Shuah, Belacqua, à la clinique.
Bien que pour madame Shuah cette nouvelle fût éventée car elle l’avait fait insérer elle-même (par téléphone), toutefois en la lisant dans le journal du lendemain matin elle éprouva un léger sursaut de surprise comme lorsqu’on ouvre un télégramme qui confirme une réservation dans un hôtel bondé. Puis la pensée des amis – leur chagrin réel donnant de la saveur à leurs œufs au bacon, les premières expressions de sympathie pour la perte cruelle qu’elle subissait passant du porridge à la marmelade par diverses modulations, des murmures le souffle coupé aux exclamations modérées du bavardage, dans une douzaine de maisonnées qu’elle eût pu énumérer – mit en mouvement dans toute sa structure corporelle, avec des conséquences immédiatement apparentes sur son visage, les rouages du deuil. Sur quoi, privée de toute pensée et de toute sensation, elle ne fut plus qu’une mare, une cénesthésie lacrymale.
Cette madame Shuah là, du moins telle que décrite jusqu’à présent, n’a pas l’air de ressembler à Thelma née bboggs, et ce n’est pas elle. Thelma née bboggs périt de coucher du soleil et de lune de miel cette fois-là au Connemara. Puis, peu après cela, soudain il sembla qu’elles fussent toutes mortes, Lucy il y avait fort longtemps bien entendu, Ruby à point nommé, Winnie comme il convenait, Alba Perdue, conformément à sa nature, tandis qu’on la raccompagnait chez elle. Belacqua parcourut l’horizon du regard et la Smeraldina fut la seule voile en vue. En un rien de temps elle eut décidé pour lui, non seulement parce qu’elle l’aimait mais parce qu’elle le désirait avec la hâte quasi gorgonesque que l’on peut discerner dans sa lettre précitée. C’est donc elle et nulle autre qui est la madame Shuah qui maintenant, après moins d’une année passée dans l’intimité ultraviolette de ce composé d’éphèbe et de vieillarde qu’il était, découvre dans le journal qu’elle a commencé à lui survivre.
Les corps n’ont aucune importance mais le sien se présentait à peu près ainsi : de gros seins débordants, un gros cul, des cuisses à la Botticelli, des genoux cagneux, des chevilles trapues, toute trémoussante, popputa, mamelue, collante et gluante, poufpoufpoufpouf, une vraie Weib à faire craquer toutes les coutures, mûre. Puis, perché tout en haut hors de vue au sommet de ce phocidé prismatique, le plus délicieux des pâles petits visages de moineaux à la Pisanello que l’on pût imaginer. Elle était comme Lucrezia del Fede, pâle et belle, une pâle et belle Braut, sa peau hivernale semblable à une vieille voile au vent. La racine et l’origine de la protubérance athlétique ou esthétique de son petit nez en bec d’oiseau ne perdit jamais son attrait (sauf lorsqu’il avait lui-même un rhume de cerveau tenace) pour Belacqua qui de l’index, ongle et pulpe, explorait, sondait, triturait cet emplacement exactement de la même façon que, durant tant d’années, il avait poli ses lunettes (extase d’attrition !) ; ou toléré les tremblotements, les strangulations des fioritures, les gargouillis asphyxiés de la Winkelmusik de Szopen ou Pichon ou Chopinek ou Chopinetto ou qui que ce fût dans l’étreinte duquel, aussi sûr qu’il se prénommait Fred, elle s’abandonnait si vigoureusement, mourant sa vie durant (merci, monsieur Auber) d’un talent de grabataire (merci, monsieur Field) et d’un Kleinmeister Leidenschaftsucherei (merci, monsieur Beckett) ; ou franchi les ponts de la Fulda ou la Tolka ou la Poddle ou la Volga, selon le cas – sans qu’il ait jamais imaginé qu’en chacune de ces occasions il encourageait bassement les excès les plus iniques d’une certaine catégorie de sublimation. Le pitoyable petit chiffon mouillé qu’était sa lèvre supérieure, qui se retroussait et s’aplatissait jusqu’aux narines pour former ce que l’on pourrait presque nommer une sorte de rictus de canard ou de cobra, était heureusement racheté dans une certaine mesure par la moue lubrique de sa collègue et la mâchoire effrontée assortie – éclatante compensation. Le crâne de cette gaillarde avait la forme d’un ébuard. Les oreilles, bien entendu, étaient des coquillages, les yeux des puits de réséda (sa couleur préférée) menant à un esprit sans minerai. Les cheveux étaient aussi noirs qu’un creuset et poussaient si drus et si bas sur les tempes que le front se réduisait à une imposte (exactement le type de front qu’il admirait le plus). Mais qu’importent les corps ?
