de ses services et par là même d’infliger ouvertement un affront à la mariée.

L’Ébouriffé, par contre, fidèle à sa mission jusqu’à la fin, se présenta promptement aux ordres.

« File en douce et amène-la derrière jusqu’à la ruelle qui donne dans Denmark Street. »

Levant la séance, les invités refluaient maintenant d’un air guindé vers le salon, Walter et Otto Olaf tout entiers à leur âpre jeu de cache-cache ayant pour objet la personne de l’Alba, Otto Olaf étant celui qui cherche, tandis qu’Hermione et James, lui la propulsant dans un fauteuil profond comme une tombe et monté sur petites roulettes, fermaient la retraite. Cet équipage grotesque fut bloqué net dans le couloir car la passagère avait posé pied à terre, coquetterie ou fatigue, nous laissons au lecteur le soin d’en décider.

« Mes béquilles, Jim », dit-elle.

Jim retourna chercher les béquilles, Walter chercha asile auprès d’Hermione, l’Alba envoya Otto Olaf balader, Jim revint avec les avirons, Hermione parvint tant bien que mal à se les incorporer, Walter retrouva l’Alba. Ils demeurèrent tous quatre tranquillement là dans le couloir, discutant voies et moyens, individuellement d’abord puis, lorsqu’ils s’aperçurent par hasard que leurs intérêts coïncidaient, solidairement. Quatre têtes valent mieux que deux, huit que quatre et ainsi de suite.

Au bout d’un moment relativement décent, Belacqua s’excusa juste pour un tout petit instant (comme il le fit, on s’en souviendra peut-être, auprès du Poète au Grosvenor), quitta la pièce, gravit l’escalier quatre à quatre, s’empara de son épouse à la manière d’un cosaque et la conduisit par des détours clandestins jusqu’au jardin qui s’étendait derrière la maison. Il ouvrit la porte dérobée donnant sur la ruelle à l’aide de la clef qui, sa bien-aimée l’avait naïvement espéré au tout début, était censée lui permettre de courtiser plus aisément sa belle, et il s’en fallut d’un instant qu’ils eussent quitté ces lieux abhorrés lorsque la clameur d’un haro hors d’haleine le fit se retourner. Ce tollé provenait du quartette endiablé, Hermione, l’Alba, Walter et James, suant, suppliant, s’enfuyant.

Belacqua s’immobilisa comme un cerf aux abois, accablé par le sentiment que tout cela lui arriverait de nouveau au cours d’un rêve ou d’une prochaine vie. Puis il prit position d’un côté de la porte dérobée, Thelma de l’autre, sortie Caudine, se disant, tandis qu’il observait les fugitifs prendre d’assaut la porte dérobée comme des femmes montant dans un tramway : « Il est juste que vivent ceux qui sont aimés. » C’est de cet instant précis que, des années plus tard, il daterait toujours la perte cruciale de l’intérêt qu’il se portait à lui-même, grappe de raisin hors d’atteinte.

Mais l’alarme avait été donnée, des visages surgirent aux fenêtres. Una se mit à hurler au saccage à en éclater, les deux experts ès-convivialités et le policier en civil se précipitèrent en trombe dans le jardin en avant-garde de la poursuite. Belacqua leur lança l’Ébouriffé en guise de bâton dans les roues, verrouilla de l’extérieur la porte dérobée et confia son sort ainsi que celui de sa femme à la Morgan, rapide mais bruyante.

Quant aux quatre autres, ils ne se sentirent en sécurité que lorsqu’ils eurent atteint Cappella Lane, superbe cènothèque dans Charlemont House. Personne ne songerait jamais à les chercher là.

 

Lucy fut atra cura dans le spider pendant la majeure partie de leur périple jusqu’à Galway.

Ils s’arrêtèrent tous trois pour se désaltérer. Thelma, assise comme toujours du mauvais côté par rapport à lui, commença à dire avec insistance qu’elle était madame Shuah, ce qui fit palpiter le petit cœur de Belacqua. Il tourna vers elle un visage qu’elle ne lui avait jamais vu.

« Entends-tu parfois parler d’un babilan ? »

Or Thelma était une fille courageuse.

« Un quoi ? », dit-elle.

Belacqua prit la peine de lui épeler le mot étrange.

« Jamais », dit-elle. « Qu’est-ce que c’est ? Ça se mange ? »

« Oh », dit-il, « tu penses à un baba. »

« Bon, et alors », dit-elle.

Les yeux de Belacqua étaient desséchés, il les ferma

et vit plus clairement que jamais la mule, les pattes enfoncées dans la fange et, à califourchon sur son dos, un castor qui fustigeait sa monture à coups de sabre en bois.

Cependant elle n’était pas seulement courageuse mais discrète aussi.

« Ta véronique », dit-elle, « je la voulais tellement, où a-t-elle disparu ? »

Il plaqua la main à l’emplacement. Hélas ! La houppe avait langui, elle avait laissé glisser sa tige hors de la fente, elle était tombée à terre et on l’avait piétinée.

« Perdue, emportée au loin », dit-il.

Ils s’égarèrent plus loin encore.