Elle sortit du lit étroit du mauvais côté mais elle n’avait jamais bien su quel était le bon côté, quel le mauvais, et gagna la chambre où il reposait, la grosse Bible enveloppée dans un linge encore coincée sous le menton. Elle se tint au pied du lit dans son pyjama de satinette à fleurs de lotus aussi glacé que ces yeux qu’elle ne pouvait voir, et retint son souffle. Lorsqu’elle osa l’effleurer du dos de sa main, le front était beaucoup moins froid qu’elle ne l’eût imaginé mais cela s’expliquait sans doute par sa propre vascularisation périphérique qui était en piètre état. Elle saisit les mains, croisées non pas sur la poitrine comme elle l’eût souhaité mais plus bas, et les disposa autrement. À peine se fut-elle agenouillée, après avoir opéré cette rectification, qu’une soudaine angoisse à l’idée qu’il pût y avoir quelque chose qui clochait chez ce corps que la rigor mortis avait apparemment oublié, la fit se relever. Elle espérait que tout allait bien. Frustrée de sa prière, frustrée d’un dernier long regard sur le visage mécontent et sa probité méprisante qui allait tomber en miettes, elle s’en alla préparer ses vêtements de deuil car il ne serait pas convenable qu’elle fût aperçue en satinette à fleurs de lotus. Le noir lui seyait, le noir et le vert avaient toujours été ses couleurs. Elle trouva dans sa chambre ce qu’elle avait dans l’idée, une robe d’une seule pièce, d’un noir éthiopien tailladé et balafré d’incrustations émeraude. Elle l’apporta à sa table à ouvrage dans l’enclos semi-circulaire de la fenêtre en saillie, elle s’assit toute tremblante et commença à la modifier. Là, on se serait cru tout en haut dans le ciel au cœur d’une bulle inondée de soleil (à travers les rideaux), l’azur tout autour d’elle. Bientôt le sol fut jonché de découpes éclatantes, cela lui faisait mal au cœur de les arracher, elles étaient si jolies. Pas une seule fleur, pas une fleur, mon amour.
Une annonce dans le carnet du jour
Et c’est combien en moins pour de sombres atours ?
Elle était si triste et affairée, les sanglots mûrissaient puis éclataient si rapidement dans son esprit et la tâche était si délicate qu’elle ne remarqua pas un corpulent démon qui s’approchait de la maison et n’entendit pas ses bruyants efforts pour déranger le moins possible en marchant sur le gravier. On lui monta sa carte de visite. Monsieur Malacoda. Désire très respectueusement mesurer. Un sanglot, au lieu d’éclater, s’étiola. La Smeraldina pleurnicha qu’elle était désolée mais qu’elle ne pouvait pas laisser entrer ce monsieur Malacoda, elle n’admettait pas que l’on mesurât Monsieur. Les traits lépreux de Mary Ann subissaient les sévères dégradations de la potion habituelle. Dans une situation de crise comme celle-ci cependant, elle valait dix ou quinze fois sa patronne.
« Il est à peu près d’la taille de Monsieur. »
Qui l’eût cru, elle avait remarqué ça !
« Alors pourquoi ne pas le lui dire », gémit la Smeraldina, « et qu’il s’en tire au mieux et qu’il ne monte pas ici me tourmenter. »
Quelle importance pouvaient avoir deux centimètres en plus ou en moins ? Il n’était pas question de lésiner sur l’aragonite ou le péperin. Le cercueil n’allait pas le dévorer.
Mary Ann renouvela le supplice en rapportant la triste nouvelle que monsieur Malacoda était à l’instant même en train de gravir l’escalier quatre à quatre, un mètre à ruban dans ses griffes noires. La Smeraldina se leva d’un bond, agrippa les ciseaux et allait s’élancer vers la porte. Mais la pensée de son pectoral en satinette l’arrêta net. Vaincue encore une fois !
« Tu pourrais au moins m’apporter une tasse de thé », dit-elle.
Mary Ann quitta la pièce.
« Et un œuf mollet », cria la Smeraldina.
Une petite couronne mortuaire, d’arums est-il besoin de le préciser, arriva dans une boîte – anonyme. La Smeraldina enterra cet objet. Elle se mit à la recherche du jardinier, un type timide et peu dégourdi, un gâcheur de besogne à la moustache dégoulinante, et le trouva, hébété, en train d’arroser de façon parfaitement inutile un massif d’œillets de poète flétris. Quelqu’un lui avait volé son embout aspersoir, aussi fauchait-il les fleurs à féroces coups de jet d’eau. Elle l’envoya filer au cœur des montagnes muni de deux sacs de jute pour ramasser des fougères arborescentes. Puis il pourrait rentrer chez lui. Quant à elle, elle dépouilla un eucalyptus de ses rameaux.
Le pasteur remonta l’avenue en barattant du pédalier en petit braquet, confirma ses pires craintes en jetant un coup d’œil rapide aux fenêtres, de chagrin et de colère laissa choir sur le gravier son engin tout acier inoxydable et se présenta sans plus tarder.
« Jamais je n’en ai connu qui aient sombré », déclara-t-il avec passion, « et pourtant j’en ai vu un grand nombre. »
« Non », dit la Smeraldina.
« Dispense automatique », s’écria-t-il, « Force d’en haut », faisant claquer son pouce, « comme ça. Rendez-vous au paradis. »
« Oui », dit la Smeraldina.
« À peine arrivé », les mains jointes et les yeux tournés vers le haut (pourquoi le haut ?), « là où le temps n’existe plus, et vous surgissez devant lui aussi sec. »
« Il est en sécurité », dit la Smeraldina. « Je sais cela. »
« Alors réjouissez-vous », s’écria le pasteur.
Il s’en alla (pas avant, cependant, qu’elle ne se fût engagée à se réjouir) en actionnant son pédalier comme la navette d’un tisserand, pour administrer l’eucharistie, dont il transportait toujours une grande quantité dans une sacoche fixée sur la fourche de son vélo, à une riche brebis sur le point de claquer non loin de là. Sept shillings six pence l’intervention.
Capper Quin arriva sur la pointe des pneus dans une automobile qui lui appartenait en propre. Il saisit la veuve à bras le corps, tout simplement impossible de s’en empêcher. C’était une fille pleine de bon sens dans certains domaines, elle n’avait pas honte de se laisser aller dans les bras d’un homme enfin du même gabarit qu’elle. Ils se séparèrent, carotte arrachée d’un bidon de graisse, et l’Ébouriffé se tint humblement devant elle, à ses ordres. Il s’était beaucoup amélioré, le commerce avec le monde temporel l’avait grandement amélioré. Il était maintenant capable de parler très joliment, il n’avait plus à abandonner purement et simplement ses phrases au bout d’un ou deux mots.
Elle se tint là sans intervenir tandis qu’il chargeait l’auto. Les sacs de jute bourrés de capillaires et de fougères arborescentes ; les rameaux d’eucalyptus, fragmentés pour répondre aux besoins, ficelés dans une veste de palefrenier ; un superbe arbrisseau de verveine traité de la même façon ; des mottes de mousse dans un bac ; un sac de petits piquets métalliques. Lorsque tout cela eut été convenablement embarqué et l’auto pointée dans la bonne direction, l’Ébouriffé suivit son guide dans la maison et prit position, les plis inguino-cruraux largement ouverts, les grands pieds tournés en dehors, les paluches bouffies appaumées tels deux gros morceaux ballants de lest sanguin, les mamelles avortées bien en évidence, le regard fixe. Même l’Irlande possède quelques animaux, aujourd’hui considérés comme des variétés, classés jadis au nombre des espèces par certains zoologistes. Il eut le sentiment que son visage s’améliorait à mesure que le chagrin en modelait les traits.
« Me serait-il permis de le voir ? », murmura-t-il comme un prêtre qui demande un livre à la bibliothèque de Trinity College.
Elle se laissa soutenir pour gravir l’escalier, elle ouvrit la marche vers la chambre mortuaire comme si c’était la sienne. Ils divergèrent, le corps se trouvait entre eux sur le lit comme les clefs entre les nations dans les Lances de Velasquez, comme l’eau entre Buda et Pest, et ainsi de suite, trait d’union de réalité.
« Très beau », dit l’Ébouriffé.
« Oui, très, je trouve », dit la Smeraldina.
« Ils le sont tous », dit l’Ébouriffé.
Verse une larme, merde alors, pensa-t-elle, moi j’en suis incapable. Mais il fit mieux que cela, il en refoula un plein baquet. Son visage s’améliorait rapidement.
Ils se rejoignirent de nouveau au pied du lit comme on fait se rencontrer les parallèles pour le plaisir de la discussion, et ils s’installèrent à ce nouveau point d’observation têtes penchées l’une vers l’autre, jusqu’à ce que la Smeraldina, consciente de l’absurdité de l’attitude, se détachât, quittât la pièce et refermât la porte derrière elle sur le mourant et le mort.
L’Ébouriffé eut l’impression que c’était à lui qu’il incombait maintenant de ressentir quelque chose.
« Tu es plus calme que l’humus », dit-il mentalement, « tu donneras aux entrailles de la terre une étrange et fabuleuse leçon de calme. »
C’était ce qu’il pouvait concocter de mieux sur le moment. Mais entrailles n’était sûrement pas le mot qui convenait. Siège de la goutte dont la reine Anne était affectée.
Les mains pieusement posées sur le sternum étaient incongrues, croisé défunt, pardonné pour ses croisades courtoises. L’Ébouriffé avança son bras interminable pour tirer sur les membres marmoréens. Deux noms et deux adjectifs. Pas moyen de les déplacer. Idiot de sa part.
« C’est définitif », songea-t-il.
Belacqua s’était souvent fait une fête à l’idée d’être un jour confronté aux filles, spécialement à Lucy, sanctifié et transfiguré par-delà le voile. Quel espoir ! La mort l’avait déjà guéri de cette naïveté.
Bien qu’il fut désireux de rejoindre la Smeraldina tant que son visage était encore au mieux, tant qu’il n’avait pas encore repris son aspect quotidien de boule de suif et de tourte au steak et rognons, l’Ébouriffé avait encore de quoi faire avant de s’arracher à ce lieu. Car il ne parvenait pas à dissiper l’impression qu’il était en train de laisser échapper une occasion rare de ressentir quelque chose de proprement prodigieux que jamais personne n’avait ressenti auparavant. Mais le temps pressait. La Smeraldina piaffait, les traits de son visage allaient décroissant (ou plutôt, sans doute, croissant). Finalement il prit congé sans s’agenouiller, sans prier, mais la cervelle prosternée en profonde supplique devant ce tout premier événement dont elle faisait l’expérience. C’était au moins ça. Il eût aimé entendre un long Largo, exécuté sur les touches noires de préférence.
Au cimetière la lumière baissait ; venant de la mer, des reflets pierre de lune baignaient les innombrables orteils dressés vers le ciel ; les montagnes derrière les stèles étaient d’Ucello le basané. Le plus délicieux petit giron de terre que vous ayez jamais vu. L’Ébouriffé déplaça le toit de planches posé sur la fosse toute fraîche et se mit à descendre, descendre, descendre les marches étroites que les fossoyeurs avaient pris soin de ne pas retirer. Sa tête se trouva finalement sous le niveau de la terre. Cet homme avait un sacré sang-froid, pas de doute. L’importance du geste échappait à la Smeraldina, elle était simplement accroupie au bord.
Eh bien, en un mot comme en cent, à eux deux, elle le fournissant par en haut, ils capitonnèrent la fosse : le fond avec de la mousse et des capillaires, les parois avec la verdure plus conséquente. Tout en bas l’argile était si dure que l’Ébouriffé dut avoir recours à sa chaussure pour enfoncer les petits piquets métalliques. Quoi qu’il en soit, ils accomplirent un beau boulot, on ne voyait plus une seule miette d’argile lorsqu’ils eurent terminé, tout était luxuriant, verdoyant, exhalant la plus douce des senteurs.
Mais il ferait bientôt nuit noire, un vent frisquet se leva, les petites lumières qui serrent le cœur se firent voir au bas des collines et les reflets pierre de lune ne furent plus que cendres. La Smeraldina frissonna, rien d’étonnant à cela. L’Ébouriffé, jetant un dernier regard à son ouvrage, était béat comme un boa dans un baobab. Belacqua gisait mort sur le lit, le visage empreint d’une dérision éternelle. L’Ébouriffé sortit du trou, ramena les marches après lui, replaça les planches et se frotta les mains en poussant un soupir, tâche terminée, travail accompli avec amour, triste mission.
Soudain le fossoyeur apparut, un bel homme en ruines, aussi saoul que possible, conférant du piquant à la terre bénite. Leur prévenance, sans égale dans sa longue expérience des délaissés, l’émouvait énormément. Pour sa part, on pouvait compter sur lui, il s’userait jusqu’à l’os pour le défunt qu’il avait bien connu non seulement adulte mais lorsqu’il était petit garçon aussi. La Smeraldina eut une vision fugitive de Belacqua petit garçon, s’écorchant les tibias à grimper dans les mélèzes, dilatant ses poumons à la rencontre du vaste monde.
L’Ébouriffé qui se sentait le père, le frère, l’époux, le confesseur, l’ami de la famille (quelle famille ?) et, inévitablement, le petit quelque chose de plus encore, fit l’important avec le fossoyeur titubant. La Smeraldina en rajouta. Atrocement idéalisé, Belacqua réunit la veuve et le mastodonte qui l’escortait ; ils s’éloignèrent alors à grands pas, quatre fières sourdes oreilles, les visages légèrement inclinés vers le ciel étoilé, ne faisant plus qu’un dans cette sordide affaire.
« À la maison, l’Ébouriffé », dit-elle.
L’Ébouriffé pressa le pas, l’enveloppa, la soutint dans sa marche.
« Je ne vois pas la lune », dit-elle.
Tel un diable hors de sa boîte, le satellite fut complaisant et laissa se dérouler jusqu’au rivage son échelle scintillante. Une longue ascension solitaire en perspective pour elle.
Le fossoyeur, piqué au vif, attentif à son lumbago, s’assit sur les planches et éclusa sa bouteille de bière brune. Guinness pour Garder la Ligne, bière abrutissante. Il avait perdu tout intérêt pour la foultitude des petits mystères sordides, il s’en foutait. Il tendit l’oreille vers l’avenir, son avenir, et qu’entendit-il ? Tous les vieux thèmes récurrents, éculés, qui atteignaient lentement le suraigu jusqu’à être inaudibles. Parfait. Que l’essence même de son être reste où elle se trouve, dans l’alcool et les harmoniques de l’alcool acceptées de bon cœur comme l’expression ultime de sa nonchalance. Il se leva et pissa contre un cyprès.
Cette nuit-là l’Ébouriffé se tourna et se retourna dans son lit pour diverses raisons, plongea enfin dans un sommeil agité, se réveilla fort peu reposé pour affronter la nouvelle journée de vent et de pluie, car le temps s’était détérioré aux petites heures du matin.
À midi, devant la Smeraldina qui s’adonnait au lit à ses plus secrètes pensées tout en salivant un peu à l’idée d’un œuf mollet, Mary Ann parut. Monsieur Malacoda. Avide de mettre en bière. La Smeraldina fit remarquer d’une voix amère que si ce type devait mettre en bière eh bien en bière il n’avait qu’à mettre, sûrement aucun motif valable ne justifiait que Mary Ann s’acharnât à l’importuner avec ce que l’on ne pouvait empêcher.
Une mince cloison, une cloison solide mais mince la séparait des ongulés, monsieur Malacoda et assistant, en proie à l’excitation fébrile d’en avoir terminé. Le linceul, avec sa débauche de volutes tuyautées et de dentelles, ne seyait pas au défunt qu’il faisait ressembler à un nourrisson de féerie du Châtelet.
Lorsque l’Ébouriffé arriva, c’était l’heure magique, le crépuscule homérique où les rats subliminaux sortent de leur trou faire leur tournée. Le petit quelque chose en plus dont, il le sentait, il aurait sa part, progressait rapidement aux dépens de ses cohéritiers. Il fut absolument d’accord, le linceul ne seyait pas au défunt, d’une certaine manière cela lui donnait l’air d’être affecté et impuissant, presque comme s’il n’en avait pas encore fini de mourir. Il resta à dîner.
Un point qu’il convient de bien garder à l’esprit c’est que la Smeraldina était d’un naturel si insouciant qu’il ne lui était pas du tout facile d’éprouver des sentiments profonds – ou plutôt, pour mieux dire qui sait ? –, d’être profondément sentimentale. Sa vie avait toujours eu des voies d’eau de toutes parts aussi loin que voulaient bien remonter ses souvenirs. Un époux – et quel époux ! –, c’était finalement de l’étoupe comme tout le reste, une prophylaxie, une crépine métallique de Jalade-Lafont. Belacqua avait décroché, comme sa propre houppe de véronique qu’il portait dans Quelle Calamité. Qui perd cherche. La situation n’était pas tout à fait aussi simple que cela, des facteurs sentimentaux étaient en jeu (ou à l’œuvre) compliquant la situation, mais c’était plus ou moins ça.
Cette nuit-là le temps se remit tellement au beau qu’il fut plus que simplement clément pour la cérémonie. Malacoda et Cie se pointèrent de bon matin avec leur corbillard six cylindres aussi noir que le yacht d’Ulysse. Le démon, absolument incapable de réfréner son impatience à poser couvercle, eut tout juste le temps de conter rapidement fleurette à Mary Ann. La Smeraldina avait sa suffisance de la chambre mortuaire, non pas qu’elle fût sans cœur, tout au contraire, mais la livrée de la mort, sans même parler de son pâle drapeau, c’était trop pour elle. L’Ébouriffé, de plus en plus serviteur sûr de soi, était du même avis. Que le brave type pose couvercle, mais comment donc. Il était là pour ça, il était payé pour ça. Que toute la nichée d’oiseaux de cauchemar grimpe à l’étage, mais faites donc.
À présent son sourire grimaçant s’adressait enfin au couvercle.
« Pas de fleurs », dit l’Ébouriffé.
À Dieu ne plaise !
« Et pas d’amis. »
Comme si la question se posait !
Le pasteur arriva juste à temps. Il avait passé la matinée à exorciser des démons, il suait à grosses gouttes.
L’Ébouriffé sortit allégrement au soleil dans le doux zéphyr, échappant à la maison soudain devenue un mausolée de pacotille, pour aller porter un message de sa douce protégée au chauffeur qui se nommait Scarmiglione, un message très ferme l’exhortant à joindre le maximum de vitesse à la prudence nécessaire. « Plein gaz », dit l’Ébouriffé dans son jargon prétentieux, « compte tenu d’un coefficient de sécurité irréductible. » Scarmiglione opposa à cette requête un air de courtoisie pétrifiée. Pour ces randonnées il déférait au carburateur de son propre esprit, de sa propre conscience, et à nul autre. Il était intraitable en cette matière. L’Ébouriffé s’éloigna timidement du rictus affable.
On embarque. Toutes âmes en berne. Paré à naviguer.
Mary Ann découvrit le jardinier claquemuré dans la cabane à outils, affaissé tout hébété sur un cageot retourné, nouant machinalement un morceau de raphia, nœud après nœud. Il ne négligeait pas son travail : il s’adonnait au chagrin.
« Le seul », dit Mary Ann faisant allusion à leur défunt employeur, « que j’aie jamais rêvé dessus », comme si cela pouvait le moins du monde intéresser le jardinier. Mais quel plus grand éloge eût-elle pu prononcer ? Le jardinier s’était retranché dans un asile sûr, elle ne pouvait accéder jusqu’à lui, elle pouvait seulement montrer la crêpe livide de son visage au carreau cassé de la fenêtre et l’assommer abondamment avec ses opinions et ses impressions. Elle n’espérait pas de réponse, ne s’arrêtait pas pour en attendre, n’en reçut aucune. Il entendait la voix, très loin, mais ne parvenait pas à comprendre ce qu’elle disait. Car, pour l’instant du moins, il n’était plus qu’une motte de mélancolie à laquelle le souci pour sa propre santé prenait une part plus importante qu’il n’eût aimé l’admettre. S’était-il surmené outre mesure dans le travail qu’il accomplissait ici ? Difficile à dire. Il entendit Mary Ann dans le poulailler, sa voix hurlant un hallali forcené : elle égorgeait une volaille pour la table. Il se mit à chercher son cordeau. Un individu non autorisé avait barboté son cordeau, en conséquence de quoi il était maintenant réduit à l’impuissance pour planter ses brocolis. Il se leva et déverrouilla la porte, il se laissa glisser mollement hors de l’obscurité dans la lumière, il choisit un endroit au soleil et s’y installa, il était comme une mouche démesurée fourbissant son chargement de typhus. Peu à peu il reprit courage. Dix contre un à parier que Dieu était en son paradis.
Bien que la fosse fût profonde, la mise en terre fut impeccable, pas d’anicroche ; les paroles peut-être un tant soit peu mal centrées sur le corps de notre humiliation, l’espérance sûre et certaine un tantinet trop engloutie dans l’évidence du départ. Le ton imparti à « la terre retournera à la terre » fut un triomphe de reproches irascibles et méprisants à l’égard de tous les vivants. Comment osent-ils persévérer en pleine détresse ! Fi !
« Eh bien, en gaélique », dit l’Ébouriffé sur le chemin du retour, « ils ne pourraient pas dire ça. »
« Qu’est-ce qu’on ne pourrait pas dire ? », dit le pasteur. Il ne serait pas en paix tant qu’on ne le lui aurait pas fait savoir.
« Ô Mort où est ton aiguillon ? », répondit l’Ébouriffé. « Ils n’ont pas de mots pour ces grandes idées. »
C’était plus que n’en pouvait supporter le pasteur, chanoine de l’Église d’Irlande, qui s’empressa de s’exclamer, sans doute en manière de flèche du Parthe, à l’adresse de la Smeraldina :
« Ma femme serait tellement contente de vous voir. »
« Ô Anthrax », dit l’Ébouriffé, « où est ta pustule ? »
« Elle a connu l’épreuve du feu », dit le pasteur, « elle comprend. Ma pauvre chère belle-mère ! »
« Ô Syphilis Diffuse du Cerveau », dit l’Ébouriffé, « où sont tes rats ? »
Grâce à Dieu, le bon chanoine ne se fâchait pas facilement.
« Et ainsi de suite », dit l’Ébouriffé, « et cætera. Ils ne peuvent pas le dire, c’est clair. Un babil de petits voyous. »
Belacqua mort et enterré, l’Ébouriffé semblait avoir renouvelé son bail de vie. Il parlait bien, avec une louable assurance ; il était plus avenant, moins eunuque crétinoïde et obèse que jamais auparavant ; et il se sentait en meilleure forme, ce qui n’était pas négligeable. Cela s’explique peut-être par le fait que, du vivant de Belacqua, l’Ébouriffé ne pouvait être lui-même ou, si vous préférez, ne pouvait être rien d’autre. Tandis qu’à présent le défunt ou, du moins, les éléments de sa personne qui étaient assimilables pouvaient être mis en jeu, incorporés aux ellipses quotidiennes de Capper Quin sans que celui-ci encourût le risque d’une dénonciation. Déjà Belacqua n’était pas complètement mort, simplement mutilé. La Smeraldina appréciait cela sans en être pleinement consciente.
Quant à elle, c’était presque comme si elle avait subi la transformation exactement inverse. Elle était partiellement morte. Elle avait absolument cessé de vivre dans cette part d’elle-même que Belacqua avait eu tant de mal à isoler, la part publique qu’il avait, dans son propre intérêt, si cruellement forcée à devenir privée, son apparence la moins clandestine1 réduite à une radiographie et exploitée par lui pour pimenter ses plaisirs les plus secrets. Cette part-là avait disparu dans le siphon, fonfon, avec le défunt sadomasochiste. Son identité spirituelle, pour ainsi la nommer, avait été mesurée, mise en bière et sous couvercle par Nick Malacoda. En tant qu’elle avait été objet d’anagogie (g grec, si vous n’y voyez pas d’inconvénient), libre aux vers de s’en repaître.
Le résidu c’était seulement un beau morceau de fille ou de femme solidement bâtie, infirmière du bloc opératoire dans Blême du cou jusqu’aux pieds, débordant de Lebensgeist par toutes les sutures, brûlant de l’envie d’être prise à sa valeur nominale – c’est vraiment là une manière de dire – et, préférablement, de force.
Or il se trouve que ces deux processus – on pourrait peut-être dire qu’ils constituaient une sorte de métabolisme marginal –, indépendants mais d’origine commune, constructif dans le cas de l’homme, destructif et délicieusement excrémentiel dans le cas de la femme, culminèrent simultanément dans l’auto au retour de la sépulture.
L’Ébouriffé arrêta l’auto.
« Descendez », dit-il au pasteur, « vous ne me plaisez pas. »
Le pasteur en appela sans un mot à la Smeraldina. Elle n’avait absolument rien à lui dire. Plus jamais en ce bas monde – elle y était bien décidée – elle ne se mettrait dans des situations de parti pris ; elle acceptait d’être une pomme de discorde à condition toutefois qu’elle fût confortablement à l’abri.
« Présentez votre facture aux ayants cause », dit l’Ébouriffé, « et ouste, hors d’ici. »
Le pasteur fit ce qu’on lui dit. Malheureux comme les pierres. On ne lui avait même pas laissé la chance de tendre l’autre joue comme un merlan frit. Il se creusa la cervelle à la recherche de vertes semonces. Comme l’auto s’éloignait, il bondit avec agilité sur le marchepied, se courba jusqu’à ce qu’il fût à l’abri du pare-brise et, sans se préoccuper de la ponctuation, entonna d’une voix lamentable :
« ... et la mort ne sera plus et il n’y aura plus ni deuil ni douleur car... »
Il en était là lorsque, l’auto se mettant à tanguer de manière périlleuse, il fut contraint de lâcher prise, il en allait de sa vie. Il se retrouva debout au milieu de la route, loin de chez lui et, sans aller jusqu’à en faire une prière, il espéra qu’il leur serait pardonné.
« Non mais est-ce qu’il ne fait pas suer », dit l’Ébouriffé, « avec sa N’velle Hierouslem. »
Il reste peu à dire. Au retour ils trouvèrent la maison en flammes, la demeure où Belacqua avait amené trois épouses, une fournaise ardente. Il s’avéra que durant leur absence les plombs avaient sauté dans la cervelle du jardinier qui avait violé la servante et incendié la bâtisse ensuite. Il ne s’était pas constitué prisonnier et n’avait pas davantage tenté de fuir, il s’était enfermé dans la cabane à outils en attendant qu’on le mît en état d’arrestation.
« Violé Mary Ann », s’exclama la Smeraldina.
« C’est ce qu’elle affirme », dit un haut fonctionnaire de la police. « C’est elle qui a donné l’alarme. »
L’Ébouriffé toisa ce dignitaire de la tête aux pieds.
« Je ne vois pas votre mandat d’amener », dit-il.
« Où se trouve la fille ? », demanda la Smeraldina.
« Elle est rentrée chez sa mère », répondit le haut fonctionnaire.
Elle le mit de nouveau à l’épreuve.
« Où se trouve le jardinier ? »
Mais il avait prévu cette question.
« Il a opposé de la résistance au moment de son arrestation, il a été transporté à l’hôpital. »
« Où sont les héroïques sapeurs-pompiers », dit l’Ébouriffé, se laissant gagner au jeu, « les gars de la vieille brigade, les cosaques de Tara Street ? Pouvons-nous espérer qu’ils arrivent aujourd’hui ? Ils auraient en quelque sorte une action antiphlogistique. »
Cet Ébouriffé était une révélation pour la Smeraldina, il était réellement ébouriffant.
« Ils sont empêchés pour raison majeure », répondit le commissaire.
« Emmenez-moi loin d’ici », dit la Smeraldina d’un ton autoritaire, « la maison est assurée. »
Le commissaire prit mentalement note de cette circonstance suspecte.
Pauvre Smeraldina ! Elle était à présent plus que jamais à la dérive.
« Pourquoi ne pas venir avec moi », dit l’Ébouriffé, « après tout ce qui s’est passé, et être mienne ? »
« Je ne comprends pas », dit la Smeraldina.
L’Ébouriffé expliqua exactement ce qu’il entendait par là. Au cœur des montagnes pourpres la voiture flancha. L’Ébouriffé avait épuisé sa provision d’essence. Mais sans se laisser abattre il continua son explication. Il expliqua, expliqua encore, expliqua la même vieille rengaine encore et toujours. Finalement lui aussi flancha.
« Peut-être qu’après tout », murmura la Smeraldina, « c’est ce que Bel chéri souhaiterait. »
« Quoi ça ? », s’écria l’Ébouriffé effaré.
Elle lui résuma son explication en moins de deux.
« Smerry chérie ! », s’exclama l’Ébouriffé, « c’est cela même ! »
Ils se turent. L’Ébouriffé, le regard perdu droit devant lui à travers le pare-brise teinté – qui, soit dit en passant, avait pour effet de rendre les montagnes assez semblables au tableau de Paul Henry – était porté à estimer qu’il était grand temps qu’ils se remuassent. Mais cela semblait hors de question. La Smeraldina, loin, très loin en compagnie du cadavre et de son propre équivalent spirituel dans l’ossuaire au bord de la mer, cogitait longuement sur la façon dont elle satisferait bientôt aux vœux du premier – de même qu’il avait, cadavre inachevé, satisfait à ceux de Lucy2 – et dont elle effacerait le second de sa mémoire à tout jamais.
« Il faut que nous songions à une épitaphe », dit-elle.
« En effet, une fois, maintenant que j’y pense, il m’en a cité une », dit l’Ébouriffé, « à laquelle il aurait souscrit mais je ne n’arrive pas à me la rappeler. »
Le fossoyeur restait debout figé sur place, plongé dans ses pensées. Entre la compagnie des stèles qui soupiraient et luisaient comme des os, la lune à sa besogne, la mer haletante qui s’agitait en rêvant et les collines fidèles à leur vigile attique à l’arrière-plan, il était bien en peine de déterminer au pied levé si la scène était de celles que l’on nomme romantiques ou bien s’il ne serait pas plus juste de considérer qu’elle était classique. Les deux éléments étaient indiscutablement présents. Peut-être bien que classico-romantique serait l’estimation la plus équitable. Une scène classico-romantique.
Personnellement, il éprouvait un sentiment de quiétude et de désenchantement. Un travailleur classico-romantique donc. Les paroles de la rose à la rose vinrent flotter dans son esprit : « Nul jardinier n’est mort, virgule, de mémoire de rosacée. » Il chanta une petite chanson, il but sa bouteille de bière brune, il essuya furtivement une larme, il se mit à son aise.
Ainsi va le monde.